La Forêt de Rennes/14. Où le Loup Blanc montre le bout de son museau

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La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 60-64).
XIV
OÙ LE LOUP BLANC MONTRE LE BOUT DE SON MUSEAU.


Didier prit Fleur-des-Genêts dans ses bras et la déposa sur le gazon près de lui. La pauvre enfant n’avait point de paroles parce qu’elle était trop heureuse. Elle regardait en silence le beau capitaine qui lissait doucement sur son front les bandeaux de sa blonde chevelure. Leurs yeux humides se souriaient. L’épais berceau qui leur cachait le ciel les enveloppait dans son ombre ; et parfois, lorsque le vent secouait les branches, un fugitif rayon de soleil s’égarait jusqu’à leur visage. C’était un tableau comme n’en font point souvent les peintres, un de ces tableaux que caresse le poëte, et qu’il rêve aux heures d’élite où la poésie descend dans son cœur.

Après quelques minutes de silence, Fleur-des-Genêts secoua tout à coup ses longs cheveux d’or, et se prit à regarder avec une joie d’enfant le nouvel uniforme de Didier.

— Que tu es beau ! dit-elle, que tu es beau, et que je t’aime !

Didier prit sa petite main blanche et il l’éleva jusqu’à sa lèvre.

— Tu as grandi, répondit-il, tu es plus jolie encore qu’autrefois !

Marie ne cacha point sa joie.

— Tant mieux ! s’écria-t-elle, j’ai pleuré pourtant, et les larmes enlaidissent les jeunes filles.

— Pourquoi pleures-tu, Marie ?

— Parce que les sentiers déserts de la forêt me parlaient de toi et de ton absence, Didier ; parce que le gazon avait reverdi aux endroits où tu avais coutume de l’asseoir ; parce que mon père me disait que tu ne reviendrais plus.

— Ton père ! répéta Didier avec étonnement ; il savait donc ?…

— Il sait tout ! dit la jeune fille, qui devint sérieuse. — Il ne faut point essayer d’échapper aux regards de Pelo Rouan… Il sait tout !

Didier garda le silence et resta pensif.

— Il nous épiait donc ? demanda-t-il enfin.

— Qui peut dire ce que fait Pelo Rouan ? prononça Marie avec emphase. Il savait cela parce qu’il sait tout. Quand tu partis, il me baisa au front et me dit : Enfant, il faut l’oublier ; c’est un Français, et les Français trompent les pauvres jeunes filles. Ils sont lâches et ils sont menteurs.

Didier rougit et fronça le sourcil.

— Pelo Rouan n’a jamais menti, poursuivit Marie. J’eus peur… Mais te voilà ; mon père s’est trompé : n’est-ce pas que tu m’aimes ?

Il serait superflu de transcrire la réponse de Didier. — Le temps passait. Ils restaient l’un près de l’autre, les bras enlacés, échangeant de ces mots que les amoureux savent et qui n’ont point de sens sur le papier.

Pendant cela Jude Leker essayait de trouver son chemin dans le taillis. Il eut d’abord grand’peine à s’orienter, car nul sentier ne traversait l’épaisseur du fourré ; mais au bout d’une centaine de pas, il vit avec surprise qu’une multitude de petites routes se croisaient en tous sens et semblaient néanmoins converger vers un centre commun.

Il suivit un de ces sentiers, et arriva bientôt au bord de ce sauvage ravin que nous connaissons déjà sous le nom de la Fosse-aux-Loups. À part ces routes masquées, qui n’existaient point autrefois et qui annonçaient très-positivement le voisinage d’une nombreuse réunion d’hommes, rien n’était changé dans le sombre aspect du paysage. La même solitude semblait régner aux alentours.

Jude descendit, en se retenant aux branches, les bords du ravin et atteignit le fond où s’élevait le chêne creux. La physionomie du bon écuyer était triste et grave ; il songeait sans doute que la dernière fois qu’il avait visité ce lieu, c’était en compagnie de son maître défunt. Il songeait aussi que le creux du chêne pouvait avoir été dépositaire infidèle, et que la fortune de Treml avait été mise entière entre ces noueuses racines qui déchiraient le sol.

Avant de pénétrer dans l’intérieur de l’arbre, Jude examina soigneusement les alentours ; il fouilla du regard chaque buisson, chaque touffe de bruyère, et dut se convaincre qu’il était bien seul.

Cet examen lui fit découvrir, derrière l’une des tours en ruines, un monceau de décombres, à la place où s’élevait jadis la cabane de Mathieu Blanc.

— C’étaient de bons serviteurs de Treml, murmura-t-il en se découvrant ; que Dieu ait leur âme !

Dans l’intérieur de l’arbre, il trouva quelques débris de cercles, et presque tous les ustensiles de Jean Blanc, mais rouilles et dans un état qui ne permettait point de croire qu’on s’en fût servi depuis peu.

Jude saisit une pioche et se mit aussitôt en besogne.

