La Foire sur la place/II/2

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 144-153).
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Deuxième Partie — 2


Christophe observait curieusement les Parisiennes, dans les salons où la présentation de Sylvain Kohn et son talent de virtuose l’avaient fait accueillir. Comme la plupart des étrangers, il généralisait à toutes les Françaises ses remarques sans indulgence d’après deux ou trois types qu’il avait rencontrés : de jeunes femmes, pas très grandes, sans beaucoup de fraîcheur, la taille souple, les cheveux teints, un grand chapeau sur leur aimable tête, un peu grosse pour le corps ; les traits nets, la chair un peu soufflée ; un petit nez assez bien fait, souvent vulgaire, sans caractère, toujours ; des yeux toujours en éveil, sans aucune vie profonde, qui tâchaient de se faire le plus brillants et le plus grands possible ; la bouche bien dessinée, bien maîtresse d’elle-même ; le menton gras ; tout le bas de la figure dénotant le caractère matériel de ces élégantes personnes, qui, si occupées qu’elles fussent d’intrigues amoureuses, ne perdaient jamais de vue le souci du monde, et de leur ménage. Jolies, mais point de race. Chez presque toutes ces mondaines, on sentait la bourgeoise pervertie, ou qui aurait voulu l’être, avec les traditions de sa classe : prudence, économie, froideur, sens pratique, égoïsme. Une vie pauvre. Un désir du plaisir, qui procédait beaucoup plus d’une curiosité cérébrale que d’un besoin des sens. Une volonté de qualité médiocre, mais décidée. Elles étaient supérieurement habillées, et avaient de menus gestes automatiques. Tapotant leurs cheveux et leurs peignes, du revers ou du creux de leurs mains, par petits coups délicats. Et toujours assises de façon à pouvoir se mirer — et surveiller les autres — dans une glace, voisine ou lointaine, sans compter, au dîner ou au thé, les cuillers, les couteaux, les cafetières d’argent, polis et reluisants, où elles ne manquaient point d’attraper au passage le reflet de leur visage, qui les intéressait plus que qui que ce fût et que quoi que ce fût. Elles observaient à table une hygiène sévère : buvant de l’eau, et se privant de tous les mets, qui eussent pu porter atteinte à leur idéal de blancheur enfarinée.

La proportion des Juives était assez forte dans les milieux que fréquentait Christophe ; et il était toujours attiré par elles, bien que, depuis sa rencontre avec Judith Mannheim, il ne se fît guère d’illusions sur leur compte. Sylvain Kohn l’avait introduit dans quelques salons israélites, où il avait été reçu avec l’intelligence habituelle de cette race, qui aime l’intelligence. Christophe se rencontrait là à dîner avec des financiers, des ingénieurs, des brasseurs de journaux, des courtiers internationaux, des espèces de négriers algériens, — les hommes d’affaires de la République. Ils étaient lucides et énergiques, indifférents aux autres, souriants, expansifs, et fermés. Christophe avait parfois le sentiment qu’il y avait des crimes sous ces fronts durs, dans le passé et dans l’avenir de ces hommes assemblés autour de la table somptueuse, chargée de chairs, de fleurs et de vins. Presque tous étaient laids. Mais le troupeau des femmes, dans l’ensemble et de loin, était assez brillant. Il ne fallait pas les regarder de trop près ; la plupart avaient un manque de finesse dans la couleur. Mais de l’éclat, une apparence de vie matérielle assez forte, de belles épaules qui s’épanouissaient orgueilleusement sous les regards, et un génie pour faire de leur beauté, et même de leur laideur, un piège à prendre l’homme. Un artiste eût retrouvé en certaines d’entre elles l’ancien type romain, les femmes du temps de Néron à celui de Hadrien. On voyait aussi des figures à la Palma, d’expression charnelle, au lourd menton, fortement attaché dans le cou, non sans beauté bestiale. D’autres avaient les cheveux abondants et frisés, des yeux brûlants, hardis : on les devinait fines, incisives, prêtes à tout, plus viriles que les autres femmes, et cependant plus femmes. Au milieu du troupeau, se détachait çà et là un profil plus spiritualisé. Ses traits purs, par delà Rome, remontaient jusqu’à l’Orient, au pays de Laban : on y sentait une poésie de silence, de Désert. Mais quand Christophe s’approchait et écoutait les propos qu’échangeait Rébecca avec Faustine la Romaine, ou Sainte Barbe la Vénitienne, il trouvait une juive parisienne, comme les autres, plus Parisienne qu’une Parisienne, plus factice et plus frelatée, qui disait des méchancetés tranquilles, en déshabillant l’âme et le corps des gens avec ses yeux de Madone.

Christophe errait, de groupe en groupe, sans pouvoir se mêler à aucun. Les hommes parlaient de chasse avec férocité, d’amour avec brutalité, d’argent seulement avec une sûre justesse, froide et goguenarde. On prenait des notes d’affaires au fumoir. Christophe entendait dire d’un bellâtre, qui se promenait entre les fauteuils des dames, une rosette à la boutonnière, grasseyant de lourdes gracieusetés :

— Comment ! Il est donc en liberté ?

