La Foire sur la place/I/3

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 18-26).
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Première Partie — 3


Il marchait à grands pas dans la rue. Il était ivre de colère. La pluie le dégrisa. Où allait-il ? Il ne savait. Il ne connaissait personne. Il s’arrêta, pour réfléchir, devant une librairie, et il regardait, sans voir, les livres à l’étalage. Sur une couverture, un nom d’éditeur le frappa. Il se demanda pourquoi. Il se rappela, après un instant, que c’était le nom de la maison où était employé Sylvain Kohn. Il prit note de l’adresse… Que lui importait ? Il n’irait certainement pas… Pourquoi n’irait-il pas ?… Si ce gueux de Diener, qui avait été son ami, le recevait ainsi, qu’avait-il à attendre d’un drôle, qu’il avait traité sans ménagement, et qui devait le haïr ? D’inutiles humiliations ? Son sang se révoltait. — Mais un fond de pessimisme natif, qui lui venait peut-être de son éducation chrétienne, le poussait à éprouver jusqu’au bout la vilenie des gens.

— Je n’ai pas le droit de faire des façons. Il faut avoir tout tenté, avant de crever.

Une voix ajoutait en lui :

— Et je ne crèverai pas.

Il s’assura de nouveau de l’adresse, et il alla chez Kohn. Il était décidé à lui casser la figure, à la première impertinence.

La maison d’édition se trouvait dans le quartier de la Madeleine. Christophe monta à un salon du premier étage, et demanda Sylvain Kohn. Un employé à livrée lui répondit « qu’il ne connaissait pas ». Christophe, étonné, crut qu’il prononçait mal, et il répéta sa question ; mais l’employé, après avoir écouté attentivement, affirma qu’il n’y avait personne de ce nom dans la maison. Tout décontenancé, Christophe s’excusait, et il allait sortir, quand au fond d’un corridor une porte s’ouvrit ; et il vit Kohn lui-même, qui reconduisait une dame. Sous le coup de l’affront qu’il venait de subir de Diener, il était disposé à croire en ce moment que tout le monde se moquait de lui. Sa première pensée fut donc que Kohn l’avait vu venir, et qu’il avait donné l’ordre au garçon de dire qu’il n’était pas là. Une telle impudence le suffoqua. Il partait, indigné, lorsqu’il s’entendit appeler. Kohn, de ses yeux perçants, l’avait reconnu de loin ; et il courait à lui, le sourire aux lèvres, les mains tendues, avec toutes les marques d’une joie exagérée.

Sylvain Kohn était petit, trapu, la face entièrement rasée, à l’américaine, le teint trop rouge, les cheveux trop noirs, une figure large et massive, aux traits gras, les yeux petits, plissés, fureteurs, la bouche un peu de travers, un sourire lourd et malin. Il était mis avec une élégance, qui cherchait à dissimuler les défectuosités de sa taille, ses épaules hautes et la largeur de ses hanches. C’était là l’unique chose qui chagrinât son amour-propre ; il eût accepté de bon cœur quelques coups de pied au derrière pour avoir deux ou trois pouces de plus et la taille mieux prise. Pour le reste, il était fort satisfait de lui-même ; il se croyait irrésistible. Le plus fort est qu’il l’était. Ce petit juif allemand, ce lourdaud, s’était fait le chroniqueur et l’arbitre des élégances parisiennes. Il écrivait de fades courriers mondains, d’un raffinement compliqué. Il était le champion du beau style français, de l’élégance française, de la galanterie française, de l’esprit français, — Régence, talon rouge, Lauzun. On se moquait de lui ; mais cela ne l’empêchait point de réussir. Ceux qui disent que le ridicule tue à Paris ne connaissent point Paris : bien loin d’en mourir, il y a des gens qui en vivent ; à Paris, le ridicule mène à tout, même à la gloire, même aux bonnes fortunes. Sylvain Kohn n’en était plus à compter les déclarations que lui valaient, chaque jour, ses marivaudages francfortois.

Il parlait, avec un accent lourd et une voix de tête.

