La Folle Journée, ou le Mariage de Figaro
LA FOLLE JOURNÉE
OU
LE MARIAGE DE FIGARO.
En faveur du badinage
Faites grâce à la raison.
PRÉFACE
En écrivant cette préface, mon but n’est pas de rechercher oiseusement si j’ai mis au théâtre une pièce bonne ou mauvaise ; il n’est plus temps pour moi : mais d’examiner scrupuleusement, et je le dois toujours, si j’ai fait une œuvre blâmable.
Personne n’étant tenu de faire une comédie qui ressemble aux autres, si je me suis écarté d’un chemin trop battu, pour des raisons qui m’ont paru solides, ira-t-on me juger, comme l’ont fait MM. tels, sur des règles qui ne sont pas les miennes ? imprimer puérilement que je reporte l’art à son enfance, parce que j’entreprends de frayer un nouveau sentier à cet art dont la loi première, et peut-être la seule, est d’amuser en instruisant ? Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Il y a souvent très loin du mal que l’on dit d’un ouvrage à celui qu’on en pense. Le trait qui nous poursuit, le mot qui importune reste enseveli dans le cœur, pendant que la bouche se venge en blâmant presque tout le reste. De sorte qu’on peut regarder comme un point établi au théâtre, qu’en fait de reproche à l’auteur, ce qui nous affecte le plus est ce dont on parle le moins.
Il est peut-être utile de dévoiler, aux yeux de tous, ce double aspect des comédies ; et j’aurai fait encore un bon usage de la mienne, si je parviens, en la scrutant, à fixer l’opinion publique sur ce qu’on doit entendre par ces mots : Qu’est-ce que la décence théâtrale ?
À force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, et d’affecter, comme j’ai dit autre part, l’hypocrisie de la décence auprès du relâchement des mœurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s’amuser et de juger de ce qui leur convient : faut-il le dire enfin ? des bégueules rassasiées qui ne savent plus ce qu’elles veulent, ni ce qu’elles doivent aimer ou rejeter. Déjà ces mots si rebattus, bon ton, bonne compagnie, toujours ajustés au niveau de chaque insipide coterie, et dont la latitude est si grande qu’on ne sait où ils commencent et finissent, ont détruit la franche et vraie gaieté qui distinguait de tout autre le comique de notre nation.
Ajoutez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots, décence et bonnes mœurs, qui donnent un air si important, si supérieur, que nos jugeurs de comédies seraient désolés de n’avoir pas à les prononcer sur toutes les pièces de théâtre, et vous connaîtrez à peu près ce qui garotte le génie, intimide tous les auteurs, et porte un coup mortel à la vigueur de l’intrigue, sans laquelle il n’y a pourtant que du bel esprit à la glace, et des comédies de quatre jours.
Enfin, pour dernier mal, tous les états de la société sont parvenus à se soustraire à la censure dramatique : on ne pourrait mettre au théâtre Les Plaideurs de Racine, sans entendre aujourd’hui les Dandins et les Brid’oisons, même des gens plus éclairés, s’écrier qu’il n’y a plus ni mœurs, ni respect pour les magistrats.
On ne ferait point le Turcaret, sans avoir à l’instant sur les bras fermes, sous-fermes, traites et gabelles, droits réunis, tailles, taillons, le trop-plein, le trop-bu, tous les impositeurs royaux. Il est vrai qu’aujourd’hui Turcaret n’a plus de modèles. On l’offrirait sous d’autres traits, l’obstacle resterait le même.
On ne jouerait point les fâcheux, les marquis, les emprunteurs de Molière, sans révolter à la fois la haute, la moyenne, la moderne et l’antique noblesse. Ses Femmes savantes irriteraient nos féminins bureaux d’esprit. Mais quel calculateur peut évaluer la force et la longueur du levier qu’il faudrait, de nos jours, pour élever jusqu’au théâtre l’œuvre sublime du Tartufe ? Aussi l’auteur qui se compromet avec le public pour l’amuser ou pour l’instruire, au lieu d’intriguer à son choix son ouvrage, est-il obligé de tourniller dans des incidents impossibles, de persifler au lieu de rire, et de prendre ses modèles hors de la société, crainte de se trouver mille ennemis, dont il ne connaissait aucun en composant son triste drame.
J’ai donc réfléchi que, si quelque homme courageux ne secouait pas toute cette poussière, bientôt l’ennui des pièces françaises porterait la nation au frivole opéra-comique, et plus loin encore, aux boulevards, à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté, bannie du théâtre français, se change en une licence effrénée ; où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses mœurs, le goût de la décence et des chefs-d’œuvre de nos maîtres. J’ai tenté d’être cet homme ; et si je n’ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s’est-elle manifestée dans tous.
J’ai pensé, je pense encore, qu’on n’obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théâtre, sans des situations fortes, et qui naissent toujours d’une disconvenance sociale, dans le sujet qu’on veut traiter. L’auteur tragique, hardi dans ses moyens, ose admettre le crime atroce : les conspirations, l’usurpation du trône, le meurtre, l’empoisonnement, l’inceste dans Œdipe et Phèdre ; le fratricide dans Vendôme ; le parricide dans Mahomet ; le régicide dans Macbeth, etc., etc. La comédie, moins audacieuse, n’excède pas les disconvenances, parce que ses tableaux sont tirés de nos mœurs, ses sujets de la société. Mais comment frapper sur l’avarice, à moins de mettre en scène un méprisable avare ? démasquer l’hypocrisie, sans montrer, comme Orgon, dans le Tartufe, un abominable hypocrite, épousant sa fille et convoitant sa femme ? un homme à bonnes fortunes, sans le faire parcourir un cercle entier de femmes galantes ? un joueur effréné, sans l’envelopper de fripons, s’il ne l’est pas déjà lui-même ?
Tous ces gens-là sont loin d’être vertueux ; l’auteur ne les donne pas pour tels : il n’est le patron d’aucun d’eux, il est le peintre de leurs vices. Et parce que le lion est féroce, le loup vorace et glouton, le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité ? Quand l’auteur la dirige contre un sot que la louange enivre, il fait choir du bec du corbeau le fromage dans la gueule du renard, sa moralité est remplie ; s’il la tournait contre le bas flatteur, il finirait son apologue ainsi : Le renard s’en saisit, le dévore ; mais le fromage était empoisonné. La fable est une comédie légère, et toute comédie n’est qu’un long apologue : leur différence est que dans la fable les animaux ont de l’esprit, et que dans notre comédie les hommes sont souvent des bêtes, et, qui pis est, des bêtes méchantes.
Ainsi, lorsque Molière, qui fut si tourmenté par les sots, donne à l’Avare un fils prodigue et vicieux qui lui vole sa cassette et l’injurie en face, est-ce des vertus ou des vices, qu’il tire sa moralité ? que lui importent ces fantômes ? c’est vous qu’il entend corriger. Il est vrai que les afficheurs et balayeurs littéraires de son temps ne manquèrent pas d’apprendre au bon public combien tout cela était horrible ! Il est aussi prouvé que des envieux très importants, ou des importants très envieux, se déchaînèrent contre lui. Voyez le sévère Boileau, dans son épître au grand Racine, venger son ami qui n’est plus, en rappelant ainsi les faits :
L’Ignorance et l’Erreur, à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le vicomte, indigné, sortait au second acte :
L’un, défenseur zélé des dévots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la Cour immolée au parterre.
On voit même dans un placet de Molière à Louis XIV, qui fut si grand en protégeant les arts, et sans le goût éclairé duquel notre théâtre n’aurait pas un seul chef-d’œuvre de Molière ; on voit ce philosophe auteur se plaindre amèrement au roi que, pour avoir démasqué les hypocrites, ils imprimaient partout qu’il était un libertin, un impie, un athée, un démon vêtu de chair, habillé en homme ; et cela s’imprimait avec approbation et privilège de ce roi qui le protégeait. Rien là-dessus n’est empiré.
Mais, parce que les personnages d’une pièce s’y montrent sous des mœurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène ? Que poursuivrait-on au théâtre ? les travers et les ridicules ? Cela vaut bien la peine d’écrire ! Ils sont chez nous comme les modes : on ne s’en corrige point, on en change.
Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes sous le masque des mœurs dominantes : leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l’homme qui se voue au théâtre. Soit qu’il moralise en riant, soit qu’il pleure en moralisant, Héraclite ou Démocrite, il n’a pas un autre devoir. Malheur à lui, s’il s’en écarte ! On ne peut corriger les hommes qu’en les faisant voir tels qu’ils sont. La comédie utile et véridique n’est point un éloge menteur, un vain discours d’académie.
Mais gardons-nous bien de confondre cette critique générale, un des plus nobles buts de l’art, avec la satire odieuse et personnelle : l’avantage de la première est de corriger sans blesser. Faites prononcer au théâtre, par l’homme juste, aigri de l’horrible abus des bienfaits, tous les hommes sont des ingrats : quoique chacun soit bien près de penser comme lui, personne ne s’en offensera. Ne pouvant y avoir un ingrat sans qu’il existe un bienfaiteur, ce reproche même établit une balance égale entre les bons et les mauvais cœurs, on le sent et cela console. Que si l’humoriste répond qu’un bienfaiteur fait cent ingrats, on répliquera justement qu’il n’y a peut-être pas un ingrat qui n’ait été plusieurs fois bienfaiteur : et cela console encore. Et c’est ainsi qu’en généralisant, la critique la plus amère porte du fruit sans nous blesser, quand la satire personnelle, aussi stérile que funeste, blesse toujours et ne produit jamais. Je hais partout cette dernière, et je la crois un si punissable abus, que j’ai plusieurs fois d’office invoqué la vigilance du magistrat pour empêcher que le théâtre ne devînt une arène de gladiateurs, où le puissant se crût en droit de faire exercer ses vengeances par les plumes vénales, et malheureusement trop communes, qui mettent leur bassesse à l’enchère.
N’ont-ils donc pas assez, ces Grands, des mille et un feuillistes, faiseurs de bulletins, afficheurs, pour y trier les plus mauvais, en choisir un bien lâche, et dénigrer qui les offusque ? On tolère un si léger mal, parce qu’il est sans conséquence, et que la vermine éphémère démange un instant et périt ; mais le théâtre est un géant qui blesse à mort tout ce qu’il frappe. On doit réserver ses grands coups pour les abus et pour les maux publics.
Ce n’est donc ni le vice ni les incidents qu’il amène, qui font l’indécence théâtrale ; mais le défaut de leçons et de moralité. Si l’auteur ou faible ou timide, n’ose en tirer de son sujet, voilà ce qui rend sa pièce équivoque ou vicieuse.
Lorsque je mis Eugénie au théâtre (et il faut bien que je me cite, puisque c’est toujours moi qu’on attaque), lorsque je mis Eugénie au théâtre tous nos jurés-crieurs à la décence jetaient feu et flamme dans les foyers sur ce que j’avais osé montrer un seigneur libertin, habillant ses valets en prêtres, et feignant d’épouser une jeune personne qui paraît enceinte au théâtre sans avoir été mariée.
Malgré leurs cris, la pièce a été jugée, sinon le meilleur, au moins le plus moral des drames, constamment jouée sur tous les théâtres, et traduite dans toutes les langues. Les bons esprits ont vu que la moralité, que l’intérêt y naissaient entièrement de l’abus qu’un homme puissant et vicieux fait de son nom, de son crédit, pour tourmenter une faible fille sans appui, trompée, vertueuse et délaissée. Ainsi tout ce que l’ouvrage a d’utile et de bon naît du courage qu’eut l’auteur d’oser porter la disconvenance sociale au plus haut point de liberté.
Depuis, j’ai fait les Deux Amis, pièce dans laquelle un père avoue à sa prétendue nièce qu’elle est sa fille illégitime : ce drame est aussi très moral, parce qu’à travers les sacrifices de la plus parfaite amitié, l’auteur s’attache à y montrer les devoirs qu’impose la nature sur les fruits d’un ancien amour, que la rigoureuse dureté des convenances sociales, ou plutôt leur abus, laisse trop souvent sans appui.
Entre autres critiques de la pièce, j’entendis dans une loge, auprès de celle que j’occupais, un jeune important de la Cour qui disait gaiement à des dames : « L’auteur, sans doute, est un garçon fripier qui ne voit rien de plus élevé que des commis des fermes et des marchands d’étoffes ; et c’est au fond d’un magasin qu’il va chercher les nobles amis qu’il traduit à la scène française. » Hélas ! monsieur, lui dis-je en m’avançant, il a fallu du moins les prendre où il n’est pas impossible de les supposer. Vous ririez bien plus de l’auteur s’il eût tiré deux vrais amis de l’Œil-de-bœuf ou des carrosses ? Il faut un peu de vraisemblance, même dans les actes vertueux.
Me livrant à mon gai caractère, j’ai depuis tenté, dans Le Barbier de Séville, de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaieté, en l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle, mais comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. Il semblait que j’eusse ébranlé l’État ; l’excès des précautions qu’on prit, et des cris qu’on fit contre moi, décelait surtout la frayeur que certains vicieux de ce temps avaient de s’y voir démasqués. La pièce fut censurée quatre fois, cartonnée trois fois sur l’affiche à l’instant d’être jouée, dénoncée même au Parlement d’alors ; et moi, frappé de ce tumulte, je persistais à demander que le public restât le juge de ce que j’avais destiné à l’amusement du public.
Je l’obtins au bout de trois ans, après les clameurs, les éloges ; et chacun me disait tout bas : Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu’il n’y a plus que vous qui osiez rire en face.
Un auteur désolé par la cabale et les criards, mais qui voit sa pièce marcher, reprend courage, et c’est ce que j’ai fait. Feu M. le prince de Conti, de patriotique mémoire (car, en frappant l’air de son nom, l’on sent vibrer le vieux mot patrie), feu M. le prince de Conti, donc, me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait-il, que la pièce, et d’y montrer la famille de Figaro, que j’indiquais dans cette préface. Monseigneur, lui répondis-je, si je mettais une seconde fois ce caractère sur la scène, comme je le montrerais plus âgé, qu’il en saurait quelque peu davantage, ce serait bien un autre bruit ; et qui sait s’il verrait le jour ? Cependant, par respect, j’acceptai le défi ; je composai cette Folle journée, qui cause aujourd’hui la rumeur. Il daigna la voir le premier. C’était un homme d’un grand caractère, un prince auguste, un esprit noble et fier : le dirai-je ? il en fut content.
Mais quel piège, hélas ! j’ai tendu au jugement de nos critiques, en appelant ma comédie du vain nom de Folle journée ! Mon objet était bien de lui ôter quelque importance ; mais je ne savais pas encore à quel point un changement d’annonce peut égarer tous les esprits. En lui laissant son véritable titre, on eût lu l’Époux suborneur. C’était pour eux une autre piste ; on me courait différemment. Mais ce nom de Folle journée les a mis à cent lieues de moi : ils n’ont plus rien vu dans l’ouvrage que ce qui n’y sera jamais ; et cette remarque un peu sévère sur la facilité de prendre le change a plus d’étendue qu’on ne croit. Au lieu du nom de George Dandin, si Molière eût appelé son drame La Sottise des Alliances, il eût porté bien plus de fruit ; si Regnard eût nommé son Légataire, la Punition du célibat, la pièce nous eût fait frémir. Ce à quoi il ne songea pas, je l’ai fait avec réflexion. Mais qu’on ferait un beau chapitre sur tous les jugements des hommes et la morale du théâtre, et qu’on pourrait intituler : De l’Influence de l’affiche !
Quoi qu’il en soit, la Folle Journée resta cinq ans au portefeuille ; les comédiens ont su que je l’avais : ils me l’ont enfin arrachée. S’ils ont bien ou mal fait pour eux, c’est ce qu’on a pu voir depuis. Soit que la difficulté de la rendre excitât leur émulation, soit qu’ils sentissent avec le public que pour lui plaire en comédie il fallait de nouveaux efforts, jamais pièce aussi difficile n’a été jouée avec autant d’ensemble ; et si l’auteur (comme on le dit) est resté au-dessous de lui-même, il n’y a pas un seul acteur dont cet ouvrage n’ait établi, augmenté ou confirmé la réputation. Mais revenons à sa lecture, à l’adoption des comédiens.
Sur l’éloge outré qu’ils en firent, toutes les sociétés voulurent le connaître, et dès lors il fallut me faire des querelles de toute espèce, ou céder aux instances universelles. Dès lors aussi les grands ennemis de l’auteur ne manquèrent pas de répandre à la Cour qu’il blessait dans cet ouvrage, d’ailleurs un tissu de bêtises, la religion, le gouvernement, tous les états de la société, les bonnes mœurs, et qu’enfin la vertu y était opprimée et le vice triomphant, comme de raison, ajoutait-on. Si les graves messieurs qui l’ont tant répété me font l’honneur de lire cette préface, ils y verront au moins que j’ai cité bien juste ; et la bourgeoise intégrité que je mets à mes citations n’en fera que mieux ressortir la noble infidélité des leurs.
Ainsi, dans le Barbier de Séville, je n’avais qu’ébranlé l’État ; dans ce nouvel essai, plus infâme et plus séditieux, je le renversais de fond en comble. Il n’y avait plus rien de sacré, si l’on permettait cet ouvrage. On abusait l’autorité par les plus insidieux rapports ; on cabalait auprès des corps puissants ; on alarmait les âmes timorées ; on me faisait des ennemis sur le prie-Dieu des oratoires : et moi, selon les hommes et les lieux, je repoussais la basse intrigue par mon excessive patience, par la roideur de mon respect, l’obstination de ma docilité, par la raison, quand on voulait l’entendre.
Ce combat a duré quatre ans. Ajoutez-les aux cinq du portefeuille, que reste-t-il des allusions qu’on s’efforce à voir dans l’ouvrage ? Hélas ! quand il fut composé, tout ce qui fleurit aujourd’hui n’avait pas même encore germé : c’était tout un autre univers.
Pendant ces quatre ans de débat, je ne demandais qu’un censeur ; on m’en accorda cinq ou six. Que virent-ils dans l’ouvrage, objet d’un tel déchaînement ? La plus badine des intrigues. Un grand seigneur espagnol, amoureux d’une jeune fille qu’il veut séduire, et les efforts que cette fiancée, celui qu’elle doit épouser, et la femme du seigneur, réunissent pour faire échouer dans son dessein un maître absolu, que son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout-puissant pour l’accomplir. Voilà tout, rien de plus. La pièce est sous vos yeux.
D’où naissaient donc ces cris perçants ? De ce qu’au lieu de poursuivre un seul caractère vicieux, comme le joueur, l’ambitieux, l’avare, ou l’hypocrite, ce qui ne lui eût mis sur les bras qu’une seule classe d’ennemis, l’auteur a profité d’une composition légère, ou plutôt a formé son plan de façon à y faire entrer la critique d’une foule d’abus qui désolent la société. Mais comme ce n’est pas là ce qui gâte un ouvrage aux yeux du censeur éclairé, tous, en l’approuvant, l’ont réclamé pour le théâtre. Il a donc fallu l’y souffrir : alors les grands du monde ont vu jouer avec scandale
- Cette pièce où l’on peint un insolent valet
- Disputant sans pudeur son épouse à son maître.
- M. GUDIN.
Oh ! que j’ai de regret de n’avoir pas fait de ce sujet moral une tragédie bien sanguinaire ! Mettant un poignard à la main de l’époux outragé, que je n’aurais pas nommé Figaro, dans sa jalouse fureur je lui aurais fait noblement poignarder le puissant vicieux ; et comme il aurait vengé son honneur dans des vers carrés, bien ronflants, et que mon jaloux, tout au moins général d’armée, aurait eu pour rival quelque tyran bien horrible, et régnant au plus mal sur un peuple désolé ; tout cela, très-loin de nos mœurs, n’aurait, je crois, blessé personne, on eût crié Bravo ! ouvrage bien moral ! Nous étions sauvés, moi et mon Figaro sauvage.
Mais ne voulant qu’amuser nos Français et non faire ruisseler les larmes de leurs épouses, de mon coupable amant j’ai fait un jeune seigneur de ce temps-là, prodigue, assez galant, même un peu libertin, à peu près comme les autres seigneurs de ce temps-là. Mais qu’oserait-on dire au théâtre d’un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui reprocher son trop de galanterie ? N’est-ce pas là le défaut le moins contesté par eux-mêmes ? J’en vois beaucoup d’ici rougir modestement (et c’est un noble effort) en convenant que j’ai raison.
Voulant donc faire le mien coupable, j’ai eu le respect généreux de ne lui prêter aucun des vices du peuple. Direz-vous que je ne le pouvais pas ? que c’eût été blesser toutes les vraisemblances ? Concluez donc en faveur de ma pièce, puisque enfin je ne l’ai pas fait.
Le défaut même dont je l’accuse n’aurait produit aucun mouvement comique, si je ne lui avais gaiement opposé l’homme le plus dégourdi de sa nation, le véritable Figaro, qui, tout en défendant Suzanne, sa propriété, se moque des projets de son maître, et s’indigne très plaisamment qu’il ose jouter de ruse avec lui, maître passé dans ce genre d’escrime.
Ainsi, d’une lutte assez vive entre l’abus de la puissance, l’oubli des principes, la prodigalité, l’occasion, tout ce que la séduction a de plus entraînant ; et le feu, l’esprit, les ressources que l’infériorité piquée au jeu peut opposer à cette attaque ; il naît dans ma pièce un jeu plaisant d’intrigue, où l’époux suborneur, contrarié, lassé, harassé, toujours arrêté dans ses vues, est obligé, trois fois dans cette journée, de tomber aux pieds de sa femme, qui, bonne, indulgente et sensible, finit par lui pardonner : c’est ce qu’elles font toujours. Qu’a donc cette moralité de blâmable, messieurs ?
La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends ? Accueillez-en une plus sévère qui blesse vos yeux dans l’ouvrage, quoique vous ne l’y cherchiez pas : c’est qu’un seigneur assez vicieux pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui est subordonné, pour se jouer, dans ses domaines, de la pudicité de toutes ses jeunes vassales, doit finir, comme celui-ci, par être la risée de ses valets. Et c’est ce que l’auteur a très fortement prononcé, lorsqu’en fureur, au cinquième acte, Almaviva, croyant confondre une femme infidèle, montre à son jardinier un cabinet, en lui criant : Entre-s-y, toi, Antonio : conduis devant son juge l’infâme qui m’a déshonoré ; et que celui-ci lui répond : Il y a, parguienne, une bonne Providence ! Vous en avez tant fait dans le pays, qu’il faut bien aussi qu’à votre tour…
Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l’ouvrage ; et s’il convenait à l’auteur de démontrer aux adversaires qu’à travers sa forte leçon il a porté la considération pour la dignité du coupable plus loin qu’on ne devait l’attendre de la fermeté de son pinceau, je leur ferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte Almaviva se voit toujours humilié, sans être jamais avili.
En effet, si la comtesse usait de ruse pour aveugler sa jalousie dans le dessein de le trahir ; devenue coupable elle-même, elle ne pourrait mettre à ses pieds son époux sans le dégrader à nos yeux. La vicieuse intention de l’épouse brisant un lien respecté, l’on reprocherait justement à l’auteur d’avoir tracé des mœurs blâmables : car nos jugements sur les mœurs se rapportent toujours aux femmes ; on n’estime pas assez les hommes pour tant exiger d’eux sur ce point délicat. Mais loin qu’elle ait ce vil projet, ce qu’il y a de mieux établi dans l’ouvrage est que nul ne veut faire une tromperie au comte, mais seulement l’empêcher d’en faire à tout le monde. C’est la pureté des motifs qui sauve ici les moyens du reproche ; et de cela seul que la comtesse ne veut que ramener son mari, toutes les confusions qu’il éprouve sont certainement très morales ; aucune n’est avilissante.
Pour que cette vérité vous frappe davantage, l’auteur oppose à ce mari peu délicat la plus vertueuse des femmes, par goût et par principes.
Abandonnée d’un époux trop aimé, quand l’expose-t-on à vos regards ? Dans le moment critique où sa bienveillance pour un aimable enfant, son filleul, peut devenir un goût dangereux, si elle permet au ressentiment qui l’appuie de prendre trop d’empire sur elle. C’est pour mieux faire ressortir l’amour vrai du devoir, que l’auteur la met un moment aux prises avec un goût naissant qui le combat. Oh ! combien on s’est étayé de ce léger mouvement dramatique pour nous accuser d’indécence ! On accorde à la tragédie que toutes les reines, les princesses, aient des passions bien allumées qu’elles combattent plus ou moins ; et l’on ne souffre pas que, dans la comédie, une femme ordinaire puisse lutter contre la moindre faiblesse ! Ô grande influence de l’affiche ! Jugement sûr et conséquent ! Avec la différence du genre, on blâme ici ce qu’on approuvait là. Et cependant, en ces deux cas, c’est toujours le même principe : point de vertu sans sacrifice.
J’ose en appeler à vous, jeunes infortunées que votre malheur attache à des Almaviva ! distingueriez-vous toujours votre vertu de vos chagrins, si quelque intérêt importun, tendant trop à les dissiper, ne vous avertissait enfin qu’il est temps de combattre pour elle ? Le chagrin de perdre un mari n’est pas ici ce qui nous touche ; un regret aussi personnel est trop loin d’être une vertu. Ce qui nous plaît dans la Comtesse, c’est de la voir lutter franchement contre un goût naissant qu’elle blâme, et des ressentiments légitimes. Les efforts qu’elle fait alors pour ramener son infidèle époux, mettant dans le plus heureux jour les deux sacrifices pénibles de son goût et de sa colère, on n’a nul besoin d’y penser pour applaudir à son triomphe ; elle est un modèle de vertu, l’exemple de son sexe et l’amour du nôtre.
Si cette métaphysique de l’honnêteté des scènes, si ce principe avoué de toute décence théâtrale n’a point frappé nos juges à la représentation, c’est vainement que j’en étendrais ici le développement et les conséquences ; un tribunal d’iniquité n’écoute point les défenses de l’accusé qu’il est chargé de perdre ; et ma Comtesse n’est point traduite au parlement de la nation, c’est une commission qui la juge.
On a vu la légère esquisse de son aimable caractère, dans la charmante pièce d’Heureusement. Le goût naissant que la jeune femme éprouve pour son petit cousin l’officier n’y parut blâmable à personne ; quoique la tournure des scènes pût laisser à penser que la soirée eût fini d’autre manière, si l’époux ne fût pas rentré, comme dit l’auteur, heureusement. Heureusement aussi l’on n’avait pas le projet de calomnier cet auteur : chacun se livra de bonne foi à ce doux intérêt qu’inspire une jeune femme honnête et sensible, qui réprime ses premiers goûts ; et notez que, dans cette pièce, l’époux ne paraît qu’un peu sot ; dans la mienne, il est infidèle : ma comtesse a plus de mérite.
Aussi, dans l’ouvrage que je défends, le plus véritable intérêt se porte-t-il sur la comtesse : le reste est dans le même esprit.
Pourquoi Suzanne la camériste, spirituelle, adroite et rieuse, a-t-elle aussi le droit de nous intéresser ? C’est qu’attaquée par un séducteur puissant, avec plus d’avantage qu’il n’en faudrait pour vaincre une fille de son état, elle n’hésite pas à confier les intentions du comte aux deux personnes les plus intéressées à bien surveiller sa conduite, sa maîtresse et son fiancé ; c’est que dans tout son rôle, presque le plus long de la pièce, il n’y a pas une phrase, un mot, qui ne respire la sagesse et l’attachement à ses devoirs : la seule ruse qu’elle se permette est en faveur de sa maîtresse, à qui son dévouement est cher, et dont tous les vœux sont honnêtes.
Pourquoi, dans ses libertés sur son maître, Figaro m’amuse-t-il, au lieu de m’indigner ? C’est que, l’opposé des valets, il n’est pas, et vous le savez, le malhonnête homme de la pièce : en le voyant forcé, par son état, de repousser l’insulte avec adresse, on lui pardonne tout, dès qu’on sait qu’il ne ruse avec son seigneur que pour garantir ce qu’il aime, et sauver sa propriété.
Donc, hors le comte et ses agents, chacun fait dans la pièce à peu près ce qu’il doit. Si vous les croyez malhonnêtes parce qu’ils disent du mal les uns des autres, c’est une règle très-fautive. Voyez nos honnêtes gens du siècle ; on passe la vie à ne faire autre chose ! Il est même tellement reçu de déchirer sans pitié les absents, que moi, qui les défends toujours, j’entends murmurer très-souvent : Quel diable d’homme, et qu’il est contrariant ! il dit du bien de tout le monde !
Est-ce mon page, enfin, qui vous scandalise ? et l’immoralité qu’on reproche au fond de l’ouvrage serait-elle dans l’accessoire ? Ô censeurs délicats, beaux esprits sans fatigue, inquisiteurs pour la morale, qui condamnez en un clin d’œil les réflexions de cinq années, soyez justes une fois, sans tirer à conséquence ! Un enfant de treize ans, aux premiers battements du cœur, cherchant tout sans rien démêler, idolâtre, ainsi qu’on l’est à cet âge heureux, d’un objet céleste pour lui, dont le hasard fit sa marraine, est-il un sujet de scandale ? Aimé de tout le monde au château, vif, espiègle et brûlant, comme tous les enfants spirituels, par son agitation extrême il dérange dix fois, sans le vouloir, les coupables projets du comte. Jeune adepte de la nature, tout ce qu’il voit a droit de l’agiter : peut-être il n’est plus un enfant, mais il n’est pas encore un homme ; et c’est le moment que j’ai choisi pour qu’il obtînt de l’intérêt, sans forcer personne à rougir. Ce qu’il éprouve innocemment, il l’inspire partout de même. Direz-vous qu’on l’aime d’amour ? Censeurs, ce n’est pas là le mot : vous êtes trop éclairés pour ignorer que l’amour, même le plus pur, a un motif intéressé : on ne l’aime donc pas encore ; on sent qu’un jour on l’aimera. Et c’est ce que l’auteur a mis avec gaieté dans la bouche de Suzanne, quand elle dit à cet enfant : Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien !…
Pour lui imprimer plus fortement le caractère de l’enfance, nous le faisons exprès tutoyer par Figaro. Supposez-lui deux ans de plus, quel valet dans le château prendrait ces libertés ? Voyez-le à la fin de son rôle ; à peine a-t-il un habit d’officier, qu’il porte la main à l’épée, aux premières railleries du comte sur le quiproquo d’un soufflet. Il sera fier, notre étourdi ! mais c’est un enfant, rien de plus. N’ai-je pas vu nos dames dans les loges aimer mon page à la folie ? Que lui voulaient-elles ? hélas ! rien : c’était de l’intérêt aussi ; mais, comme celui de la comtesse, un pur et naïf intérêt… un intérêt… sans intérêt.
Mais est-ce la personne du page ou la conscience du seigneur qui fait le tourment du dernier, toutes les fois que l’auteur les condamne à se rencontrer dans la pièce ? Fixez ce léger aperçu, il peut vous mettre sur la voie ; ou plutôt apprenez de lui que cet enfant n’est amené que pour ajouter à la moralité de l’ouvrage, en vous montrant que l’homme le plus absolu chez lui, dès qu’il suit un projet coupable, peut être mis au désespoir par l’être le moins important, par celui qui redoute le plus de se rencontrer sur sa route.
Quand mon page aura dix-huit ans, avec le caractère vif et bouillant que je lui ai donné, je serai coupable à mon tour si je le montre sur la scène. Mais à treize ans, qu’inspire-t-il ? Quelque chose de sensible et doux, qui n’est amitié ni amour, et qui tient un peu de tous deux.
J’aurais de la peine à faire croire à l’innocence de ces impressions, si nous vivions dans un siècle moins chaste, dans un de ces siècles de calcul, où, voulant tout prématuré comme les fruits de leurs serres chaudes, les Grands mariaient leurs enfants à douze ans, et faisaient plier la nature, la décence et le goût aux plus sordides convenances, en se hâtant surtout d’arracher de ces êtres non formés des enfants encore moins formables, dont le bonheur n’occupait personne, et qui n’étaient que le prétexte d’un certain trafic d’avantages qui n’avait nul rapport à eux, mais uniquement à leur nom. Heureusement nous en sommes bien loin : et le caractère de mon page, sans conséquence pour lui-même, en a une relative au Comte, que le moraliste aperçoit, mais qui n’a pas encore frappé le grand commun de nos jugeurs.
Ainsi, dans cet ouvrage, chaque rôle important a quelque but moral. Le seul qui semble y déroger est le rôle de Marceline.
Coupable d’un ancien égarement dont son Figaro fut le fruit, elle devrait, dit-on, se voir au moins punie par la confusion de sa faute, lorsqu’elle reconnaît son fils. L’auteur eût pu en tirer une moralité plus profonde : dans les mœurs qu’il veut corriger, la faute d’une jeune fille séduite est celle des hommes et non la sienne. Pourquoi donc ne l’a-t-il pas fait ?
Il l’a fait, censeurs raisonnables ! Étudiez la scène suivante, qui faisait le nerf du troisième acte, et que les comédiens m’ont prié de retrancher, craignant qu’un morceau si sévère n’obscurcît la gaieté, de l’action.
