La Foire sur la place/I/11

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 77-85).
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Première Partie — 11


Théophile Goujart le conduisit aux concerts d’une Société qui se consacrait à l’art national. Là, les gloires nouvelles étaient élaborées et couvées longuement. C’était un grand cénacle, une petite église, à plusieurs chapelles. Chaque chapelle avait son saint, chaque saint avait ses clients, qui médisaient volontiers du saint de la chapelle voisine. Entre tous ces saints, Christophe ne fit pas d’abord grande différence. Comme il était naturel, avec ses habitudes d’un art tout autre, il ne comprenait rien à cette musique nouvelle, et comprenait d’autant moins qu’il croyait la comprendre.

Tout lui semblait baigné dans un demi-jour perpétuel. C’était une grisaille, où les lignes s’estompaient, s’enfonçaient, émergeaient par moments, s’effaçaient de nouveau. Parmi ces lignes, il y avait des dessins raides, rèches et secs, tracés comme à l’équerre, qui se repliaient avec des angles pointus, comme le coude d’une femme maigre. Il y en avait d’onduleux, qui se tortillaient comme des fumées de cigares. Mais tous étaient dans le gris. N’y avait-il donc plus de soleil en France ? Christophe, qui, depuis son arrivée à Paris, n’avait eu que la pluie et le brouillard, était assez porté à le croire ; mais c’est le rôle de l’artiste de créer le soleil, lorsqu’il n’y en a pas. Ceux-ci allumaient bien leur petite lanterne ; seulement, c’était comme celle des vers luisants : elle ne réchauffait rien, et éclairait à peine. Les titres des œuvres changeaient : il était parfois question de printemps, de midi, d’amour, de joie de vivre, de course à travers les champs ; la musique, elle, ne changeait pas ; elle était uniformément douce, pâle, engourdie, anémique, étiolée. — C’était alors la mode en France, parmi les délicats, de parler bas en musique. Et l’on avait bien raison : car dès qu’on parlait haut, c’était pour crier : il n’y avait pas de milieu. On n’avait le choix qu’entre un assoupissement distingué et des déclamations de mélo.

Christophe, secouant la torpeur qui commençait à le gagner, regarda son programme ; et il fut bien surpris de voir que ces petits brouillards, qui passaient dans le ciel gris, avaient la prétention de représenter des sujets fort précis. Car, en dépit des théories, cette musique pure était presque toujours de la musique à programme, ou tout au moins à sujets. Ils avaient beau médire de la littérature : il leur fallait une béquille littéraire sur laquelle s’appuyer. Étranges béquilles, à l’ordinaire ! Christophe remarqua la puérilité bizarre des sujets qu’ils s’astreignaient à peindre. C’étaient des vergers, des potagers, des poulaillers, des ménageries musicales, de vrais Jardins des Plantes. Certains transposaient pour orchestre ou pour piano les tableaux du Louvre, ou les fresques de l’Opéra ; ils mettaient en musique Cuyp, Baudry, et Paul Potter ; des notes explicatives aidaient à reconnaître, ici la pomme de Pâris, là l’auberge hollandaise, ou la croupe d’un cheval blanc. Cela semblait à Christophe des jeux de vieux enfants, qui ne s’intéressaient qu’à des images, et qui, ne sachant pas dessiner, barbouillaient leurs cahiers de tout ce qui leur passait par la tête, inscrivant naïvement au-dessous, en grosses lettres, que c’était le portrait d’une maison ou d’un arbre.

À côté de ces imagiers aveugles, qui voyaient avec leurs oreilles, il y avait aussi des philosophes : ils traitaient en musique des problèmes métaphysiques ; leurs symphonies étaient la lutte de principes abstraits, l’exposé d’un symbole ou d’une religion. C’étaient les mêmes qui, dans leurs opéras, abordaient l’étude des questions juridiques et sociales de leur temps : la Déclaration des Droits de la Femme et du Citoyen, élaborée par les métaphysiciens de la Butte et du Palais-Bourbon. On ne désespérait pas de mettre sur le chantier la question du divorce, la recherche de la paternité, et la séparation de l’Église et de l’État. Il y avait parmi eux des symbolistes laïques et des symbolistes cléricaux. Ils faisaient chanter des chiffonniers philosophes, des grisettes sociologues, des boulangers prophétiques, des pêcheurs apostoliques. Goethe parlait déjà des artistes de son époque, « qui reproduisaient les idées de Kant dans des tableaux allégoriques ». Ceux du temps de Christophe mettaient la sociologie en doubles croches. Zola, Nietzsche, Maeterlinck, Barrès, Jaurès, Mendès, l’Évangile et le Moulin Rouge, alimentaient la citerne, où les auteurs d’opéras et de symphonies venaient puiser leurs pensées. Bon nombre d’entre eux, grisés par l’exemple de Wagner, s’étaient écriés : « Et moi aussi, je suis poète ! » — et ils alignaient avec confiance sous leurs lignes de musique des bouts-rimés, ou non rimés, en style d’école primaire ou de feuilleton décadent.