— Ah ! voilà une surprise ! criait-il gaiement, en secouant la main de Christophe dans ses mains boudinées, aux doigts courts, qui semblaient tassés dans une peau trop étroite. Il ne pouvait se décider à lâcher Christophe. On eût dit qu’il retrouvait son meilleur ami. Christophe, interloqué, se demandait si Kohn se moquait de lui. Mais Kohn ne se moquait pas. Ou bien, s’il se moquait, ce n’était pas plus qu’à l’ordinaire. Kohn n’avait pas de rancune : il était trop intelligent pour cela. Il y avait beau temps qu’il avait oublié les mauvais traitements de Christophe ; et, s’il s’en était souvenu, il ne s’en fût guère soucié. Il était ravi de cette occasion de se faire voir à un ancien camarade dans l’importance de ses fonctions nouvelles et l’élégance de ses manières parisiennes. Il ne mentait pas, en disant sa surprise : la dernière chose du monde, à laquelle il se fût attendu, était bien une visite de Christophe ; et s’il était trop avisé pour ne pas savoir d’avance qu’elle avait un but intéressé, il était des mieux disposés à l’accueillir, par ce seul fait qu’elle était un hommage rendu à son pouvoir.

— Et vous venez du pays ? Comment va la maman ? demandait-il, avec une familiarité, qui, à d’autres instants, eût choqué Christophe, mais qui lui faisait du bien, maintenant, dans cette ville étrangère.

— Mais comment se fait-il, demanda Christophe, encore un peu soupçonneux, qu’on m’ait répondu tout à l’heure que Monsieur Kohn n’était pas là ?

— Monsieur Kohn n’est pas là, dit Sylvain Kohn, en riant. Je ne me nomme plus Kohn. Je m’appelle Hamilton.

Il s’interrompit.

— Pardon, fit-il.

Il alla serrer la main à une dame qui passait, et grimaça quelques sourires. Puis il revint. Il expliqua que c’était une femme de lettres, célèbre par des romans d’une volupté brûlante. La moderne Sapho avait une décoration violette à son corsage, des formes plantureuses, et des cheveux blond ardent sur une figure réjouie et plâtrée ; elle disait des choses prétentieuses, d’une voix mâle, qui avait un accent franc-comtois.

Kohn se remit à questionner Christophe. Il s’informait de tous les gens du pays, demandait ce qu’était devenu celui-ci, celui-là, mettant une coquetterie à montrer qu’il se souvenait de tous. Christophe avait oublié son antipathie ; il répondait, avec une cordialité reconnaissante, donnant une foule de détails, qui étaient absolument indifférents à Kohn, et qu’il interrompit de nouveau.

— Pardon, fit-il encore.

Et il alla saluer une autre visiteuse.

— Ah ! ça, demanda Christophe, il n’y a donc que des femmes qui écrivent en France ?

Kohn se mit à rire, et dit avec fatuité :

— La France est femme, mon cher. Si vous voulez arriver, faites-en votre profit.

Christophe n’écouta point l’explication, et continua les siennes. Kohn, pour y mettre fin, demanda :

— Mais comment diable êtes-vous ici ?

— Voilà ! pensa Christophe. Il ne savait rien. C’est pourquoi il était si aimable. Tout va changer, quand il saura.

Il mit un point d’honneur à conter tout ce qui pouvait le compromettre le plus : la rixe avec les soldats, les poursuites contre lui, sa fuite du pays.

Kohn se tordit de rire :

— Bravo ! criait-il, bravo ! Ah ! la bonne histoire !

Il lui serra la main chaleureusement. Il était enchanté de tout pied de nez fait à l’autorité ; et celui-ci l’amusait d’autant plus qu’il connaissait les héros de l’histoire : tout le côté comique lui en apparaissait.

— Écoutez, continua-t-il. Il est midi passé. Faites-moi le plaisir… Déjeunez avec moi.

Christophe accepta avec reconnaissance. Il pensait :

— C’est un brave homme, décidément. Je me suis trompé.