Quand Molière a bien humilié la coquette ou coquine du Misanthrope par la lecture publique de ses lettres à tous ses amants, il la laisse avilie sous les coups qu’il lui a portés : il a raison ; qu’en ferait-il ? Vicieuse par goût et par choix, veuve aguerrie, femme de cour, sans aucune excuse d’erreur, et fléau d’un fort honnête homme, il l’abandonne à nos mépris, et telle est sa moralité. Quant à moi, saisissant l’aveu naïf de Marceline au moment de la reconnaissance, je montrais cette femme humiliée, et Bartholo qui la refuse, et Figaro, leur fils commun, dirigeant l’attention publique sur les vrais fauteurs du désordre où l’on entraîne sans pitié toutes les jeunes filles du peuple douées d’une jolie figure.
Telle est la marche de la scène.
(Parlant de Figaro, qui vient de reconnaître sa mère en Marceline.)
C’est clair : i-il ne l’épousera pas.
Ni moi non plus.
Ni vous ! et votre fils ? Vous m’aviez juré…
J’étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d’épouser tout le monde.
E-et si l’on y regardait de si près, pe-ersonne n’épouserait personne.
Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !
Oui, déplorable, et plus qu’on ne croit ! je n’entends pas nier mes fautes ; ce jour les a trop bien prouvées ! Mais qu’il est dur de les expier après trente ans d’une vie modeste ! J’étais née, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt qu’on m’a permis d’user de ma raison. Mais dans l’âge des illusions, de l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d’ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui peut-être en sa vie a perdu dix infortunées.
Les plus coupables sont les moins généreux ; c’est la règle.
Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes, c’est vous qu’il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes ; on y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe.
Ils font broder jusqu’aux soldats !
Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoire. Leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes : ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié.
Elle a raison.
Que trop raison.
Elle a, mon-on Dieu ! raison.
Mais que nous font, mon fils, les refus d’un homme injuste ? Ne regarde pas d’où tu viens, vois où tu vas ; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d’elle-même ; elle t’acceptera, j’en réponds : vis entre une épouse, une mère tendre, qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre et bon pour tout le monde, il ne manquera rien à ta mère.
Tu parles d’or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu’on est sot, en effet ! il y a des mille et mille ans que le monde roule, et dans cet océan de durée, où j’ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j’irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois ! tant pis pour qui s’en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c’est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s’arrêtent et qui tirent <poem>
toujours, quoiqu’ils cessent de marcher. Nous attendrons.
J’ai bien regretté ce morceau ; et maintenant que la pièce est connue, si les comédiens avaient le courage de le restituer à ma prière, je pense que le public leur en saurait beaucoup de gré. Ils n’auraient plus même à répondre, comme je fus forcé de le faire à certains censeurs du beau monde, qui me reprochaient à la lecture de les intéresser pour une femme de mauvaises mœurs. — Non, messieurs, je n’en parle pas pour excuser ses mœurs, mais pour vous faire rougir des vôtres sur le point le plus destructeur de toute honnêteté publique, la corruption des jeunes personnes ; et j’avais raison de le dire, que vous trouvez ma pièce trop gaie parce qu’elle est souvent trop sévère. Il n’y a que façon de s’entendre.
— Mais votre Figaro est un soleil tournant, qui brûle, en jaillissant, les manchettes de tout le monde. — Tout le monde est exagéré. Qu’on me sache gré du moins s’il ne brûle pas aussi les doigts de ceux qui croient s’y reconnaître : au temps qui court on a beau jeu sur cette matière au théâtre. M’est-il permis de composer en auteur qui sort du collège ? de toujours faire rire des enfants, sans jamais rien dire à des hommes ? Et ne devez-vous pas me passer un peu de morale en faveur de ma gaieté, comme on passe aux Français un peu de folie en faveur de leur raison ?
Si je n’ai versé sur nos sottises qu’un peu de critique badine, ce n’est pas que je ne sache en former de plus sévères : quiconque a dit tout ce qu’il sait dans son ouvrage y a mis plus que moi dans le mien. Mais je garde une foule d’idées qui me pressent, pour un des sujets les plus moraux du théâtre, aujourd’hui sur mon chantier : la Mère coupable ; et si le dégoût dont on m’abreuve me permet jamais de l’achever, mon projet étant d’y faire verser des larmes à toutes les femmes sensibles, j’élèverai mon langage à la hauteur de mes situations ; j’y prodiguerai les traits de la plus austère morale, et je tonnerai fortement sur les vices que j’ai trop ménagés. Apprêtez-vous donc bien, messieurs, à me tourmenter de nouveau ; ma poitrine a déjà grondé ; j’ai noirci beaucoup de papier au service de votre colère.
Et vous, honnêtes indifférents qui jouissez de tout sans prendre parti sur rien ; jeunes personnes modestes et timides, qui vous plaisez à ma Folle journée (et je n’entreprends sa défense que pour justifier votre goût), lorsque vous verrez dans le monde un de ces hommes tranchants critiquer vaguement la pièce, tout blâmer sans rien désigner, surtout la trouver indécente ; examinez bien cet homme-là ; sachez son rang, son état, son caractère ; et vous connaîtrez sur-le-champ le mot qui l’a blessé dans l’ouvrage.
On sent bien que je ne parle pas de ces écumeurs littéraires qui vendent leurs bulletins ou leurs affiches à tant de liards le paragraphe. Ceux-là, comme l’abbé Basile, peuvent calomnier ; ils médiraient, qu’on ne les croirait pas.
Je parle moins encore de ces libellistes honteux qui n’ont trouvé d’autre moyen de satisfaire leur rage, l’assassinat étant trop dangereux, que de lancer, du cintre de nos salles, des vers infâmes contre l’auteur, pendant que l’on jouait sa pièce. Ils savent que je les connais ; si j’avais eu dessein de les nommer, ç’aurait été au ministère public ; leur supplice est de l’avoir craint, il suffit à mon ressentiment; mais on n’imaginera jamais jusqu’où ils ont osé élever les soupçons du public sur une aussi lâche épigramme ! semblables à ces vils charlatans du Pont-Neuf qui, pour accréditer leurs drogues, farcissent d’ordres, de cordons, le tableau qui leur sert d’enseigne.
Non, je cite nos importants, qui, blessés, on ne sait pourquoi, des critiques semées dans l’ouvrage, se chargent d’en dire du mal, sans cesser de venir aux noces.
C’est un plaisir assez piquant de les voir d’en bas au spectacle, dans le très plaisant embarras de n’oser montrer ni satisfaction ni colère ; s’avançant sur le bord des loges, prêts à se moquer de l’auteur, et se retirant aussitôt pour celer un peu de grimace ; emportés par un mot de la scène, et soudainement rembrunis par le pinceau du moraliste : au plus léger trait de gaieté, jouer tristement les étonnés, prendre un air gauche en faisant les pudiques, et regardant les femmes dans les yeux, comme pour leur reprocher de soutenir un tel scandale ; puis, aux grands applaudissements, lancer sur le public un regard méprisant, dont il est écrasé ; toujours prêts à lui dire comme ce courtisan dont parle Molière, lequel, outré du succès de l’École des femmes, criait des balcons au public, Ris donc, public, ris donc ! En vérité, c’est un plaisir, et j’en ai joui bien des fois.
Celui-là m’en rappelle un autre. Le premier jour de la Folle Journée, on s’échauffait dans le foyer (même d’honnêtes plébéiens) sur ce qu’ils nommaient spirituellement mon audace. Un petit vieillard sec et brusque, impatienté de tous ses cris, frappe le plancher de sa canne, et dit en s’en allant : Nos Français sont comme les enfants, qui braillent quand on les éberne. Il avait du sens, ce vieillard ! Peut-être on pouvait mieux parler : mais pour mieux penser, j’en défie.
Avec cette intention de tout blâmer, on conçoit que les traits les plus sensés ont été pris en mauvaise part. N’ai-je pas entendu vingt fois un murmure descendre des loges à cette réponse de Figaro ?
Une réputation détestable !
Et si je vaux mieux qu’elle, y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ?
Je dis, moi, qu’il n’y en a point, qu’il ne saurait y en avoir, à moins d’une exception bien rare. Un homme obscur ou peu connu peut valoir mieux que sa réputation, qui n’est que l’opinion d’autrui. Mais de même qu’un sot en place en parait une fois plus sot, parce qu’il ne peut plus rien cacher ; de même un grand seigneur, l’homme élevé en dignités, que la fortune et sa naissance ont placé sur le grand théâtre, et qui, en entrant dans le monde, eut toutes les préventions pour lui, vaut presque toujours moins que sa réputation, s’il parvient à la rendre mauvaise. Une assertion si simple et si loin du sarcasme devait-elle exciter le murmure ? Si son application paraît fâcheuse aux grands peu soigneux de leur gloire, en quel sens fait-elle épigramme sur ceux qui méritent nos respects ? et quelle maxime plus juste au théâtre peut servir de frein aux puissants, et tenir lieu de leçon à ceux qui n’en reçoivent point d’autres ?
« Non qu’il faille oublier » (a dit un écrivain sévère ; et je me plais à le citer, parce que je suis de son avis), « non qu’il faille oublier, dit-il, ce qu’on doit aux rangs élevés : il est juste, au contraire, que l’avantage de la naissance soit le moins contesté de tous, parce que ce bienfait gratuit de l’hérédité, relatif aux exploits, vertus ou qualités des aïeux de qui le reçut, ne peut aucunement blesser l’amour-propre de ceux auxquels il fut refusé ; parce que, dans une monarchie, si l’on ôtait les rangs intermédiaires, il y aurait trop loin du monarque aux sujets ; bientôt on n’y verrait qu’un despote et des esclaves : le maintien d’une échelle graduée du laboureur au potentat intéresse également les hommes de tous les rangs, et peut-être est le plus ferme appui de la constitution monarchique. »
Mais quel auteur parlait ainsi ? qui faisait cette profession de foi sur la noblesse, dont on me suppose si loin ? C’était Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, plaidant par écrit au Parlement d’Aix, en 1778, une grande et sévère question qui décida bientôt de l’honneur d’un noble et du sien. Dans l’ouvrage que je défends, on n’attaque point les États, mais les abus de chaque état : les gens seuls qui s’en rendent coupables ont intérêt à le trouver mauvais. ; voilà les rumeurs expliquées : mais quoi donc ! les abus sont-ils devenus si sacrés, qu’on n’en puisse attaquer aucun sans lui trouver vingt défenseurs ?
Un avocat célèbre, un magistrat respectable, iront-ils donc s’approprier le plaidoyer d’un Bartholo, le jugement d’un Brid’oison ? Ce mot de Figaro sur l’indigne abus des plaidoiries de nos jours (c’est dégrader le plus noble institut) a bien montré le cas que je fais du noble métier d’avocat ; et mon respect pour la magistrature ne sera pas plus suspecté, quand on saura dans quelle école j’en ai recherché la leçon, quand on lira le morceau suivant, aussi tiré d’un moraliste, lequel parlant des magistrats, s’exprime en ces termes formels :
« Quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se lever à quatre heures, pour aller au Palais tous les jours s’occuper, sous des formes prescrites, d’intérêts qui ne sont jamais les siens ? d’éprouver sans cesse l’ennui de l’importunité, le dégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatigue des délibérations, et la contention d’esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s’il ne se croyait pas payé de cette vie laborieuse et pénible par l’estime et la considération publiques ? Et cette estime est-elle autre chose qu’un jugement, qui n’est même aussi flatteur pour les bons magistrats qu’en raison de sa rigueur excessive contre les mauvais ? »
Mais quel écrivain m’instruisait ainsi par ses leçons ? Vous allez croire encore que c’est Pierre-Augustin ; vous l’avez dit, c’est lui, en 1773, dans son quatrième mémoire, en défendant jusqu’à la mort sa triste existence, attaquée par un soi-disant magistrat. Je respecte donc hautement ce que chacun doit honorer, et je blâme ce qui peut nuire.
— Mais dans cette Folle journée, au lieu de saper les abus, vous vous donnez des libertés très répréhensibles au théâtre : votre monologue surtout contient, sur les gens disgraciés, des traits qui passent la licence ! — Eh ! croyez-vous, messieurs, que j’eusse un talisman pour tromper, séduire, enchaîner la censure et l’autorité, quand je leur soumis mon ouvrage ? Que je n’aie pas dû justifier ce que j’avais osé écrire ? Que fais-je dire à Figaro, parlant à l’homme déplacé ? Que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours. Est-ce donc là une vérité d’une conséquence dangereuse ? Au lieu de ces inquisitions puériles et fatigantes, et qui seules donnent de l’importance à ce qui n’en aurait jamais ; si, comme en Angleterre, on était assez sage ici pour traiter les sottises avec ce mépris qui les tue ; loin de sortir du vil fumier qui les enfante, elles y pourriraient en germant, et ne se propageraient point. Ce qui multiplie les libelles, est la faiblesse de les craindre ; ce qui fait vendre les sottises, est la sottise de les défendre.
Et comment conclut Figaro ? Que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Sont-ce là des hardiesses coupables, ou bien des aiguillons de gloire ? des moralités insidieuses, ou des maximes réfléchies, aussi justes qu’encourageantes ?
Supposez-les le fruit des souvenirs. Lorsque, satisfait du présent, l’auteur veille pour l’avenir dans la critique du passé, qui peut avoir droit de s’en plaindre ? Et si, ne désignant ni temps, ni lieu, ni personnes, il ouvre la voie au théâtre à des réformes désirables, n’est-ce pas aller à son but ?
La Folle journée explique donc comment, dans un temps prospère, sous un roi juste et des ministres modérés, l’écrivain peut tonner sur les oppresseurs, sans craindre de blesser personne. C’est pendant le règne d’un bon prince qu’on écrit sans danger l’histoire des méchants rois ; et plus le gouvernement est sage, est éclairé, moins la liberté de dire est en presse : chacun y faisant son devoir, on n’y craint pas les allusions : nul homme en place ne redoutant ce qu’il est forcé d’estimer, on n’affecte point alors d’opprimer chez nous cette même littérature qui fait notre gloire au-dehors, et nous y donne une sorte de primauté que nous ne pouvons tirer d’ailleurs.
En effet, à quel titre y prétendrions-nous ? Chaque peuple tient à son culte, et chérit son gouvernement. Nous ne sommes pas restés plus braves que ceux qui nous ont battus à leur tour. Nos mœurs plus douces, mais non meilleures, n’ont rien qui nous élève au-dessus d’eux. Notre littérature seule, estimée de toutes les nations, étend l’empire de la langue française, et nous obtient de l’Europe entière une prédilection avouée qui justifie, en l’honorant, la protection que le gouvernement lui accorde.
Et comme chacun cherche toujours le seul avantage qui lui manque, c’est alors qu’on peut voir dans nos académies l’homme de la cour siéger avec les gens de lettres ; les talents personnels, et la considération héritée, se disputer ce noble objet, et les archives académiques se remplir presque également de papiers et de parchemins.
Revenons à la Folle journée.
Un monsieur de beaucoup d’esprit, mais qui l’économise un peu trop, me disait un soir au spectacle : Expliquez-moi donc, je vous prie, pourquoi dans votre pièce on trouve autant de phrases négligées qui ne sont pas de votre style ? — De mon style, monsieur ! Si par malheur j’en avais un, je m’efforcerais de l’oublier quand je fais une comédie ; ne connaissant rien d’insipide au théâtre comme ces fades camaïeux où tout est bleu, où tout est rose, où tout est l’auteur, quel qu’il soit.
Lorsque mon sujet me saisit, j’évoque tous mes personnages et les mets en situation : — Songe à toi, Figaro, ton maître va te deviner. — Sauvez-vous vite, Chérubin ;
c’est le Comte que vous touchez. — Ah ! Comtesse, quelle imprudence
avec un époux si violent ! — Ce qu’ils diront, je n’en sais rien, c’est ce qu’ils
feront qui m’occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j’écris sous leur dictée
rapide, sûr qu’ils ne me tromperont pas ; que je reconnaîtrai Bazile, lequel n’a
pas l’esprit de Figaro, qui n’a pas le ton noble du Comte, qui n’a pas la
sensibilité de la Comtesse, qui n’a pas la gaieté de Suzanne, qui n’a pas
l’espièglerie du page, et surtout aucun d’eux la sublimité de Brid’oison. Chacun
y parle son langage : eh ! que le dieu du naturel les préserve d’en parler
d’autre ! Ne nous attachons donc qu’à l’examen de leurs idées, et non à
rechercher si j’ai dû leur prêter mon style.
Quelques malveillants ont voulu jeter de la défaveur sur cette phrase de Figaro :
Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu’ils
ignorent ? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche ! À travers le nuage d’une
conception indigeste, ils ont feint d’apercevoir que je répands une lumière
décourageante sur l’état pénible du soldat ; et il y a des choses qu’il ne faut
jamais dire. Voilà dans toute sa force l’argument de la méchanceté ; reste à en
prouver la bêtise.
Si, comparant la dureté du service à la modicité de la paye, ou discutant tel
autre inconvénient de la guerre et comptant la gloire pour rien, je versais de
la défaveur sur ce plus noble des affreux métiers, on me demanderait justement
compte d’un mot indiscrètement échappé. Mais du soldat au colonel, au général
exclusivement, quel imbécile homme de guerre a jamais eu la prétention qu’il dût
pénétrer les secrets du cabinet, pour lesquels il fait la campagne ? C’est de
cela seul qu’il s’agit dans la phrase de Figaro. Que ce fou-là se montre, s’il
existe ; nous l’enverrons étudier sous le philosophe Babouc, lequel éclaircit
disertement ce point de discipline militaire.
En raisonnant sur l’usage que l’homme fait de sa liberté dans les occasions
difficiles, Figaro pouvait également opposer à sa situation tout état qui exige
une obéissance implicite, et le cénobite zélé dont le devoir est de tout croire
sans jamais rien examiner, comme le guerrier valeureux, dont la gloire est de
tout affronter sur des ordres non motivés, de tuer et se faire tuer pour des
intérêts qu’il ignore. Le mot de Figaro ne dit donc rien, sinon qu’un homme
libre de ses actions doit agir sur d’autres principes que ceux dont le devoir
est d’obéir aveuglément.
Qu’aurait-ce été, bon Dieu ! si j’avais fait usage d’un mot qu’on attribue au
grand Condé, et que j’entends louer à outrance par ces mêmes logiciens qui
déraisonnent sur ma phrase ? À les croire, le grand Condé montra la plus noble
présence d’esprit lorsque, arrêtant Louis XIV prêt à pousser son cheval dans le
Rhin, il dit à ce monarque : Sire, avez-vous besoin du bâton de maréchal ?
Heureusement on ne prouve nulle part que ce grand homme ait dit cette grande
sottise. C’eût été dire au roi, devant toute son armée : "Vous moquez-vous donc,
Sire, de vous exposer dans un fleuve ? Pour courir de pareils dangers, il faut
avoir besoin d’avancement ou de fortune ! "
Ainsi l’homme le plus vaillant, le plus grand général du siècle aurait compté
pour rien l’honneur, le patriotisme et la gloire ! Un misérable calcul d’intérêt
eût été, selon lui, le seul principe de la bravoure ! Il eût dit là un affreux
mot, et si j’en avais pris le sens pour l’enfermer dans quelque trait, je
mériterais le reproche qu’on fait gratuitement au mien.
Laissons donc les cerveaux fumeux louer ou blâmer au hasard, sans se rendre
compte de rien ; s’extasier sur une sottise qui n’a pu jamais être dite, et
proscrire un mot juste et simple, qui ne montre que du bon sens.
Un autre reproche assez fort, mais dont je n’ai pu me laver, est d’avoir assigné
pour retraite à la Comtesse un certain couvent d’Ursulines. Ursulines ! a dit un
seigneur, joignant les mains avec éclat. Ursulines ! a dit une dame, en se
renversant de surprise sur un jeune Anglais de sa loge. Ursulines ! ah ! milord !
si vous entendiez le français !… — Je sens, je sens beaucoup, madame, dit le
jeune homme en rougissant. — C’est qu’on n’a jamais mis au théâtre aucune femme
aux Ursulines ! Abbé, parlez-nous donc ! L’abbé (toujours appuyée sur l’Anglais),
comment trouvez-vous Ursulines ? — Fort indécent, répond l’abbé, sans cesser de
lorgner Suzanne. Et tout le beau monde a répété : Ursulines est fort indécent.
Pauvre auteur ! on te croit jugé, quand chacun songe à son affaire. En vain
j’essayais d’établir que, dans l’événement de la scène, moins la Comtesse a
dessein de se cloîtrer, plus elle doit le feindre et faire croire à son époux
que sa retraite est bien choisie : ils ont proscrit mes Ursulines !
Dans le plus fort de la rumeur, moi, bon homme, j’avais été jusqu’à prier une
des actrices qui font le charme de ma pièce de demander aux mécontents à quel
autre couvent de filles ils estimaient qu’il fût décent que l’on fît entrer la
Comtesse ? À moi, cela m’était égal ; je l’aurais mise où l’on aurait voulu : aux
Augustines, aux Célestines, aux Clairettes, aux Visitandines, même aux Petites
Cordelières, tant je tiens peu aux Ursulines. Mais on agit si durement !
Enfin, le bruit croissant toujours, pour arranger l’affaire avec douceur, j’ai
laissé le mot Ursulines à la place où je l’avais mis : chacun alors content de
soi, de tout l’esprit qu’il avait montré, s’est apaisé sur Ursulines, et l’on a
parlé d’autre chose.
Je ne suis point, comme l’on voit, l’ennemi de mes ennemis. En disant bien du
mal de moi, ils n’en ont point fait à ma pièce ; et s’ils sentaient seulement
autant de joie à la déchirer que j’eus de plaisir à la faire, il n’y aurait
personne d’affligé. Le malheur est qu’ils ne rient point ; et ils ne rient point
à ma pièce, parce qu’on ne rit point à la leur. Je connais plusieurs amateurs
qui sont même beaucoup maigris depuis le succès du Mariage : excusons donc
l’effet de leur colère.
À des moralités d’ensemble et de détail, répandues dans les flots d’une
inaltérable gaieté ; à un dialogue assez vif, dont la facilité nous cache le
travail, si l’auteur a joint une intrigue aisément filée, où l’art se dérobe
sous l’art, qui se noue et se dénoue sans cesse, à travers une foule de
situations comiques, de tableaux piquants et variés qui soutiennent, sans la
fatiguer l’attention du public pendant les trois heures et demie que dure le
même spectacle (essai que nul homme de lettres n’avait encore osé tenter ! ), que
reste-t-il à faire à de pauvres méchants que tout cela irrite ? Attaquer,
poursuivre l’auteur par des injures verbales, manuscrites, imprimées : c’est ce
qu’on a fait sans relâche. Ils ont même épuisé jusqu’à la calomnie, pour tâcher
de me perdre dans l’esprit de tout ce qui influe
en France sur le repos d’un
citoyen. Heureusement que mon ouvrage est sous les yeux de la nation, qui depuis
dix grands mois le voit, le juge et l’apprécie. Le laisser jouer tant qu’il fera
plaisir est la seule vengeance que je me sois permise. Je n’écris point ceci
pour les lecteurs actuels : le récit d’un mal trop connu touche peu ; mais dans
quatre-vingts ans il portera son fruit. Les auteurs de ce temps-là compareront
leur sort au nôtre, et nos enfants sauront à quel prix on pouvait amuser leurs
pères.
Allons au fait ; ce n’est pas tout cela qui blesse. Le vrai motif qui se cache,
et qui dans les replis du cœur produit tous les autres reproches, est renfermé
dans ce quatrain :
Pourquoi ce Figaro qu’on va tant écouter
Est-il avec fureur déchiré par les sots ?
Recevoir, prendre et demander,
Voilà le secret en trois mots !
En effet, Figaro parlant du métier de courtisan, le définit dans ces termes
sévères. Je ne puis le nier, je l’ai dit. Mais reviendrai-je sur ce point ? Si
c’est un mal, le remède serait pire : il faudrait poser méthodiquement ce que je
n’ai fait qu’indiquer ; revenir à montrer qu’il n’y a point de synonyme, en
français entre l’homme de la Cour, l’homme de Cour, et le courtisan par métier.
Il faudrait répéter qu’homme de la Cour peint seulement un noble état ; qu’il
s’entend de l’homme de qualité, vivant avec la noblesse et l’éclat que son rang
lui impose ; que si cet homme de la Cour aime le bien par goût, sans intérêt, si,
loin de jamais nuire à personne, il se fait estimer de ses maîtres, aimer de ses
égaux et respecter des autres ; alors cette acception reçoit un nouveau lustre,
et j’en connais plus d’un que je nommerais avec plaisir, s’il en était question.
Il faudrait montrer qu’homme de Cour, en bon français, est moins l’énoncé d’un
état que le résumé d’un caractère adroit, liant, mais réservé ; pressant la main
de tout le monde en glissant chemin à travers ; menant finement son intrigue avec
l’ait de toujours servir ; ne se faisant point d’ennemis, mais donnant prés d’un
fossé, dans l’occasion, de l’épaule au meilleur ami, pour assurer sa chute et le
remplacer sur la crête ; laissant à part tout préjugé qui pourrait ralentir sa
marche ; souriant à ce qui lui déplaît, et critiquant ce qu’il approuve, selon
les hommes qui l’écoutent ; dans les liaisons utiles de sa femme ou de sa
maîtresse, ne voyant que ce qu’il doit voir, enfin…
Prenant ! tout, pour le faire court,
En véritable homme de Cour.
LÀ FONTAINE.
Cette acception n’est pas aussi défavorable que celle du courtisan par métier,
et c’est l’homme dont parle Figaro.
Mais quand j’étendrais la définition de ce dernier ; quand parcourant tous les
possibles, je le montrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois ;
rampant avec orgueil, ayant toutes les prétentions sans en justifier une ; se
donnant l’air du protégement pour se faire chef de parti ; dénigrant tous les
concurrents qui balanceraient son crédit ; faisant un métier lucratif de ce qui
ne devrait qu’honorer ; vendant ses maîtresses à son maître ; lui faisant payer
ses plaisirs, etc., etc., et quatre pages d’etc., il faudrait toujours revenir
au distique de Figaro :
Recevoir, prendre et demander,
Voilà le secret en trois mots.
Pour ceux-ci, je n’en connais point ; il y en eut, dit-on, sous Henri III, sous
d’autres rois encore ; mais c’est l’affaire de l’historien, et, quant à moi, je
suis d’avis que les vicieux du siècle en sont comme les saints ; qu’il faut cent
ans pour les canoniser. Mais puisque j’ai promis la critique de ma pièce, il
faut enfin que je la donne.
En général son grand défaut est que je ne l’ai point faite en observant le
monde ; qu’elle ne peint rien de ce qui existe, et ne rappelle jamais l’image de
la société où l’on vit ; que ses mœurs, basses et corrompues, n’ont pas même le
mérite d’être vraies. Et c’est ce qu’on lisait dernièrement dans un beau
discours imprimé, composé par un homme de bien, auquel il n’a manqué qu’un peu
d’esprit pour être un écrivain médiocre. Mais médiocre ou non, moi qui ne fis
jamais usage de cette allure oblique et torse avec laquelle un sbire, qui n’a
pas l’air de vous regarder, vous donne du stylet au flanc, je suis de l’avis de
celui-ci. Je conviens qu’à la vérité la génération passée ressemblait beaucoup à
ma pièce ; que la génération future lui ressemblera beaucoup aussi ; mais que pour
la génération présente, elle ne lui ressemble aucunement ; que je n’ai jamais
rencontré ni mari suborneur, ni seigneur libertin, ni courtisan avide, ni juge
ignorant ou passionné, ni avocat injuriant, ni gens médiocres avancés, ni
traducteur bassement jaloux. Et que si des âmes pures, qui ne s’y reconnaissent
point du tout, s’irritent contre ma pièce et la déchirent sans relâche, c’est
uniquement par respect pour leurs grands-pères et sensibilité pour leurs petits-
enfants. J’espère, après cette déclaration, qu’on me laissera bien tranquille :
ET J’AI FINI.
Caractères et habillements de la pièce
Le Comte Almaviva
doit être joué très noblement, mais avec grâce et liberté. La
corruption du cœur ne doit rien ôter au bon ton de ses manières. Dans les
mœurs de ce temps-là les Grands traitaient en badinant toute entreprise sur les
femmes. Ce rôle est d’autant plus pénible à bien rendre, que le personnage est
toujours sacrifié. Mais joué par un comédien excellent (M. Molé), il a fait
ressortir tous les rôles, et assuré le succès de la pièce.
Son vêtement des premier et second actes est un habit de chasse avec des
bottines à mi-jambe, de l’ancien costume espagnol. Du troisième acte jusqu’à la
fin, un habit superbe de ce costume.
La Comtesse, agitée de deux sentiments contraires, ne doit montrer qu’une
sensibilité réprimée, ou une colère très modérée ; rien surtout qui dégrade, aux
yeux du spectateur, son caractère aimable et vertueux. Ce rôle, un des plus
difficiles de la pièce, a fait infiniment d’honneur au grand talent de
mademoiselle Saint-Val cadette.
Son vêtement des premier, second et quatrième actes, est une lévite commode et
nul ornement sur la tête : elle est chez elle, et censée incommodée. Au cinquième
acte, elle a l’habillement et la haute coiffure de Suzanne.
Figaro. L’on ne peut trop recommander à l’acteur qui jouera ce rôle de bien se
pénétrer de son esprit, comme l’a fait M. Dazincourt. S’il y voyait autre chose
que de la raison assaisonnée de gaieté et de saillies, surtout s’il y mettait la
moindre charge, il avilirait un rôle que le premier comique du théâtre, M.
Préville, a jugé devoir honorer le talent de tout comédien qui saurait en saisir
les nuances multipliées, et pourrait s’élever à son entière conception.
Son vêtement comme dans le Barbier de Séville.
Suzanne. Jeune personne adroite, spirituelle et rieuse, mais non de cette gaieté
presque effrontée de nos soubrettes corruptrices ; son joli caractère est dessiné
dans la préface, et c’est là que l’actrice qui n’a point vu mademoiselle Contat
doit l’étudier pour le bien rendre.
Son vêtement des quatre premiers actes est un juste blanc à basquines, très
élégant, la jupe de même, avec une toque, appelée depuis par nos marchandes à la
Suzanne. Dans la fête du quatrième acte, le Comte lui pose sur la tète une toque
à long voile, à hautes plumes et à rubans blancs. Elle porte au cinquième acte
la lévite de sa maîtresse, et nul ornement sur la tête.
Marceline est une femme d’esprit, née un peu vive, mais dont les fautes et
l’expérience ont réformé le caractère. Si l’actrice qui le joue s’élève avec une
fierté bien placée à la hauteur très morale qui suit la reconnaissance du
troisième acte, elle ajoutera beaucoup à l’intérêt de l’ouvrage.
Son vêtement est celui des duègnes espagnoles, d’une couleur modeste, un bonnet
noir sur la tête.
Antonio ne doit montrer qu’une demi-ivresse, qui se dissipe par degrés ; de sorte
qu’au cinquième acte on ne s’en aperçoive presque plus. Son vêtement est celui
d’un paysan espagnol, où les manches pendent par-derrière ; un chapeau et des
souliers blancs.
Fanchette est une enfant de douze ans, très naïve. Son petit habit est un juste
brun avec des ganses et des boutons d’argent, la jupe de couleur tranchante, et
une toque noire à plumes sur la tête. Il sera celui des autres paysannes de la
noce.
Chérubin. Ce rôle ne peut être joué, comme il l’a été, que par une jeune et très
jolie femme ; nous n’avons point à nos théâtres de très jeune homme assez formé
pour en bien sentir les finesses. Timide à l’excès devant la Comtesse, ailleurs
un charmant polisson ; un désir inquiet et vague est le fond de son caractère. Il
s’élance à la puberté, mais sans projet, sans connaissances, et tout entier à
chaque événement ; enfin il est ce que toute mère, au fond du cœur, voudrait
peut-être que fût son fils, quoiqu’elle dût beaucoup en souffrir.
Son riche vêtement, au premier et second actes, est celui d’un page de Cour
espagnol, blanc et brodé d’argent ; le léger manteau bleu sur l’épaule, et un
chapeau chargé de plumes. Au quatrième acte, il a le corset, la jupe et la toque
des jeunes paysannes qui l’amènent. Au cinquième acte, un habit uniforme
d’officier, une cocarde et une épée.
Bartholo. Le caractère et l’habit comme dans Le Barbier de Séville ; il n’est ici
qu’un rôle secondaire.
Bazile. Caractère et vêtement comme dans Le Barbier de Séville ; il n’est aussi
qu’un rôle secondaire.
Brid’oison doit avoir cette bonne et franche assurance des bêtes qui n’ont plus
leur timidité. Son bégaiement n’est qu’une grâce de plus, qui doit être à peine
sentie ; et l’acteur se tromperait lourdement et jouerait à contre-sens, s’il y
cherchait le plaisant de son rôle. Il est tout entier dans l’opposition de la
gravité de son état au ridicule du caractère ; et moins l’acteur le chargera,
plus il montrera de vrai talent.