Tous ces penseurs et ces poètes étaient des partisans de la musique pure. Mais ils aimaient mieux en parler qu’en écrire. — Il leur arrivait pourtant quelquefois d’en écrire. C’était alors de la musique qui ne voulait rien dire. Le malheur, c’est qu’elle y réussissait souvent : elle ne disait rien du tout — du moins à Christophe. — Il faut ajouter qu’il n’en avait pas la clef.

Pour comprendre une musique étrangère, il faut se donner la peine d’en apprendre la langue, et ne pas croire qu’on la sait d’avance. Christophe le croyait, comme tout bon Allemand. On pouvait l’excuser. Beaucoup de Français eux-mêmes ne la comprenaient pas mieux que lui. Comme ces Allemands du temps du roi Louis XIV, qui s’évertuaient à parler français et qui avaient fini par oublier leur langue, les musiciens français du xixe siècle avaient si longtemps désappris la leur que leur musique était devenue un patois étranger. Ce n’était que depuis peu qu’un mouvement avait commencé pour parler français en France. Ils n’y réussissaient pas tous : l’habitude était bien forte ; et à part quelques-uns, leur français était belge, ou gardait un fumet germanique. Il était donc naturel qu’un Allemand pût s’y tromper et déclarât, avec son assurance ordinaire, que c’était là du bien mauvais allemand et qui ne signifiait rien, puisque lui, n’y comprenait rien.

Christophe ne s’en faisait pas faute. Les symphonies françaises lui semblaient une dialectique abstraite, où les thèmes musicaux s’opposaient ou se superposaient les uns aux autres, à la façon d’opérations arithmétiques : pour exprimer leurs combinaisons, on aurait pu aussi bien les remplacer par des chiffres, ou par des lettres de l’alphabet. L’un bâtissait une œuvre sur l’épanouissement progressif d’une formule sonore, qui, n’apparaissant complète que dans la dernière page de la dernière partie, restait à l’état de larve pendant les neuf dixièmes de l’œuvre. L’autre échafaudait des variations sur un thème, qui ne se montrait qu’à la fin, descendant peu à peu du compliqué au simple. C’étaient des joujoux très savants. Il fallait être à la fois très vieux et très enfant pour pouvoir s’en amuser. Cela avait coûté aux inventeurs des efforts inouïs. Ils mettaient des années à écrire une fantaisie. Ils se faisaient des cheveux blancs à chercher de nouvelles combinaisons d’accords, — afin d’exprimer… ? Peu importe ! Des expressions nouvelles. Comme l’organe crée le besoin, dit-on, l’expression finit toujours par créer la pensée : l’essentiel est qu’elle soit nouvelle. Du nouveau, à tout prix ! Ils avaient la frayeur maladive du « déjà dit ». Les meilleurs en étaient paralysés. On sentait qu’ils étaient toujours occupés à se surveiller peureusement, à effacer ce qu’ils avaient écrit, à se demander : « Ah ! mon Dieu ! où est-ce que j’ai déjà lu cela ? » … Il y a des musiciens, — surtout en Allemagne, — qui passent leur temps à coller bout à bout les phrases des autres. Ceux de France contrôlaient, pour chacune de leurs phrases, si elle ne se trouvait pas dans leurs listes de mélodies déjà employées par d’autres, et à gratter, gratter, changer la forme de son nez, jusqu’à ce qu’il ne ressemblât plus à aucun nez connu, ni même à aucun nez du tout.