Dans un coin du salon, deux dames s’entretenaient des amours d’une jeune actrice et d’une femme du monde. Parfois, il y avait concert. On demandait à Christophe de jouer. Des poétesses, essoufflées, ruisselantes de sueur, proféraient sur un ton apocalyptique des vers de Sully-Prudhomme et de Auguste Dorchain. Un illustre cabotin venait solennellement déclamer une Ballade mystique, avec accompagnement d’orgue céleste. Musique et vers étaient si bêtes que Christophe en était malade. Mais les Romaines étaient charmées, et riaient de bon cœur, en montrant leurs dents magnifiques. On jouait aussi de l’Ibsen. Épilogue de la lutte d’un grand homme contre les Soutiens de la Société, aboutissant à les divertir !

Ensuite, ils se croyaient tous tenus, naturellement, à deviser sur l’art. C’était une chose écœurante. Les femmes surtout se mettaient à parler d’Ibsen, de Wagner, de Tolstoy, par flirt, par politesse, par ennui, par sottise. Une fois que la conversation était sur ce terrain, plus moyen de l’arrêter. Le mal était contagieux. Il fallait écouter les pensées des banquiers, des courtiers et des négriers sur l’art. Christophe avait beau éviter de répondre, détourner l’entretien : on s’acharnait à lui parler musique, haute poésie. Comme disait Berlioz, « ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid ; on dirait qu’ils parlent vin, femmes, ou autres cochonneries ». Un médecin aliéniste reconnaissait dans l’héroïne d’Ibsen une de ses clientes, mais beaucoup plus bête. Un ingénieur assurait, de bonne foi, que, dans Maison de Poupée, le personnage sympathique était le mari. L’illustre cabotin, — un comique fameux, — ânonnait en vibrant de profondes pensées sur Nietzsche et sur Carlyle ; il contait à Christophe qu’il ne pouvait pas voir un tableau de Velasquez, — (c’était le dieu du jour) — « sans que de grosses larmes lui coulassent sur les joues ». Toutefois, il confiait — à Christophe, toujours, — que, si haut qu’il plaçât l’art, il plaçait encore plus haut l’art dans la vie, l’action, et que s’il avait eu le choix du rôle à jouer, il eût choisi celui de Bismarck. Parfois, il se trouvait là un de ces hommes dits d’esprit. La conversation n’en était pas sensiblement relevée. Christophe faisait le compte de ce qu’ils passaient pour dire, et de ce qu’ils disaient en effet. Le plus souvent, ils ne disaient rien ; ils s’en tenaient à des brusqueries affectées, ou à des sourires énigmatiques ; ils vivaient sur leur réputation, et ne se donnaient aucune peine. À part quelques discoureurs, en général, du Midi. Ceux-là parlaient de tout. Nul sentiment des valeurs ; tout était sur le même plan. Tel était un Shakespeare. Tel était un Molière. Tel un Pascal, ou bien un Jésus-Christ. Ils comparaient Ibsen à Dumas fils, ou Tolstoy à George Sand ; et naturellement, c’était pour montrer que la France avait tout inventé. D’ordinaire, ils ne savaient aucune langue étrangère. Mais cela ne les gênait pas. Il importait si peu à leur public, qu’ils disent la vérité ! Ce qui importait, c’était qu’ils disent des choses amusantes, et autant que possible flatteuses pour l’amour-propre national. Les étrangers avaient bon dos, — à part l’idole du jour : car il en fallait toujours une pour la mode : que ce fût Grieg, ou Wagner, ou Nietzsche, ou Gorki, ou d’Annunzio. Cela ne durait pas longtemps, et l’idole était sûre de passer, un matin, à la boîte aux ordures.