Son habit est une robe de juge espagnol moins ample que celle de nos procureurs,
presque une soutane ; une grosse perruque, une gonille ou rabat espagnol au cou,
et une longue baguette blanche à la main.
Double-Main. Vêtu comme le juge ; mais la baguette blanche plus courte.
L’Huissier ou Alguazil. Habit, manteau, épée de Crispin, mais portée à son côté
sans ceinture de cuir. Point de bottines, une chaussure noire, une perruque
blanche naissante et longue, à mille boucles, une courte baguette blanche.
Gripe-Soleil. Habit de paysan, les manches pendantes, veste de couleur tranchée,
chapeau blanc.
Une Jeune Bergère. Son vêtement comme celui de Fanchette.
Pédrille. En veste, gilet, ceinture, fouet, et bottes de poste, une résille sur
la tête, chapeau de courrier.
Personnages muets, les uns en habits de juges, d’autres et habits de paysans,
les autres en habits de livrée.
Personnages
Le Comte Almaviva, grand corrégidor d’Andalousie.
La Comtesse, sa femme.
Figaro, valet de chambre du Comte et concierge du château.
Suzanne, première camariste de la Comtesse et fiancée de Figaro.
Marceline, femme de charge.
Antonio, jardinier du château, oncle de Suzanne et père de Fanchette.
Fanchette, fille d’Antonio.
Chérubin, premier page du Comte.
Bartholo, médecin de Séville.
Bazile, maître de clavecin de la Comtesse.
Don Gusman Brid’oison, lieutenant du siège.
Double-Main, greffier, secrétaire de don Gusman.
Un Huissier Audiencier.
Gripe-Soleil, jeune patoureau.
Une Jeune Bergère.
Pédrille, piqueur du Comte.
Personnages muets
Troupe de valets.
Troupe de paysannes.
Troupe de paysans.
La scène est au château d’Aguas-Frescas, à trois lieues de Séville.
Placement des acteurs
Pour faciliter les jeux du théâtre, on a eu l’attention d’écrire au commencement
de chaque scène le nom des personnages dans l’ordre où le spectateur les voit.
S’ils font quelque mouvement grave dans la scène, il est désigné par un nouvel
ordre de noms, écrit en marge à l’instant qu’il arrive. Il est important de
conserver les bonnes positions théâtrales ; le relâchement dans la tradition
donnée par les premiers acteurs en produit bientôt un total dans le jeu des
pièces, qui finit par assimiler les troupes négligentes au plus faibles
comédiens de société.
Acte premier
Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade
est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa
tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d’orange, appelé chapeau de
la mariée.
Scène I
Figaro, Suzanne.
Figaro
Dix-neuf pieds sur vingt-six.
Suzanne
Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?
Figaro lui prend les mains.
Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la
tête d’une belle fille, est doux, le matin des noces, à l’oeil amoureux d’un
époux !…
Suzanne se retire.
Que mesures-tu donc là, mon fils ?
Figaro
Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne aura
bonne grâce ici.
Suzanne
Dans cette chambre ?
Figaro
Il nous la cède.
Suzanne
Et moi, je n’en veux point.
Figaro
Pourquoi ?
Suzanne
Je n’en veux point.
Figaro
Mais encore ?
Suzanne
Elle me déplaît.
Figaro
On dit une raison.
Suzanne
Si je n’en veux pas dire ?
Figaro
Oh ! quand elles sont sûres de nous !
Suzanne
Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon
serviteur ; ou non ?
Figaro
Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient
le milieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera
de son côté ; zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque
chose : il n’a qu’à tinter du sien ; crac, en trois sauts me voilà rendu.
Suzanne
Fort bien ! Mais quand il aura tinté le matin, pour te donner quelque bonne et
longue commission, zeste, en deux pas, il est à ma porte, et crac, en trois
sauts…
Figaro
Qu’entendez-vous par ces paroles ?
Suzanne
Il faudrait m’écouter tranquillement.
Figaro
Eh, qu’est-ce qu’il y a ? bon Dieu !
Suzanne
Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le
comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme ; c’est sur la
tienne, entends-tu, qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement
ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Bazile, honnête agent de ses plaisirs, et
mon noble maître à chanter, me répète chaque jour, en me donnant leçon.
Figaro
Bazile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a
dûment redressé, la moelle épinière à quelqu’un…
Suzanne
Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu’on me donne était pour les beaux yeux
de ton mérite ?
Figaro
J’avais assez fait pour l’espérer.
Suzanne
Que les gens d’esprit sont bêtes !
Figaro
On le dit.
Suzanne
Mais c’est qu’on ne veut pas le croire.
Figaro
On a tort.
Suzanne
Apprends qu’il la destine à obtenir de moi secrètement, certain quart d’heure,
seul à seule, qu’un ancien droit du seigneur… Tu sais s’il était triste !
Figaro
Je le sais tellement, que si monsieur le Comte, en se mariant, n’eût pas aboli
ce droit honteux, jamais je ne t’eusse épousée dans ses domaines.
Suzanne
Eh bien, s’il l’a détruit, il s’en repent ; et c’est de ta fiancée qu’il veut le
racheter en secret aujourd’hui.
Figaro, se frottant la tête.
Ma tête s’amollit de surprise, et mon front fertilisé…
Suzanne
Ne le frotte donc pas !
Figaro
Quel danger ?
Suzanne, riant.
S’il y venait un petit bouton, des gens superstitieux…
Figaro
Tu ris, friponne ! Ah ! s’il y avait moyen d’attraper ce grand trompeur, de le
faire donner dans un bon piège, et d’empocher son or !
Suzanne
De l’intrigue et de l’argent, te voilà dans ta sphère.
Figaro
Ce n’est pas la honte qui me retient.
Suzanne
La crainte ?
Figaro
Ce n’est rien d’entreprendre une chose dangereuse, mais d’échapper au péril en
la menant à bien : car d’entrer cher quelqu’un la nuit, de lui souffler sa femme,
et d’y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n’est rien plus aisé ;
mille sots coquins l’ont fait. Mais… (On sonne de l’intérieur.)
Suzanne
Voilà madame éveillée ; elle m’a bien recommandé d’être la première à lui parler
le matin de mes noces.
Figaro
Y a-t-il encore quelque chose là-dessous ?
Suzanne
Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit
Fi, Fi, Figaro ; rêve à notre affaire.
Figaro
Pour m’ouvrir l’esprit, donne un petit baiser.
Suzanne
À mon amant aujourd’hui ? Je t’en souhaite ! Et qu’en dirait demain mon mari ?
(Figaro l’embrasse.)
Suzanne
Hé bien ! hé bien !
Figaro
C’est que tu n’as pas d’idée de mon amour.
Suzanne, se défripant.
Quand cesserez-vous, importun, de m’en parler du matin au soir ?
Figaro, mystérieusement.
Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu’au matin. (On sonne une seconde
fois.)
Suzanne, de loin, les doigts unis sur sa bouche.
Voilà votre baiser, monsieur ; je n’ai plus rien à vous.
Figaro court après elle.
Oh ! mais ce n’est pas ainsi que vous l’avez reçu.
Scène II
Figaro, seul.
La charmante fille ! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d’esprit,
d’amour et de délices ! mais sage ! (Il marche vivement en se frottant les mains.)
Ah ! Monseigneur ! mon cher Monseigneur ! vous voulez m’en donner… à garder ? Je
cherchais aussi pourquoi m’ayant nommé concierge, il m’emmène à son ambassade,
et m’établit courrier de dépêches. J’entends, monsieur le Comte ; trois
promotions à la fois : vous, compagnon ministre ; moi, casse-cou politique, et
Suzon, dame du lieu, l’ambassadrice de poche, et puis ; fouette courrier ! Pendant
que je galoperais d’un côté, vous feriez faire de l’autre à ma belle un joli
chemin ! Me crottant, m’échinant pour la gloire de votre famille ; vous, daignant
concourir à l’accroissement de la mienne ! Quelle douce réciprocité ! Mais,
Monseigneur, il y a de l’abus. Faire à Londres, en même temps, les affaires de
votre maître et celles de votre valet ! représenter à la fois le Roi et moi dans
une Cour étrangère, c’est trop de moitié, c’est trop. — Pour toi, Bazile ! fripon
mon cadet ! je veux t’apprendre à clocher devant les boiteux ; je veux… Non,
dissimulons avec eux, pour les enferrer l’un par l’autre. Attention sur la
journée, monsieur Figaro ! D’abord avancer l’heure de votre petite fête, pour
épouser plus sûrement ; écarter une Marceline qui de vous est friande en diable ;
empocher l’or et les présents ; donner le change aux petites passions de monsieur
le Comte ; étriller rondement monsieur du Bazile, et…
Scène III
Marceline, Bartholo, Figaro.
Figaro s’interrompt.
Héééé, voilà le gros docteur : la fête sera complète. Hé ! bonjour, cher docteur
de mon cœur ! Est-ce ma noce avec Suzon qui vous attire au château ?
Bartholo, avec dédain.
Ah ! mon cher monsieur, point du tout.
Figaro
Cela serait bien généreux !
Bartholo
Certainement, et par trop sot.
Figaro
Moi qui eus le malheur de troubler la vôtre !
Bartholo
Avez-vous autre chose à nous dire ?
Figaro
On n’aura pas pris soin de votre mule !
Bartholo, en colère.
Bavard enragé ! laissez-nous.
Figaro
Vous vous fâchez, docteur ? Les gens de votre état sont bien durs ! Pas plus de
pitié des pauvres animaux… en vérité… que si c’était des hommes ! Adieu,
Marceline avez-vous toujours envie de plaider contre moi ?
Pour n’aimer pas, faut-il qu’on se haïsse ?
Je m’en rapporte au docteur.
Bartholo
Qu’est-ce que c’est ?
Figaro
Elle vous le contera de reste. (Il sort.)
Scène
IV
Marceline, Bartholo.
Bartholo le regarde aller.
Ce drôle est toujours le même ! Et à moins qu’on ne l’écorche vif, je prédis
qu’il mourra dans la peau du plus fier insolent…
Marceline le retourne.
Enfin, vous voilà donc, éternel docteur ! toujours si grave et compassé, qu’on
pourrait mourir en attendant vos secours, comme on s’est marié jadis, malgré vos
précautions.
Bartholo
Toujours amère et provocante ! Hé bien, qui rend donc ma présence au château si
nécessaire ? Monsieur le Comte a-t-il eu quelque accident ?
Marceline
Non, docteur.
Bartholo,
La Rosine, sa trompeuse Comtesse, est-elle incommodée, Dieu merci ?
Marceline
Elle languit.
Bartholo
Et de quoi ?
Marceline
Son mari la néglige.
Bartholo, avec joie.
Ah ! le digne époux qui me venge !
Marceline
On ne sait comment définir le Comte ; il est jaloux et libertin.
Bartholo
Libertin par ennui, jaloux par vanité ; cela va sans dire.
Marceline
Aujourd’hui, par exemple, il marie notre Suzanne à son Figaro, qu’il comble en
faveur de cette union…
Bartholo
Que Son Excellence a rendue nécessaire !
Marceline
Pas tout à fait ; mais dont Son Excellence voudrait égayer en secret l’événement
avec l’épousée…
Bartholo
De monsieur Figaro ? C’est un marché, qu’on peut conclure avec lui.
Marceline
Bazile assure que non.
Bartholo
Cet autre maraud loge ici ? C’est une caverne ! Hé ! qu’y fait-il ?
Marceline
Tout le mal dont il est capable. Mais le pis que j’y trouve est cette ennuyeuse
passion qu’il a pour moi depuis si longtemps.
Bartholo
Je me serais débarrassé vingt fois de sa poursuite.
Marceline
De quelle manière ?
Bartholo
En l’épousant.
Marceline
Railleur fade et cruel, que ne vous débarrassez-vous de la mienne à ce prix ? Ne
le devez-vous pas ? Où est le souvenir de vos engagements ? Qu’est devenu celui de
notre petit Emmanuel, ce fruit d’un amour oublié, qui devait nous conduire à des
noces ?
Bartholo ôtant son chapeau.
Est-ce pour écouter ces sornettes que vous m’avez fait venir de Séville ? Et cet
accès d’hymen qui vous reprend si vif…
Marceline
Eh bien ! n’en parlons plus. Mais, si rien n’a pu vous porter à la justice de
m’épouser, aidez-moi donc du moins à en épouser un autre.
Bartholo
Ah ! volontiers : parlons. Mais quel mortel abandonné du ciel et des femmes ?…
Marceline
Eh ! qui pourrait-ce être, docteur, sinon le beau, le gai, l’aimable Figaro ?
Bartholo
Ce fripon-là ?
Marceline
Jamais fâché, toujours en belle humeur ; donnant le présent à la joie, et
s’inquiétant de l’avenir tout aussi peu que du passé ; sémillant, généreux !
généreux…
Bartholo
Comme un voleur.
Marceline
Comme un seigneur. Charmant enfin : mais c’est le plus grand monstre !
Bartholo
Et sa Suzanne ?
Marceline
Elle ne l’aurait pas, la rusée, si vous vouliez m’aider, mon petit docteur, à
faire valoir un engagement que j’ai de lui.
Bartholo
Le jour de son mariage ?
Marceline
On en rompt de plus avancés : et, si je ne craignais d’éventer un petit secret
des femmes !…
Bartholo
En ont-elles pour le médecin du corps ?
Marceline
Ah ! vous savez que je n’en ai pas pour vous. Mon sexe est ardent, mais timide :
un certain charme a beau nous attirer vers le plaisir, la femme la plus
aventurée sent en elle une voix qui lui dit : Sois belle, si tu peux, sage si tu
veux ; mais sois considérée, il le faut. Or, puisqu’il faut être au moins
considérée, que toute femme en sent l’importance, effrayons d’abord la Suzanne
sur la divulgation des offres qu’on lui fait.
Bartholo
Où cela mènera-t-il ?
Marceline
Que, la honte la prenant au collet, elle continuera de refuser le Comte, lequel,
pour se venger, appuiera l’opposition que j’ai faite à son mariage : alors le
mien devient certain.
Bartholo
Elle a raison. Parbleu ! c’est un bon tour que de faire épouser ma vieille
gouvernante au coquin qui fit enlever ma jeune maîtresse.
Marceline, vite.
Et qui croit ajouter à ses plaisirs en trompant mes espérances.
Bartholo, vite.
Et qui m’a volé dans le temps cent écus que j’ai sur le cœur.
Marceline
Ah ! quelle volupté !…
Bartholo
De punir un scélérat…
Marceline
De l’épouser, docteur, de l’épouser !
Scène V
Marceline, Bartholo, Suzanne.
Suzanne, un bonnet de femme avec un large ruban dans la main, une robe de femme
sur le bras.
L’épouser, l’épouser ! Qui donc ? Mon Figaro ?
Marceline, aigrement.
Pourquoi non ? Vous l’épousez bien !
Bartholo, riant.
Le bon argument de femme en colère ! Nous parlions, belle Suzon, du bonheur qu’il
aura de vous posséder.
Marceline
Sans compter Monseigneur, dont on ne parle pas.
Suzanne, une révérence.
Votre servante, madame ; il y a toujours quelque chose d’amer dans vos propos.
Marceline, une révérence.
Bien la vôtre, madame ; où donc est l’amertume ? N’est-il pas juste qu’un libéral
seigneur partage un peu la joie qu’il procure à ses gens ?
Suzanne
Qu’il procure ?
Marceline
Oui, madame.
Suzanne
Heureusement, la jalousie de madame est aussi connue que ses droits sur Figaro
sont légers.
Marceline
On eût pu les rendre plus forts en les cimentant à la façon de madame.
Suzanne
Oh, cette façon, madame, est celle des dames savantes.
Marceline
Et l’enfant ne l’est pas du tout ! Innocente comme un vieux juge !
Bartholo, attirant Marceline.
Adieu, jolie fiancée de notre Figaro.
Marceline, une révérence.
L’accordée secrète de Monseigneur.
Suzanne, une révérence.
Qui vous estime beaucoup, madame.
Marceline, une révérence.
Me fera-t-elle aussi l’honneur de me chérir un peu, madame ?
Suzanne, une révérence.
À cet égard, madame n’a rien à désirer.
Marceline, une révérence.
C’est une si jolie personne que madame !
Suzanne, une révérence.
Eh mais ! assez pour désoler madame.
Marceline, une révérence.
Surtout bien respectable !
Suzanne, une révérence.
C’est aux duègnes à l’être.
Marceline, outrée.
Aux duègnes ! aux duégnes !
Bartholo, l’arrêtant.
Marceline !
Marceline
Allons, docteur, car je n’y tiendrais pas. Bonjour, madame.
(Une révérence.)
Scène VI
Suzanne, seule.
Allez, madame ! allez, pédante ! je crains aussi peu vos efforts que je méprise
vos outrages. — Voyez cette vieille sibylle ! parce qu’elle a fait quelques
études et tourmenté la jeunesse de madame, elle veut tout dominer au château !
(Elle jette la robe qu’elle tient sur une chaise.) Je ne sais plus ce que je
venais prendre.
Scène VII
Suzanne, Chérubin.
Chérubin, accourant.
Ah ! Suzon, depuis deux heures j’épie le moment de te trouver seule. Hélas ! tu te
maries, et moi je vais partir.
Suzanne
Comment mon mariage éloigne-t-il du château le premier page de Monseigneur ?
Chérubin, piteusement.
Suzanne, il me renvoie.
Suzanne, le contrefait.
Chérubin, quelque sottise !
Chérubin
Il m’a trouvé hier au soir chez ta cousine Fanchette, à qui je faisais répéter
son petit rôle d’innocente, pour la fête de ce soir : il s’est mis dans une
fureur en me voyant ! — Sortez, m’a-t-il dit, petit… Je n’ose pas prononcer
devant une femme le gros mot qu’il a dit : sortez, et demain vous ne coucherez
pas au château. Si madame, si ma belle marraine ne parvient pas à l’apaiser,
c’est fait, Suzon, je suis à jamais privé du bonheur de te voir.
Suzanne
De me voir ! moi ? c’est mon tour ! Ce n’est donc plus pour ma maîtresse que vous
soupirez en secret ?
Chérubin
Ah ! Suzon, qu’elle est noble et belle ! mais qu’elle est imposante !
Suzanne
C’est-à-dire que je ne le suis pas, et qu’on peut oser avec moi…
Chérubin
Tu sais trop bien, méchante, que je n’ose pas oser. Mais que tu es heureuse ! à
tous moments la voir, lui parler, l’habiller le matin et la déshabiller le soir,
épingle à épingle !… Ah ! Suzon ! je donnerais… Qu’est-ce que tu tiens donc là ?
Suzanne, raillant.
Hélas ! l’heureux bonnet et le fortuné ruban qui renferment la nuit les cheveux
de cette belle marraine…
Chérubin, vivement.
Son ruban de nuit ! donne-le-moi, mon cœur.
Suzanne, le retirant
Eh ! que non pas ! — Son cœur ! Comme il est familier donc ! Si ce n’était pas un
morveux sans conséquence… (Chérubin arrache le ruban.) Ah ! le ruban !
Chérubin, tourne autour du grand fauteuil.
Tu diras qu’il est égaré, gâté ; qu’il est perdu. Tu diras tout ce que tu
voudras.
Suzanne, tourne après lui.
Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit
vaurien !… Rendez-vous le ruban ? (Elle veut le reprendre.)
Chérubin, tire une romance de sa poche.
Laisse, ah ! laisse-le-moi, Suzon ; je te donnerai ma romance ; et pendant que le
souvenir de ta belle maîtresse attristera tous mes moments, le tien y versera le
seul rayon de joie qui puisse encore amuser mon cœur.
Suzanne, arrache la romance.
Amuser votre cœur, petit scélérat ! vous croyez parler à votre Fanchette. On
vous surprend chez elle, et vous soupirez pour madame ; et vous m’en contez à
moi, par-dessus le marché !
Chérubin, exalté.
Cela est vrai, d’honneur ! Je ne sais plus ce que je suis ; mais depuis quelque
temps je sens ma poitrine agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d’une femme ;
les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin
de dire à quelqu’un Je vous aime, est devenu pour moi si pressant, que je le dis
tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux
nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues. — Hier je rencontrai
Marceline…
Suzanne, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah !
Chérubin
Pourquoi non ? elle est femme, elle est fille ! Une fille ! une femme ! ah ! que ces
noms sont doux ! qu’ils sont intéressants !
Suzanne
Il devient fou !
Chérubin
Fanchette est douce ; elle m’écoute au moins : tu ne l’es pas, toi !
Suzanne
C’est bien dommage ; écoutez donc monsieur ! (Elle veut arracher le ruban.)
Chérubin, tourne en fuyant.
Ah ! ouiche ! on ne l’aura, vois-tu, qu’avec ma vie. Mais si tu n’es pas contente
du prix, j’y joindrai mille baisers. (Il lui donne chasse à son tour.)
Suzanne, tourne en fuyant.
Mille soufflets, si vous approchez. Je vais m’en plaindre à ma maîtresse ; et
loin de supplier pour vous, je dirai moi-même à Monseigneur : C’est bien fait,
Monseigneur ; chassez-nous ce petit voleur ; renvoyez à ses parents un petit
mauvais sujet qui se donne les airs d’aimer madame, et qui veut toujours
m’embrasser par contrecoup.
Chérubin, voit le Comte entrer ; il se jette derrière le fauteuil avec effroi.
Je suis perdu !
Suzanne
Quelle frayeur ?…
Scène VIII
Suzanne, Le Comte, Chérubin, caché.
Suzanne aperçoit le Comte.
Ah !… (Elle s’approche du fauteuil pour masquer Chérubin.)
Le Comte s’avance.
Tu es émue, Suzon ! tu parlais seule, et ton petit cœur paraît dans une
agitation… bien pardonnable, au reste, un jour comme celui-ci.
Suzanne, troublée.
Monseigneur, que me voulez-vous ? Si l’on vous trouvait avec moi…
Le Comte
Je serais désolé qu’on m’y surprît ; mais tu sais tout l’intérêt que je prends à
toi. Bazile ne t’a pas laissé ignorer mon amour. Je n’ai qu’un instant pour
t’expliquer mes vues ; écoute. (Il s’assied dans le fauteuil.)
Suzanne, vivement.
Je n’écoute rien.
Le Comte, lui prend la main.
Un seul mot. Tu sais que le Roi m’a nommé son ambassadeur à Londres. J’emmène
avec moi Figaro ; je lui donne un excellent poste ; et, comme le devoir d’une
femme est de suivre son mari…
Suzanne
Ah ! si j’osais parler !
Le Comte, la rapproche de lui.
Parle, parle, ma chère ; use aujourd’hui d’un droit que tu prends sur moi pour la
vie.
Suzanne, effrayée.
Je n’en veux point, Monseigneur, je n’en veux point. Quittez-moi, je vous prie.
Le Comte
Mais dis auparavant.
Suzanne, en colère.
Je ne sais plus ce que je disais.
Le Comte
Sur le devoir des femmes.
Suzanne
Eh bien, lorsque Monseigneur enleva la sienne de chez le docteur, et qu’il
l’épousa par amour ; lorsqu’il abolit pour elle un certain affreux droit du
seigneur…
Le Comte, gaiement.
Qui faisait bien de la peine aux filles ! Ah ! Suzette ! ce droit charmant ! Si tu
venais en jaser sur la brune au jardin, je mettrais un tel prix à cette légère
faveur…
Bazile, parle en dehors.
Il n’est pas chez lui, Monseigneur.
Le Comte, se lève.
Quelle est cette voix ?
Suzanne
Que je suis malheureuse !
Le Comte
Sors, pour qu’on n’entre pas.
Suzanne, troublée.
Que je vous laisse ici ?
Bazile, crie en dehors.
Monseigneur était chez Madame, il en est sorti ; je vais voir.
Le Comte
Et pas un lieu pour se cacher ! Ah ! derrière ce fauteuil… assez mal ; mais
renvoie-le bien vite. (Suzanne lui barre le chemin ; il la pousse doucement, elle
recule, et se met ainsi entre lui et le petit page ; mais, pendant que le Comte
s’abaisse et prend sa place, Chérubin tourne et se jette effrayé sur le fauteuil
à genoux et s’y blottit. Suzanne prend la robe qu’elle apportait, en couvre le
page, et se met devant le fauteuil.)
Scène IX
Le Comte et Chérubin cachés, Suzanne, Bazile.
Bazile
N’auriez-vous pas vu Monseigneur, mademoiselle ?
Suzanne, brusquement.
Hé, pourquoi l’aurais-je vu ? Laissez-moi.
Bazile s’approche.
Si vous étiez plus raisonnable, il n’y aurait rien d’étonnant à ma question.
C’est Figaro qui le cherche.
Suzanne
Il cherche donc l’homme qui lui veut le plus de mal après vous ?
Le Comte, à part.
Voyons un peu comme il me sert.
Bazile
Désirer du bien à une femme, est-ce vouloir du mal à son mari ?
Suzanne
Non, dans vos affreux principes, agent de corruption !
Bazile
Que vous demande-t-on ici que vous n’alliez prodiguer à un autre ? Grâce à la
douce cérémonie, ce qu’on vous défendait hier, on vous le prescrira demain.
Suzanne
Indigne !
Bazile
De toutes les choses sérieuses le mariage étant la plus bouffonne, j’avais
pensé…
Suzanne, outrée.
Des horreurs ! Qui vous permet d’entrer ici ?
Bazile
Là, là, mauvaise ! Dieu vous apaise ! Il n’en sera que ce que vous voulez : mais ne
croyez pas non plus que je regarde monsieur Figaro comme l’obstacle qui nuit à
Monseigneur ; et sans le petit page…
Suzanne, timidement.
Don Chérubin ?
Bazile
la contrefait.
Cherubino di amore, qui tourne autour de vous sans cesse, et qui ce matin encore
rôdait ici pour y entrer, quand je vous ai quittée. Dites que cela n’est pas
vrai ?
Suzanne
Quelle imposture ! Allez-vous-en, méchant homme !
Bazile
On est un méchant homme, parce qu’on y voit clair. N’est-ce pas pour vous aussi,
cette romance dont il fait mystère ?
Suzanne, en colère.
Ah ! oui, pour moi !…
Bazile
À moins qu’il ne l’ait composée pour madame ! En effet, quand il sert à table, on
dit qu’il la regarde avec des yeux !… Mais, peste, qu’il ne s’y joue pas !
Monseigneur est brutal sur l’article.
Suzanne, outrée.
Et vous bien scélérat, d’aller semant de pareils bruits pour perdre un
malheureux enfant tombé dans la disgrâce de son maître.
Bazile
L’ai-je inventé ? Je le dis, parce que tout le monde en parle.
Le Comte se lève.
Comment, tout le monde en parle !
Suzanne
Ah ciel !
Bazile
Ha ! ha !
Le Comte
Courez, Bazile, et qu’on le chasse.
Bazile
Ah ! que je suis fâché d’être entré !
Suzanne, troublée.
Mon Dieu ! Mon Dieu !
Le Comte, à Bazile.
Elle est saisie. Asseyons-la dans ce fauteuil.
Suzanne le repousse vivement.
Je ne veux pas m’asseoir. Entrer ainsi librement, c’est indigne !
Le Comte
Nous sommes deux avec toi, ma chère. Il n’y a plus le moindre danger !
Bazile
Moi je suis désolé de m’être égayé sur le page, puisque vous l’entendiez. je
n’en usais ainsi que pour pénétrer ses sentiments ; car au fond…
Le Comte
Cinquante pistoles, un cheval, et qu’on le renvoie à ses parents.
Bazile
Monseigneur, pour un badinage ?
Le Comte
Un petit libertin que j’ai surpris encore hier avec la fille du jardinier.
Bazile
Avec Fanchette ?
Le Comte
Et dans sa chambre.
Suzanne, outrée.
Où Monseigneur avait sans doute affaire aussi !
Le Comte, gaiement.
J’en aime assez la remarque.
Bazile
Elle est d’un bon augure.
Le Comte, gaiement.
Mais non ; j’allais chercher ton oncle Antonio, mon ivrogne de jardinier, pour
lui donner des ordres. Je frappe, on est longtemps à m’ouvrir ; ta cousine a
l’air empêtré ; je prends un soupçon, je lui parle, et tout en causant j’examine.
Il y avait derrière la porte une espèce de rideau, de portemanteau, de je ne
sais pas quoi, lui couvrait des hardes ; sans faire semblant de rien, je vais
doucement, doucement lever ce rideau (pour imiter le geste, il lève la robe du
fauteuil), et je vois… (Il aperçoit le page.) Ah !…
Bazile
Ha ! ha !
Le Comte
Ce tour-ci vaut l’autre.
Bazile
Encore mieux.
Le Comte, à Suzanne.
À merveille, mademoiselle ! à peine fiancée, vous faites de ces apprêts ? C’était
pour recevoir mon page que vous désiriez d’être seule ? Et vous, monsieur, qui ne
changez point de conduite, il vous manquait de vous adresser, sans respect pour
votre marraine, à sa première camariste, à la femme le votre ami ! Mais je ne
souffrirai pas que Figaro, qu’un homme que j’estime et que j’aime, soit victime
une pareille tromperie. Etait-il avec vous, Bazile ?
Suzanne, outrée.
Il n’y a ni tromperie ni victime ; il était là lorsque vous me parliez.
Le Comte, emporté.
Puisses-tu mentir en le disant ! Son plus cruel ennemi n’oserait lui souhaiter ce
malheur.
Suzanne
Il me priait d’engager madame à vous demander sa grâce. Votre arrivée l’a si
fort troublé, qu’il s’est masqué de ce fauteuil.
Le Comte, en colère :
Ruse d’enfer ! Je m’y suis assis en entrant.
Chérubin
Hélas ! Monseigneur, j’étais tremblant derrière.
Le Comte
Autre fourberie ! Je viens de m’y placer moi-même.
Chérubin
Pardon ; mais c’est alors que je me suis blotti dedans.
Le Comte, plus outré.
C’est donc une couleuvre que ce petit… serpent-là ! Il nous écoutait !
Chérubin
Au contraire, Monseigneur, j’ai fait ce que j’ai pu pour ne rien entendre.
Le Comte
Ô perfidie ! (À Suzanne.) Tu n’épouseras pas Figaro.
Bazile
Contenez-vous, on vient.
Le Comte, tirant Chérubin du fauteuil et le mettant sur ses pieds.
Il resterait là devant toute la terre !
Scène X
Chérubin, Suzanne, Figaro, La Comtesse, Le Comte, Fanchette, Bazile. Beaucoup de
valets, paysannes, paysans velus de blanc.
Figaro, tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans
blancs, parle à la Comtesse.
Il n’y a que vous, madame, qui puissiez nous obtenir cette faveur.
La Comtesse
Vous le voyez, monsieur le Comte, ils me supposent un crédit que je n’ai point,
mais comme leur demande n’est pas déraisonnable…
Le Comte, embarrassé.
Il faudrait qu’elle le fût beaucoup…
Figaro, bas à Suzanne.
Soutiens bien mes efforts.
Suzanne, bas à Figaro.
Qui ne mèneront à rien.
Figaro, bas.
Va toujours.
Le Comte, à Figaro.
Que voulez-vous ?,
Figaro
Monseigneur, vos vassaux, touchés de l’abolition d’un certain droit fâcheux, que
votre amour pour madame…
Le Comte
Hé bien, ce droit n’existe plus. Que veux-tu dire ?
Figaro, malignement.
Qu’il est bien temps que la vertu d’un si bon maître éclate ; elle m’est d’un tel
avantage aujourd’hui, que je désire être le premier à la célébrer à mes noces.
Le Compte, plus embarrassé.
Tu te moques, ami ! L’abolition d’un droit honteux n’est que l’acquit d’une dette
envers l’honnêteté. Un Espagnol peut vouloir conquérir la beauté par des soins ;
mais en exiger le premier, le plus doux emploi, comme une servile redevance, ah !
c’est la tyrannie d’un Vandale, et non le droit avoué d’un noble Castillan.
Figaro, tenant Suzanne par la main.
Permettez donc que cette jeune créature, de qui votre sagesse a préservé
l’honneur, reçoive de votre main, publiquement, la toque virginale, ornée de
plumes et de rubans blancs, symbole de la pureté de vos intentions : adoptez-en
la cérémonie pour tous les mariages, et qu’un quatrain chanté en chœur rappelle
à jamais le souvenir…
Le Comte, embarrassé.
Si je ne savais pas qu’amoureux, poète et musicien sont trois titres
d’indulgence pour toutes les folies…
Figaro
Joignez-vous à moi, mes amis !
Tous ensemble
Monseigneur ! Monseigneur !
Suzanne, au Comte.
Pourquoi fuir un éloge que vous méritez si bien ?
Le Comte, à part.
La perfide !
Figaro
Regardez-la donc, Monseigneur. Jamais plus jolie fiancée ne montrera mieux la
grandeur de votre sacrifice.
Suzanne
Laisse là ma figure, et ne vantons que sa vertu.
Le Comte, à part.
C’est un jeu que tout ceci.
La Comtesse
Je me joins à eux, monsieur le Comte ; et cette cérémonie me sera toujours chère,
puisqu’elle doit son motif à l’amour charmant que vous aviez pour moi.
