La Forêt de Rennes/15. Portraits

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La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 65-69).

XV
PORTRAITS.


Didier s’inclina profondément devant les dames, salua un peu moins bas Hervé de Vaunoy, et presque point M. l’intendant royal. Hervé renforça aussitôt son benin sourire, et fit trois pas au-devant du capitaine.

— Saint-Dieu ! mon jeune ami, s’écria-t-il du ton le plus cordial, soyez trois fois le bienvenu. Quelque chose me disait que je vous reverrais bientôt avec l’épaulette… Touchez là, capitaine, saint-Dieu ! touchez là.

Didier se prêta de bonne grâce à cet affectueux accueil. Quand il eut baisé la main des deux dames, savoir : celle d’Alix en silence, et celle de mademoiselle Olive de Vaunoy en lui faisant quelque compliment banal, il prit place auprès du maître de la Tremlays.

— L’ordre de Sa Majesté, dit-il, me donnait à choisir entre l’hospitalité de M. le marquis de Nointel et la vôtre. J’ai pensé qu’il ne vous déplairait point de me recevoir pendant quelques jours…

— Saint-Dieu ! mon jeune compagnon, ce qui m’eût déplu, c’eût été le contraire.

— Je vous rends grâce… et, pour mettre à profit votre bonne volonté, je vous demande la permission de faire conduire sur-le-champ mon valet à la chambre qu’on me destine.

Mademoiselle Olive agita une sonnette d’argent placée près d’elle sur la cheminée.

— Auparavant, votre valet boira le coup du soir avec maître Alain, mon maître d’hôtel, dit Hervé de Vaunoy.

À ce nom d’Alain, Jude devint pâle sous son manteau.

— Mon valet est malade, répondit le capitaine ; ce qu’il lui faut, c’est un bon lit et le repos.

— À votre volonté, mon jeune ami.

Un domestique entra, appelé par le coup de sonnette de mademoiselle Oiive.

— Préparez un lit à ce bon garçon, dit M. de Vaunoy ; et traitez-le en tout comme le serviteur d’un homme que j’honore et que j’aime.

Didier s’inclina ; Jude, toujours enveloppé de son manteau, sortit sur les pas du domestique qui, malgré sa bonne envie, ne put apercevoir ses traits.

Nous connaissons M. Hervé de Vaunoy, maître actuel de la Tremlays et de Bouëxis-en-Forêt. Ces vingt années n’avaient point assez changé son visage plein et souriant pour qu’il soit besoin de faire une nouvelle description de sa personne.

Mademoiselle Olive de Vaunoy, sa sœur, était une longue et sèche fille, qui avait été fort laide au temps de sa jeunesse. L’âge, incapable d’embellir, efface du moins les différences excessives qui séparent la beauté de la laideur. À cinquante ans, ce qui reste d’une femme laide est bien près de ressembler à ce qui reste d’une houri. L’expression du visage peut seule rétablir des catégories. Or, celui de mademoiselle Olive n’exprimait rien, si ce n’est une préciosité majuscule, d’obstinées prétentions à la gentillesse et une incomparable pruderie. Elle était vêtue d’ailleurs à la dernière mode, portant corsage long, en cœur, avec des hanches immodérément rembourrées, cheveux crêpés à outrance et poudrés, éventail que nous nommerions rococo, et mules de cuir mordoré sans talons. Sa joue était tigrée de mouches de formes très-variées, et un trait de vernis noir lui faisait des sourcils admirablement arqués. Nous passons sous silence le carmin étendu en couche épaisse sur ses lèvres, le vermillon délicatement passé sur ses pommettes et l’enfantin sourire qui ajoutait, à tant de séductions diverses, un charme précisément extraordinaire.

Alix ne ressemblait point à son père, et encore moins à sa tante. Elle était grande, et néanmoins sa taille, exquise dans ses proportions, gardait une grâce pleine de noblesse. Son front large avait, sous les noirs bandeaux de ses cheveux sans poudre, une expression de fière pudeur qu’adoucissait le suave rayon de son grand œil bleu. Son regard était sérieux et non point triste, de même que les pures lignes de sa bouche annonçaient une nature pensive plutôt que mélancolique. C’était le type parfait de la femme vigoureuse dans sa grâce, aussi éloignée de l’inertie comtemplative du nord que de la passion dévergondée du midi, alliant la sensibilité vraie à la fermeté digne et haute, pouvant aimer, sachant souffrir, capable de dévouement jusqu’à l’héroïsme.

Hervé de Vaunoy s’était marié un an après le départ de Nicolas Treml. Sa femme était morte au bout de dix-huit mois. Alix était le seul fruit de cette union. Elle avait dix-huit ans.