Pendant qu’il travaillait, un imperceptible mouvement se fit dans les buissons, et deux têtes d’hommes, masqués à l’aide d’un fragment de peau de loup, se montrèrent. Une troisième tête, masquée de blanc, sortit au même instant d’une haute touffe d’ajoncs qui touchait presque le chêne où travaillait Jude.

Les trois hommes, porteurs de ce déguisement étrange, échangèrent rapidement un signe d’intelligence. Celui du masque blanc fut un ordre, sans doute, car les deux autres rentrèrent immédiatement dans leurs cachettes.

Le masque blanc se coucha sans bruit à plat ventre et se prit à ramper vers l’arbre. Il franchit lentement la distance qui l’en séparait, puis il se dressa de manière à fourrer sa tête dans l’une des ouvertures que le temps avait pratiquées au tronc creux du vieux chêne.

Son masque le gênait pour voir ; il l’arracha et découvrit un visage tout noirci de charbon et de fumée, — le visage de Pelo Rouan, le charbonnier.

Jude travaillait toujours et ne se doutait point qu’un regard curieux suivait chacun de ses mouvements.

Au bout de quelques minutes, la pioche rebondit sur un corps dur et sonore. Jude se hâta de déblayer le trou et retira bientôt le coffret de fer que Nicolas Treml avait enfoui autrefois en cet endroit. Après l’avoir examiné un instant avec inquiétude pour voir s’il n’avait point été visité en son absence, Jude sortit une clef de la poche de son pourpoint. À ce moment, Pelo Rouan se prit à ramper et rentra sans bruit dans sa cachette.

Ce fut pour lui un coup de fortune, car Jude, sur le point d’ouvrir le coffret, se ravisa et fit le tour du chêne, jetant à la ronde son anxieux regard. Il ne vit personne, regagna le creux de l’arbre et fit jouer la serrure du coffret de fer.

Tout y était intact comme au jour du dépôt ; or et parchemin. Le bon Jude ne put retenir une exclamation de joie, en songeant que, avec cela, Georges Treml, fût-il réduit à mendier sa vie, n’aurait qu’un mot à dire pour recouvrer son héritage entier, Mais une expression de tristesse remplaça bientôt son joyeux sourire : où était Georges Treml ?

Jude aurait voulu déjà être au château pour s’informer du sort de l’enfant. Il replaça le coffret dans le trou, qu’il combla de nouveau en ayant soin d’effacer de son mieux les traces de la fouille, puis il gravit la rampe du ravin.

Pelo Rouan le suivit de l’œil tandis qu’il s’éloignait.

— C’est bien Jude ! murmura-t-il, Jude, l’écuyer de Treml ! il n’emporte pas le coffret : je verrai cette nuit ce qu’il peut contenir… En attendant, il ne faut point que nos gens soupçonnent ce mystère, car ils pourraient me prévenir.

Jude avait disparu. Les deux hommes aux masques fauves quittèrent le fourré et s’élancèrent vers le chêne. Ils remuèrent les outils, visitèrent chaque repli de l’écorce, et ne trouvèrent rien. Ces deux hommes étaient des Loups.

— Maître, dirent-ils en soulevant leur bonnet, qu’avez-vous vu ?

Pelo Rouan haussa les épaules.

— C’est grand dommage que vous n’habitiez point la bonne ville de Vitré, dit-il. Vous êtes curieux comme des vieilles femmes, et vous feriez d’excellents bourgeois… J’ai vu un rustre déterrer deux douzaines de pièces de six livres qu’il avait enfouies en ce lieu.

Les deux Loups se regardèrent.

— Cela fait six louis d’or, grommela l’un d’eux, — et il y en a peut-être d’autres.

— Cherchez, dit Pelo Rouan avec une indifférence affectée. Moi je vais veiller à votre place.

Les deux Loups hésitèrent un instant, mais ce ne fut pas long. Ils touchèrent de nouveau leurs bonnets et regagnèrent leurs postes.

Pelo Rouan remit son masque blanc.

— C’est bien, dit-il ; mais souvenez-vous de ceci : Quand je suis là, mes yeux veillent avec les vôtres, je puis pardonner un instant de négligence. Quand je m’éloigne, la négligence devient trahison, et vous savez comment je punis les traîtres. On a vu des soldats de la maréchaussée dans la forêt, et peut-être en ce moment même des yeux ennemis interrogent les profondeurs de ce ravin. La moindre imprudence peut livrer le secret de notre retraite… prenez garde !

Le charbonnier prononça ces mots d’une voix brève et impérieuse. Les deux Loups répondirent humblement ;

— Maître, nous veillerons.

Pelo Rouan ôta les deux pistolets qui pendaient à sa ceinture, et les cacha sous ses vêtements.

— Je vais au château, continua-t-il, afin d’apprendre ce que nous devons craindre des gens du roi. Je reviendrai cette nuit.

À ces mots, il gravit la montée d’un pas rapide, et disparut derrière les arbres de la forêt.