Le Comte
Que j’ai toujours, madame ; et c’est à ce titre que je me rends.
Tous ensemble
Vivat !
Le Comte, à part.
Je suis pris. (Haut.) Pour que la cérémonie eût un peu plus d’éclat, je voudrais
seulement qu’on la remît à tantôt, (À part.) Faisons vite chercher Marceline.
Figaro, à Chérubin.
Eh bien, espiègle, vous n’applaudissez pas ?
Suzanne
Il est au désespoir ; Monseigneur le renvoie.
La Comtesse
Ah ! monsieur, je demande sa grâce.
Le Comte
Il
ne la mérite point.
La Comtesse
Hélas ! il est si jeune !
Le Comte
Pas tant que ! vous le croyez.
Chérubin, tremblant.
Pardonner généreusement n’est pas le droit du seigneur auquel vous avez renoncé
en épousant madame.
La Comtesse
Il n’a renoncé qu’à celui qui vous affligeait tous.
Suzanne
Si Monseigneur avait cédé le droit de pardonner, ce serait sûrement le premier
qu’il voudrait racheter en secret.
Le Comte, embarrassé.
Sans doute.
La Comtesse
Eh pourquoi le racheter ?
Chérubin, au Comte.
Je fus léger dans ma conduite, il est vrai, Monseigneur ; mais jamais la moindre
indiscrétion dans mes paroles…
Le Comte, embarrassé.
Eh bien, c’est assez…
Figaro
Qu’entend-il ?
Le Comte, vivement.
C’est assez, c’est assez. Tout le monde exige son pardon, je l’accorde ; et
j’irai plus loin : je lui donne une compagnie dans ma légion.
Tous ensemble
Vivat !
Le Comte
Mais c’est à condition qu’il partira sur-le-champ pour joindre en Catalogne.
Figaro
Ah ! Monseigneur, demain.
Le Comte insiste.
Je le veux.
Chérubin
J’obéis.
Le Comte
Saluez votre marraine, et demandez sa protection. (Chérubin met un genou en
terre devant la Comtesse, et ne peut parier.)
La Comtesse, émue.
Puisqu’on ne peut vous garder seulement aujourd’hui, partez, jeune homme. Un
nouvel état vous appelle ; allez la remplir dignement. Honorez votre bienfaiteur.
Souvenez-vous de cette maison, où votre jeunesse a trouvé tant d’indulgence.
Soyez soumis, honnête et brave ; nous prendrons part à vos succès. (Chérubin se
relève et retourne à sa place.)
Le Comte
Vous êtes bien émue, madame !
La Comtesse
Je ne m’en défends pas. Qui sait le sort d’un enfant jeté dans une carrière
aussi dangereuse ? Il est allié de mes parents ; et de plus, il est mon filleul.
Le Comte, à part.
Je vois que Bazile avait raison. (Haut.) Jeune homme, embrassez Suzanne… pour
la dernière fois.
Figaro
Pourquoi cela, Monseigneur ? Il viendra passer ses hivers. Baise-moi donc aussi,
capitaine ! (Il l’embrasse.) Adieu, mon petit Chérubin. Tu vas mener un train de
vie bien différent, mon enfant : dame ! tu ne rôderas plus tout le jour au
quartier des femmes, plus d’échaudés, de goûtés à la crème ; plus de main-chaude
ou de colin-maillard. De bons soldats, morbleu ! basanés, mal vêtus ; un grand
fusil bien lourd : tourne à droite, tourne à gauche, en avant, marche à la
gloire ; et ne va pas broncher en chemin ; à moins qu’un bon coup de feu…
Suzanne
Fi donc, l’horreur !
La Comtesse
Quel pronostic !
Le Comte
Où donc est Marceline ? Il est bien singulier qu’elle ne soit pas des vôtres !
Fanchette
Monseigneur, elle a pris le chemin du bourg, par le petit sentier de la ferme.
Le Comte
Et elle en reviendra ?…
Bazile
Quand il plaira à Dieu.
Figaro
S’il lui plaisait qu’il ne lui plût jamais…
Fanchette
Monsieur le docteur lui donnait le bras.
Le Comte, vivement.
Le docteur est ici ?
Bazile
Elle s’en est d’abord emparée…
Le Comte, à part.
Il ne pouvait venir plus à propos.
Fanchette
Elle avait l’air bien échauffée ; elle parlait tout haut en marchant, puis elle
s’arrêtait, et faisait comme ça de grands bras… et monsieur le docteur lui
faisait comme ça de la main, en l’apaisant : elle paraissait si courroucée ! elle
nommait mon cousin Figaro.
Le Comte lui prend le menton.
Cousin… futur.
Fanchette, montrant Chérubin.
Monseigneur, nous avez-vous pardonné d’hier ?…
Le Comte interrompt.
Bonjour, bonjour, petite.
Figaro
C’est son chien d’amour qui la berce : elle aurait troublé notre fête.
Le Comte, à part.
Elle la troublera, je t’en réponds. (Haut.) Allons, madame, entrons. Bazile,
vous passerez chez moi.
Suzanne, à Figaro.
Tu me rejoindras, mon fils ?
Figaro, bas à Suzanne.
Est-il bien enfilé.
Suzanne, bas.
Charmant garçon ! (Ils sortent tous.)
Scène XI
Chérubin, Figaro, Bazile. (Pendant qu’on sort, Figaro les arrête tous deux et
les ramène.)
Figaro
Ah ça, vous autres ! la cérémonie adoptée, ma fête de ce soir en est la suite ; il
faut bravement nous recorder : ne faisons point comme ces acteurs qui ne jouent
jamais si mal que le jour où la critique ? plus éveillée. Nous n’avons point de
lendemain qui nous excuse, nous. Sachons bien nos rôles aujourd’hui.
Bazile, malignement.
Le mien est plus difficile que tu ne crois.
Figaro, faisant, sans qu’il le voie, le geste de le rosser.
Tu es loin aussi de savoir tout le succès qu’il te vaudra.
Chérubin
Mon ami, tu oublies que je pars
Figaro
Et toi, tu voudrais bien rester !
Chérubin
Ah ! si je le voudrais !
Figaro
Il faut ruser. Point de murmure à ton départ. Le manteau de voyage à l’épaule ;
arrange ouvertement ta trousse, et qu’on voie ton cheval à la grille ; un temps
de galop jusqu’à la ferme ; reviens à pied par les derrières. Monseigneur te
croira parti ; tiens-toi seulement hors de sa vue ; je me charge de l’apaiser
après la fête.
Chérubin
Mais Fanchette qui ne sait pas son rôle !
Bazile
Que diable lui apprenez-vous donc, depuis huit jours que vous ne la quittez pas ?
Figaro
Tu n’a rien à faire aujourd’hui : donne-lui, par grâce, une leçon.
Bazile
Prenez garde, jeune homme, prenez garde ! Le père n’est pas satisfait ; la fille a
été souffletée ; elle n’étudie pas avec vous : Chérubin ! Chérubin ! vous lui
causerez des chagrins ! Tant va la cruche à l’eau !…
Figaro
Ah ! voilà notre imbécile avec ses vieux proverbes ! Hé bien, pédant, que dit la
sagesse des nations ? Tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin…
Bazile
Elle s’emplit.
Figaro, en s’en allant.
Pas si bête, pourtant, pas si bête !
Acte deuxième
Le théâtre représente une chambre à coucher superbe, un grand lit en alcôve, une
estrade au-devant. La porte pour entrer s’ouvre et se ferme à la troisième
coulisse à droite ; celle d’un cabinet, à la première coulisse à gauche. Une
porte dans le fond va chez les femmes. Une fenêtre s’ouvre de l’autre côté.
Scène I
Suzanne, La Comtesse, entrent par la porte à droite.
La Comtesse, se jette dans un bergère.
Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi tout dans le plus grand détail.
Suzanne
Je n’ai rien caché à madame.
La Comtesse
Quoi, Suzon, il voulait te séduire ?
Suzanne
Oh, que non ! Monseigneur n’y met pas tant de façon avec sa servante : il voulait
m’acheter.
La Comtesse
Et le petit page était présent ?
Suzanne
C’est-à-dire caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous
demander sa grâce.
La Comtesse
Hé, pourquoi ne pas s’adresser à moi-même ? Est-ce que je l’aurais refusé, Suzon ?
Suzanne
C’est ce que j’ai dit : mais ses regrets de partir, et surtout de quitter madame !
Ah ! Suzon, qu’elle est noble et belle ! mais qu’elle est imposante !
La Comtesse
Est-ce que j’ai cet air-là, Suzon ? Moi qui l’ai toujours protégé.
Suzanne
Puis il a vu votre ruban de nuit que je tenais : il s’est jeté dessus…
La Comtesse,
souriant.
Mon ruban ?… Quelle enfance !
Suzanne
J’ai voulu le lui ôter ; madame, c’était un lion ; ses yeux brillaient… Tu ne
l’auras qu’avec ma vie, disait-il en Forçant sa petite voix douce et grêle.
La Comtesse, rêvant.
Eh bien, Suzon ?
Suzanne
Eh bien, madame, est-ce qu’on peut faire finir ce petit démon-lâ ? Ma marraine
par-ci ; je voudrais bien par l’autre ; et parce qu’il n’oserait seulement baiser
la robe de madame, il voudrait toujours m’embrasser, moi.
La Comtesse, rêvant.
Laissons… laissons ces folies… Enfin, ma pauvre Suzasme, mon époux a fini
par te dire ?…
Suzanne
Que si je ne voulais pas l’entendre, il allait protéger Marceline.
La Comtesse se lève et se promène en se servant fortement de l’éventail.
Il ne m’aime plus du tout.
Suzanne
Pourquoi tant de jalousie ?
Le Comtesse
Comme tous les maris, ma chère ! uniquement par orgueil. Ah ! je l’ai trop aimé !
je l’ai lassé de mes tendresses et fatigué de mon amour ; voilà mon seul tort
avec lui : mais je n’entends pas que cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras
Figaro. Lui seul peut nous y aider : viendra-t-il ?
Suzanne
Dès qu’il verra partir la chasse.
La Comtesse, se servant de l’éventail.
Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une chaleur ici !…
Suzanne
C’est que madame parle et marche avec action. (Elle va ouvrir la croisée du
fond.)
Sans cette constance à me fuir… Les hommes sont bien coupables !
Suzanne crie de la fenêtre.
Ah ! voilà Monseigneur qui traverse à cheval le grand potager, suivi de Pédrille,
avec deux, trois, quatre lévriers.
La Comtesse
Nous avons du temps devant nous. (Elle s’assied.) On frappe, Suzon ?
Suzanne court ouvrir en chantant.
Ah ! c’est mon Figaro ! ah ! c’est mon Figaro !
Scène II
Figaro, Suzanne, La Comtesse, assise.
Suzanne
Mon cher ami, viens donc ! Madame est dans une impatience !…
Figaro
Et toi, ma petite Suzanne ? — Madame n’en doit prendre aucune. Au fait, de quoi
s’agit-il ? d’une misère. Monsieur le Comte trouve notre jeune femme aimable, il
voudrait en faire sa maîtresse ; et c’est bien naturel.
Suzanne
Naturel ?
Figaro
Puis il m’a nommé courrier de dépêches, et Suzon conseiller d’ambassade. Il n’y
a pas là d’étourderie.
Suzanne
Tu finiras ?
Figaro
Et parce que ma Suzanne, ma fiancée, n’accepte pas le diplôme, il va favoriser
les vues de Marceline ; quoi de plus simple encore ? Se venger de ceux qui nuisent
à nos projets en renversant les leurs, c’est ce que chacun fait, ce que nous
allons faire nous-mêmes. Hé bien, voilà tout pourtant.
La Comtesse
Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le
bonheur ?
Figaro
Qui dit cela, madame ?
Suzanne
Au lieu de t’affliger de nos chagrins…
Figaro
N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? Or, pour agir aussi méthodiquement que
lui, tempérons d’abord son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les
siennes.
La Comtesse
C’est bien dit ; mais comment ?
Figaro
C’est déjà fait, madame ; un faux avis donné sur vous…
La Comtesse
Sur moi ! La tête vous tourne !
Figaro
Oh ! c’est à lui qu’elle doit tourner.
La Comtesse
Un homme aussi jaloux !…
Figaro
Tant mieux ; pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu’un peu leur
fouetter le sang ; c’est ce que les femmes entendent si bien ! Puis les tient-on
fâchés tout rouge : avec un brin d’intrigue
on les mène où l’on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai fait rendre à Bazile un billet inconnu, lequel avertit Monseigneur qu’un galant doit chercher à vous voir aujourd’hui pendant le bal.
La Comtesse
Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d’une femme d’honneur !…
Figaro
Il y en a peu, madame, avec qui je l’eusse osé, crainte de rencontrer juste.
La Comtesse
Il faudra que je l’en remercie !
Figaro
Mais, dites-moi s’il n’est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la
journée, de façon qu’il passe à rôder, à jurer après sa dame, le temps qu’il
destinait à se complaire avec la nôtre ? Il est déjà tout dérouté : galopera-t-il
celle-ci ? surveillera-t-il celle-là ? Dans son trouble d’esprit, tenez, tenez, le
voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n’en peut mais. L’heure du
mariage arrive en poste, il n’aura pas pris de parti contre, et jamais il n
osera s’y opposer devant madame.
Suzanne
Non ; mais Marceline, le bel esprit, osera le faire, elle.
Figaro
Brrrr ! Cela m’inquiète bien, ma foi ! Tu feras dire à Monseigneur que tu te
rendras sur la brune au jardin.
Suzanne
Tu comptes sur celui-là ?
Figaro
Oh dame ! écoutez donc, les gens qui ne veulent rien faire de rien n’avancent
rien et ne sont bons à rien. Voilà mon mot.
Suzanne
Il est joli !
La Comtesse
Comme son idée. Vous consentiriez qu’elle s’y rendît ?
Figaro
Point du tout. Je fais endosser un habit de Suzanne à quelqu’un : surpris par nous au rendez-vous, le Comte pourra-t-il s’en dédire ?
Suzanne
À qui mes habits ?
Figaro
Chérubin.
La Comtesse
Il est parti.
Figaro
Non pas pour moi. Veut-on me laisser faire ?
Suzanne
On peut s’en fier à lui pour mener une intrigue.
Figaro
Deux, trois, quatre à la fois ; bien embrouillées, qui se croisent. J’étais né pour être courtisan.
Suzanne
On dit que c’est un métier si difficile !
Figaro
Recevoir, prendre, et demander ; voilà le secret en trois mots.
La Comtesse
Il a tant d’assurance qu’il finit par m’en inspirer.
Figaro
C’est mon dessein.
Suzanne
Tu disais donc ?
Figaro
Que, pendant l’absence de Monseigneur, je vais vous envoyer le Chérubin ; coiffez-le, habillez-le ; je le renferme et l’endoctrine ; et puis dansez,
Monseigneur. (Il sort.)
Scène III
Suzanne, La Comtesse, assise.
La Comtesse, tenant sa boîte à mouches.
Mon Dieu, Suzon, comme je suis faite !… Ce jeune homme qui va venir !…
Suzanne
Madame ne veut donc pas qu’il en réchappe ?
La Comtesse rêve devant sa petite glace.
Moi ?… Tu verras comme je vais le gronder.
Suzanne
Faisons-lui chanter sa romance. (Elle la met sur la Comtesse.)
La Comtesse
Mais c’est qu’en vérité mes cheveux sont dans un désordre…
Suzanne, riant.
Je n’ai qu’à reprendre ces deux boucles, madame le grondera bien mieux.
La Comtesse, revenant à elle.
Qu’est-ce que vous dites donc, mademoiselle ?
Scène IV
Chérubin, l’air honteux, Suzanne, La Comtesse, assise.
Suzanne
Entrez, monsieur l’officier ; on est visible.
Chérubin avance en tremblant.
Ah ! que ce nom m’afflige, madame ! il m’apprend qu’il faut quitter des lieux…
une marraine si… bonne !…
Suzanne
Et si belle !
Chérubin, avec un soupir.
Ah ! oui.
Suzanne le contrefait.
Ah ! oui. Le bon jeune homme ! avec ses longues paupières hypocrites. Allons, bel
oiseau bleu, chantez la romance à madame.
La Comtesse la déplie.
De qui… dit-on qu’elle est ?
Suzanne
Voyez la rougeur du coupable : en a-t-il un pied sur les joues ?
Chérubin
Est-ce qu’il est défendu… de chérir ?…
Suzanne lui Met le poing sous le nez.
Je dirai tout, vaurien !
La Comtesse
Là… chante-t-il ?
Chérubin
Oh ! madame, je suis si tremblant !…
Suzanne, en riant.
Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian gnian, gnian dès que madame le veut,
modeste auteur ! je vais l’accompagner.
La Comtesse
Prends ma guitare. (La Comtesse assise tient le papier pour suivre. Suzanne est
derrière son fauteuil, et prélude, en regardant la musique par-dessus sa
maîtresse. Le petit page est devant elle, les jeux baissés. Ce tableau est juste
la belle estampe, d’après Vanloo, appelée La Conversation espagnole.)
ROMANCE
Air : Marlbroug s’en va-t-en guerre.
Premier couplet
Mon coursier hors d’haleine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine ! )
J’errais de plaine en plaine,
Au gré du destrier.
Deuxième couplet
Au gré du destrier,
Sans varlet, n’écuyer ;
Là près d’une fontaine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine ! )
Songeant à ma marraine.
Sentais mes pleurs couler.
Troisième couplet
Sentais mes pleurs couler,
Prêt à me désoler.
Je gravais sur un frêne,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !
Sa lettre sans la mienne ;
Le roi vint à passer.
Quatrième couplet
Le roi vint à passer,
Ses barons, son clergier.
Beau page, dit la reine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine ! )
Qui vous met à la gêne ?
Qui vous fait tant plorer ?
Cinquième couplet
Qui vous fait tant plorer ?
Nous faut le déclarer.
Madame et souveraine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine ! )
J’avais une marraine,
Que toujours adorai.
Sixième couplet
Que toujours adorai ;
Je sens que j’en mourrai.
Beau page, dit la reine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine ! )
N’est-il qu’une marraine ?
Je vous en servirai.
Septième couplet
Je vous en servirai ;
Mon page vous ferai ;
Puis à ma jeune Hélène,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine ! )
Fille d’un capitaine,
Un jour vous marierai.
Huitième couplet
Un jour vous marierai. —
Nenni, n’en faut parler :
Je veux, traînant ma chaîne,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine ! )
Mourir de cette peine,
Mais non m’en consoler.
La Comtesse
Il y a de la naïveté… du sentiment même.
Suzanne va poser la guitare sur un fauteuil.
Oh ! pour du sentiment, c’est un jeune homme qui… Ah çà, monsieur l’officier,
vous a-t-on dit que pour égayer la soirée nous voulons savoir d’avance si un de
mes habits vous ira passablement ?
La Comtesse
J’ai peur que non.
Suzanne se mesure avec lui.
Il est de ma grandeur. Otons d’abord le manteau. (Elle le détache.)
La Comtesse
Et si quelqu’un entrait ?
Suzanne
Est-ce que nous faisons du mal donc ? Je vais fermer la porte (elle court) ; mais
c’est la coiffure que je veux voir.
La Comtesse
Sur ma toilette, une baigneuse à moi. (Suzanne entre dans le cabinet dont la
porte est au bord du théâtre.)
Scène V
Chérubin, La Comtesse, assise.
La Comtesse
Jusqu’à l’instant du bal, le Comte ignorera que vous soyez au château. Nous lui
dirons après, que le temps d’expédier votre brevet nous a fait naître l’idée…
Chérubin le lui montre.
Hélas ! madame, le voici ! Bazile me l’a remis de sa part.
La Comtesse
Déjà ? L’on a craint d’y perdre une minute. (Elle lit.) Ils se sont tant pressés,
qu’ils ont oublié d’y mettre son cachet. (Elle le lui rend.)
Scène VI
Chérubin, La Comtesse, Suzanne.
Suzanne entre avec un grand bonnet.
Le cachet, à quoi ?
La Comtesse
À son brevet.
Suzanne
Déjà ?
La Comtesse
C’est ce que je disais. Est-ce là ma baigneuse ?
Suzanne s’assied près de la Comtesse.
Et la plus belle de toutes. (Elle chante avec des épingles dans sa bouche.)
Tournez-vous donc envers ici,
Jean de Lyra, mon bel ami.
(Chérubin se met à genoux. Elle le coiffe.)
Madame, il est charmant !
La comtesse
Arrange son collet d’un air un peu plus féminin.
Suzanne l’arrange.
Là… Mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille ! j’en suis jalouse,
moi ! (Elle lui prend le menton.) Voulez-vous bien n’être pas joli comme ça ?
La Comtesse
Qu’elle est folle ! il faut relever la manche, afin que l’amadis prenne mieux…
(Elle le retrousse.) Qu’est-ce qu’il a donc au bras ? Un ruban !
Suzanne
Et un ruban à vous. Je suis bien aise madame l’ait vu. Je lui avais dit que je
le dirais, déjà ! Oh ! si Monseigneur n’était pas venu, j’aurais bien repris le
ruban ; car je suis presque aussi forte que lui.
La Comtesse
Il y a du sang ! (Elle détache le ruban.)
Chérubin, honteux.
Ce matin, comptant partir, j’arrangeais la gourmette de mon cheval ; il a donné
de la tête, et la bossette m’a effleuré le bras.
La Comtesse
On n’a jamais mis un ruban…
Suzanne
Et surtout un ruban volé. — Voyons donc ce que la bossette… la courbette… la
cornette du cheval… Je n’entends rien à tous ces noms-là. — Ah ! qu’il a le
bras blanc ! c’est comme une femme ! plus blanc que le mien ! Regardez donc,
madame ! (Elle les compare.)
La Comtesse, d’un ton glacé.
Occupez-vous plutôt de m’avoir du taffetas gommé, dans ma toilette. (Suzanne lui
pousse la tête en riant ; il tombe sur les deux mains. Elle entre dans le cabinet
au bord du théâtre.)
Scène VII
Chérubin, à genoux, La Comtesse, assise.
La comtesse reste un moment sans parler, les yeux sur son ruban. Chérubin la
dévore de ses regards.
Pour mon ruban, monsieur… comme c’est celui dont la couleur m’agrée le plus…
j’étais fort en colère de l’avoir perdu.
Scène VIII
Chérubin, à genoux, La Comtesse, assise, Suzanne.
Suzanne, revenant.
Et la ligature à son bras ? (Elle remet à la Comtesse du taffetas gommé et des
ciseaux.)
La Comtesse
En allant lui chercher tes hardes, prends le ruban d’un autre bonnet. (Suzanne
sort par la porte du fond, en emportant le manteau du page.)
Scène IX
Chérubin, à genoux, La Comtesse, assise.
Chérubin, les yeux baissés.
Celui qui m’est ôté m’aurait guéri en moins de rien.
La Comtesse
Par quelle vertu ? (Lui montrant le taffetas.) Ceci vaut mieux.
Chérubin, hésitant.
Quand un ruban… a serré la tête… ou touché la peau d’une personne…
La Comtesse, coupant la phrase.
… Etrangère, il devient bon pour les blessures ? J’ignorais cette propriété.
Pour l’éprouver, je garde celui-ci qui vous a serré le bras. À la première
égratignure… de mes femmes, j’en ferai l’essai.
Chérubin, pénétré
Vous le gardez, et moi je pars !
La Comtesse
Non pour toujours.
Chérubin
Je suis si malheureux !
La Comtesse, émue.
Il pleure à présent ! C’est ce vilain Figaro avec son pronostic !
Chérubin, exalté.
Ah ! je voudrais toucher au terme qu’il m’a prédit ! Sûr de mourir à l’instant,
peut-être ma bouche oserait…
La Comtesse, l’interrompt et lui essuie les yeux avec son mouchoir.
Taisez-vous, taisez-vous, enfant ! Il n’y a pas un brin de raison dans tout ce
que vous dites. (On frappe à la porte ; elle élève la voix.) Qui frappe ainsi
chez moi ?
Scène X
Chérubin, La Comtesse, Le Comte, en dehors.
Le Comte, en dehors.
Pourquoi donc enfermée ?
La Comtesse, troublée, se lève.
C’est mon époux ! grands dieux ! (À Chérubin qui s’est levé aussi.) Vous, sans
manteau, le col et les bras nus ! seul avec moi ! cet air de désordre, un billet
reçu, sa jalousie !…
Le Comte, en dehors.
Vous n’ouvrez pas ?
La Comtesse
C’est que… je suis seule.
Le Comte, en dehors.
Seule ! Avec qui parlez-vous donc ?
La Comtesse, cherchant.
… Avec vous sans doute.
Chérubin, à part.
Après les scènes d’hier et de ce matin, il me tuerait sur la place ! (Il court au
cabinet de toilette, y entre, et tire la porte sur lui.)
Scène XI
La Comtesse, seule, en ôte la clef, et court ouvrir au Comte.
Ah ! quelle faute ! quelle faute !
Scène XII
Le Comte, La Comtesse.
Le Comte, un peu sévère.
Vous n’êtes pas dans l’usage de vous enfermer !
La Comtesse, troublée.
Je… je chiffonnais… oui, je chiffonnais avec Suzanne ; elle est passée un
moment chez elle.
Le Comte, l’examine.
Vous avez l’air et le ton bien altérés !
La Comtesse
Cela n’est pas étonnant… pas étonnant du tout… je vous assure… nous
parlions de vous… Elle est passée, comme je vous dis…
Le Comte
Vous parliez de moi !… Je suis ramené par l’inquiétude ; en montant à cheval, un
billet qu’on m’a remis, mais auquel je n’ajoute aucune foi, m’a… pourtant
agité.
La Comtesse
Comment, monsieur ?… quel billet ?
Le Comte
Il faut avouer, madame, que vous ou moi sommes entourés d’êtres… bien
méchants ! On me donne avis que, dans la journée, quelqu’un que je crois absent
doit chercher à vous entretenir.
La Comtesse
Quel que soit cet audacieux, il faudra qu’il pénètre ici ; car mon projet est de
ne pas quitter ma chambre de tout le jour.
Le Comte
Ce soir, pour la noce de Suzanne ?
La Comtesse
Pour rien au monde ; je suis très incommodée.
Le Comte
Heureusement le docteur est ici. (Le page fait tomber une chaise dans le
cabinet.) Quel bruit entends-je ?
La Comtesse, plus troublée.
Du bruit ?
Le Comte
On a fait tomber un meuble.
La Comtesse
Je… je n’ai rien entendu, pour moi.
Le Comte
Il faut que vous soyez furieusement préoccupée !
La Comtesse
Préoccupée ! de quoi ?
Le Comte
Il y a quelqu’un dans ce cabinet, madame.
La Comtesse
Hé… qui voulez-vous qu’il y ait, monsieur ?
Le Comte
C’est moi qui vous le demande ; j’arrive.
La Comtesse
Hé mais… Suzanne apparemment qui range.
Le Comte
Vous avez dit qu’elle était passée chez elle !
La Comtesse
Passée… ou entrée là ; je ne sais lequel.
Le Comte
Si c’est Suzanne, d’où vient le trouble où je vous vois ?
La Comtesse
Du trouble pour ma camariste ?
Le Comte
Pour votre camariste, je ne sais ; mais pour du trouble, assurément.
La Comtesse
Assurément, monsieur, cette fille vous trouble et vous occupe beaucoup plus que
moi.
Le Comte, en colère.
Elle m’occupe à tel point, madame, que je veux la voir à l’instant.
La Comtesse
Je crois, en effet, que vous le voulez souvent : mais voilà bien les soupçons les
moins fondés…
Scène XIII
Le Comte, La Comtesse, Suzanne entre avec des hardes et pousse la porte du fond.
Le Comte
Ils en seront plus aisés à détruire. (Il parle au cabinet.) Sortez, Suzon, je
vous l’ordonne ! (Suzanne s’arrête auprès de l’alcôve dans le fond.)
La Comtesse
Elle est presque nue, monsieur ; vient-on troubler ainsi des femmes dans leur
retraite ? Elle essayait des hardes que je lui donne en la mariant ; elle s’est
enfuie quand elle vous a entendu.
Le Comte
Si elle craint tant de se montrer, au moins elle peut parler. (Il se tourne vers
la porte du cabinet.) Répondez-moi, Suzanne ; êtes-vous dans ce cabinet ?
(Suzanne, restée au fond, se jette dans l’alcôve et s’y cache.)
La Comtesse, vivement, parlant au cabinet.
Suzon, je vous défends de répondre. (Au Comte.) On n’a jamais poussé si loin la
tyrannie !
Le Comte s’avance au cabinet.
Oh ! bien, puisqu’elle ne parle pas, vêtue ou non, je la verrai.
La Comtesse se met au-devant.
Partout ailleurs je ne puis l’empêcher ; mais j’espère aussi que chez moi…
Le Comte
Et moi j’espère savoir dans un moment quelle est cette Suzanne mystérieuse. Vous
demander la clef serait, je le vois, inutile ; mais il est un moyen sûr de jeter
en dedans cette légère porte. Holâ ! quelqu’un !
La Comtesse
Attirer vos gens, et faire un scandale public d’un soupçon qui nous rendrait la
fable du château ?
Le Comte
Fort bien, madame. En effet, j’y suffirai ; je vais à l’instant prendre chez moi
ce qu’il faut… (Il marche pour sortir, et revient.) Mais, pour que tout reste
au même état, voudrez-vous bien m’accompagner sans scandale et sans bruit,
puisqu’il vous déplaît tant ?… Une chose aussi simple, apparemment, ne me sera
pas refusée !
La Comtesse, troublée.
Eh ! monsieur, qui songe à vous contrarier ?
Le Comte
Ah ! j’oubliais la porte qui va chez vos femmes ; il faut que je la ferme aussi,
pour que vous soyez pleinement justifiée. (Il va fermer la porte du fond et en
ôte la clef.)
La Comtesse, à part.
Ô ciel ! étourderie funeste !
Le Comte, revenant à elle.
Maintenant que cette chambre est close, acceptez mon bras, je vous prie ; (il
élève la voix) et quant à la Suzanne du cabinet, il faudra qu’elle ait la bonté
de m’attendre ; et le moindre mal qui puisse lui arriver à mon retour…
La Comtesse
En vérité, monsieur, voilà bien la plus odieuse aventure… (Le Comte l’emmène
et ferme la porte à la clef.)
Scène XIV
Suzanne, Chérubin.
Suzanne sort de l’alcove, accourt au cabinet et parle à la serrure.
Ouvez, Chérubin, ouvez vite, c’est Suzanne ; ouvrez et sortez.
Chérubin sort.
Ah ! Suzon, quelle horrible scène !
Suzanne
Sortez, vous n’avez pas une minute.
Chérubin, effrayé.
Eh, par où sortir ?
Suzanne
Je n’en sais rien, mais sortez.
Chérubin
S’il n’y a pas d’issue ?
Suzanne
Après la rencontre de tantôt, il vous écraserait, et nous serions perdues.
Courez conter à Figaro…
Chérubin
La fenêtre du jardin n’est peut-être pas bien haute. (Il court y regarder.)
Suzanne, avec effroi.
Un grand étage ! impossible ! Ah ! ma pauvre maîtresse ! Et mon mariage, ô ciel !
Chérubin revient.
Elle donne sur la melonnière ; quitte à gâter une couche ou deux.
Suzanne le retient et s’écrie.
Il va se tuer !
Chérubin, exalté.
Dans un gouffre allumé, Suzon ! oui, je m’y jetterais plutôt que de lui nuire…
Et ce baiser va me porter bonheur. (Il l’embrasse et court sauter par la
fenêtre.)
Scène XV
Suzanne seule, un cri de frayeur.
Ah !… (Elle tombe assise un moment. Elle va péniblement regarder à la fenêtre
et revient.) Il est déjà bien loin. Oh ! le petit garnement ! aussi leste que
joli ! si celui-là manque de femmes… Prenons sa place au plus tôt. (En entrant
dans le cabinet.) Vous pouvez à présent, monsieur le Comte, rompre la cloison,
si cela vous amuse ; au diantre qui répond un mot ! (Elle s’y enferme.)
Scène XVI
Le Comte, La Comtesse rentrent dans la chambre.
Le Comte, une pince à la main qu’il jette sur le fauteuil.
Tout est bien comme je l’ai laissé. Madame, en m’exposant à briser cette porte,
réfléchissez aux suites : encore une fois, voulez-vous l’ouvrir ?
La Comtesse
Eh ! monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux
époux ? Si l’amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré
leur déraison, je les excuserais ; j’oublierais peut-être, en faveur du motif, ce
qu’elles ont d’offensant pour moi. Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet
excès un galant homme ?
Le Comte
Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte ; ou je vais à l’instant…
La Comtesse, au-devant.
Arrêtez, monsieur, je vous prie ! Me croyez-vous capable de manquer à ce que je
me dois ?
Le Comte
Tout ce qu’il vous plaira, madame ; mais je verrai qui est dans ce cabinet.
La Comtesse, effrayée.
Hé bien, monsieur, vous le verrez. Ecoutez-moi… tranquillement.