Il nous reste à parler de M. l’intendant royal de l’impôt.

Antinoüs Béchameil, marquis de Nointel, était un fort bel homme de quarante ans et quelque chose de plus. Il avait du ventre, mais pas trop, le teint fleuri et la joue rebondie. Son menton ne dépassait pas trois étages, et chacun s’accordait à trouver son gras de jambe irréprochable. Au moral, il prenait du tabac dans une boîte d’écaille si finement travaillée, que toutes les marquises y inséraient leurs jolis doigts avec délices. Son habit de cour avait des boutons de diamants dont chacun valait vingt mille livres. Il avait des façons de secouer la dentelle de son jabot et de relever la pointe de sa rapière jusqu’à la hauteur de l’épaule, qui n’appartenaient qu’à lui, et sa mémoire, suffisamment cultivée, lui permettait de placer çà et là des bons mots d’occasion qui n’avaient guère cours que depuis six semaines. Il avait en outre un appétit incomparable, auquel il sacrifiait un bon tiers de son revenu, et un estomac à l’épreuve.

En somme, il n’était pas beaucoup plus grotesque que la plupart des nobles financiers de son temps.

M. le marquis de Nointel avait en Bretagne de nombreuses et importantes occupations. D’abord il aimait éperdûment Alix de Vaunoy, dont il voulait faire sa femme à tout prix. M, de Vaunoy ne demandait pas mieux, mais Alix semblait d’une opinion diamétralement opposée, et c’était pitié de voir Béchameil perdre ses galanteries, ses madrigaux improvisés de mémoire, et surtout les merveilles de sa cuisine dont l’excellence est historique, auprès de la fière Bretonne. Il ne se décourageait pas cependant et redoublait chaque jour ses efforts incessamment inutiles.

Il était, en outre, comme nous l’avons pu dire déjà, intendant de l’impôt. Cette charge, qu’il ne faudrait en aucune façon comparer à la banque gouvernementale de nos receveurs généraux, nécessitait, en Bretagne surtout, une terrible dépense d’activité, La province, en effet, manquait à la fois d’argent et de bonne volonté pour acquitter les lourdes tailles qui pesaient depuis peu sur elle.

En troisième lieu, — et c’était, à coup sûr, l’emploi auquel il tenait le plus, — Béchameil avait la haute main sur toutes preuves nobles dans l’étendue de la province. Ce droit d’investigation était pour ainsi dire inhérent à la charge d’intendant, puisque les gentilshommes n’étaient pas sujets à l’impôt, et qu’ainsi, sous fausse couleur de noblesse, nombre de roturiers auraient pu se soustraire aux tailles ; mais Béchameil tenait ce droit à titre plus explicite encore. Il avait affermé, en effet, moyennant une somme considérable payée annuellement à la couronne, la vérification des titres, actes et diplômes, et, en vertu de ce contrat, il profitait seul des amendes prononcées sur son instance par le parlement breton contre tout vilain qui prenait état de gentilhomme.

En conséquence, il avait intérêt à trouver des usurpateurs en quantité. Aussi ne se faisait-il point faute de bouleverser les chartriers des familles et se montrait si âpre à la curée, que les seigneurs ralliés au roi avaient eux-mêmes sa personne en mauvaise odeur. Mais on le craignait plus encore qu’on ne le détestait.

Par le fait, en une province comme la Bretagne, pays de bonne foi et d’usage, où beaucoup de gentilshommes, forts de leur possession d’état immémoriale, n’avaient ni titres ni parchemins, le pouvoir de M. Béchameil avait une portée terrible. Pauvre d’esprit, avide et étroit de cœur, rompu aux façons mondaines, n’ayant d’autre bienveillance que cette courtoisie tout extérieure qui vaut à ses adeptes le nom sans signification d’excellent homme, l’intendant de l’impôt était justement assez sot pour faire un impitoyable tyran. Une seule chose pouvait le fléchir : l’argent. Quiconque lui donnait de la main à la main le montant de l’amende, et quelques milliers de livres en sus par forme de prime, était sûr de n’être point inquiété, quelle que fût d’ailleurs la témérité de ses prétentions : pour dix mille écus, il eût laissé le titre de duc au bâtard d’un laquais. Mais quand on n’avait point d’argent, par contre, il fallait, pour sortir de ses griffes, un droit bien irrécusable, et les mémoires du temps ont relaté plusieurs exemples de gens de qualité réduits par lui à l’état de roture[1].