Ils sortirent ensemble. Chemin faisant, Christophe hasarda sa requête :

— Vous voyez maintenant quelle est ma situation. Je suis venu ici chercher du travail, des leçons de musique, en attendant que je me sois fait connaître. Pourriez-vous me recommander ?

— Comment donc ! fit Kohn. À qui vous voudrez. Je connais tout le monde ici. Tout à votre service.

Il était heureux de faire montre de son crédit.

Christophe se confondait en remerciements. Il se sentait le cœur déchargé d’un grand poids.

À table, il dévora, de l’appétit d’un homme qui ne s’était pas repu depuis deux jours. Il s’était noué sa serviette autour du cou, et mangeait avec son couteau. Kohn-Hamilton était horriblement choqué par sa voracité et ses manières paysannes. Il ne fut pas moins blessé du peu d’attention que son convive prêtait à ses vantardises. Il voulait l’éblouir par le récit de ses belles relations et de ses bonnes fortunes ; mais c’était peine perdue : Christophe n’écoutait pas, il interrompait sans façons. Sa langue se déliait ; il devenait familier. Il avait le cœur gonflé de gratitude, et il assommait Kohn, en lui confiant naïvement ses projets d’avenir. Surtout, il l’exaspérait par une insistance à lui prendre la main pardessus la table et à la presser avec effusion. Et il mit le comble à son irritation, en voulant à la fin trinquer, à la mode allemande, et boire, avec des paroles sentimentales, à ceux qui étaient là-bas et au Vater Rhein. Kohn vit, avec épouvante, le moment où il allait chanter. Les voisins de table les regardaient ironiquement. Kohn prétexta des occupations urgentes, et se leva. Christophe s’accrochait à lui ; il voulait savoir quand il pourrait avoir une recommandation, se présenter chez quelqu’un, commencer ses leçons.

— Je vais m’en occuper. Aujourd’hui. Ce soir même, promettait Kohn. J’en parlerai tout à l’heure. Vous pouvez être tranquille.

Christophe insistait.

— Quand saurai-je ?

— Demain… Demain… ou après-demain.

— Très bien. Je reviendrai demain.

— Non, non, se hâta de dire Kohn, Je vous le ferai savoir. Ne vous dérangez pas.

— Oh ! cela ne me dérange pas. Au contraire ! N’est-ce pas ? Je n’ai rien d’autre à faire à Paris, en attendant.

— Diable ! pensa Kohn… Non, reprit-il tout haut, j’aime mieux vous écrire. Vous ne me trouveriez pas, ces jours-ci. Donnez-moi voire adresse.

Christophe la lui dicta.

— Parfait. Je vous écrirai demain.

— Demain ?

— Demain. Vous pouvez y compter.

Il se dégagea des poignées de main de Christophe, et il se sauva.

— Ouf ! pensait-il. Voilà un raseur !

Il avertit, en rentrant, le garçon de bureau qu’il ne serait pas là, quand « l’Allemand » viendrait le voir. — Dix minutes après, il l’avait oublié.

Christophe revint à son taudis. Il était tout attendri.

— Le bon garçon ! Le bon garçon ! pensait-il. Comme j’ai été injuste envers lui. Et il ne m’en veut pas !

Ce remords lui pesait ; il fut sur le point d’écrire à Kohn combien il était peiné de l’avoir mal jugé autrefois, et qu’il lui demandait pardon du tort qu’il lui avait fait. Il avait les larmes aux yeux, en y pensant. Mais il lui était moins aisé d’écrire une lettre qu’une partition ; et après avoir pesté dix fois contre l’encre et la plume de l’hôtel, qui en effet étaient ignobles, après avoir barbouillé, raturé, déchiré quatre ou cinq feuilles de papier, il s’impatienta et envoya tout promener.

Le reste de la journée fut long à passer ; mais Christophe était si fatigué par sa mauvaise nuit et par les courses du matin qu’il finit par s’assoupir sur sa chaise. Il ne sortit de sa torpeur, vers le soir, que pour se coucher ; et il dormit douze heures de suite, sans s’arrêter.