Le Comte
Ce n’est donc pas Suzanne ?
La Comtesse, timidement.
Au moins n’est-ce pas non plus une personne… dont vous deviez rien redouter…
Nous disposions une plaisanterie… bien innocente, en vérité, pour ce soir ; et
je vous jure…
Le Comte
Et vous me jurez ?…
La Comtesse
Que nous n’avions pas plus dessein de vous offenser l’un que l’autre.
Le Comte, vite.
L’un que l’autre ? C’est un homme.
La Comtesse
Un enfant, monsieur.
Le Comte
Hé ! qui donc ?
La Comtesse
À peine osé-je le nommer !
Le Comte, furieux.
Je le tuerai.
La Comtesse
Grands dieux !
Le Comte
Parlez donc !
La Comtesse
Ce jeune… Chérubin…
Le Comte
Chérubin ! l’insolent ! Voilà mes soupçons et le billet expliqués.
La Comtesse, joignant les mains.
Ah ! monsieur ! gardez de penser…
Le Comte, frappant du pied, à part.
Je trouverai partout ce maudit page ! (Haut.) Allons, madame, ouvrez ; je sais
tout maintenant. Vous n’auriez pas été si émue, en le congédiant ce matin ; il
serait parti quand je l’ai ordonné ; vous n’auriez pas mis tant de fausseté dans
votre conte de Suzanne, il ne se serait pas si soigneusement caché, s’il n’y
avait rien de criminel.
La Comtesse
Il a craint de vous irriter en se montrant.
Le Comte,
hors de lui, crie au cabinet.
Sors donc, petit malheureux !
La Comtesse le prend à bras-le-corps, en l’éloignant.
Ah ! monsieur, monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N’en croyez pas
un injuste soupçon, de grâce ! et que le désordre où vous l’allez trouver…
Le Comte
Du désordre !
La Comtesse
Hélas, oui ! Prêt à s’habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste
et sans manteau, le col ouvert, les bras nus : il allait essayer…
Le Comte
Et vous vouliez garder votre chambre ! Indigne épouse ! ah ! vous la garderez…
longtemps ; mais il faut avant que j’en chasse un insolent, de manière à ne plus
le rencontrer nulle part.
La Comtesse, se jette à genoux, les bras élevés.
Monsieur le Comte, épargnez un enfant ; je ne me consolerais pas d’avoir causé…
Le Comte
Vos frayeurs aggravent son crime.
La Comtesse
Il n’est pas coupable, il partait : c’est moi qui l’ai fait appeler.
Le Comte, furieux.
Levez-vous. Otez-vous… Tu es bien audacieuse d’oser me parler pour un autre !
La Comtesse
Eh bien ! je m’ôterai, monsieur, je me lèverai ; je vous remettrai même la clef du
cabinet : mais, au nom de votre amour…
Le Comte
De mon amour, perfide !
La Comtesse se lève et lui présente la clef.
Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal ; et
puisse, après, tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convaincs
pas…
Le Comte, prenant la clef.
Je n’écoute plus rien.
La Comtesse se jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux.
Ô ciel ! il va périr !
Le Comte ouvre la porte et recule.
C’est Suzanne !
Scène XVII
La Comtesse, Le Comte, Suzanne.
Suzanne sort en riant.
Je le tuerai, je le tuerai ! Tuez-le donc, ce méchant page.
Le Comte, à part.
Ah ! quelle école ! (Regardant la Comtesse qui est restée stupéfaite.) Et vous
aussi, vous jouez l’étonnement ?… Mais peut-être elle n’y est pas seule. (Il
entre.)
Scène XVIII
La Comtesse, assise, Suzanne.
Suzanne accourt à sa maîtresse.
Remettez-vous, madame ; il est bien loin ; il a fait un saut…
La Comtesse
Ah, Suzon, je suis morte.
Scène XIX
La Comtesse, assise, Suzanne, Le Comte.
Le Comte sort du cabinet d’un air confus. Après un court silence.
Il n’y a personne, et pour le coup j’ai tort. — Madame… vous jouez fort bien
la comédie.
Suzanne, gaiement.
Et moi, Monseigneur ? (La Comtesse, son mouchoir sur la bouche, pour se remettre,
ne parle pas.)
Le Comte s’approche.
Quoi ! madame, vous plaisantiez ?
La Comtesse, se remettant un peu.
Eh pourquoi non, monsieur ?
Le Comte
Quel affreux badinage ! et par quel motif, je vous prie… ?
La Comtesse
Vos folies méritent-elles de la pitié ?
Le Comte
Nommer folies ce qui touche à l’honneur !
La Comtesse, assurant son ton par degrés.
Me suis-je unie à vous pour être éternellement dévouée à l’abandon et à la
jalousie, que vous seul osez concilier ?
Le Comte
Ah ! madame, c’est sans ménagement.
Suzanne
Madame n’avait qu’à vous laisser appeler les gens.
Le Comte
Tu as raison, et c’est à moi de m’humilier… Pardon, je suis d’une
confusion !…
Suzanne
Avouez, Monseigneur, que vous la méritez un peu !
Le Comte
Pourquoi donc ne sortais-tu pas lorsque je t’appelais ? Mauvaise !
Suzanne
Je me rhabillais de mon mieux, à grand renfort d’épingles ; et madame, qui me le
défendait, avait bien ses raisons pour le faire.
Le Comte
Au lieu de rappeler mes torts, aide-moi plutôt à l’apaiser
La Comtesse
Non, monsieur ; un pareil outrage ne se couvre point. Je vais me retirer aux
Ursulines, et je vois trop qu’il en est temps.
Le Comte
Le pourriez-vous sans quelques regrets ?
Suzanne
Je suis sûre, moi, que le jour du départ serait la veille des larmes.
La Comtesse
Eh ! quand cela serait, Suzon ? j’aime mieux le regretter que d’avoir la bassesse
de lui pardonner ; il m’a trop offensée.
Le Comte
Rosine !…
La Comtesse
Je ne la suis plus, cette Rosine que vous avez tant poursuivie ! Je suis la
pauvre comtesse Almaviva, la triste femme délaissée, que vous n’aimez plus.
Suzanne
Madame !
Le Comte, suppliant.
Par pitié !
La Comtesse
Vous n’en aviez aucune pour moi.
Le Comte
Mais aussi ce billet… Il m’a tourné le sang !
La Comtesse
Je n’avais pas consenti qu’on l’écrivît.
Le Comte
Vous le saviez ?
La Comtesse
C’est cet étourdi de Figaro…
Le Comte
Il en était ?
La Comtesse
… qui l’a remis à Bazile.
Le Comte
Qui m’a dit le tenir d’un paysan. Ô perfide chanteur, lame à deux tranchants !
C’est toi qui payeras pour tout le monde.
La Comtesse
Vous demandez pour vous un pardon que vous refusez aux autres : voilà bien les
hommes ! Ah ! si jamais je consentais à pardonner en faveur de l’erreur où vous a
jeté ce billet, j’exigerais que l’amnistie fût générale.
Le Comte
Eh bien, de tout mon cœur, Comtesse. Mais comment réparer une faute aussi
humiliante ?
La Comtesse se lève.
Elle l’était pour tous deux.
Le Comte
Ah ! dites pour moi seul. — Mais je suis encore à concevoir comment les femmes
prennent si vite et si juste l’air et le ton des circonstances. Vous rougissiez,
vous pleuriez, votre visage était défait… D’honneur, il l’est encore.
La Comtesse, s’efforçant de sourire.
Je rougissais… du ressentiment de vos soupçons. Mais les hommes sont-ils assez
délicats pour distinguer l’indignation d’une âme honnête outragée, d’avec la
confusion qui naît d’une accusation méritée ?
Le Comte, souriant.
Et ce page en désordre, en veste et presque nu…
La Comtesse, montrant Suzanne.
Vous le voyez devant vous. N’aimez-vous pas mieux l’avoir trouvé que l’autre ? En
général vous ne haïssez pas de rencontrer celui-ci.
Le Comte, riant plus fort.
Et ces prières, ces larmes feintes…
La Comtesse
Vous me faites rire, et j’en ai peu d’envie.
Le Comte
Nous croyons valoir quelque chose en politique, et nous ne sommes que des
enfants. C’est vous, c’est vous, madame, que le roi devrait envoyer en ambassade
à Londres ! Il faut que votre sexe ait fait une étude bien réfléchie de l’art de
se composer, pour réussir à ce point !
La Comtesse
C’est toujours vous qui nous y forcez.
Suzanne
Laissez-nous prisonniers sur parole, et vous verrez si nous sommes gens
d’honneur.
La Comtesse
Brisons là, monsieur le Comte. J’ai peut-être été trop loin ; mais mon indulgence
en un cas aussi grave doit au moins m’obtenir la vôtre.
Le Comte
Mais vous répéterez que vous me pardonnez.
La Comtesse
Est-ce que je l’ai dit, Suzon ?
Suzanne
Je ne l’ai pas entendu, madame.
Le Comte
Eh bien ! que ce mot vous échappe.
La Comtesse
Le méritez-vous donc, ingrat ?
Le Comte
Oui, par mon repentir.
Suzanne
Soupçonner un homme dans le cabinet de madame !
Le Comte
Elle m’en a si sévèrement puni !
Suzanne
Ne pas s’en fier à elle, quand elle dit que c’est sa camariste !
Le Comte
Rosine, êtes-vous donc implacable ?
La Comtesse
Ah ! Suzon, que je suis faible ! quel exemple je te donne ! (Tendant la main au
Comte.) On ne croira plus à la colère des femmes.
Suzanne
Bon, madame, avec eux ne faut-il pas toujours en venir là ? (Le Comte baise
ardemment la main de sa femme.)
Scène XX
Suzanne, Figaro, La Comtesse, Le Comte.
Figaro, arrivant tout essoufflé.
On disait madame incommodée. Je suis vite accouru… je vois avec joie qu’il
n’en est rien.
Le Comte, sèchement.
Vous êtes fort attentif.
Figaro
Et c’est mon devoir. Mais puisqu’il n’en est rien, Monseigneur, tous vos jeunes
vassaux des deux sexes sont en bas avec les violons et les cornemuses,
attendant, pour m’accompagner, l’instant où vous permettrez que je mène ma
fiancée…
Le Comte
Et qui surveillera la Comtesse au château ?
Figaro
La veiller ! elle n’est pas malade.
Le Comte
Non ; mais cet homme absent qui doit l’entretenir ?
Figaro
Quel homme absent ?
Le Comte
L’homme du billet que vous avez remis à Bazile.
Figaro
Qui dit cela ?
Le Comte
Quand je ne le saurais pas d’ailleurs, fripon, ta physionomie qui t’accuse me
prouverait déjà que tu mens.
Figaro
S’il est ainsi, ce n’est pas moi qui mens, c’est ma physionomie.
Suzanne
Va, mon pauvre Figaro, n’use pas ton éloquence en défaites ; nous avons tout dit.
Figaro
Et quoi dit ? Vous me traitez comme un Bazile !
Suzanne
Que tu avais écrit le billet de tantôt pour faire accroire à Monseigneur, quand
il entrerait, que le petit page était dans ce cabinet, où je me suis enfermée.
Le Comte
Qu’as-tu à répondre ?
La Comtesse
Il n’y a plus rien à cacher, Figaro ; le badinage est consommé.
Figaro, cherchant à deviner.
Le badinage… est consommé ?
Le Comte
Oui, consommé. Que dis-tu là-dessus ?
Figaro
Moi ! je dis… que je voudrais bien qu’on en pût dire autant de mon mariage ; et
si vous l’ordonnez…
Le Comte
Tu conviens donc enfin du billet ?
Figaro
Puisque madame le veut, que Suzanne le veut, que vous le voulez vous-même, il
faut bien que je le veuille aussi : mais à votre place, en vérité, Monseigneur,
je ne croirais pas un mot de tout ce que nous vous disons.
Le Comte
Toujours mentir contre l’évidence ! À la fin, cela m’irrite.
La Comtesse, en riant.
Eh ! ce pauvre garçon ! pourquoi voulez-vous, monsieur, qu’il dise une fois la
vérité ?
Figaro, bas à Suzanne.
Je l’avertis de son danger ; c’est tout ce qu’un honnête homme peut faire.
Suzanne, bas.
As-tu vu le petit page ?
Figaro, bas.
Encore tout froissé.
Suzanne, bas.
Ah ! pécaire !
La Comtesse
Allons, monsieur le Comte, ils brûlent de s’unir : leur impatience est naturelle !
Entrons pour la cérémonie.
Le Comte, à part.
Et Marceline, Marceline… (Haut.) Je voudrais être… au moins vêtu.
La Comtesse
Pour nos gens ! Est-ce que je le suis ?
Scène
XXI
Figaro, Suzanne, La Comtesse, Le Comte, Antonio.
Antonio, demi-gris, tenant un pot de giroflées écrasées.
Monseigneur ! Monseigneur !
Le Comte
Que me veux-tu, Antonio ?
Antonio
Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches. On jette
toutes sortes de choses par ces fenêtres : et tout à l’heure encore on vient d’en
jeter un homme.
Le Comte
Par ces fenêtres ?
Antonio
Regardez comme on arrange mes giroflées !
Suzanne, bas à Figaro.
Alerte, Figaro, alerte !
Figaro
Monseigneur, il est gris dès le matin.
Antonio
Vous n’y êtes pas. C’est un petit reste d’hier. Voilà comme on fait des
jugements… ténébreux.
Le Comte, avec feu.
Cet homme ! cet homme ! où est-il ?
Antonio
Où il est ?
Le Comte
Oui.
Antonio
C’est ce que je dis. Il faut me le trouver, déjà. Je suis votre domestique ; il
n’y a que moi qui prends soin de votre jardin ; il y tombe un homme ; et vous
sentez… que ma réputation en est effleurée.
Suzanne, bas à Figaro.
Détourne, détourne !
Figaro
Tu boiras donc toujours ?
Antonio
Et si je ne buvais pas, je deviendrais enragé.
La Comtesse
Mais en prendre ainsi sans besoin…
Antonio
Boire sans soif et faire l’amour en tout temps, madame, il n’y a que ça qui nous
distingue des autres bêtes.
Le Comte, vivement.
Réponds-moi donc, ou je vais te chasser.
Antonio
Est-ce que je m’en irais ?
Le Comte
Comment donc ?
Antonio, se touchant le front.
Si vous n’avez pas assez de ça pour garder un bon domestique, je ne suis pas
assez bête, moi, pour renvoyer un si bon maître.
Le Comte, le secoue avec colère.
On a, dis-tu, jeté un homme par cette fenêtre ?
Antonio
Oui, mon Excellence ; tout à l’heure, en veste blanche, et qui s’est enfui,
jarni, courant…
Le Comte, impatienté.
Après ?
Antonio
J’ai bien voulu courir après ; mais je me suis donné, contre la grille, une si
fière gourde à la main, que je ne peux plus remuer ni pied, ni patte, de ce
doigt-là. (Levant le doigt.)
Le Comte
Au moins, tu reconnaîtrais l’homme ?
Antonio
Oh ! que oui-dà ! si je l’avais vu pourtant !
Suzanne, bas à Figaro.
Il ne l’a pas vu.
Figaro
Voilà bien du train pour un pot de fleurs ! combien te faut-il, pleurard, avec ta
giroflée ? Il est inutile de chercher, Monseigneur, c’est moi qui ai sauté.
Le Comte
Comment, c’est vous !
Antonio
Combien te faut-il, pleurard ? Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là ;
car je vous ai trouvé beaucoup plus moindre, et plus fluet !
Figaro
Certainement ; quand on saute, on se pelotonne…
Antonio
M’est avis que c’était plutôt… qui dirait, le gringalet de page.
Le Comte
Chérubin, tu veux dire ?
Figaro
Oui, revenu tout exprès, avec son cheval, de la porte de Séville, où peut-être
il est déjà.
Antonio
Oh ! non, je ne dis pas ça, je ne dis pas ça ; je n’ai pas vu sauter de cheval,
car je le dirais de même.
Le Comte
Quelle patience !
Figaro
J’étais dans la chambre des femmes, en veste blanche : il fait un chaud !…
J’attendais là, ma Suzannette, quand j’ai ouï tout à coup la voix de Monseigneur
et le grand bruit qui se faisait ! je ne sais quelle crainte m’a saisi à
l’occasion de ce billet ; et, s’il faut
avouer ma bêtise, j’ai sauté sans
réflexion sur les couches, où je me suis même un peu foulé le pied droit. (Il
frotte son pied.)
Antonio
Puisque c’est vous, il est juste de vous rendre ce brimborion de papier qui a
coulé de votre veste, en tombant.
Le Comte se jette dessus.
Donne-le-moi. (Il ouvre le papier et le referme.)
Figaro, à part.
Je suis pris.
Le Comte, à Figaro.
La frayeur ne vous aura pas fait oublier ce que contient ce papier, ni comment
il se trouvait dans votre poche ?
Figaro, embarrassé, fouille dans ses poches et en tire des papiers.
Non sûrement… Mais c’est que j’en ai tant. Il faut répondre à tout… (Il
regarde un des papiers.) Ceci ? ah ! c’est une lettre de Marceline, en quatre
pages ; elle est belle !… Ne serait-ce pas la requête de ce pauvre braconnier en
prison ?… Non, la voici… J’avais l’état des meubles du petit château dans
l’autre poche… (Le Comte rouvre le papier qu’il tient.)
La Comtesse, bas à Suzanne.
Ah ! dieux ! Suzon, c’est le brevet d’officier.
Suzanne, bas à Figaro.
Tout est perdu, c’est le brevet.
Le Comte replie le papier.
Eh bien ! l’homme aux expédients, vous ne devinez pas ?
Antonio, s’approchant de Figaro.
Monseigneur dit, si vous ne devinez pas ?
Figaro le repousse.
Fi donc, vilain, qui me parle dans le nez !
Le Comte
Vous ne vous rappelez pas ce que ce peut être ?
Figaro
A, a, a, ah ! povero ! ce sera le brevet de ce malheureux enfant, qu’il m’avait
remis, et que j’ai oublié de lui rendre. Ô o, o, oh ! étourdi que je suis ! que
fera-t-il sans son brevet ? Il faut courir…
Le Comte
Pourquoi vous l’aurait-il remis ?
Figaro, embarrassé.
Il… désirait qu’on y fît quelque chose.
Le Comte regarde son papier.
Il n’y manque rien.
La Comtesse, bas à Suzanne.
Le cachet.
Suzanne, bas à Figaro.
Le cachet manque.
Le Comte, à Figaro.
Vous ne répondez pas ?
Figaro
C’est… qu’en effet, il y manque peu de chose. Il dit que c’est l’usage.
Le Comte
L’usage ! l’usage ! l’usage de quoi ?
Figaro
D’y apposer le sceau de vos armes. Peut-être aussi que cela ne valait pas la
peine.
Le Comte rouvre le papier et le chiffonne de colère.
Allons, il est écrit que je ne saurai rien. (À part.) C’est ce Figaro qui les
mène, et je ne m’en vengerais pas ! (Il veut sortir avec dépit.)
Figaro, l’arrêtant.
Vous sortez sans ordonner mon mariage ?
Scène XXII
Bazile, Bartholo, Marceline, Figaro, Le Comte, Gripe-Soleil, La Comtesse,
Suzanne, Antonio ; valets du Comte, ses vassaux.
Marceline, au Comte.
Ne l’ordonnez pas, Monseigneur ! Avant de lui faire grâce, vous nous devez
justice. Il a des engagements avec moi.
Le Comte, à part.
Voilà ma vengeance arrivée.
Figaro
Des engagements ! De quelle nature ? Expliquez-vous.
Marceline
Oui, je m’expliquerai, malhonnête ! (La Comtesse s’assied sur une bergère.
Suzanne est derrière elle.)
Le Comte
De quoi s’agit-il, Marceline ?
Marceline
D’une obligation de mariage.
Figaro
Un billet, voilà tout, pour de l’argent prêté.
Marceline, au Comte.
Sous condition de m’épouser. Vous êtes un grand seigneur, le premier juge de la
province…
Le Comte
Présentez-vous au tribunal, j’y rendrai justice à tout le monde.
Bazile, montrant Marceline.
En ce cas, Votre Grandeur permet que je fasse aussi valoir mes droits sur
Marceline ?
Le Comte, à part.
Ah, voilà mon fripon du billet.
FIGARO
Autre fou de la même espèce !
Le Comte, en colère, à Bazile.
Vos droits ! vos droits ! Il vous convient bien de parler devant moi, maître sot !
Antonio, frappant dans sa main.
Il ne l’a, ma foi, pas manqué du premier coup : c’est son nom.
Le Comte
Marceline, on suspendra tout jusqu’à l’examen de vos titres, qui se fera
publiquement dans la grande salle d’audience. Honnête Bazile, agent fidèle et
sûr, allez au bourg chercher les gens du siège.
Bazile
Pour son affaire ?
Le Comte
Et vous m’amènerez le paysan du billet.
Bazile
Est-ce que je le connais ?
Le Comte
Vous résistez ?
Bazile
Je ne suis pas entré au château pour en faire les commissions.
Le Comte
Quoi donc ?
Bazile
Homme à talent sur l’orgue du village, je montre le clavecin à madame, à chanter
à ses femmes, la mandoline aux pages ; et mon emploi surtout est d’amuser votre
compagnie avec ma guitare, quand il vous plaît me l’ordonner.
Gripe-Soleil s’avance.
J’irai bien, Monsigneu, si cela vous plaira.
Le Comte
Quel est ton nom et ton emploi ?
Gripe-Soleil
Je suis Gripe-Soleil, mon bon signeu ; le petit patouriau des chèvres, commandé
pour le feu d’artifice. C’est fête aujourd’hui dans le troupiau ; et je sais ous-
ce-qu’est toute l’enragée boutique à procès du pays.
Le Comte
Ton zèle me plaît ; vas-y : mais vous (à Bazile), accompagnez monsieur en jouant
de la guitare, et chantant pour amuser en chemin. Il est de ma compagnie.
Gripe-Soleil, joyeux.
Oh ! moi, je suis de la ?… (Suzanne l’apaise de la main, en lui montrant la
Comtesse.)
Bazile, surpris.
Que j’accompagne Gripe-Soleil en jouant ?…
Le Comte
C’est votre emploi. Partez ou je vous chasse. (Il sort.)
Scène XXIII
Les Acteurs précédents, excepté Le Comte.
Bazile, à lui-même.
Ah ! je n’irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis…
Figaro
Qu’une cruche.
Bazile, à part.
Au lieu d’aider à leur mariage, je m’en vais assurer le mien avec Marceline. (À
Figaro.) Ne conclus rien, crois-moi, que je ne sois de retour. (Il va prendre la
guitare sur le fauteuil du fond.)
Figaro le suit.
Conclure ! oh ! va, ne crains rien, quand même tu ne reviendrais jamais… Tu n’as
pas l’air en train de chanter, veux-tu que je commence ?… Allons, gai, haut la-
mi-la pour ma fiancée. (Il se met en marche à reculons, danse en chantant la
séguedille suivante ; Bazile accompagne ; et tout le monde le suit.)
SEGUEDILLE : Air noté.
Je préfère à richesse
La sagesse
De ma Suzon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
zon, zon, zon,
zon, zon, zon.
Aussi sa gentillesse
Est maîtresse
De ma raison,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon.
(Le bruit s’éloigne, on n’entend pas le reste.)
Scène XXIV
Suzanne, La Comtesse.
La Comtesse, dans sa bergère.
Vous voyez, Suzanne, la jolie scène que votre étourdi m’a value avec son billet.
Suzanne
Ah ! madame, quand je suis rentrée du cabinet, si vous aviez vu votre visage ! Il
s’est terni tout à coup mais ce n’a été qu’un nuage ; et par degrés vous êtes
devenue rouge, rouge, rouge !
La Comtesse
Il a donc sauté par la fenêtre ?
Suzanne
Sans hésiter, le charmant enfant ! Léger… comme une abeille !
La Comtesse
Ah ! ce fatal jardinier ! Tout cela m’a remuée au point… que je ne pouvais
rassembler deux idées.
Suzanne
Ah ! madame, au contraire ; et c’est là que j’ai vu combien l’usage du grand monde
donne d’aisance aux dames comme il faut, pour mentir sans qu’il y paraisse.
La Comtesse
Crois-tu que le Comte en soit la dupe ? Et s’il trouvait cet enfant au château !
Suzanne
Je vais recommander de le cacher si bien…
La Comtesse
Il faut qu’il parte. Après ce qui vient d’arriver, vous croyez bien que je ne
suis pas tentée de l’envoyer au jardin à votre place.
Suzanne
Il est certain que je n’irai pas non plus. Voilà donc mon mariage encore une
fois…
La Comtesse se lève.
Attends… Au lieu d’un autre, ou de toi, si j’y allais moi-même !
Suzanne
Vous, madame ?
La Comtesse
Il n’y aurait personne d’exposé… Le Comte alors ne pourrait nier… Avoir puni
sa jalousie, et lui prouver son infidélité, cela serait… Allons : le bonheur
d’un premier hasard m’enhardit à tenter le second. Fais-lui savoir promptement
que tu te rendras au jardin. Mais surtout que personne…
Suzanne
Ah ! Figaro.
La Comtesse
Non, non. Il voudrait mettre ici du sien… Mon masque de velours et ma canne ;
que j’aille y rêver sur la terrasse. (Suzanne entre dans le cabinet de
toilette.)
Scène XXV
La Comtesse, seule,
Il est assez effronté, mon petit projet ! (Elle se retourne.) Ah ! le ruban ! mon
joli ruban ! je t’oubliais ! (Elle le prend sur sa bergère et le roule.) Tu ne me
quitteras plus… tu me rappelleras la scène où ce malheureux enfant… Ah !
monsieur le Comte, qu’avez-vous fait ? et moi, que fais-je en ce moment ?
Scène XXVI
La Comtesse, Suzanne. (La Comtesse met furtivement le ruban dans son sein.)
Suzanne
Voici la canne et votre loup.
La Comtesse
Souviens-toi que je t’ai défendu d’en dire un mot à Figaro.
Suzanne, avec joie
Madame, il est charmant votre projet ! je viens d’y réfléchir. Il rapproche tout,
termine tout, embrasse tout ; et, quelque chose qui arrive, mon mariage est
maintenant certain. (Elle baise la main de sa maîtresse. Elles sortent.)
Pendant l’entracte, des valets arrangent la salle d’audience : on apporte les
deux banquettes à dossier des avocats, que l’on place aux deux colis du théâtre,
de façon que le passage soit libre par-derrière. On pose une estrade à deux
marches dans le milieu du théâtre, vers le fond, sur laquelle on place le
fauteuil du Comte. On met la table du greffier et son tabouret de côté sur le
devant, et des sièges pour Brid’oison et d’autres juges, des deux côtés de
l’estrade du Comte.
Acte troisième
Le théâtre représente une salle du château appelée salle du trône et servant de
salle d’audience, ayant sur le côté une impériale en dais, et dessous, le
portrait du Roi.
Scène I
Le Comte, Pédrille, en veste et botté, tenant un paquet cacheté.
Le Comte, vite.
M’as-tu bien entendu ?
Pédrille
Excellence, oui. (Il sort.)
Scène II
Le Comte, seul, criant.
Pédrille !
Scène III
Le Comte, Pédrille revient.
Pédrille
Excellence ?
Le Comte
On ne t’a pas vu ?
Pédrille
Ame qui vive.
Le Comte
Prenez le cheval barbe.
Pédrille
Il est à la grille du potager, tout sellé.
Le Comte
Ferme, d’un trait, jusqu’à Séville.
Pédrille
Il n’y a que trois lieues, elles sont bonnes.
Le Comte
En descendant, sachez si le page est arrivé.
Pédrille
Dans l’hôtel ?
Le Comte
Oui ; surtout depuis quel temps.
Pédrille
J’entends.
Le Comte
Remets-lui son brevet, et reviens vite.
Pédrille
Et s’il n’y était pas ?
Le Comte
Revenez plus vite, et m’en rendez compte. Allez.
Scène IV
Le Comte, seul, marche en rêvant.
J’ai fait une gaucherie en éloignant Bazile !… la colère n’est bonne à rien. Ce billet remis par lui, qui m’avertit d’une entreprise sur la Comtesse ; la
camariste enfermée quand j’arrive ; la maîtresse affectée d’une terreur fausse ou
vraie ; un homme qui saute par la fenêtre, et l’autre après qui avoue… ou qui
prétend que c’est lui… Le fil m’échappe. Il y a là-dedans une obscurité… Des
libertés chez mes vassaux, qu’importe à gens de cette étoffe ? Mais la Comtesse !
si quelque insolent attentait… Où m’égaré-je ? En vérité, quand la tête se
monte, l’imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve ! — Elle
s’amusait : ces ris étouffés, cette joie mal éteinte ! — Elle se respecte ; et mon
honneur… où diable on l’a placé ! De l’autre part, où suis-je ? cette friponne
de Suzanne a-t-elle trahi mon secret ?… comme il n’est pas encore le sien…
Qui donc m’enchaîne à cette fantaisie ? j’ai voulu vingt fois y renoncer…
Etrange effet de l’irrésolution ! si je la voulais sans débat, je la désirerais
mille fois moins. — Ce Figaro se fait bien attendre ! il faut le sonder
adroitement (Figaro paraît dans le fond, il s’arrête) et tâcher, dans la
conversation que je vais avoir avec lui, de démêler d’une manière détournée s’il
est instruit ou non de mon amour pour Suzanne.
Scène V
Le Comte, Figaro.
Figaro, à part.
Nous y voilà.
Le Comte
… S’il en sait par elle un seul mot…
Figaro, à part.
je m’en suis douté.
Le Comte
… Je lui fais épouser la vieille.
Figaro, à part,
Les amours de monsieur Bazile ?
Le Comte
… Et voyons ce que nous ferons de la jeune.
Figaro, à part.
Ah ! ma femme, s’il vous plaît.
Le Comte, se retourne.
Hein ? quoi ? qu’est-ce que c’est ?
Figaro s’avance.
Moi, qui me rends à vos ordres.
Le Comte
Et pourquoi ces mots ?…
Figaro
Je n’ai rien dit.
Le Comte répète.
Ma femme, s’il vous plaît ?
Figaro
C’est… la fin d’une réponse que je faisais : allez le dire à ma femme, s’il
vous plaît.
Le Comte se promène.
Sa femme !… Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter monsieur, quand
je le fais appeler ?
Figaro, feignant d’assurer son habillement.
Je m’étais sali sur ces couches en tombant ; je me changeais.
Le Comte
Faut-il une heure ?
Figaro
Il faut le temps.
Le Comte
Les domestiques ici… sont plus longs à s’habiller que les maîtres !
Figaro
C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider.
Le Comte
Je n’ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger
inutile, en vous jetant…
Figaro
Un danger ! on dirait que je me suis engouffré tout vivant…
Le Comte
Essayez de me donner le change en feignant de le prendre, insidieux valet ! Vous
entendez fort bien que ce n’est pas le danger qui m’inquiète, mais le motif.
Figaro
Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la
Morena ; vous cherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les
portes, enfoncer les cloisons ! Je me trouve là par hasard : qui sait dans votre
emportement si…
Le Comte, interrompant.
Vous pouviez fuir par l’escalier.
Figaro
Et vous, me prendre au corridor.
Le Comte, en colère.
Au corridor ! (À part.) Je m’emporte, et nuis à ce que je veux savoir.
Figaro, à part.
Voyons-le venir, et jouons serré.
Le Comte, radouci.
Ce n’est pas ce que je voulais dire ; laissons cela. J’avais… oui, j’avais
quelque envie de t’emmener à Londres courrier de dépêches… mais, toutes
réflexions faites…
Figaro
Monseigneur a changé d’avis ?
Le Comte
Premièrement, tu ne sais pas l’anglais.
Figaro
Je sais God-dam.
Le Comte
Je n’entends pas.
Figaro
Je dis que je sais God-dam.
Le Comte
Hé bien ?
Figaro
Diable ! c’est une belle langue que l’anglais ! il en faut peu pour aller loin.
Avec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part, — Voulez-vous
tâter d’un bon poulet gras ? entrez dans une taverne, et faites seulement ce
geste au garçon. (Il tourne la broche.) God-dam ! on vous apporte un pied de
bœuf salé, sans pain. C’est admirable ! Aimez-vous à boire un coup d’excellent
bourgogne ou de clairet ? rien que celui-ci. (Il débouche une bouteille.) God-
dam ! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle
satisfaction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant
menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches ?
mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-dam ! elle vous
sangle un soufflet de crocheteur : preuve qu’elle entend. Les Anglais, à la
vérité, ajoutent par-ci, par-là, quelques autres mots en conversant ; mais il est
bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ; et si Monseigneur n’a
pas d’autre motif de me laisser en Espagne…
Le Comte, à part.
Il veut venir à Londres ; elle n’a pas parlé.
Figaro, à part.
Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre.
Le Comte
Quel motif avait la Comtesse pour me jouer un pareil tour ?
Figaro
Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi.
Le Comte
Je la préviens sur tout, et la comble de présents.
Figaro
Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous
prive du nécessaire ?