On doit penser que M. de Vaunoy, lequel n’avait point par devers lui des papiers de famille fort en règle, avait tremblé d’abord devant un pareil homme. Les méchantes langues prétendaient qu’il avait commencé par financer de bonne grâce, ce qui était toujours un excellent moyen. Mais, dans la position de Vaunoy, cela ne suffisait pas. Substitué par une vente aux droits des Treml, dont il portait le nom et dont il avait pris jusqu’aux armes pour en écarteler son douteux écusson, il avait trop à craindre pour ne pas chercher tous les moyens de se concilier son juge. Un retrait de noblesse lui eût fait perdre à la fois ses titres, auxquels il tenait beaucoup, et ses biens, auxquels il tenait davantage, car c’était son état de gentilhomme et sa parenté qui lui avaient donné qualité pour acheter le domaine de Treml. Heureusement pour lui, Béchameil fit les trois quarts du chemin. Ce gros homme se jeta pour ainsi dire dans ses bras, en ne faisant point mystère de la passion qu’il avait conçue pour Alix.

C’était un coup de fortune, et Vaunoy en sut profiter. Béchameil et lui se lièrent, et bien que l’intendant royal fût de fait le plus fort, il se laissa vite dominer par l’adresse supérieure de son nouvel ami.

Il va sans dire que Béchameil reçut promesse de la main d’Alix, ce qui n’empêcha point Vaunoy de favoriser en quelque sorte l’intimité qui s’était établie à Rennes entre la jeune fille et Didier. Vaunoy avait sans doute ses raisons pour cela.

Durant le séjour de Didier à Rennes, Béchameil n’avait point été sans s’apercevoir de sa liaison avec Alix. Ceci nous explique la grimace du financier à la vue du jeune capitaine. Quant à mademoiselle Olive, elle agita son éventail parce qu’elle crut faire preuve d’une très-jolie pudeur.

Le repas est toujours l’acte le plus important de l’hospitalité bretonne. Au bout de quelques instants, maître Alain, le majordome, décoré de sa chaîne d’argent officielle, et les yeux rouges encore de son somme bachique, ouvrit les deux battants de la porte pour annoncer le souper.

— Demain nous parlerons d’affaires, dit gaîment M. de Vaunoy. Maintenant, soupons.

— Soupons ! répéta Béchameil, à qui ce mot rendit une partie de sa sérénité.

Alix se leva, et, d’instinct, tendit sa main à Didier. Ce fut M. Béchameil qui la prit. Le capitaine, à dessein ou faute de mieux, se contenta des doigts osseux de mademoiselle Olive.

Nous ne raconterons point le souper, pressé que nous sommes d’arriver à des événements de plus haute importance. Nous dirons seulement que M. de Vaunoy, tout en portant à diverses reprises la santé de son jeune compagnon, le capitaine Didier, échangea plus d’un regard équivoque avec maître Alain, auquel même, vers la fin du repas, il donna un ordre à voix basse. Maître Alain transmit cet ordre à un valet de mine peu avenante, que Vaunoy avait débauché l’année précédente à Mgr le gouverneur de la province, et qui avait nom Lapierre.

Pendant cela, Béchameil faisait sa cour accoutumée. Alix ne l’écoutait point, et tournait de temps en temps son regard triste et surpris vers le capitaine, qui causait fort assidûment avec mademoiselle Olive. Celle-ci minaudait, se pinçait les lèvres et n’omettait aucun détail du divertissant manège d’une coquette surannée savourant des soins de hasard.

Hervé de Vaunoy conduisit lui-même le capitaine jusqu’à la porte de sa chambre à coucher, et lui souhaita la bonne nuit. Jude était debout encore. Il arpentait la chambre à pas lents, plongé dans de profondes méditations.

— Eh bien ! lui dit son maître, es-tu content de moi ? T’ai-je épargné les regards indiscrets ?

— Monsieur, je vous remercie, répondit Jude.

— As-tu appris quelque chose ?

— Rien sur l’enfant, et c’est d’un triste augure !… Mais je sais que dame Goton, qui fut la nourrice du petit monsieur, est maintenant femme de charge au château.

— Elle te donnera des nouvelles.

— Je sais aussi que j’aurai de la peine à me cacher longtemps, car j’ai vu la figure d’un ennemi : Alain, l’ancien maître d’hôtel de Treml.

— Je t’en offre autant, mon garçon ; j’ai aperçu le visage d’un drôle qui fut le valet de M. de Toulouse, gouverneur de Bretagne, mon noble protecteur, et que je soupçonne fort de n’avoir point été étranger à certaine alerte nocturne qui me valut l’an dernier un coup d’épée… Mais nous débrouillerons tout cela. En attendant, dormons.

— Dormez, répondit Jude.

Le capitaine se jeta sur son lit. Jude continua de veiller.

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  1. Nous citerons seulement un cadet de l’illustre et héroïque maison de Coëtlogon, qui fut injustement débouté sur l’instance de Béchameil.