Avec tout cela, ils ne trompaient pas Christophe : ils avaient beau s’affubler d’un langage compliqué, et mimer des emportements surhumains, des convulsions d’orchestre, ou cultiver des harmonies inorganiques, des monotonies obsédantes, des déclamations à la Sarah-Bernhardt, qui partaient toujours à côté du ton, et continuaient, pendant des heures, à marcher, comme des mulets, à demi assoupis, sur le bord de la pente glissante, — Christophe retrouvait, sous le masque, de petites âmes froides et fades, outrageusement parfumées, à la façon de Gounod et de Massenet, mais avec moins de naturel. Et il se redisait le mot injuste de Gluck, à propos des Français :

— Laissez-les faire : ils retourneront toujours à leurs ponts-neufs.

Seulement, ils s’appliquaient à les rendre très savants. Ils prenaient des chansons populaires pour thèmes de symphonies doctorales, comme des thèses de Sorbonne. C’était le grand jeu du jour. Toutes les chansons populaires et de tous les pays y passaient à tour de rôle. — Et ils faisaient avec cela des Neuvième Symphonie et des Quatuor de Franck, mais beaucoup plus difficiles. Tel pensait une petite phrase bien claire. Vite, il se hâtait d’en introduire une seconde au milieu, qui ne signifiait rien, mais qui râpait cruellement contre la première. — Et l’on sentait que tous ces gens étaient si calmes, si parfaitement équilibrés !…

Pour conduire ces œuvres, un jeune chef d’orchestre, correct et hagard, se démenait, foudroyait, faisait des gestes à la Michel-Ange, comme s’il s’agissait de soulever des armées de Beethoven ou de Wagner. Le public, composé de mondains, qui mouraient d’ennui, mais qui pour rien au monde n’eussent renoncé à l’honneur de paver chèrement un ennui glorieux, et de petits apprentis, heureux de se prouver leur science d’école, en démêlant au passage les ficelles du métier, dépensaient un enthousiasme frénétique, comme les gestes du chef d’orchestre, et les clameurs de la musique…

— Tu parles !… disait Christophe.

(Car il était devenu un Parisien accompli.)


Mais il est plus facile de pénétrer l’argot de Paris, que sa musique. Christophe jugeait, avec la passion qu’il mettait à tout, et l’incapacité native des Allemands à comprendre l’art français. Du moins, il était de bonne foi et ne demandait qu’à reconnaître ses erreurs, si on lui prouvait qu’il s’était trompé. Aussi, ne se regardait-il point comme lié par son jugement, et laissait-il la porte grande ouverte à toutes les impressions nouvelles, qui pourraient le changer.

Dès à présent, il ne laissait pas de reconnaître dans cette musique beaucoup de talent, un matériel intéressant, de curieuses trouvailles de rythmes et d’harmonies, un assortiment d’étoffes fines, moelleuses et brillantes, un papillotage de couleurs, une dépense continuelle d’invention et d’esprit. Christophe s’en amusait, et il en faisait son profit. Tous ces petits maîtres avaient infiniment plus de liberté d’esprit que les musiciens d’Allemagne ; ils quittaient bravement la grande route, et se lançaient à travers bois. Ils cherchaient à se perdre. Mais c’étaient de si sages petits enfants qu’ils n’y parvenaient point. Les uns, au bout de vingt pas, retombaient sur le grand chemin. Les autres se lassaient tout de suite, s’arrêtaient n’importe où. Il y en avait qui étaient presque arrivés à des sentiers nouveaux ; mais, au lieu de poursuivre, ils s’asseyaient à la lisière, et musaient sous un arbre. Ce qui leur manquait le plus, c’était la volonté, la force ; ils avaient tous les dons, — moins un : la vie puissante. Surtout, il semblait que cette quantité d’efforts fussent utilisés d’une façon confuse, et se perdissent en route. Il était rare que ces artistes sussent nettement prendre conscience de leur nature, et coordonner leurs forces avec constance en vue d’un but donné. C’était l’effet ordinaire de l’anarchie française, qui dépense des ressources énormes de talent et de bonne volonté à s’annihiler par ses incertitudes et ses contradictions. Il était presque sans exemple qu’un de leurs grands musiciens, un Berlioz, un Saint-Saëns, — pour ne pas nommer les plus récents, — ne se fût pas embourbé en soi-même, acharné à se détruire, renié, faute d’énergie, faute de foi, faute surtout de boussole intérieure.

Christophe, avec le dédain insolent des Allemands d’aujourd’hui, pensait :

— Les Français ne savent que se gaspiller en inventions dont ils ne font rien. Il leur faut toujours un maître d’une autre race, un Gluck ou un Napoléon, qui vienne tirer parti de leurs Révolutions.

Et il souriait à l’idée d’un Dix-huit Brumaire.