La Foire sur la place/I/19

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 125-129).
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Première Partie — 19


Il y avait pourtant un grand art classique, qui se maintenait au milieu de ces industries modernes, comme les ruines des nobles temples antiques parmi les constructions prétentieuses de la Rome d’aujourd’hui. Mais, en dehors de Molière, Christophe n’était pas encore en état de l’apprécier. Il lui manquait le sens intime de la langue, donc, du génie de la race. Rien ne lui échappait autant que la tragédie du xviie siècle, — une des provinces de l’art français les moins accessibles aux étrangers, justement parce qu’elle est située au cœur même de la France. Il la trouvait d’un ennui écrasant, froide, sèche, écœurante de minauderies et de pédantisme. Une action indigente ou forcée, des personnages abstraits comme des arguments de rhétorique, ou insipides comme une conversation de femmes du monde. Une caricature des sujets et des héros antiques. Un étalage de raison, de raisons, d’arguties, de psychologie, d’archéologie démodée. Des discours, des discours, des discours : l’éternel bavardage français. Que ce fût beau ou non, Christophe se refusait ironiquement à en décider : il ne s’intéressait à rien, là-dedans ; quelles que fussent les thèses soutenues tour à tour par les orateurs de Cinna, il lui était parfaitement indifférent que l’une ou l’autre de ces machines à discours l’emportât, à la fin.

Il constatait d’ailleurs que le public français n’était pas de son avis, et qu’il applaudissait ces pièces qui l’ennuyaient. Cela ne contribuait pas à dissiper le malentendu : il voyait ce théâtre au travers du public ; et il reconnaissait dans les Français modernes certains traits, déformés, des classiques. Tel un regard trop lucide qui retrouverait dans le visage flétri d’une vieille coquette les traits fins et purs de sa fille : — (le spectacle est peu propre à faire naître l’illusion amoureuse). — Comme des gens d’une même famille, qui sont habitués à se voir, les Français ne s’apercevaient pas de la ressemblance. Mais Christophe en était frappé, et il l’exagérait : il ne voyait plus qu’elle. L’art qui l’entourait lui semblait offrir des caricatures vieillottes des grands ancêtres ; et les grands ancêtres, à leur tour, lui apparaissaient en caricatures. Il ne distinguait plus Corneille de sa lignée de rhéteurs poétiques, enragés à placer partout des cas de conscience sublimes et absurdes. Et Racine se confondait avec sa suite de petits psychologues parisiens, penchés prétentieusement sur leurs cœurs.

Tous ces gens ne sortaient pas de leurs classiques. Les critiques continuaient indéfiniment à discuter sur Tartuffe et sur Phèdre. Ils ne se lassaient pas d’entendre les mêmes pièces. Ils se délectaient des mêmes mots, et, vieillards, riaient des mêmes plaisanteries qui avaient fait leurs délices, quand ils étaient enfants. Il en serait ainsi jusqu’à la fin de la race. Aucun pays, au monde, ne conservait aussi enraciné le culte de ses arrière-grands-pères. Le reste de l’univers ne les intéressait point. Combien d’esprits, parmi les plus intelligents, n’avaient rien lu, et ne voulaient rien lire, en dehors de ce qui avait été écrit en France, sous le Grand Roi ! Leurs théâtres ne jouaient ni Goethe, ni Schiller, ni Kleist, ni Grillparzer, ni Hebbel, ni aucun des grands hommes d’aucune des autres nations, à part la Grèce antique, dont ils se disaient les héritiers, — (comme tous les peuples d’Europe). De loin en loin, ils éprouvaient le besoin d’enrôler Shakespeare à leur suite. C’était la pierre de touche. Il y avait parmi eux deux écoles d’interprètes : les uns jouaient le Roi Lear avec un réalisme bourgeois, comme une comédie d’Émile Augier ; les autres faisaient d’Hamlet un opéra, avec des airs de bravoure et des vocalises à la Victor Hugo. Il ne leur venait point à l’idée que la réalité pût être poétique, ni la poésie une langue spontanée pour des cœurs débordants de vie. Shakespeare paraissait faux. On en revenait vite à Rostand.

Cependant, depuis vingt ans, on avait fait un effort considérable pour renouveler le théâtre ; le cercle étroit de sujets de la littérature parisienne s’était élargi ; elle touchait à tout, avec une apparence d’audace. Même, deux ou trois fois, la mêlée du dehors, la vie publique avait crevé, d’une vigoureuse poussée, le rideau des conventions. Mais ils se dépêchaient de recoudre les déchirures. C’étaient des pères douillets, qui avaient peur de voir les choses comme elles sont. Un esprit de société, une tradition classique, une routine de l’esprit et de la forme, un manque de sérieux profond, les empêchaient d’aller jusqu’au bout de leurs audaces. Les problèmes les plus poignants devenaient des jeux ingénieux ; et tout se ramenait toujours à des questions de femmes, — de petites femmes. Ô la triste figure que faisaient sur leurs tréteaux les fantômes des grands hommes : l’Anarchie héroïque d’Ibsen, l’Évangile de Tolstoy, le Surhomme de Nietzsche !…

Les écrivains de Paris se donnaient bien du mal pour avoir l’air de penser des choses nouvelles. Au fond, ils étaient tous conservateurs. Il n’était pas de littérature d’Europe, où régnât plus généralement, et plus inconsciemment, le passé, le vieux, « l’éternel hier » : dans les grandes Revues, dans les grands journaux, dans les théâtres subventionnés, dans les Académies. Paris était en littérature ce que Londres était en politique : le frein modérateur de l’esprit européen. L’Académie française était une Chambre des Lords. Un certain nombre d’institutions de l’Ancien Régime persistaient à imposer leur esprit d’autrefois à la société nouvelle. Les éléments révolutionnaires étaient rejetés ou assimilés promptement. Ils ne demandaient qu’à l’être. En vain, le gouvernement affectait en politique des allures socialistes. En art, il se mettait à la remorque des Académies et des Écoles Académiques. Contre les Académies, on ne luttait qu’à coups de cénacles ; et on luttait fort mal. Car dès qu’un du cénacle le pouvait, il enjambait dans une Académie et devenait plus académique que les autres. Au reste, que l’écrivain fût à l’avant-garde, ou dans les fourgons de l’armée, il était presque toujours prisonnier de son groupe et des idées de son groupe. Les uns se calfeutraient dans leur Credo académique, les autres dans leur Credo révolutionnaire ; et, au bout du compte, c’était toujours la même chose.