Le Comte
… Autrefois tu me disais tout.
Figaro
Et maintenant je ne vous cache rien.
Le Comte
Combien la Comtesse t’a-t-elle donné pour cette belle association ?
Figaro
Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur ? Tenez, Monseigneur,
n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet.
Le Comte
Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours du louche en ce que tu fais ?
Figaro
C’est qu’on en voit partout quand on cherche des torts.
Le Comte
Une réputation détestable !
Figaro
Et si je vaux mieux qu’elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire
autant ?
Le Comte
Cent fois je t’ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.
Figaro
Comment voulez-vous ? la foule est là : chacun veut courir, on se presse, on
pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut ; le reste est écrasé, Aussi
c’est fait ; pour moi, j’y renonce.
Le Comte
À la fortune ? (À part.) Voici du neuf.
Figaro, à
part.
À mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m’a gratifié de la conciergerie
du château ; c’est un fort joli sort : à la vérité, je ne serai pas le courrier
étrenné des nouvelles intéressantes ; mais, en revanche, heureux avec ma femme au
fond de l’Andalousie…
Le Comte
Qui t’empêcherait de l’emmener à Londres ?
Figaro
Il faudrait la quitter si souvent, que j’aurais bientôt du mariage par-dessus la
tête.
Le Comte
Avec du caractère et de l’esprit, tu pourrais un jour t’avancer dans les
bureaux.
Figaro
De l’esprit pour s’avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant, et
l’on arrive à tout.
Le Comte
Il ne faudrait qu’étudier un peu sous moi la politique.
Figaro
Je la sais.
Le Comte
Comme l’anglais, le fond de la langue !
Figaro
Oui, s’il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d’ignorer ce qu’on sait,
de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point
ouïr ce qu’on entend ; surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir souvent
pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; s’enfermer pour tailler des
plumes, et paraître profond quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ;
jouer bien ou mal un personnage, répandre des espions et pensionner des
traîtres ; amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d’ennoblir la
pauvreté des moyens par l’importance des objets : voilà toute la politique, ou je
meure !
Le Comte
Eh ! c’est l’intrigue que tu définis !
Figaro
La politique, l’intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu germaines,
en fasse qui voudra ! J’aime mieux ma mie, ô gué ! comme dit la chanson du bon
Roi.
Le Comte, à part.
Il veut rester. J’entends… Suzanne m’a trahi.
Figaro, à part.
Je l’enfile, et le paye en sa monnaie.
Le Comte
Ainsi tu espères gagner ton procès contre Marceline ?
Figaro
Me feriez-vous un crime de refuser une vieille fille, quand Votre Excellence se
permet de nous souffler toutes les jeunes !
Le Comte, raillant.
Au tribunal le magistrat s’oublie, et ne voit plus que l’ordonnance.
Figaro
Indulgente aux grands, dure aux petits…
Le Comte
Crois-tu donc que je plaisante ?
Figaro
Eh ! qui le sait, Monseigneur ? Tempo è galant’uomo, dit l’Italien ; il dit
toujours la vérité : c’est lui qui m’apprendra qui me veut du mal, ou du bien.
Le Comte, à part.
Je vois qu’on lui a tout dit ; il épousera la duègne.
Figaro, à part.
Il a joué au fin avec moi, qu’a-t-il appris ?
Scène VI
Le Comte, un laquais, Figaro.
Le laquais, annonçant.
Dom Gusman Brid’oison.
Le Comte
Brid’oison ?
Figaro
Eh ! sans doute. C’est le juge ordinaire, le lieutenant du siège, votre
prud’homme.
Le Comte
Qu’il attende. (Le laquais sort.)
Scène VII
Le Comte, Figaro.
Figaro reste un moment à regarder le Comte qui rêve.
… Est-ce là ce que Monseigneur voulait ?
Le Comte, revenant à lui.
Moi ?… je disais d’arranger ce salon pour l’audience publique.
Figaro
Hé ! qu’est-ce qu’il manque ? Le grand fauteuil pour vous, de bonnes chaises aux
prud’hommes, le tabouret du greffier, deux banquettes aux avocats, le plancher
pour le beau monde et la canaille derrière. Je vais renvoyer les frotteurs. (Il
sort.)
Scène VIII
Le Comte, seul.
Le maraud m’embarrassait ! en disputant, il prend son avantage, il vous serre,
vous enveloppe… Ah ! friponne et fripon, vous vous entendez pour me
jouer ?
Soyez amis, soyez amants, soyez ce qu’il vous plaira, j’y consens ; mais parbleu,
pour époux…
Scène IX
Suzanne, Le Comte.
Suzanne, essoufflée.
Monseigneur… pardon, Monseigneur.
Le Comte, avec humeur.
Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ?
Suzanne
Vous êtes en colère ?
Le Comte
Vous voulez quelque chose apparemment ?
Suzanne, timidement.
C’est que ma maîtresse a ses vapeurs. J’accourais vous prier de nous prêter
votre flacon d’éther. Je l’aurais rapporté dans l’instant,
Le Comte, le lui donne.
Non, non, gardez-le pour vous-même. Il ne tardera pas à vous être utile.
Suzanne
Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc ? C’est un mal de
condition, qu’on ne prend que dans les boudoirs.
Le Comte
Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur…
Suzanne
En payant Marceline avec la dot que vous m’avez promise…
Le Comte
Que je vous ai promise, moi ?
Suzanne, baissant les yeux.
Monseigneur, j’avais cru l’entendre.
Le Comte
Oui, si vous consentiez à m’entendre vous-même.
Suzanne, les yeux baissés.
Et n’est-ce pas mon devoir d’écouter Son Excellence ?
Le Comte
Pourquoi donc, cruelle fille, ne me l’avoir pas dit plus tôt ?
Suzanne
Est-il jamais trop tard pour dire la vérité ?
Le Comte
Tu te rendrais sur la brune au jardin ?
Suzanne
Est-ce que je ne m’y promène pas tous les soirs ?
Le Comte
Tu m’as traité ce matin si durement !
Suzanne
Ce matin ? — Et le page derrière le fauteuil ?
Le Comte
Elle a raison, je l’oubliais… Mais pourquoi ce refus obstiné quand Bazile, de
ma part ?…
Suzanne
Quelle nécessité qu’un Bazile… ?
Le Comte
Elle a toujours raison. Cependant il y a un certain Figaro à qui je crains bien
que vous n’ayez tout dit !
Suzanne
Dame ! oui, je lui dis tout… hors ce qu’il faut lui taire,
Le Comte, en riant.
Ah ! charmante ! Et tu me le promets ? Si tu manquais à ta parole, entendons-nous,
mon cœur : point de rendez-vous, point de dot, point de mariage.
Suzanne, faisant la révérence.
Mais aussi point de mariage, point de droit du seigneur, Monseigneur.
Le Comte
Où prend-elle ce qu’elle dit ? d’honneur j’en raffolerai ! Mais ta maîtresse
attend le flacon…
Suzanne, riant et rendant le flacon.
Aurais-je pu vous parler sans un prétexte ?
Le Comte veut l’embrasser
Délicieuse créature !
Suzanne s’échappe.
Voilà du monde.
Le Comte, à part.
Elle est à moi. (Il s’enfuit.)
Suzanne
Allons vite rendre compte à madame.
Scène X
Suzanne, Figaro.
Figaro
Suzanne, Suzanne ! où cours-tu donc si vite en quittant Monseigneur ?
Suzanne
Plaide à présent, si tu le veux ; tu viens de gagner ton procès. (Elle s’enfuit.)
Figaro la suit.
Ah ! mais, dis donc…
Scène XI
Le Comte rentre seul.
Tu viens de gagner ton procès ! — Je donnais là dans un bon piège ! Ô mes chers
insolents ! je vous punirai de façon… Un bon arrêt, bien juste… Mais s’il
allait payer la duègne… Avec quoi… S’il payait… Eeeeh ! n’ai-je pas le fier
Antonio, dont le noble orgueil dédaigne en Figaro un inconnu pour sa nièce ? En
caressant cette manie… Pourquoi non ? dans le vaste champ de l’intrigue il faut
savoir
tout cultiver, jusqu’à la vanité d’un sot. (Il appelle.) Anto… (Il voit
entrer Marceline, etc. Il sort.)
Scène XII
Bartholo, Marceline, Brid’oison
Marceline, à Brid’oison.
Monsieur, écoutez mon affaire.
Brid’oison, en robe, et bégayant un peu.
Eh bien ! pa-arlons-en verbalement.
Bartholo
C’est une promesse de mariage,
Marceline
Accompagnée d’un prêt d’argent.
Brid’oison
J’en-entends, et caetera, le reste.
Marceline
Non, monsieur, point d’et caetera.
Brid’oison
J’en-entends : vous avez la somme ?
Marceline
Non, monsieur ; c’est moi qui l’ai prêtée.
Brid’oison
J’en-entends bien, vou-ous redemandez l’argent ?
Marceline
Non, monsieur ; je demande qu’il m’épouse.
Brid’oison
Eh ! mais, j’en-entends fort bien ; et lui veu-eut-il vous épouser ?
Marceline
Non, monsieur ; voilà tout le procès !
Brid’oison
Croyez-vous que je ne l’en-entende pas, le procès ?
Marceline
Non, monsieur. (À Bartholo.) Où sommes-nous ? (À Brid’oison). Quoi ! c’est vous
qui nous jugerez ?
Brid’oison
Est-ce que j’ai a-acheté ma charge pour autre chose ?
Marceline, en soupirant.
C’est un grand abus que de les vendre !
Brid’oison
Oui ; l’on-on ferait mieux de nous les donner pour rien. Contre qui plai-aidez-
vous ?
Scène XIII
Bartholo, Marceline, Brid’oison.
Figaro rentre en se frottant les mains.
Marceline, montrant Figaro.
Monsieur, contre ce malhonnête homme.
Figaro, très gaiement, à Marceline.
Je vous gêne peut-être. — Monseigneur revient dans l’instant, monsieur le
conseiller.
Brid’oison
J’ai vu ce ga-arçon-là quelque part.
Figaro
Chez madame votre femme, à Séville, pour la servir, Monsieur le conseiller.
Brid’oison
Dan-ans quel temps ?
Figaro
Un peu moins d’un an avant la naissance de monsieur votre fils le cadet, qui est
un bien joli enfant, je m’en vante.
Brid’oison
Oui, c’est le plus jo-oli de tous. On dit que tu-u fais ici des tiennes ?
Figaro
Monsieur est bien bon. Ce n’est là qu’une misère.
Brid’oison
Une promesse de mariage ! A-ah ! le pauvre benêt !
Figaro
Monsieur…
Brid’oison
A-t-il vu mon-on secrétaire, ce bon garçon ;
Figaro
N’est-ce pas Double-Main, le greffier ?
Brid’oison
Oui ; c’è-est qu’il mange à deux râteliers.
Figaro
Manger ! je suis garant qu’il dévore. Oh ! que oui, je l’ai vu pour l’extrait et
pour le supplément d’extrait ; comme cela se pratique, au reste.
Brid’oison
On-on doit remplir les formes.
Figaro
Assurément, monsieur ; si le fond des procès appartient aux plaideurs, on sait
bien que la forme est le patrimoine des tribunaux.
Brid’oison
Ce garçon-là n’è-est pas si niais que je l’avais cru d’abord. Hé bien, l’ami,
puisque tu en sais tant, nou-ous aurons soin de ton affaire.
Figaro
Monsieur, je m’en rapporte à votre équité, quoique vous soyez de notre justice.
Brid’oison
Hein ?… Oui, je suis de la-a justice. Mais si tu dois, et que tu-u ne payes
pas ?…
Figaro
Alors monsieur voit bien que c’est comme si je ne devais pas.
Brid’oison
San-ans doute. — Hé ! mais qu’est-ce donc qu’il dit ?
Scène XIV
Bartholo, Marceline, Le Comte, Brid’oison, Figaro, un huissier.
L’
huissier, précédant le Comte, crie.
Monseigneur, messieurs.
Le Comte
En robe ici, seigneur Brid’oison ! Ce n’est qu’une affaire domestique : l’habit de
ville était trop bon.
Brid’oison
C’è-est vous qui l’êtes, monsieur le Comte. Mais je ne vais jamais san-ans elle,
parce que la forme, voyez-vous, la forme ! Tel rit d’un juge en habit court, qui-
i tremble au seul aspect d’un procureur en robe. La forme, la-a forme !
Le Comte, à l’huissier.
Faites entrer l’audience.
L’huissier va ouvrir en glapissant.
L’audience !
Scène XV
Les Acteurs précédents, Antonio, Les Valets du château, les paysans et paysannes
en habits de fête ; Le Comte s’assied sur le grand fauteuil ; Brid’oison, sur une
chaise à côté ; Le Greffier, sur le tabouret derrière sa table ; Les Juges, Les
Avocats, sur les banquettes ; Marceline, à côté de Bartholo ; Figaro, sur l’autre
banquette ; Les Paysans et Valets, debout derrière.
Brid’oison, à Double-Main.
Double-Main, a-appelez les causes.
Double-Main lit un papier.
"Noble, très noble, infiniment noble, don Pedro George, hidalgo, baron de Los
Altos, y Montes Fieros, y Otros Montes ; contre Alonzo Calderon, jeune auteur
dramatique. Il est question d’une comédie mort-née, que chacun désavoue et
rejette sur l’autre."
Le Comte
Ils ont raison tous deux. Hors de cour. S’ils font ensemble un autre ouvrage,
pour qu’il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son
nom, le poète son talent.
Double-Main lit un autre papier.
« André Pétrutebio, laboureur ; contre le receveur de la province. » Il s’agit d’un
forcement arbitraire.
Le Comte
L’affaire n’est pas de mon ressort. Je servirai mieux mes vassaux en les
protégeant près du Roi. Passez.
Double-Main en prend un troisième. Bartholo et Figaro se lèvent.
"Barbe — Agar — Raab — Magdelaine — Nicole — Marceline de Verte-Allure, fille
majeure (Marceline se lève et salue) ; contre Figaro…" Nom de baptême en blanc ?
Figaro
Anonyme.
Brid’oison
A-anonyme ! Què-el patron est-ce là ?
Figaro
C’est le mien.
Double-Main écrit.
Contre anonyme Figaro. Qualités ?
Figaro
Gentilhomme.
Le Comte
Vous êtes gentilhomme ? (Le greffier écrit.)
Figaro
Si le ciel l’eût voulu, je serais fils d’un prince
Le Comte, au greffier.
Allez.
L’Huissier, glapissant.
Silence ! messieurs.
Double-Main lit.
"… Pour cause d’opposition faite au mariage dudit Figaro par ladite de Verte-
Allure. Le docteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour
lui-même, si la cour le permet, contre le vœu de l’usage et la jurisprudence du
siège."
Figaro
L’usage, maître Double-Main, est souvent un abus. Le client un peu instruit sait
toujours mieux sa cause que certains avocats, qui, suant à froid, criant à tue-
tête, et connaissant tout, hors le fait, s’embarrassent aussi peu de ruiner le
plaideur que d’ennuyer l’auditoire et d’endormir messieurs : plus boursouflés
après que s’ils eussent composé l’Oratio pro Murena. Moi, je dirai le fait en
peu de mots. Messieurs…
Double-Main
En voilà beaucoup d’inutiles, car vous n’êtes pas demandeur, et n’avez que la
défense. Avancez, docteur, et lisez la promesse.
Figaro
Oui, promesse !
Bartholo, mettant ses lunettes.
Elle est précise.
Brid’oison
I-il faut la voir.
Double-Main
Silence donc, messieurs !
L’Huissier, glapissant.
Silence !
Bartholo lit.
"
Je soussigné reconnais avoir reçu de damoiselle, etc. Marceline de Verte-Allure
dans le château d’Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes
cordonnées, laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château ; et
je l’épouserai, par forme de reconnaissance, etc. Signé Figaro, tout court." Mes
conclusions sont au paiement du billet et à l’exécution de la promesse, avec
dépens. (Il plaide.) Messieurs… jamais cause plus intéressante ne fut soumise
au jugement de la cour ; et, depuis Alexandre le Grand, qui promit mariage à la
belle Thalestris…
Le Comte, interrompant.
Avant d’aller plus loin, avocat, convient-on de la validité du titre ?
Brid’oison, à Figaro.
Qu’oppo… qu’oppo-osez-vous à cette lecture ?
Figaro
Qu’il y a, messieurs, malice, erreur ou distraction dans la manière dont on a lu
la pièce, car il n’est pas dit dans l’écrit : "laquelle somme je lui rendrai, ET
je l’épouserai, « mais » laquelle somme je lui rendrai, OU je l’épouserai" ; ce qui
est bien différent.
Le Comte
Y a-t-il ET dans l’acte, ou bien OU ?
Bartholo
Il y a ET.
Figaro
Il y a OU.
Brid’oison
Dou-ouble-Main, lisez vous-même.
Double-Main, prenant le papier.
Et c’est le plus sûr ; car souvent les parties déguisent en lisant. (Il lit.) "E,
e, e, Damoiselle e, e, e, de Verte-Allure, e, e, e, Ha ! laquelle somme je lui
rendrai à sa réquisition, dans ce château… ET… OU… ET… OU…" Le mot est
si mal écrit… il y a un pâté.
Brid’oison
Un pâ-âté ? je sais ce que c’est.
Bartholo, plaidant.
Je soutiens, moi, que c’est la conjonction copulative ET qui lie les membres
corrélatifs de la phrase ; je payerai la demoiselle, ET je l’épouserai.
Figaro, plaidant.
Je soutiens, moi, que c’est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits
membres ; je payerai la donzelle, OU je l’épouserai. À pédant, pédant et demi.
Qu’il s’avise de parler latin, j’y suis grec ; je l’extermine.
Le Comte
Comment juger pareille question ?
Bartholo
Pour la trancher, messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu’il
y ait OU.
Figaro
J’en demande acte.
Bartholo
Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable. Examinons
le titre en ce sens. (Il lit.) "Laquelle somme je lui rendrai dans ce château,
où je l’épouserai. « C’est ainsi qu’on dirait, messieurs : » Vous vous ferez
saigner dans ce lit, où vous resterez chaudement « ; c’est dans lequel. » Il
prendra deux gros de rhubarbe, où vous mêlerez un peu de tamarin" ; dans lesquels
on mêlera. Ainsi « château où je l’épouserai », messieurs, c’est "château dans
lequel.."
Figaro
Point du tout : la phrase est dans le sens de celle-ci : "ou la maladie vous
tuera, ou ce sera le médecin" ; ou bien le médecin ; c’est incontestable. Autre
exemple : « ou vous n’écrirez rien qui plaise, ou les sots vous dénigreront » ; ou
bien les sots ; le sens est clair ; car, audit cas, sots ou méchants sont le
substantif qui gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j’aie oublié ma
syntaxe ? Ainsi, je la payerai dans ce château, virgule, ou je l’épouserai…
Bartholo, vite.
Sans virgule.
Figaro, vite.
Elle y est. C’est, virgule, messieurs, ou bien je l’épouserai.
Bartholo, regardant le papier, vite.
Sans virgule, messieurs.
Figaro, vite.
Elle y était, messieurs. D’ailleurs, l’homme qui épouse est-il tenu de
rembourser ?
Bartholo, vite.
Oui ; nous nous marions séparés de biens.
Figaro, vite.
Et nous de corps, dès que mariage n’est pas quittance. (Les juges se lèvent et
opinent tout bas.)
Bartholo
Plaisant acquittement !
Double-Main
Silence, messieurs !
L’Huissier, glapissant.
Silence !
Bartholo
Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes !
Figaro
Est-ce votre cause, avocat, que vous plaidez ?
Bartholo
Je défends cette demoiselle.
Figaro
Continuez à déraisonner, mais cessez d’injurier. Lorsque, craignant
l’emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu’on appelât des tiers,
ils n’ont pas entendu que ces défenseurs modérés deviendraient impunément des
insolents privilégiés. C’est dégrader le plus noble institut. (Les juges
continuent d’opiner bas.)
Antonio, à Marceline, montrant les juges.
Qu’ont-ils tant à balbucifier ?
Marceline
On a corrompu le grand juge ; il corrompt l’autre, et je perds mon procès.
Bartholo, bas, d’un ton sombre.
J’en ai peur.
Figaro, gaiement.
Courage, Marceline !
Double-Main se lève ; à Marceline.
Ah ! c’est trop fort ! je vous dénonce ; et, pour l’honneur du tribunal, je demande
qu’avant faire droit sur l’autre affaire, il soit prononcé sur celle-ci.
Le Comte s’assied.
Non, greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle ; un juge
espagnol n’aura point à rougir d’un excès digne au plus des tribunaux
asiatiques : c’est assez des autres abus ! J’en vais corriger un second, en vous
motivant mon arrêt : tout juge qui s’y refuse est un grand ennemi des lois. Que
peut requérir la demanderesse ? mariage à défaut de paiement : les deux ensemble
impliqueraient.
Double-Main
Silence, messieurs !
L’Huissier, glapissant.
Silence.
Le Comte
Que nous répond le défendeur ? qu’il veut garder sa personne ; à lui permis.
Figaro, avec joie.
J’ai gagné !
Le Comte
Mais comme le texte dit : "Laquelle somme je payerai à sa première réquisition,
ou bien j’épouserai, etc.", la cour condamne le défendeur à payer deux mille
piastres fortes à la demanderesse, ou bien à l’épouser dans le jour. (Il se
lève.)
Figaro, stupéfait.
J’ai perdu.
Antonio, avec joie.
Superbe arrêt !
Figaro
En quoi superbe ?
Antonio
En ce que tu n’es plus mon neveu. Grand merci, monseigneur.
L’Huissier, glapissant.
Passez, messieurs. (Le peuple sort.)
Antonio
Je m’en vas tout conter à ma nièce (Il sort.)
Scène XVI
Le Comte, allant de côté et d’autre ; Marceline, Bartholo, Figaro, Brid’oison.
Marceline, s’assied.
Ah ! je respire !
Figaro
Et moi, j’étouffe.
Le Comte, à part.
Au moins je suis vengé, cela soulage.
Figaro, à part.
Et ce Bazile qui devait s’opposer au mariage de Marceline, voyez comme il
revient ! — (Au Comte qui sort.) monseigneur, vous nous quittez ?
Le Comte
Tout est jugé.
Figaro, à Brid’oison.
C’est ce gros enflé de conseiller…
Brid’oison
Moi, gros-os enflé !
Figaro
Sans doute. Et je ne l’épouserai pas : je suis gentilhomme, une fois. (Le Comte
s’arrête.)
Bartholo
Vous l’épouserez.
Figaro
Sans l’aveu de mes nobles parents ?
Bartholo
Nommez-les, montrez-les.
Figaro
Qu’on me donne un peu de temps : je suis bien près de les revoir ; il y a quinze
ans que je les cherche.
Bartholo
Le fat ! c’est quelque enfant trouvé !
Figaro
Enfant perdu, docteur, ou plutôt enfant volé.
Le Comte revient.
Volé, perdu, la preuve ? Il crierait qu’on lui fait injure !
Figaro
Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d’or trouvés
sur moi par les brigands n’indiqueraient pas ma haute naissance,
la précaution
qu’on avait prise de me faire des marques distinctives témoignerait assez
combien j’étais un fils précieux : et cet hiéroglyphe à mon bras… (Il veut se
dépouiller le bras droit.)
Marceline, se levant vivement.
Une spatule à ton bras droit ?
Figaro
D’où savez-vous que je dois l’avoir ?
Marceline
Dieux ! c’est lui !
Figaro
Oui, c’est moi.
Bartholo, à Marceline.
Et qui ? lui !
Marceline, vivement
C’est Emmanuel.
Bartholo, à Figaro.
Tu fus enlevé par des bohémiens ?
Figaro, exalté.
Tout près d’un château. Bon docteur, si vous me rendez à ma noble famille,
mettez un prix à ce service ; des monceaux d’or n’arrêteront pas mes illustres
parents.
Bartholo, montrant Marceline.
Voilà ta mère.
Figaro
… Nourrice ?
Bartholo
Ta propre mère.
Le Comte
Sa mère !
Figaro
Expliquez-vous.
Marceline, montrant Bartholo.
Voilà ton père.
Figaro, désolé.
Oooh ! aie de moi !
Marceline
Est-ce que la nature ne te l’a pas dit mille fois
Figaro
Jamais.
Le Comte, à part.
Sa mère !
Brid’oison
C’est clair, i-il ne l’épousera pas.
Bartholo
Ni moi non plus.
Marceline
Ni vous ! Et votre fils ? Vous m’aviez juré…
Bartholo
J’étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d’épouser tout le
monde.
Brid’oison
E-et si l’on y regardait de si près, per-ersonne n’épouserait personne.
Bartholo
Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !
Marceline, s’échauffant par degrés.
Oui, déplorable, et plus qu’on ne croit ! Je n’entends pas nier mes fautes ; ce
jour les a trop bien prouvées ! mais qu’il est dur de les expier après trente ans
d’une vie modeste ! J’étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt
qu’on m’a permis d’user de ma raison. Mais dans l’âge des illusions, de
l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent pendant que la
misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d’ennemis rassemblés ?
Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées !
Figaro
Les plus coupables sont les moins généreux ; c’est la règle.
Marceline, vivement.
Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions,
vos victimes ! c’est vous qu’il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et
vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever,
par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul
état pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la
parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe.
Figaro, en colère.
Ils font broder jusqu’aux soldats !
Marceline, exaltée.
Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une
considération dérisoire ; leurrées de respects apparents, dans une servitude
réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes !
Ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié !
Figaro
Elle a raison !
Le Comte, à part.
Que trop raison !
Brid’oison
Elle a, mon-on Dieu, raison.
Marceline
Mais que nous font, mon fils, les refus d’un homme injuste ? Ne regarde pas d’où
tu viens, vois où tu vas : cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta
fiancée ne dépendra plus que d’elle-même ; elle t’acceptera, j’en réponds. Vis
entre une épouse, une mère tendre qui te chériront à qui mieux mieux. Sois
indulgent pour elles, heureux
pour toi, mon fils ; gai, libre et bon pour tout le
monde ; il ne manquera rien à ta mère.
Figaro
Tu parles d’or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu’on est sot, en effet ! Il y
a des mille, mille ans que le monde roule, et dans cet océan de durée, où j’ai
par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j’irais
me tourmenter pour savoir à qui je les dois ! Tant pis pour qui s’en inquiète.
Passer ainsi la vie à chamailler, c’est peser sur le collier sans relâche, comme
les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas même quand
ils s’arrêtent, et qui tirent toujours, quoiqu’ils cessent de marcher. Nous
attendrons.
Le Comte
Sot événement qui me dérange !
Brid’oison, à Figaro.
Et la noblesse, et le château ? Vous impo-osez à la justice !
Figaro
Elle allait me faire faire une belle sottise, la justice ! Après que j’ai manqué,
pour ces maudits cent écus, d’assommer vingt fois monsieur, qui se trouve
aujourd’hui mon père ! Mais puisque le ciel sauvé ma vertu de ces dangers, mon
père, agréez mes excuses… et vous, ma mère, embrassez-moi… le plus
maternellement que vous pourrez (Marceline lui saute au cou.)
Scène XVII
Bartholo, Figaro, Marceline, Brid’oison, Suzanne, Antonio, Le Comte.
Suzanne, accourant, une bourse à la main.
Monseigneur, arrêtez ; qu’on ne les marie pas : je viens payer madame avec la dot
que ma maîtresse me donne.
Le Comte, à part.
Au diable la maîtresse ! Il semble que tout conspire… (Il sort.)
Scène XVIII
Bartholo, Antonio, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid’oison.
Antonio, voyant Figaro embrasser sa mère, dit à Suzanne.
Ah ! oui, payer ! Tiens, tiens.
Suzanne, se retourne.
J’en vois assez : sortons, mon oncle.
Figaro, l’arrêtant.
Non, s’il vous plaît. Que vois-tu donc ?
Suzanne
Ma bêtise et ta lâcheté.
Figaro
Pas plus de l’une que de l’autre.
Suzanne, en colère.
Et que tu l’épouses à gré, puisque tu la caresses.
Figaro, gaiement.
Je la caresse, mais je ne l’épouse pas. (Suzanne veut sortir, Figaro la
retient.)
Suzanne lui donne un soufflet.
Vous êtes bien insolent d’oser me retenir !
Figaro, à la compagnie.
C’est-il çà de l’amour ! Avant de nous quitter, je t’en supplie, envisage bien
cette chère femme-là.
Suzanne
Je la regarde.
Figaro
Et tu la trouves ?…
Suzanne
Affreuse.
Figaro
Et vive la jalousie ! elle ne vous marchande pas.
Marceline, les bras ouverts.
Embrasse ta mère, ma jolie Suzannette. Le méchant qui te tourmente est mon fils.
Suzanne, court à elle.
Vous, sa mère ! (Elles restent dans les bras l’une de l’autre.)
Antonio
C’est donc de tout à l’heure ?
Figaro
… Que je le sais.
Marceline, exaltée.
Non, mon cœur entraîné vers lui ne se trompait que de motif ; c’était le sang
qui me parlait.
Figaro
Et moi le bon sens, ma mère, qui me servait d’instinct quand je vous refusais ;
car j’étais loin de vous haïr, témoin l’argent…
Marceline, lui remet un papier.
Il est à toi : reprends ton billet, c’est ta dot.
Suzanne lui jette la bourse.
Prends encore celle-ci.
Figaro
Grand merci.
Marceline, exaltée.
Fille assez malheureuse, j’allais devenir la plus misérable des femmes, et je
suis la plus fortunée des mères ! Embrassez-moi, mes deux enfants ; j’unis dans
vous toutes mes tendresses. Heureuse autant que je puis l’être, ah ! mes enfants,
combien je vais aimer !
Figaro, attendri, avec vivacité.
Arrête donc, chère mère ! arrête donc ! voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux
noyés des premières larmes que je connaisse ? Elles sont de joie, au moins. Mais
quelle stupidité ! j’ai manqué d’en ê
tre honteux : je les sentais couler entre mes
doigts : regarde ; (Il montre ses doigts écartés) et je les retenais bêtement ! Va
te promener, la honte ! je veux rire et pleurer en même. temps ; on ne sent pas
deux fois ce que j’éprouve. (Il embrasse sa mère d’un côté, Suzanne de
l’autre.).
Marceline
Ô mon ami !
Suzanne
Mon cher ami !
Brid’oison, s’essuyant les yeux d’un mouchoir.
Et bien ! moi, je suis donc bê-ête aussi !
Figaro, exalté.
Chagrin, c’est maintenant que je puis te défier ! Atteins-moi, si tu l’oses,
entre ces deux femmes chéries.
Antonio, à Figaro.
Pas tant de cajoleries, s’il vous plaît. En fait de mariage dans les familles,
celui des parents va devant, savez. Les vôtres se baillent-ils la main ?
Bartholo
Ma main ! puisse-t-elle se dessécher et tomber, si jamais je la donne à la mère
d’un tel drôle !
Antonio, à Bartholo.
Vous n’êtes donc qu’un père marâtre ? (À Figaro.) En ce cas, not’galant, plus de
parole.
Suzanne
Ah ! mon oncle…
Antonio
Irai-je donner l’enfant de not’sœur à sti qui n’est l’enfant de personne ?
Brid’oison
Est-ce que cela-a se peut, imbécile ? on-on est toujours l’enfant de quelqu’un.
Antonio
Tarare !… Il ne l’aura jamais. (Il sort.)
Scène XIX
Bartholo, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid’oison.
Bartholo, à Figaro.
Et cherche à présent qui t’adopte. (Il veut sortir.)
Marceline, courant prendre Bartholo à bras-le-corps, le ramène.
Arrêtez, docteur, ne sortez pas !
Figaro, à part.
Non, tous les sots d’Andalousie sont, je crois, déchaînés contre mon pauvre
mariage !
Suzanne, à Bartholo.
Bon petit papa, c’est votre fils.
Marceline, à Bartholo.
De l’esprit, des talents, de la figure.
Figaro, à Bartholo.
Et qui ne vous a pas coûté une obole.
Bartholo
Et les cent écus qu’il m’a pris ?
Marceline, le caressant.
Nous aurons tant soin de vous, papa !
Suzanne, le caressant.
Nous vous aimerons tant, petit papa !
Bartholo, attendri.
Papa ! bon papa ! petit papa ! Voilà que je suis plus bête encore que monsieur,
moi. (Montrant Brid’oison.) Je me laisse aller comme un enfant. (Marceline et
Suzanne l’embrassent.) Oh ! non, je n’ai pas dit oui. (Il se retourne.) Qu’est
donc devenu Monseigneur ?
Figaro
Courons le joindre ; arrachons-lui son dernier mot. S’il machinait quelque autre
intrigue, il faudrait tout recommencer.
Tous ensemble
Courons, courons. (Ils entraînent Bartholo dehors.)
Scène XX
Brid’oison, seul.
Plus bê-ête encore que monsieur ! On peut se dire à soi-même ces-es sortes de
choses-là, mais… I-ils ne sont pas polis du tout dan-ans cet endroit-ci. (Il
sort.)