Pour le moment, l’idole était Beethoven. Beethoven — qui l’eût dit ? — était un homme à la mode. Du moins, parmi les gens du monde et les littérateurs : car les musiciens s’étaient sur-le-champ détachés de lui, suivant le système de bascule, qui est une des lois du goût artistique en France. Pour savoir ce qu’il pense, un Français a besoin de savoir ce que pense son voisin, afin de penser de même, ou de penser le contraire. C’est ainsi que, voyant Beethoven devenir populaire, les plus distingués d’entre les musiciens avaient commencé de ne le plus trouver assez distingué pour eux ; ils prétendaient devancer l’opinion, et ne jamais la suivre ; plutôt que de se trouver d’accord avec elle, ils lui eussent tourné le dos. Ils s’étaient donc mis à traiter Beethoven de vieux sourd, qui criait d’une voix âpre ; et certains affirmaient qu’il était peut-être un moraliste estimable, mais un musicien surfait. — Ces mauvaises plaisanteries n’étaient pas du goût de Christophe. L’enthousiasme des gens du monde ne le satisfaisait pas davantage. Si Beethoven était venu à Paris, en ce moment, il eût été le lion du jour : il était fâcheux pour lui qu’il fût mort depuis un siècle. Sa musique comptait d’ailleurs pour moins dans cette vogue que les circonstances plus ou moins romanesques de sa vie, popularisée par des biographies sentimentales et vertueuses. Son masque violent, au mufle de lion, était devenu une figure de romance. Les dames s’apitoyaient sur lui ; elles laissaient entendre que, si elles l’avaient connu, il n’eût pas été si malheureux ; et leur grand cœur était d’autant plus disposé à s’offrir qu’il n’y avait aucun risque que Beethoven les prît au mot : le vieux bonhomme n’avait plus besoin de rien. — C’est pourquoi les virtuoses, les chefs d’orchestre, les impresarii se découvraient des trésors de piété pour lui ; et, en leur qualité de représentants de Beethoven, ils recueillaient les hommages qui lui étaient destinés. De somptueux festivals, à des prix fort élevés, donnaient aux gens du monde l’occasion de montrer leur générosité, — et parfois aussi de découvrir les symphonies de Beethoven. Des comités de comédiens, de mondains, de demi-mondains, et de politiciens chargés par la République de présider aux destinées de l’art, faisaient savoir au monde qu’ils allaient élever un monument à Beethoven : on voyait sur la liste, avec quelques braves gens qui servaient de passeport aux autres, toute cette racaille, qui eût foulé aux pieds Beethoven vivant, ou que Beethoven eût écrasée.

Christophe regardait, écoutait. Il serrait les dents, pour ne pas dire une énormité. Toute la soirée, il restait tendu et crispé. Il ne pouvait ni parler, ni se taire. Parler, non par plaisir ou par nécessité, mais par politesse, parce qu’il faut parler, lui semblait humiliant et honteux. Dire le fond de sa pensée, cela ne lui était pas permis. Dire des banalités, cela ne lui était pas possible. Et il n’avait même pas le talent d’être poli, quand il ne disait rien. S’il regardait son voisin, c’était d’une façon trop fixe et trop intense : malgré lui, il l’étudiait, et l’autre en était blessé. S’il parlait, il croyait trop à ce qu’il disait : cela était choquant pour tout le monde, et même pour lui. Il se rendait bien compte qu’il n’était pas à sa place ; et, comme il était assez intelligent pour avoir le sens de l’harmonie du milieu, où sa présence détonnait, il était aussi choqué de ses façons d’être que ses hôtes eux-mêmes. Il s’en voulait, et il leur en voulait.

Quand il se retrouvait seul enfin dans la rue, au milieu de la nuit, il était si écrasé d’ennui qu’il n’avait pas la force de rentrer à pied chez lui ; il avait envie de se coucher par terre, en pleine rue, comme il avait été, vingt fois, sur le point de le faire, lorsque, petit virtuose, il revenait de jouer au château du grand-duc. Parfois, n’ayant plus que cinq à six francs pour la fin de sa semaine, il en dépensait deux à une voiture. Il s’y jetait précipitamment, afin de fuir plus vite ; et tandis qu’elle l’emportait, il gémissait d’énervement. Chez lui, il gémissait encore, dans son lit, au milieu de son sommeil… Et puis, brusquement, il éclatait de rire, en se rappelant une parole burlesque. Il se surprenait à la redire, en mimant les gestes. Le lendemain, et plusieurs jours après, il lui arrivait encore, se promenant seul, de gronder tout à coup comme une bête… Pourquoi allait-il voir ces gens ? Pourquoi retournait-il les voir ? Pourquoi s’obliger à faire des gestes et des grimaces, comme les autres, à faire semblant de s’intéresser à ce qui ne l’intéressait pas ? — Est-ce qu’il était bien vrai que cela ne l’intéressât pas ? — Il y a un an, il n’eût jamais pu supporter cette société. Maintenant, elle l’amusait au fond, tout en l’irritant. Était-ce un peu de l’indifférence parisienne qui s’insinuait en lui ? Il se demandait parfois avec inquiétude s’il était donc devenu moins fort. Mais c’était au contraire qu’il l’était davantage. Il était plus libre d’esprit dans un milieu étranger. Ses yeux s’ouvraient malgré lui à la grande Comédie du monde.

D’ailleurs, que cela lui plût ou non, il fallait bien continuer cette vie, s’il voulait que son art fût connu de la société parisienne, qui ne s’intéresse aux œuvres que dans la mesure où elle connaît les artistes. Et il fallait bien qu’il cherchât à être connu, s’il voulait trouver des leçons à donner parmi ces Philistins, dont il avait besoin pour vivre.

Et puis, l’on a un cœur ; et, malgré soi, le cœur s’attache ; il trouve à s’attacher, dans quelque milieu que ce soit ; s’il ne s’attachait, il ne pourrait vivre.