— Le Loup Blanc et le diable ! murmura l’une des sentinelles ; il n’y a qu’eux deux pour courir ainsi… Guyot ?

— Francin ?

— J’aurais pourtant voulu voir là-bas dans le creux du chêne

— Moi aussi… Mais… Je m’entends.

— C’est la vérité ! Quand il a parlé, ça suffit.

En conséquence de quoi les deux Loups se résignèrent à faire bonne garde.

Jude Leker traversa le taillis d’un pas plus leste et le cœur plus content que la première fois. Une de ses inquiétudes était au moins calmée et il avait désormais en main de quoi racheter les riches domaines de la maison de Treml.

Marie et Didier l’entendirent arriver de loin. Il y avait plus de deux heures qu’ils étaient ensemble ; mais le temps leur avait semblé si court ! Ce fut à grand regret que Marie se leva.

— Au revoir, dit-elle ; tu ne me quitteras plus, n’est-ce pas ?

— Jamais, répondit le capitaine dans un baiser.

Le taillis s’ouvrit. Jude se montra ; — Didier était seul.

— Tu n’as pas perdu de temps, mon garçon, dit gaiment ce dernier… Je ne t’attendais pas si vite.

Jude prit cela pour un reproche adressé à sa lenteur, et se confondit en excuses.

— Allons ! s’écria le capitaine qui sauta en selle sans toucher l’étrier, j’aurai dormi, sans doute, et fait un beau rêve, car je veux mourir si j’étais pressé de te voir arriver… À propos, et le trésor de Treml ?

— Dieu l’a tenu en sa garde, répondit Jude.

— Tant mieux !… Au château, maintenant ! à moins qu’il ne te reste quelque mystérieuse expédition à accomplir.

Il est rare qu’un Breton de la vieille roche sympathise complètement avec cette gaîté insouciante et communicative qui est le fond du caractère français. Cette recrudescence soudaine de gaillardise mit l’honnête Jude à la gêne, d’antant puisqu’il était occupé lui-même de pensées graves. Il suivit quelque temps en silence le jeune capitaine qui fredonnait et semblait vouloir passer en revue tous les ponts-neufs anciens et nouveaux, chantés au théâtre de la foire. Enfin, Jude poussa son cheval et prit la parole.

— Monsieur, dit-il, mon devoir est lourd et mon esprit borné. Je compte sur l’aide que vous m’avez promise. — Et tu as raison, mon garçon ; tout ce que je pourrai faire, je le ferai. Voyons, explique-moi un peu ce que tu attends de moi ? — D’abord, répondit Jude, bien que vingt ans se soient écoulés depuis que j’ai mis le pied pour la dernière fois au château de la Tremlays, il pourrait s’y trouver quelqu’un pour me reconnaître, et j’ai intérêt à me cacher. Je voudrais donc n’y point entrer avant la nuit venue. — Soit. Le temps est beau ; nous attendrons dans la forêt… mais l’expédient ne me semble point efficace, par la raison qu’il y a des résines et de la bougie au château de M. de Vaunoy. — C’est vrai, murmura dolemment le pauvre Jude ; je n’avais point songea cela.

Le capitaine reprit en souriant :

— Il y a moyen d’arranger la chose, mon garçon. Nous arriverons enveloppés dans nos manteaux de voyage, et je trouverai bien quelque prétexte pour te protéger contre les regards indiscrets… — Après, répéta Jude fort embarrassé, après je tâcherai de savoir… de manière ou d’autre… ce qu’est devenu le petit monsieur.

— C’est cela, nous tâcherons.

La nuit vint : nos deux voyageurs furent introduits au château, comme nous l’avons vu, et Simonnet, le maître du pressoir, se chargea de les annoncer.

M. Hervé de Vaunoy et sa fille Alix étaient au salon, en compagnie de mademoiselle Olive de Vaunoy, sœur cadette d’Hervé, et de M. Béchameil, marquis de Nointel, intendant royal de l’impôt.

Le capitaine était attendu depuis quelques jours déjà, bien qu’on ignorât le nom du nouveau titulaire. Dès que maître Simonnet eut prononcé le mot : Capitaine, tous ces personnages se levèrent et dardèrent leurs regards vers la porte avec une curiosité plus ou moins prononcée.

Le capitaine entra suivi de Jude, qui se tint à la porte, le nez dans le manteau. Didier s’avança le feutre sous le bras, la mine haute, et se portant comme il convenait à un homme rompu aux galantes façons de la cour.

Son aspect parut étonner grandement tout le monde, ce qu’il dut déchiffrer en caractères lisibles, quoique différents, sur les quatre physionomies présentes.

Mademoiselle Olive se pinça les lèvres en jouant fébrilement de l’éventail.

Alix pâlit et s’appuya au bras de son fauteuil.

M. de Vaunoy laissa percer un tic nerveux sous son patelin sourire.

Enfin M. Béchameil, marquis de Nointel, exécuta la plus déplorable grimace qui se puisse voir sur visage de financier désagréablement surpris.

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