Acte quatrième
Le théâtre représente une galerie ornée de candélabres, de lustres allumés, de
fleurs, de guirlandes, en un mot, préparée pour donner une fête. Sur le devant,
à droite, est une table avec une écritoire, un fauteuil derrière.
Scène I
Figaro, Suzanne.
Figaro, la tenant à bras-le-corps.
Hé bien ! amour, es-tu contente ? Elle a converti son docteur, cette fine langue
dorée de ma mère ! Malgré sa répugnance, il l’épouse, et ton bourru d’oncle est
bridé ; il n’y a que Monseigneur qui rage, car enfin notre hymen va devenir le
prix du leur. Ris donc un peu de ce bon résultat.
Suzanne
As-tu rien vu de plus étrange ?
Figaro
Ou plutôt d’aussi gai. Nous ne voulions qu’une dot arrachée à l’Excellence ; en
voilà deux dans nos mains, qui ne sortent pas des siennes. Une rivale
acharnée
te poursuivait ; j’étais tourmenté par une furie ; tout cela s’est changé, pour
nous, dans la plus bonne des mères. Hier, j’étais comme seul au monde, et voilà
que j’ai tous mes parents ; pas si magnifiques, il est vrai, que je me les étais
galonnés ; mais assez bien pour nous, qui n’avons pas la vanité des riches.
Suzanne
Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n’est
pourtant arrivée !
Figaro
Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite : ainsi va le monde ; on
travaille, on projette, on arrange d’un côté ; la fortune accomplit de l’autre :
et depuis l’affamé conquérant qui voudrait avaler la terre, jusqu’au paisible
aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices ;
encore l’aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses
vues, que l’autre aveugle avec son entourage. — Pour cet aimable aveugle qu’on
nomme Amour… (Il la reprend tendrement à bras-le-corps.)
Suzanne
Ah ! c’est le seul qui m’intéresse !
Figaro
Permets donc que, prenant l’emploi de la Folie, je sois le bon chien qui le mène
à ta jolie mignonne porte ; et nous voilà logés pour la vie.
Suzanne, riant.
L’Amour et toi ?
Figaro
Moi et l’Amour.
Suzanne
Et vous ne chercherez pas d’autre gîte ?
Figaro
Si tu m’y prends, je veux bien que mille millions de galants…
Suzanne
Tu vas exagérer : dis ta bonne vérité.
Figaro
Ma vérité la plus vraie !
Suzanne
Fi donc, vilain ! en a-t-on plusieurs ?
Figaro
Oh ! que oui. Depuis qu’on a remarqué qu’avec le temps vieilles folies deviennent
sagesse, et qu’anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de
grosses, grosses vérités, on en a de mille espèces. Et celles qu’on sait, sans
oser les divulguer : car toute vérité n’est pas bonne à dire ; et celles qu’on
vante, sans y ajouter foi : car toute vérité n’est pas bonne à croire ; et les
serments passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les
promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands, cela ne finit pas.
Il n’y a que mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi.
Suzanne
J’aime ta joie, parce qu’elle est folle ; elle annonce que tu es heureux. Parlons
du rendez-vous du Comte.
Figaro
Ou plutôt n’en parlons jamais ; il a failli me coûter Suzanne.
Suzanne
Tu ne veux donc plus qu’il ait lieu ?
Figaro
Si vous m’aimez, Suzon, votre parole d’honneur sur ce point : qu’il s’y morfonde ;
et c’est sa punition.
Suzanne
Il m’en a plus coûté de l’accorder que je n’ai de peine à le rompre : il n’en
sera plus question.
Figaro
Ta bonne vérité ?
Suzanne
Je ne suis pas comme vous autres savants, moi ! je n’en ai qu’une.
Figaro
Et tu m’aimeras un peu ?
Suzanne
Beaucoup.
Figaro
Ce n’est guère.
Suzanne
Et comment ?
Figaro
En fait d’amour, vois-tu, trop n’est pas même assez.
Suzanne
Je n’entends pas toutes ces finesses, mais je n’aimerai que mon mari.
Figaro
Tiens parole, et tu feras une belle exception à l’usage. (Il veut l’embrasser.)
Scène II
Figaro, Suzanne, La Comtesse.
La Comtesse
Ah ! j’avais raison de le dire ; en quelque endroit qu’ils soient, croyez qu’ils
sont ensemble. Allons donc, Figaro, c’est voler l’avenir, le mariage et vous-
même, que d’usurper un tête-à-tête. On vous attend, on s’impatiente.
Figaro
Il est vrai, madame, je m’oublie. je vais leur montrer mon excuse. (Il veut
emmener Suzanne.)
La Comtesse la retient.
Elle vous suit.
Scène
III
Suzanne, La Comtesse.
La Comtesse
As-tu ce qu’il nous faut pour troquer de vêtement ?
Suzanne
Il ne faut rien, madame ; le rendez-vous ne tiendra pas.
La Comtesse
Ah ! vous changez d’avis ?
Suzanne
C’est Figaro.
La Comtesse
Vous me trompez.
Suzanne
Bonté divine !
La Comtesse
Figaro n’est pas homme à laisser échapper une dot.
Suzanne
Madame ! eh, que croyez-vous donc ?
La Comtesse
Qu’enfin, d’accord avec le Comte, il vous fâche à présent de m’avoir confié ses
projets. Je vous sais par cœur. Laissez-moi. (Elle veut sortir.)
Suzanne se jette à genoux.
Au nom du ciel, espoir de tous ! Vous ne savez pas, madame, le mal que vous
faites à Suzanne ! Après vos bontés continuelles et la dot que vous me donnez !…
La Comtesse la relève.
Hé mais… je ne sais ce que je dis ! En me cédant ta place au jardin, tu n’y vas
pas, mon cœur ; tu tiens parole à ton mari, tu m’aides à ramener le mien.
Suzanne
Comme vous m’avez affligée !
La Comtesse
C’est que je ne suis qu’une étourdie. (Elle la baise au front.) Où est ton
rendez-vous ?
Suzanne, lui baise la main.
Le mot de jardin m’a seul frappée.
La Comtesse, montrant la table.
Prends cette plume, et fixons un endroit.
Suzanne
Lui écrire !
La Comtesse
Il le faut.
Suzanne
Madame ! au moins, c’est vous…
La Comtesse
Je mets tout sur mon compte. (Suzanne s’assied, la Comtesse dicte.)
Chanson nouvelle, sur l’air… "Qu’il fera beau ce soir sous les grands
marronniers… Qu’il fera beau ce soir… "
Suzanne écrit.
« Sous les grands marronniers… » Après ?
La Comtesse
Crains-tu qu’il ne t’entende pas ?
Suzanne relit.
C’est juste. (Elle plie le billet.) Avec quoi cacheter ?
La Comtesse
Une épingle, dépêche ; elle servira de réponse. Ecris sur le revers : Renvoyez-moi
le cachet.
Suzanne écrit en riant.
Ah ! le cachet !… Celui-ci, madame, est plus gai que celui du brevet.
La Comtesse, avec un souvenir douloureux.
Ah !
Suzanne cherche sur elle.
je n’ai pas d’épingle, à présent !
La Comtesse détache sa lévite.
Prends celle-ci. (Le ruban du page tombe de son sein à terre.) Ah ! mon ruban !
Suzanne le ramasse.
C’est celui du petit voleur ! Vous avez eu la cruauté ?…
La Comtesse
Fallait-il le laisser à son bras ? C’eût été joli ! Donnez donc !
Suzanne
Madame ne le portera plus, taché du sang de ce jeune homme.
La Comtesse le reprend.
Excellent pour Fanchette. Le premier bouquet qu’elle m’apportera…
Scène IV
Une jeune bergère, Chérubin en fille, Fanchette et beaucoup de jeunes filles
habillées comme elle, et tenant des bouquets, La Comtesse, Suzanne.
Fanchette
Madame, ce sont les filles du bourg qui viennent vous présenter des fleurs.
La Comtesse, serrant vite son ruban.
Elles sont charmantes. Je me reproche, mes belles petites, de ne pas vous
connaître toutes. (Montrant Chérubin.) Quelle est cette aimable enfant qui a
l’air si modeste ?
Une Bergère
C’est une cousine à moi, madame, qui n’est ici que pour la noce.
La Comtesse
Elle est jolie. Ne pouvant porter vingt bouquets, faisons honneur à l’étrangère.
(Elle prend le bouquet
de Chérubin, et le baise au front.) Elle en rougit ! (À
Suzanne.) Ne trouves-tu pas, Suzon… qu’elle ressemble à quelqu’un ?
Suzanne
À s’y méprendre, en vérité.
Chérubin, à part, les mains sur son cœur.
Ah ! ce baiser-là m’a été bien loin !
Scène V
Les jeunes filles, Chérubin au milieu d’elles, Fanchette, Antonio, Le Comte, La
Comtesse, Suzanne.
Antonio
Moi je vous dis, Monseigneur, qu’il y est ; elles l’ont habillé chez ma fille ;
toutes ses hardes y sont encore, et voilà son chapeau d’ordonnance que j’ai
retiré du paquet. (Il s’avance et regardant toutes les filles, il reconnaît
Chérubin, lui enlève son bonnet de femme, ce qui fait retomber ses longs cheveux
en cadenette. Il lui met sur la tête le chapeau d’ordonnance et dit : ) Eh
parguenne, v’là notre officier !
La Comtesse recule.
Ah ciel !
Suzanne
Ce friponneau !
Antonio
Quand je disais là-haut que c’était lui !…
Le Comte, en colère.
Hé bien, madame ?
La Comtesse
Hé bien, monsieur ! vous me voyez plus surprise que vous et, pour le moins, aussi
fâchée.
Le Comte
Oui ; mais tantôt, ce matin ?
La Comtesse
Je serais coupable, en effet, si je dissimulais encore. Il était descendu chez
moi. Nous entamions le badinage que ces enfants viennent d’achever ; vous nous
avez surprises l’habillant : votre premier mouvement est si vif ! il s’est sauvé,
je me suis troublée ; l’effroi général a fait le reste.
Le Comte, avec dépit, à Chérubin.
Pourquoi n’êtes-vous pas parti ?
Chérubin, ôtant son chapeau brusquement.
Monseigneur…
Le Comte
Je punirai ta désobéissance.
Fanchette, étourdiment.
Ah, Monseigneur, entendez-moi ! Toutes les fois que vous venez m’embrasser, vous
savez bien que vous dites toujours : Si tu veux m’aimer, petite Fanchette, je te
donnerai ce que tu voudras.
Le Comte, rougissant.
Moi ! j’ai dit cela ?
Fanchette
Oui, Monseigneur. Au lieu de punir Chérubin, donnez-le-moi en mariage, et je
vous aimerai à la folie.
Le Comte, à part.
Etre ensorcelé par un page !
La Comtesse
Hé bien, monsieur, à votre tour ! L’aveu de cette enfant aussi naïf que le mien
atteste enfin deux vérités : que c’est toujours sans le vouloir si je vous cause
des inquiétudes, pendant que vous épuisez tout pour augmenter et justifier les
miennes.
Antonio
Vous aussi, Monseigneur ? Dame ! je vous la redresserai comme feu sa mère, qui est
morte… Ce n’est pas pour la conséquence ; mais c’est que madame sait bien que
les petites filles, quand elles sont grandes…
Le Comte, déconcerté, à part.
Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre moi !
Scène VI
Les jeunes filles, Chérubin, Antonio, Figaro, Le Comte, La Comtesse, Suzanne.
Figaro
Monseigneur, si vous retenez nos filles, on ne pourra commencer ni la fête, ni
la danse.
Le Comte
Vous, danser ! vous n’y pensez pas. Après votre chute de ce matin, qui vous a
foulé le pied droit !
Figaro, remuant la jambe.
Je souffre encore un peu ; ce n’est rien. (Aux jeunes filles.) Allons, mes
belles, allons !
Le Comte le retourne.
Vous avez été fort heureux que ces couches ne fussent que du terreau bien doux !
Figaro
Très heureux, sans doute ; autrement…
Antonio le retourne.
Puis il s’est pelotonné en tombant jusqu’en bas.
Figaro
Un plus adroit, n’est-ce pas, serait resté en l’air ? (Aux jeunes filles.) Venez-
vous, mesdemoiselles ?
Antonio le retourne.
Et, pendant ce temps, le petit page galopait sur son cheval à Séville ?
Figaro
Galopait, ou marchait au pas…
Le Comte
le retourne.
Et vous aviez son brevet dans la poche ?
Figaro, un peu étonné
Assurément ; mais quelle enquête ? (Aux jeunes filles, )
Allons donc, jeunes filles !
Antonio, attirant Chérubin par le bras.
En voici une qui prétend que mon neveu futur n’est qu’un menteur.
Figaro, surpris.
Chérubin !… (À part.) Peste du petit fat !
Antonio
Y es-tu maintenant ?
Figaro, cherchant.
J’y suis… j’y suis… Hé ! qu’est-ce qu’il chante ?
Le Comte, sèchement.
Il ne chante pas ; il dit que c’est lui qui a sauté sur les giroflées.
Figaro, rêvant.
Ah ! s’il le dit… cela se peut. je ne dispute pas de ce que j’ignore.
Le Comte
Ainsi vous et lui ?…
Figaro
Pourquoi non ? la rage de sauter peut gagner : voyez les moutons de Panurge ; et
quand vous êtes en colère, il n’y a personne qui n’aime mieux risquer…
Le Comte
Comment, deux à la fois !…
Figaro
On aurait sauté deux douzaines. Et qu’est-ce que cela fait, Monseigneur, dès
qu’il n’y a personne de blessé ? (Aux jeunes filles.) Ah ça, voulez-vous venir,
ou non ?
Le Comte, outré.
Jouons-nous une comédie ? (On entend un prélude de fanfare.)
Figaro
Voilà le signal de la marche. À vos postes, les belles, à vos postes. Allons,
Suzanne, donne-moi le bras. (Tous s’enfuient ; Chérubin reste seul, la tête
baissée.)
Scène VII
Chérubin, Le Comte, La Comtesse.
Le Comte, regardant aller Figaro.
En voit-on de plus audacieux ? (Au page.) Pour vous, monsieur le sournois qui
faites le honteux, allez vous rhabiller bien vite, et que je ne vous rencontre
nulle part de la soirée.
La Comtesse
Il va bien s’ennuyer.
Chérubin, étourdiment.
M’ennuyer ! j’emporte à mon front du bonheur pour plus de cent années de prison,
(Il met son chapeau et s’enfuit.)
Scène VIII
Le Comte, La Comtesse. (La Comtesse s’évente fortement sans parler.)
Le Comte
Qu’a-t-il au front de si heureux ?
La Comtesse, avec embarras.
Son… premier chapeau d’officier, sans doute ; aux enfants tout sert de hochet.
(Elle veut sortir.)
Le Comte
Vous ne nous restez pas, Comtesse ?
La Comtesse
Vous savez que je ne me porte pas bien.
Le Comte
Un instant pour votre protégée, ou je vous croirais en colère.
La Comtesse
Voici les deux noces, asseyons-nous donc pour les recevoir.
Le Comte, à part.
La noce ! Il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher. (Le Comte et la Comtesse
s’asseyent vers un des côtés de la galerie.)
Scène IX
Le Comte, La Comtesse, assis ; l’on joue les Folies d’Espagne d’un mouvement de
marche (Symphonie notée).
Marche
Les garde-chasse, fusil sur l’épaule.
L’Alguazil. Les Prud’hommes. Brid’oison,
Les paysans et paysannes en habits de fête.
Deux jeunes filles portant la toque virginale à plumes blanches.
Deux autres, le voile blanc.
Deux autres, les gants et le bouquet de côté.
Antonio donne la main à Suzanne, comme étant celui qui la marie à Figaro.
D’autres jeunes filles portent une autre toque, un autre voile, un autre bouquet
blanc, semblables aux premiers, pour Marceline.
Figaro donne la main à Marceline, comme celui qui doit la remettre au Docteur,
lequel ferme la marche, un gros bouquet au côté. Les jeunes filles, en passant
devant le Comte, remettent à ses valets tous les ajustements destinés à Suzanne
et à Marceline.
Les paysans et paysannes s’étant rangés sur deux colonnes à chaque côté du
salon, on danse une reprise du fandango (air noté) avec des castagnettes ; puis
on joue la ritournelle du duo, pendant laquelle Antonio conduit Suzanne au
Comte ; elle se met à genoux devant lui.
Pendant que le Comte lui pose la toque, le voile, et lui donne le bouquet, deux
jeunes filles chantent le duo suivant (Air noté) :
Jeune épouse, chantez les bienfaits et la gloire
D’un maître qui renonce aux droits qu’il eut sur vous
Pré
férant au plaisir la plus noble victoire,
Il vous rend chaste et pure aux mains de votre époux.
Suzanne est à genoux, et, pendant les derniers vers du duo, elle tire le Comte
par son manteau et lui montre le billet qu’elle tient ; puis elle porte la main
qu’elle a du côté des spectateurs à sa tête, où le Comte a l’air d’ajuster sa
toque ; elle lui donne le billet.
Le Comte le met furtivement dans son sein ; on achève de chanter le duo : la
fiancée se relève, et lui fait une grande révérence.
Figaro vient la recevoir des mains du Comte, et se retire avec elle à l’autre
côté du salon, près de Marceline. (On danse une autre reprise du fandango
pendant ce temps.)
Le Comte, pressé de lire ce qu’il a reçu, s’avance au bord du théâtre et tire le
papier de son sein ; mais en le sortant il fait le geste d’un homme qui s’est
cruellement piqué le doigt ; il le secoue, le presse, le suce, et, regardant le
papier cacheté d’une épingle, il dit :
Le Comte (Pendant qu’il parle, ainsi que Figaro, l’orchestre joue pianissimo.)
Diantre soit des femmes, qui fourrent des épingles partout ! (Il la jette à
terre, puis il lit le billet et le baise.)
Figaro, qui a tout vu, dit à sa mère et à Suzanne :
C’est un billet doux, qu’une fillette aura glissé dans sa main en passant. Il
était cacheté d’une épingle, qui l’a outrageusement piqué.
La danse reprend : le Comte qui a lu le billet le retourne ; il y voit
l’invitation de renvoyer le cachet pour réponse. Il cherche à terre, et retrouve
enfin l’épingle qu’il attache à sa manche.
Figaro, à Suzanne et à Marceline.
D’un objet aimé tout est cher. Le voilà qui ramasse l’épingle. Ah ! c’est une
drôle de tête !
(Pendant ce temps, Suzanne a des signes d’intelligence avec la Comtesse. La
danse finit ; la ritournelle du duo recommence.)
Figaro conduit Marceline au Comte, ainsi qu’on a conduit Suzanne ; à l’instant où
le Comte prend la toque, et où l’on va chanter le duo, on est interrompu par les
cris suivants :
L’Huissier, criant à la porte.
Arrêtez donc, messieurs ! vous ne pouvez entrer tous… Ici les gardes ! les
gardes ! (Les gardes vont vite à cette porte.)
Le Comte, se levant.
Qu’est-ce qu’il y a ?
L’Huissier
Monseigneur, c’est monsieur Bazile entouré d’un village entier, parce qu’il
chante en marchant.
Le Comte
Qu’il entre seul.
La Comtesse
Ordonnez-moi de me retirer.
Le Comte
Je n’oublie pas votre complaisance.
La Comtesse
Suzanne !… Elle reviendra. (À part, à Suzanne.) Allons changer d’habits. (Elle
sort avec Suzanne.)
Marceline
Il n’arrive jamais que pour nuire.
Figaro
Ah ! je m’en vais vous le faire déchanter.
Scène X
Tous les Acteurs précédents, excepté la Comtesse et Suzanne ; Bazile tenant sa
guitare ; Gripe-Soleil.
Bazile entre en chantant sur l’air du vaudeville de la fin. (Air noté.)
Cœurs sensibles, cœurs fidèles,
Qui blâmez l’amour léger,
Cessez vos plaintes cruelles :
Est-ce un crime de changer ?
Si l’Amour porte des ailes,
N’est-ce pas pour voltiger ?
N’est-ce pas pour voltiger ?
N’est-ce pas pour voltiger ?
Figaro, s’avance à lui.
Oui, c’est pour cela justement qu’il a des ailes au dos. Notre ami, qu’entendez-
vous par cette musique ?
Bazile, montrant Gripe-Soleil.
Qu’après avoir prouvé mon obéissance à Monseigneur en amusant monsieur, qui est
de sa compagnie, je pourrai à mon tour réclamer sa justice.
Gripe-Soleil
Bah ! Monsigneu, il ne m’a pas amusé du tout : avec leux guenilles d’ariettes…
Le Comte
Enfin que demandez-vous, Bazile ?
Bazile
Ce qui m’appartient, Monseigneur, la main de Marceline ; et je viens m’opposer…
Figaro s’approche.
Y a-t-il longtemps que monsieur n’a vu la figure d’un fou ?
Bazile
Monsieur, en ce moment même.
Figaro
Puisque mes yeux vous servent si bien de miroir, étudiez-y l’effet de ma
prédiction. Si vous faites mine seulement d’approximer madame…
Bartholo, en riant.
Eh pourquoi ? Laisse-le parler.
Brid’oison s’avance entre deux.
Fau-aut-il que deux amis ?…
Figaro
Nous, amis !
Bazile
Quelle erreur !
Figaro, vite.
Parce qu’il faut de plats airs de chapelle ?
Bazile, vite.
Et lui, des vers comme un journal ?
Figaro, vite.
Un musicien de guinguette !
Bazile, vite.
Un postillon de gazette !
Figaro, vite.
Cuistre d’oratorio !
Bazile, vite.
Jockey diplomatique !
Le Comte, assis.
Insolents tous les deux !
Bazile
Il me manque en toute occasion.
Figaro
C’est bien dit, si cela se pouvait !
Bazile
Disant partout que je ne suis qu’un sot.
Figaro
Vous me prenez donc pour un écho ?
Bazile
Tandis qu’il n’est pas un chanteur que mon talent n’ait fait briller.
Figaro
Brailler.
Bazile
Il le répète !
Figaro
Et pourquoi non, si cela est vrai ? Es-tu un prince, pour qu’on te flagorne ?
Souffre la vérité, coquin, puisque tu n’as pas de quoi gratifier un menteur : ou
si tu la crains de notre part, pourquoi viens-tu troubler nos noces ?
Bazile, à Marceline.
M’avez-vous promis, oui ou non, si, dans quatre ans, vous n’étiez pas pourvue,
de me donner la préférence ?
Marceline
À quelle condition l’ai-je promis ?
Bazile
Que si vous retrouviez un certain fils perdu, je l’adopterais par complaisance.
Tous ensemble
Il est trouvé.
Bazile
Qu’à cela ne tienne !
Tous ensemble, montrant Figaro.
Et le voici.
Bazile, reculant de frayeur.
J’ai vu le diable !
Brid’oison, à Bazile.
Et vou-ous renoncez à sa chère mère ?
Bazile.
Qu’y aurait-il de plus fâcheux que d’être cru le père d’un garnement ?
Figaro
D’en être cru le fils ; tu te moques de moi !
Bazile, montrant Figaro.
Dès que monsieur est de quelque chose ici, je déclare, moi, que je n’y suis plus
de rien. (Il sort.)
Scène XI
Les Acteurs précédents, excepté Bazile.
Bartholo, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah !
Figaro, sautant de joie.
Donc à la fin j’aurai ma femme !
Le Comte, à part.
Moi, ma maîtresse ! (Il se lève.)
Brid’oison, à Marceline.
Et tou-out le monde est satisfait.
Le Comte
Qu’on dresse les deux contrats ; j’y signerai.
Tous ensemble
Vivat ! (Ils sortent.)
Le Comte
J’ai besoin d’une heure de retraite. (Il veut sortir avec les autres.)
Scène XII
Gripe-Soleil, Figaro, Marceline, Le Comte.
Gripe-Soleil, à Figaro.
Et moi, je vais aider à ranger le feu d’artifice sous les grands marronniers,
comme on l’a dit.
Le Comte revient en courant.
Quel sot a donné un tel ordre ?
Figaro
Où est le mal ?
Le Comte, vivement.
Et la Comtesse qui est incommodée, d’où le verra-t-elle, l’artifice ? C’est sur
la terrasse qu’il le faut, vis-à-vis son appartement.
Figaro
Tu l’entends, Gripe-Soleil ? la terrasse.
Le Comte
Sous les grands marronniers ! belle idée ! (En s’en allant, à part.) Ils allaient
incendier mon rendez-vous !
Scène XIII
Figaro, Marceline.
Figaro
Quel excès d’attention pour sa femme ! (Il veut sortir.)
Marceline l’arrête.
Deux mots, mon fils. Je veux m’acquitter avec toi : un sentiment mal dirigé
m’avait rendue injuste envers ta charmante femme ; je la supposais d’accord avec
le Comte, quoique j’eusse appris de Bazile qu’elle l’avait toujours rebuté.
Figaro
Vous connaissiez mal votre fils de le croire ébranlé par ces impulsions
féminines. Je puis défier la plus rusée de m’en faire accroire.
Marceline
Il est toujours heureux de le penser, mon fils ; la jalousie…
Figaro
… N’est qu’un sot enfant de l’orgueil, ou c’est la maladie d’un fou. Oh ! j’ai
là-dessus, ma mère, une philosophie… imperturbable ; et si Suzanne doit me
tromper un jour, je le lui pardonne d’avance ; elle aura longtemps travaillé…
(Il se retourne et aperçoit Fanchette qui cherche de côté et d’autre.)
Scène XIV
Figaro, Fanchette, Marceline.
Figaro
Eeeh !… ma petite cousine qui nous écoute !
Fanchette
Oh ! pour ça, non : on dit que c’est malhonnête.
Figaro
Il est vrai ; mais comme cela est utile, on fait aller souvent l’un pour l’autre.
Fanchette
Je regardais si quelqu’un était là.
Figaro
Déjà dissimulée, friponne ! vous savez bien qu’il n’y peut être.
Fanchette
Et qui donc ?
Figaro
Chérubin
Fanchette
Ce n’est pas lui que je cherche, car je sais fort bien où il est ; c’est ma
cousine Suzanne.
Figaro
Et que lui veut ma petite cousine ?
Fanchette
À vous, petit cousin, je le dirai. — C’est… ce n’est qu’une épingle que je
veux lui remettre.
Figaro, vivement.
Une épingle ! une épingle !… Et de quelle part, coquine ? À votre âge, vous
faites déjà un mét… (Il se reprend et dit d’un ton doux.) Vous faites déjà
très bien tout ce que vous entreprenez, Fanchette ; et ma jolie cousine est si
obligeante…
Fanchette
À qui donc en a-t-il de se fâcher ? Je m’en vais.
Figaro, l’arrêtant.
Non, non, je badine. Tiens, ta petite épingle est celle que Monseigneur t’a dit
de remettre à Suzanne, et qui servait à cacheter un petit papier qu’il tenait :
tu vois que je suis au fait.
Fanchette
Pourquoi donc le demander, quand vous le savez si bien ?
Figaro, cherchant.
C’est qu’il est assez gai de savoir comment Monseigneur s’y est pris pour t’en
donner la commission.
Fanchette, naïvement.
Pas autrement que vous le dites : Tiens, petite Fanchette, rends cette épingle à
ta belle cousine, et dis-lui seulement que c’est le cachet des grands
marronniers.
Figaro
Des grands ?…
Fanchette
Marronniers. Il est vrai qu’il a ajouté : Prends garde que personne ne te voie.
Figaro
Il faut obéir, ma cousine : heureusement personne ne vous a vue. Faites donc
joliment votre commission, et n’en dites pas plus à Suzanne que Monseigneur n’a
ordonné.
Fanchette
Et pourquoi lui en dirais-je ? Il me prend pour un enfant, mon cousin. (Elle sort
en sautant.)
Scène XV
Figaro, Marceline.
Figaro
Hé bien, ma mère ?
Marceline
Hé bien, mon fils ?
Figaro, comme étouffé.
Pour celui-ci !… Il y a réellement des choses !…
Marceline
Il y a des choses ! Hé, qu’est-ce qu’il y a ?
Figaro, les mains sur sa poitrine.
Ce que je viens d’entendre, ma mère, je l’ai là comme un plomb.
Marceline riant.
Ce cœur plein d’assurance n’était donc qu’un ballon gonflé ? une épingle a tout
fait partir !
Figaro, furieux.
Mais cette épingle, ma mère, est celle qu’il a ramassée !
Marceline, rappelant ce qu’il a dit.
La jalousie ! oh ! j’ai là-dessus, ma mère, une philosophie…
imperturbable ; et si
Suzanne m’attrape un jour, je le lui pardonne…
Figaro, vivement.
Oh, ma mère ! on parle comme on sent : mettez le plus glacé des juges à plaider
dans sa propre cause, et voyez-le expliquer la loi ! — Je ne m’étonne plus s’il
avait tant d’humeur sur ce feu ! — Pour la mignonne aux fines épingles, elle n’en
est pas où elle le croit, ma mère, avec ses marronniers ! Si mon mariage est
assez fait pour légitimer ma colère, en revanche il ne l’est pas assez pour que
je n’en puisse épouser une autre, et l’abandonner…
Marceline
Bien conclu ! Abîmons tout sur un soupçon. Qui t’a prouvé dis-moi, que c’est toi
qu’elle joue, et non le Comte ? L’as-tu étudiée de nouveau, pour la condamner
sans appel ? Sais-tu si elle se rendra sous les arbres, à quelle intention elle y
va ? ce qu’elle y dira, ce qu’elle y fera ? Je te croyais plus fort en jugement !
Figaro, lui baisant la main avec respect.
Elle a raison, ma mère ; elle a raison, raison, toujours raison ! Mais accordons,
maman, quelque chose à la nature : on en vaut mieux après. Examinons en effet
avant d’accuser et d’agir. je sais où est le rendez-vous. Adieu, ma mère. (Il
sort.)
Scène XVI
Marceline, seule.
Adieu. Et moi aussi, je le sais. Après l’avoir arrêté, veillons sur les voies de
Suzanne, ou plutôt avertissons-la ; elle est si jolie créature ! Ah ! quand
l’intérêt personnel ne nous arme point les unes contre les autres, nous sommes
toutes portées à soutenir notre pauvre sexe opprimé contre ce fier, ce
terrible… (En riant.) et pourtant un peu nigaud de sexe masculin. (Elle sort.)
Acte cinquième
Le théâtre représente une salle de marronniers, dans un parc ; deux pavillons,
kiosques, ou temples de jardins, sont à droite et à gauche ; le fond est une
clairière ornée, un siège de gazon sur le devant. Le théâtre est obscur.
Scène I
Fanchette, seule, tenant d’une main deux biscuits et une orange, et de l’autre
une lanterne de papier, allumée.
Dans le pavillon à gauche, a-t-il dit. C’est celui-ci. — S’il allais ne pas
venir à présent ! mon petit rôle… Ces vilaines gens de l’office qui ne
voulaient pas seulement me donner une orange et deux biscuits ! — Pour qui,
mademoiselle ? — Eh bien, monsieur, c’est pour quelqu’un. — Oh ! nous savons. — Et
quand ça serait ? Parce que Monseigneur ne veut pas le voir, faut-il qu’il meure
de faim ? — Tout ça pourtant m’a coûté un fier baiser sur la joue !… Que sait-
on ? il me le rendra peut-être. (Elle voit Figaro qui vient l’examiner : elle fait
un cri.) Ah !… (Elle s’enfuit, et elle entre dans le pavillon à sa gauche.)
Scène II
Figaro, un grand manteau sur les épaules, un large chapeau rabattu, Bazile,
Antonio, Bartholo, Brid’oison, Gripe-Soleil, Troupe de valets et de
travailleurs.
Figaro, d’abord seul.
C’est Fanchette ! (Il parcourt des yeux les autres à mesure qu’ils arrivent, et
dit d’un ton farouche.) Bonjour, messieurs ; bonsoir : êtes-vous tous ici ?
Bazile
Ceux que tu as pressés d’y venir.
Figaro
Quelle heure est-il bien à peu près ?
Antonio regarde en l’air.
La lune devrait être levée.
Bartholo
Eh ! quels noirs apprêts fais-tu donc ? Il a l’air d’un conspirateur !
Figaro, s’agitant.
N’est-ce pas pour une noce, je vous prie, que vous êtes rassemblés au château ?
Brid’oison
Cè-ertainement.
Antonio
Nous allions là-bas, dans le parc, attendre un signal pour ta fête.
Figaro
Vous n’irez pas plus loin, messieurs ; c’est ici, sous ces marronniers, que nous
devons tous célébrer l’honnête fiancée que j’épouse, et le loyal seigneur qui se
l’est destinée.
Bazile, se rappelant la journée.
Ah ! vraiment, je sais ce que c’est. Retirons-nous, si vous m’en croyez : il est
question d’un rendez-vous ; je vous conterai cela près d’ici.
Brid’oison, à Figaro.
Nou-ous reviendrons.
Figaro
Quand vous m’entendrez appeler, ne manquez pas d’accourir tous ; et dites du mal
de Figaro, s’il ne vous fait voir une belle chose.
Bartholo
Souviens-toi qu’un homme sage ne se fait point d’affaires avec les grands.
Figaro Je m’en souviens.
Bartholo Qu’ils ont quinze et bisque sur nous, par leur état.
Figaro Sans leur industrie, que vous oubliez. Mais souvenez-vous aussi que l’homme qu’on sait timide est dans la dépendance de tous les fripons.
Bartholo Fort bien.
Figaro Et que j’ai nom de Verte-Allure, du chef honoré de ma mère.
Bartholo Il a le diable au corps. Brid’oison I-il l’a
Bazile, à part. Le Comte et sa Suzanne se sont arrangés sans moi ? Je ne suis pas fâché de l’algarade.
Figaro, aux valets. Pour vous autres, coquins, à qui j’ai donné l’ordre, illuminez-moi ces entours ; ou, par la mort que je voudrais tenir aux dents, si j’en saisis un par le bras… (Il secoue le bras de Gripe-Soleil.) Gripe-Soleil s’en va en criant et pleurant. A, a, o, oh ! damné brutal !
Bazile, en s’en allant. Le ciel vous tienne en joie, monsieur du marié ! (Ils sortent.)
Scène III
Figaro, seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre :
Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi comme un benêt… Non, monsieur le Comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter… On vient… c’est elle… ce n’est personne. — La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois qu’à moitié ! (Il s’assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! — Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime- Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : chiens de chrétiens ! — Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. — Mes joues creusaient, mon terme était échu : je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque : en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et, comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sol, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net : sitôt je vois du fond d’un fiacre baisser pour moi le pont d’un château fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni dé la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et, croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s’élever contre moi mille pauvres diables à la feuille, on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ! — Le désespoir m’allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. Il ne me restait plus qu’à voler ; je me fais banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m’ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J’aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer, lorsqu’un dieu bienfaisant m’appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie ; et pour prix d’avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne ! Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d’épouser ma mère, mes parents m’arrivent à la file. (Il se lève en s’échauffant.) On se débat, c’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi, non, ce n’est pas nous ; eh ! mais qui donc ? (Il retombe assis, ) Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis : encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger ; poète par délassement ; musicien par occasion ; amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite et, trop désabusé… Désabusé… ! Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me donnes de tourments !… J’entends marcher… on vient. Voici l’instant de la crise. (Il se retire près de la première coulisse à sa droite.)
Scène IV
Figaro, La Comtesse avec les habits de Suzon, Suzanne avec ceux de la Comtesse, Marceline.
Suzanne, bas à la Comtesse. Oui, Marceline m’a dit que Figaro y serait.
Marceline Il y est aussi ; baisse la voix.
Suzanne Ainsi l’un nous écoute, et l’autre va venir me chercher. Commençons.
Marceline Pour n’en pas perdre un mot, je vais me cacher dans le pavillon. (Elle entre dans le pavillon où est entrée Fanchette.)
Scène V
Figaro, La Comtesse, Suzanne.
Suzanne, haut. Madame tremble ! Est-ce qu’elle aurait froid ?
La Comtesse, haut. La soirée est humide, je vais me retirer.
Suzanne, haut. Si madame n’avait pas besoin de moi, je prendrais l’air un moment sous ces arbres.
La Comtesse, haut. C’est le serein que tu prendras.
Suzanne, haut. J’y suis toute faite.
Figaro, à part. Ah oui, le serein ! (Suzanne se retire près de la coulisse, du côté opposé à Figaro.)
Scène VI Figaro, Chérubin, Le Comte, La Comtesse, Suzanne. (Figaro et Suzanne retirés de chaque côté sur le devant.)
Chérubin, en habit d’officier, arrive en chantant gaiement la reprise de l’air de la romance. La, la, la, etc. J’avais une marraine, Que toujours adorai.
La Comtesse, à part. Le petit page !
Chérubin, s’arrête. On se promène ici ; gagnons vite mon asile, où la petite Fanchette… C’est une femme !
La Comtesse, écoute.Ah, grands dieux !
Chérubin se baisse en regardant de loin.
Me trompé-je ? à cette coiffure en plumes qui se dessine au loin dans le
crépuscule, il me semble que c’est Suzon.
La Comtesse, à part.
Si le Comte arrivait !… (Le Comte Parait dans le fond.)
Chérubin, s’approche et prend la main de la Comtesse qui se défend.
Oui, c’est la charmante fille qu’on nomme Suzanne. Eh ! Pourrais-je m’y méprendre
à la douceur de cette main, à ce petit tremblement qui l’a saisie ; surtout au
battement de mon cœur ! (Il veut y appuyer le dos de la main de la Comtesse ;
elle la retire.)
La Comtesse, bas.
Allez-vous-en !
Chérubin
Si la compassion t’avait conduite exprès dans cet endroit du parc, où je suis
caché depuis tantôt ?…
La Comtesse
Figaro va venir.
Le Comte, s’avançant, dit à part.
N’est-ce pas Suzanne que j’aperçois ?
Chérubin, à la Comtesse.
Je ne crains point du tout Figaro, car ce n’est pas lui que tu attends.
La Comtesse
Qui donc ?
Le Comte, à part.
Elle est avec quelqu’un.
Chérubin
C’est Monseigneur, friponne, qui t’a demandé ce rendez-vous ce matin, quand
j’étais derrière le fauteuil.
Le Comte, à part, avec fureur.
C’est encore le page infernal !
Figaro, à part.
On dit qu’il ne faut pas écouter !
Suzanne, à part.
Petit bavard !
La Comtesse au page.
Obligez-moi de vous retirer.
Chérubin
Ce ne sera pas au moins sans avoir reçu le prix de mon obéissance.
La Comtesse, effrayée.
Vous prétendez ?…
Chérubin, avec feu.
D’abord vingt baisers pour ton compte, et puis cent pour ta belle maîtresse.
La Comtesse
Vous oseriez ?…
Chérubin
Oh ! que oui, j’oserai. Tu prends sa place auprès de Monseigneur ; moi celle du
Comte auprès de toi : le plus attrapé, c’est Figaro.
Figaro, à part.
Ce brigandeau !
Suzanne, à part.
Hardi comme un page. (Chérubin veut embrasser la Comtesse ; le Comte se met entre
deux et reçoit le baiser.)
La Comtesse, se retirant.
Ah ! ciel !
Figaro, à part, entendant le baiser.
J’épousais une jolie mignonne ! (Il écoute.)
Chérubin, tant les habits du Comte. (À part.)
C’est Monseigneur ! (Il s’enfuit dans le pavillon où sont entrées Fanchette et
Marceline.)
Scène VII
Figaro, Le Comte, La Comtesse, Suzanne.
Figaro s’approche.
Je vais…
Le Comte, croyant parler au page.
Puisque vous ne redoublez pas le baiser… (Il croit lui donner un soufflet.)
Figaro, qui est à portée, le reçoit.
Ah !
Le Comte
… Voilà toujours le premier payé.
Figaro, à part, s’éloigne en se frottant la joue.
Tout n’est pas gain non plus, en écoutant.
Suzanne, riant tout haut, de l’autre côté.
Ah ! ah ! h ! ah !
Le Comte, à la Comtesse, qu’il prend pour Suzanne.
Entend-on quelque chose à ce page ? il reçoit le plus rude soufflet, et s’enfuit
en éclatant de rire.
Figaro, à part.
S’il s’affligeait de celui-ci !…
Le Comte
Comment ! je ne pourrai faire un pas… (À la Comtesse.) Mais laissons cette
bizarrerie ; elle empoisonnerait le plaisir que j’ai de te trouver dans cette
salle.
La Comtesse, imitant le parler de Suzanne.
L’espériez-vous ?
Le Comte
Après ton ingénieux billet ! (Il lui prend la main.) Tu trembles ?
La Comtesse
J’ai eu peur.
Le Comte
Ce n’est pas pour te priver du baiser que je l’ai pris. (Il la baise au front.)
La Comtesse
Des libertés !
Figaro, à part.
Coquine !
Suzanne, à part.
Charmante !
Le Comte prend la main de sa femme.
Mais quelle peau fine et douce, et qu’il s’en faut que la Comtesse ait la main
aussi belle !
La Comtesse, à part.
Oh ! la prévention !
Le Comte
A-t-elle ce bras ferme et rondelet ? ces jolis doigts pleins de grâce et
d’espièglerie ?
La Comtesse, de la voix de Suzanne.
Ainsi l’amour ?…
Le Comte
L’amour… n’est que le roman du cœur : c’est le plaisir qui en est l’histoire ;
il m’amène à tes genoux.
La Comtesse
Vous ne l’aimez plus ?
Le Comte
Je l’aime beaucoup ; mais trois ans d’union rendent l’hymen si respectable !
La Comtesse
Que vouliez-vous en elle ?
Le Comte, la caressant.
Ce que je trouve en toi, ma beauté…
La Comtesse
Mais dites donc.
Le Comte
…Je ne sais : moins d’uniformité peut-être, plus de piquant dans les manières,
un je ne sais quoi qui fait le charme ; quelquefois un refus, que sais-je ? Nos
femmes croient tout accomplir en nous aimant : cela dit une fois, elles nous
aiment, nous aiment (quand elles nous aiment) et sont si complaisantes et si
constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu’on est tout surpris,
un beau soir, de trouver la satiété où l’on recherchait le bonheur.
La Comtesse, à part.
Ah ! quelle leçon !
Le Comte
En vérité, Suzon, j’ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce
plaisir qui nous fuit chez elles, c’est qu’elles n’étudient pas assez l’art de
soutenir notre goût, de se renouveler à l’amour, de ranimer, pour ainsi dire, le
charme de leur possession par celui de la variété.
La Comtesse, piquée.
Donc elles doivent tout ?…
Le Comte, riant.
Et l’homme rien ? Changerons-nous la marche de la nature ? Notre tâche, à nous,
fut de les obtenir ; la leur…
La Comtesse
La leur ?…
Le Comte
Est de nous retenir : on l’oublie trop.
La Comtesse
Ce ne sera pas moi.
Le Comte
Ni moi.
Figaro, à part.
Ni moi.
Suzanne, à part.
Ni moi.
Le Comte prend la main de sa femme.
Il y a de l’écho ici, parlons plus bas. Tu n’as nul besoin d’y songer, toi que
l’amour a faite et si vive et si jolie ! Avec un grain de caprice, tu seras la
plus agaçante maîtresse ! (Il la baise au front.) Ma Suzanne, un Castillan n’a
que sa parole. Voici tout l’or promis pour le rachat du droit que je n’ai plus
sur le délicieux moment que tu m’accordes. Mais comme la grâce que tu daignes y
mettre est sans prix, j’y joindrai ce brillant, que tu porteras pour l’amour de
moi.
La Comtesse, une révérence.
Suzanne accepte tout.
Figaro, à part.
On n’est pas plus coquine que cela.
Suzanne, à part.
Voilà du bon bien qui nous arrive.
Le Comte, à part.
Elle est intéressée ; tant mieux !
La Comtesse regarde au fond.
Je vois des flambeaux.
Le Comte
Ce sont les apprêts de ta noce. Entrons-nous un moment dans l’un de ces
pavillons, pour les laisser passer ?
La Comtesse
Sans lumière ?
Le Comte l’entraîne doucement.
À quoi bon ? Nous n’avons rien à lire.
Figaro, à part.
Elle y va, ma foi ! Je m’en doutais. (Il s’avance.)
Le Comte grossit sa voix en se retournant.
Qui passe ici ?
Figaro, en colère.
Passer ! on vient exprès.
Le Comte, bas, à la Comtesse.
C’est Figaro !… (Il s’enfuit.)
La Comtesse
Je vous suis. (Elle entre dans le pavillon à sa droite, pendant que le Comte se
perd dans le bois au fond.)
Scène VIII
Figaro, Suzanne, dans l’obscurité.
Figaro cherche à voir où vont le Comte et la Comtesse, qu’il prend pour Suzanne.
Je n’entends plus rien ; ils sont entrés ; m’y voila. (D’un ton altéré.) Vous
autres, époux maladroits, qui tenez des espions à gages et tournez des mois
entiers autour d’un soupçon, sans l’asseoir, que ne m’imitez-vous ? Dès le
premier jour, je suis ma femme et je l’écoute ; en un tour de main, on est au
fait : c’est charmant, plus de doutes ; on sait à quoi s’en tenir. (Marchant
vivement.) Heureusement que je ne m’en soucie guère, et que sa trahison ne me
fait plus rien du tout. Je les tiens donc enfin !
Suzanne, qui s’est avancée doucement dans l’obscurité. (À part.)
Tu vas payer tes beaux soupçons. (Du ton de voix de la Comtesse.) Qui va là ?
Figaro, extravagant.
Qui va là ? Celui qui voudrait de bon cœur que la peste eût étouffé en
naissant…
Suzanne, du ton de la Comtesse.
Eh ! mais, c’est Figaro !
Figaro regarde et dit vivement.
Madame la Comtesse !
Suzanne
Parlez bas.
Figaro, vite.
Ah ! madame, que le ciel vous amène à propos ! Où croyez-vous qu’est Monseigneur ?
Suzanne
Que m’importe un ingrat ? Dis-moi…
Figaro, plus vite.
Et Suzanne, mon épousée, où croyez-vous qu’elle soit ?
Suzanne
Mais parlez bas !
Figaro, très vite.
Cette Suzon qu’on croyait si vertueuse, qui faisait de la réservée ! Ils sont
enfermés là-dedans. Je vais appeler.
Suzanne, lui fermant la bouche avec sa main, oublie de déguiser sa voix.
N’appelez pas !
Figaro, à part.
Et c’est Suzon ! God-dam !
Suzanne, du ton de la Comtesse.
Vous paraissez inquiet.
Figaro, à part.
Traîtresse ! qui veut me surprendre !
Suzanne
Il faut nous venger, Figaro.
Figaro
En sentez-vous le vif désir ?
Suzanne
Je ne serais donc pas de mon sexe ! Mais les hommes en ont cent moyens.
Figaro, confidemment.
Madame, il n’y a personne ici de trop. Celui des femmes… les vaut tous.
Suzanne, à part.
Comme je le souffletterais !
Figaro, à part.
Il serait bien gai qu’avant la noce…
Suzanne
Mais qu’est-ce qu’une telle vengeance, qu’un peu d’amour n’assaisonne pas ?
Figaro
Partout où vous n’en voyez point, croyez que le respect dissimule.
Suzanne, piquée.
Je ne sais si vous le pensez de bonne foi, mais vous ne le dites pas de bonne
grâce.
Figaro, avec une chaleur comique, à genoux.
Ah ! madame, je vous adore. Examinez le temps, le lieu, les circonstances, et que
le dépit supplée en vous aux grâces qui manquent à ma prière.
Suzanne, à part.
La main me brûle !
Figaro, à part.
Le cœur me bat.
Suzanne
Mais, monsieur, avez-vous songé ?…
Figaro
Oui, madame ; oui, j’ai songé.
Suzanne
… Que pour la colère et l’amour…
Figaro
… Tout ce qui se diffère est perdu. Votre main, madame ?
Suzanne, de sa voix naturelle et lui donnant un soufflet.
La voilà.
Figaro
Ah ! demonio ! quel soufflet !
Suzanne lui en donne un second.
Quel soufflet ! Et celui-ci ?
Figaro
Et ques-à-quo ? de par le diable ! est-ce ici la journée des tapes ?
Suzanne le bat à chaque phrase.
Ah ! ques-à-quo ? Suzanne ; et voilà pour tes soupçons, voilà pour tes vengeances
et pour tes trahisons,
tes expédients, tes injures et tes projets. C’est-il ça
de l’amour ? dis donc comme ce matin ?
Figaro rit en se relevant.
Santa Barbara ! oui, c’est de l’amour. Ô bonheur ! ô délices ! ô cent fois heureux
Figaro ! Frappe, ma bien-aimée, sans te lasser. Mais quand tu m’auras diapré tout
le corps de meurtrissures, regarde avec bonté, Suzon, l’homme le plus fortuné
qui fut jamais battu par une femme.
Suzanne
Le plus fortuné ! Bon fripon, vous n’en séduisiez pas moins la Comtesse, avec un
si trompeur babil, que m’oubliant moi-même, en vérité, c’était pour elle que je
cédais.
Figaro
Ai-je pu me méprendre au son de ta jolie voix ?
Suzanne, en riant.
Tu m’as reconnue ? Ah ! comme je m’en vengerai !
Figaro
Bien rosser et garder rancune est aussi par trop féminin ! Mais dis-moi donc par
quel bonheur je te vois là, quand je te croyais avec lui ; et comment cet habit,
qui m’abusait, te montre enfin innocente…
Suzanne
Eh ! c’est toi qui es un innocent, de venir te prendre au piège apprêté pour un
autre ! Est-ce notre faute, à nous, si voulant museler un renard, nous en
attrapons deux ?
Figaro
Qui donc prend l’autre ?
Suzanne
Sa femme.
Figaro
Sa femme ?
Suzanne
Sa femme.
Figaro, follement.
Ah ! Figaro ! pends-toi ! tu n’as pas deviné celui-là, — Sa femme ? Oh ! douze ou
quinze mille fois spirituelles femelles ! — Ainsi les baisers de cette salle ?…
Suzanne
Ont été donnés à madame.
Figaro
Et celui du page ?
Suzanne, riant.
À monsieur.
Figaro
Et tantôt, derrière le fauteuil ?
Suzanne
À personne.
Figaro
En êtes-vous sûre ?
Suzanne, riant.
Il pleut des soufflets, Figaro.
Figaro lui baise la main.
Ce sont des bijoux que les tiens. Mais celui du Comte était de bonne guerre.
Suzanne
Allons, superbe, humilie-toi !
Figaro fait tout ce qu’il annonce.
Cela est juste : à genoux, bien courbé, prosterné, ventre à terre.
Suzanne, en riant.
Ah ! ce pauvre Comte ! quelle peine il s’est donnée…
Figaro, se relève sur ses genoux.
… Pour faire la conquête de sa femme !
Scène IX
Le Comte entre par le fond du théâtre et va droit au pavillon à sa droite ;
Figaro, Suzanne.
Le Comte, à lui-même.
Je la cherche en vain dans le bois, elle est peut-être entrée ici.
Suzanne, à Figaro parlant bas.
C’est lui.
Le Comte, ouvrant le pavillon.
Suzon, es-tu là dedans ?
Figaro, bas.
Il la cherche, et moi je croyais…
Suzanne, bas.
Il ne l’a pas reconnue.
Figaro
Achevons-le, veux-tu ? (Il lui baise la main.)
Le Comte, se retourne.
Un homme aux pieds de la Comtesse !… Ah ! je suis sans armes. (Il s’avance.)
Figaro se relève tout à fait en déguisant sa voix.
Pardon, madame, si je n’ai pas réfléchi que ce rendez-vous ordinaire était
destiné pour la noce.
Le Comte, à part.
C’est l’homme du cabinet de ce matin. (Il se frappe le front.)
Figaro continue.
Mais il ne sera pas dit qu’un obstacle aussi sot aura retardé nos plaisirs.
Le Comte, à part.
Massacre ! mort ! enfer !
Figaro, la conduisant au cabinet.
(Bas.) Il jure. (Haut.) Pressons-nous donc, madame, et réparons le tort qu’on
nous a fait tantôt, quand j’ai sauté par la fenêtre.
Le Comte, à part.
Ah ! tout se découvre enfin.
Suzanne, près du pavillon à sa gauche.
Avant d’entrer, voyez si personne n’a suivi. (Il la baise au front.)
Le Comte s’écrie :
Vengeance ! (Suzanne s’enfuit dans le pavillon où sont entrés Fanchette,
Marceline et Chérubin.)
Scène X
Le Comte, Figaro. (Le Comte saisit le bras de Figaro.)
Figaro, jouant la frayeur excessive.
C’est mon maître !
Le Comte le reconnaît.
Ah ! scélérat, c’est toi ! Holà ! quelqu’un, quelqu’un !
Scène XI
Pédrille, Le Comte, Figaro.
Pédrille, botté.
Monseigneur, je vous trouve enfin.
Le Comte
Bon, c’est Pédrille. Es-tu tout seul ?
Pédrille
Arrivant de Séville, à étripe-cheval.
Le Comte
Approche-toi de moi, et crie bien fort !
Pédrille, criant à tue-tête.
Pas plus de page que sur ma main. Voilà le paquet.
Le Comte le repousse.
Eh ! l’animal !
Pédrille
Monseigneur me dit de crier.
Le Comte, tenant toujours Figaro.
Pour appeler. — Holà, quelqu’un ! Si l’on m’entend, accourez tous !
Pédrille
Figaro et moi, nous voilà deux ; que peut-il donc vous arriver ?
Scène XII
Les Acteurs précédents, Brid’oison, Bartholo, Bazile, Antonio, Gripe-Soleil,
toute la noce accourt avec des flambeaux.
Bartholo, à Figaro.
Tu vois qu’à ton premier signal…
Le Comte, montrant le pavillon à sa gauche.
Pédrille, empare-toi de cette porte. (Pédrille y va.)
Bazile, bas à Figaro.
Tu l’as surpris avec Suzanne
Le Comte, montrant Figaro.
Et vous tous, mes vassaux, entourez-moi cet homme, et m’en répondez sur la vie.
Bazile
Ha ! Ha !
Le Comte, furieux.
Taisez-vous donc ! (À Figaro, d’un ton glacé.) Mon cavalier, répondez-vous à mes
questions ?
Figaro, froidement.
Eh ! qui pourrait m’en exempter, Monseigneur ? Vous commandez à tout ici, hors à
vous-même.
Le Comte, se contenant.
Hors à moi-même !
Antonio
C’est ça parler.
Le Comte, reprenant sa colère.
Non, si quelque chose pouvait augmenter ma fureur, ce serait l’air calme qu’il
affecte.
Figaro
Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu’ils
ignorent ? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche.
Le Comte, hors de lui.
Ô rage ! (Se contenant.) Homme de bien qui feignez d’ignorer, nous ferez-vous au
moins la faveur de nous dire quelle est la dame actuellement par vous amenée
dans ce pavillon ?
Figaro, montrant l’autre avec malice.
Dans celui-là ?
Le Comte, vite.
Dans celui-ci.
Figaro, froidement.
C’est différent. Une jeune personne qui m’honore de ses bontés particulières.
Bazile, étonné.
Ha ! Ha !
Le Comte, vite.
Vous l’entendez, messieurs.
Bartholo, étonné.
Nous l’entendons ?
Le Comte, à Figaro.
Et cette jeune personne a-t-elle un autre engagement, que vous sachiez ?
Figaro, froidement.
Je sais qu’un grand seigneur s’en est occupé quelque temps, mais soit qu’il
l’ait négligée ou que je lui plaise mieux qu’un plus aimable, elle me donne
aujourd’hui la préférence.
Le Comte, vivement.
La préf… (Se contenant.) Au moins il est naïf ! car ce qu’il avoue, messieurs,
Je l’ai ouï, je vous jure, de la bouche même de sa complice.
Brid’oison, stupéfait.
Sa-a complice !
Le Comte, avec fureur.
Or, quand le déshonneur est public, il faut que la vengeance le soit aussi. (Il
entre dans le pavillon.)
Scène
XIII
Tous les Acteurs précédents, hors Le Comte.
Antonio
C’est juste.
Brid’oison, à Figaro.
Qui-i donc a pris la femme de l’autre ?
Figaro, en riant.
Aucun n’a eu cette joie-là.
Scène XIV
Les Acteurs précédents, Le Comte, Chérubin.
Le Comte, parlant dans le pavillon, et attirant quelqu’un qu’on ne voit pas
encore.
Tous vos efforts sont inutiles ; vous êtes perdue, madame, et votre heure est
bien arrivée ! (Il sort sans regarder.) Quel bonheur qu’aucun gage d’une union
aussi détestée…
Figaro s’écrie :
Chérubin !
Le Comte
Mon page ?
Bazile
Ha ! ha !
Le Comte, hors de lui, à part.
Et toujours le page endiablé ! (À Chérubin.) Que faisiez-vous dans ce salon ?
Chérubin, timidement.
Je me cachais, comme vous me l’avez ordonné.
Pédrille
Bien la peine de crever un cheval !
Le Comte
Entres-y, toi, Antonio ; conduis devant son juge l’infâme qui m’a déshonoré.
Brid’oison
C’est madame que vous y-y cherchez ?
Antonio
L’y a, parguenne, une bonne Providence : vous en avez tant fait dans le pays…
Le Comte, furieux.
Entre donc ! (Antonio entre.)
Scène XV
Les Acteurs précédents, excepté Antonio.
Le Comte
Vous allez voir, messieurs, que le page n’y était pas seul.
Chérubin, timidement.
Mon sort eût été trop cruel, si quelque âme sensible n’en eût adouci l’amertume.
Scène XVI
Les Acteurs précédents, Antonio, Fanchette.
Antonio, attirant par le bras quelqu’un qu’on ne voit pas encore.
Allons, madame, il ne faut pas vous faire prier pour en sortir, puisqu’on sait
que vous y êtes entrée.
Figaro s’écrie.
La petite cousine !
Bazile
Ha ! ha !
Le Comte
Fanchette !
Antonio se retourne et s’écrie.
Ah ! palsambleu, Monseigneur, il est gaillard de me choisir pour montrer à la
compagnie que c’est ma fille qui cause tout ce train-là !
Le Comte, outré.
Qui la savait là dedans ? (Il veut rentrer.)
Bartholo, au devant.
Permettez, monsieur le Comte, ceci n’est pas plus clair. Je suis de sang-froid,
moi… (Il entre.)
Brid’oison
Voilà une affaire au-aussi trop embrouillée.
Scène XVII
Les Acteurs précédents, Marceline.
Bartholo, parlant en dedans et sortant.
Ne craignez rien, madame, il ne vous sera fait aucun mal. J’en réponds. (Il se
retourne et s’écrie : ) Marceline !
Bazile
Ha ! Ha !
Figaro, riant.
Hé, quelle folie ! ma mère en est ?
Antonio
À qui pis fera.
Le Comte, outré.
Que m’importe à moi ? La Comtesse…
Scène XVIII
Les Acteurs précédents, Suzanne, son éventail sur le visage.
Le Comte
… Ah ! la voici qui sort. (Il la prend violemment par le bras.) Que croyez-
vous, messieurs, que mérite une odieuse… (Suzanne se jette à genoux la tête
baissée.) — Le Comte :
Non, non ! (Figaro se jette à genoux de l’autre côté.) Le Comte, plus fort : Non, non ! (Marceline se jette à genoux devant lui.) — Le
Comte plus fort : — Non, non ! (Tous se mettent à genoux, excepté Brid’oison.) Le Comte hors de lui : Y fussiez-vous un cent !
Scène XIX
Tous les Acteurs précédents, la Comtesse sort de l’autre pavillon.
La Comtesse se jette à genoux.
Au moins je ferai nombre.
Le Comte, regardant la Comtesse et Suzanne.
Ah ! qu’est-ce que je vois ?
Brid’oison, riant.
Eh pardi, c’è-est madame.
Le Comte veut relever la Comtesse.
Quoi ! c’était vous, Comtesse ? (D’un ton suppliant.) Il n’y a qu’un pardon bien
généreux…
La Comtesse, en riant.
Vous diriez : Non, non, à ma place ; et moi, pour la troisième fois d’aujourd’hui,
je l’accorde sans condition.
(Elle se relève.)
Suzanne se relève.
Moi aussi.
Marceline se relève.
Moi aussi.
Figaro se relève.
Moi aussi, il y a de l’écho ici ! (Tous se relèvent.)
Le Comte
De l’écho ! — J’ai voulu ruser avec eux ; ils m’ont traité comme un enfant !
La Comtesse, en riant.
Ne le regrettez pas, monsieur le Comte.
Figaro, s’essuyant les genoux avec son chapeau.
Une petite journée comme celle-ci forme bien un ambassadeur !
Le Comte, à Suzanne.
Ce billet fermé d’une épingle ?…
Suzanne
C’est madame qui l’avait dicté.
Le Comte
La réponse lui en est bien due. (Il baise la main de la Comtesse.)
La Comtesse
Chacun aura ce qui lui appartient. (Elle donne la bourse à Figaro et le diamant
à Suzanne.)
Suzanne, à Figaro.
Encore une dot !
Figaro, frappant la bourse dans sa main.
Et de trois. Celle-ci fut rude à arracher !
Suzanne
Comme notre mariage.
Gripe-Soleil
Et la jarretière de la mariée, l’aurons-je ?
La Comtesse arrache le ruban qu’elle a tant gardé dans son sein et le jette à
terre.
La jarretière ? Elle était avec ses habits ; la voilà. (Les garçons de la noce
veulent la ramasser.)
Chérubin, plus alerte, court la prendre, et dit.
Que celui qui la veut vienne me la disputer !
Le Comte, en riant, au page.
Pour un monsieur si chatouilleux, qu’avez-vous trouvé de gai à certain soufflet
de tantôt ?
Chérubin recule en tirant à moitié son épée.
À moi, mon Colonel ?
Figaro, avec une colère comique.
C’est sur ma joue qu’il l’a reçu : voilà comme les Grands font justice !
Le Comte, riant.
C’est sur sa joue ? Ah ! ah ! ah ! qu’en dites-vous donc, ma chère Comtesse !
La Comtesse, absorbée, revient à elle et dit avec sensibilité :
Ah ! oui, cher Comte, et pour la vie, sans distraction, je vous le jure.
Le Comte, frappant sur l’épaule du juge.
Et vous, don Brid’oison, votre avis maintenant ?
Brid’oison
Su-ur tout ce que je vois, monsieur Le Comte ?… Ma-a foi, pour moi je-e ne sais
que vous dire : voilà ma façon de penser.
Tous ensemble
Bien jugé !
Figaro
J’étais pauvre, on me méprisait. J’ai montré quelque esprit la haine est
accourue. Une jolie femme et de la fortune…
Bartholo, en riant.
Les cœurs vont te revenir en foule.
Figaro
Est-il possible ?
Bartholo
Je les connais.
Figaro, saluant les spectateurs.
Ma femme et mon bien mis à part, tous me feront honneur et plaisir. (On joue la
ritournelle du vaudeville. Air noté).
Vaudeville
Premier couplet
Bazile
Triple dot, femme superbe,
Que de biens pour un époux !
D’un seigneur, d’un page imberbe,
Quelque sot serait jaloux.
Du latin d’un vieux proverbe
L’homme adroit fait son parti.
Figaro
Je le sais… (Il chante.)
Gaudeant bene nati.
Bazile
Non… (Il chante.)
Gaudeat bene nanti.
Deuxième couplet
Suzanne
Qu’un mari sa foi trahisse,
Il s’en vante, et chacun rit ;
Que sa femme ait un caprice,
S’il l’accuse, on la punit.
De cette absurde injustice
Faut-il dire le pourquoi ?
Les plus forts ont fait la loi. (Bis)
Troisième couplet
Figaro
Jean Jeannot, jaloux risible,
Veut unir femme et repos ;
Il achète un chien terrible,
Et le lâche en son enclos.
La nuit, quel vacarme horrible
Le chien court, tout est mordu,
Hors l’amant qui l’a vendu. (Bis.)
Quatrième couplet
La Comtesse
Telle est fière et répond d’elle,
Qui n’aime plus son mari ;
Telle autre, presque infidèle,
Jure de n’aimer que lui.
La moins folle, hélas ! est celle
Qui se veille son lien,
Sans oser jurer de rien. (Bis.)
Cinquième couplet
Le Comte
D’une femme de province,
À qui ses devoirs sont chers,
Le succès est assez mince ;
Vive la femme aux bons airs !
Semblable à l’écu du prince,
Sous le coin d’un seul époux,
Elle sert au bien de tous. (Bis)
Sixième couplet
Marceline
Chacun sait la tendre mère
Dont il a reçu le jour ;
Tout le reste est un mystère,
C’est le secret de l’amour.
Figaro continue l’air.
Ce secret met en lumière
Comment le fils d’un butor
Vaut souvent son pesant d’or. (Bis.)
Septième couplet
Par le sort de la naissance,
L’un est roi, l’autre est berger :
Le hasard fit leur distance ;
L’esprit seul peut tout changer.
De vingt rois que l’on encense,
Le trépas brise l’autel ;
Et Voltaire est immortel. (Bis.)
Huitième couplet
Chérubin
Sexe aimé, sexe volage,
Qui tourmentez nos beaux jours,
Si de vous chacun dit rage,
Chacun vous revient toujours.
Le parterre est votre image :
Tel paraît le dédaigner,
Qui fait tout pour le gagner. (Bis.)
Neuvième couplet
Suzanne
Si ce gai, ce fol ouvrage,
Renfermait quelque leçon,
En faveur du badinage
Faites grâce à la raison.
Ainsi la nature sage
Nous conduit, dans nos désirs,
À son but par les plaisirs. (Bis.)
Dixième couplet
Brid’oison
Or, messieurs, la co-omédie,
Que l’on juge en cè-et instant,
Sauf erreur, nous pein-eint la vie
Du bon peuple qui l’entend.
Qu’on l’opprime, il peste, il crie,
Il s’agite en cent fa-açons ;
Tout fini-it par des chansons. (Bis.)
Ballet général