La Forêt de Rennes/16. Le conseil privé de M. de Vaunoy

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La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 70-73).
XVI
LE CONSEIL PRIVÉ DE M. DE VAUNOY.


Le capitaine dormait, rêvant peut-être tour à tour à la noble Alix et à l’humble fille de la forêt ; car, malgré sa froideur systématique, il n’avait pu revoir la première sans une vive émotion. Jude arpentait la chambre et demandait à son honnête et simple cervelle un moyen de retrouver le fils de Treml. Béchameil dégustait en songe un blanc-manger. Mademoiselle Olive bâtissait un superbe château en Espagne, où elle se voyait la dame maîtresse d’un gentil officier de Sa Majesté Louis XV. Enfin, Alix cherchait en vain le sommeil et combattait la fièvre, car la pauvre jeune fille avait bien souffert ce soir. Elle ne voulait point interroger son cœur, et son cœur parlait en dépit d’elle : elle aimait. Or, la plus forte nature fléchit au premier souffle du désenchantement. Jusqu’alors elle n’avait point vu d’autre obstacle entre elle et le bonheur que son devoir ou la volonté de son père. Maintenant, c’était un abîme qui s’ouvrait devant elle : Didier l’avait oubliée.

Dans l’appartement privé de M. de Vaunoy, dont la double porte était soigneusement fermée, trois hommes étaient réunis et tenaient une sorte de conseil. C’étaient M. de Vaunoy lui-même, Alain, son maître d’hôtel, et le valet Lapierre.

Alain était maintenant un vieillard. Sa rude physionomie, sur laquelle une ivresse de chaque jour avait laissé d’ignobles traces, n’avait d’autre expression qu’une dureté stupide et impitoyable. Lapierre pouvait avoir de quarante-cinq à cinquante ans. Son visage n’avait point un caractère breton : ses traits pointus, son regard cauteleux et comme effarouché se rapprochaient davantage du type angevin. Il était en effet originaire de la partie méridionale de l’Anjou, terroir particulièrement fécond en vagabonds et en bateleurs. Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, il avait exercé çà et là la respectable et triple profession de marchand de vulnéraire, avaleur de sabres et sauteur de corde. À cette époque, il entra comme valet de pied dans la maison de Mgr de Toulouse, qui n’était point encore gouverneur de Bretagne. Lapierre avait alors avec lui un jeune enfant, dont il se servait pour attirer le public à ses parades. L’enfant était beau ; le comte de Toulouse le prit en affection, en fit son page ; puis, au bout de quelques années, le mit au nombre des gentilshommes de sa maison. Lapierre, resté valet, conçut une véritable rancune contre l’enfant, autrefois son esclave et maintenant son supérieur. Lors du séjour à Rennes de Mgr le gouverneur de Bretagne, il se présenta chez Vaunoy et demanda un entretien particulier. Cette conférence fut longue, et Vaunoy changea plus d’une fois de couleur aux paroles de l’ancien saltimbanque. Lapierre, avant de sortir, reçut une bourse bien garnie, et peu de jours après, Vaunoy le prit à son service. À dater de ce moment, le nouveau maître de la Tremlays commença à faire un grand accueil au jeune page Didier, ce qui donna de furieux accès de jalousie à Antinoüs Béchameil, marquis de Noinlel. Ce fut peu de semaines après que Didier fut traîtreusement attaqué de nuit dans les rues de Rennes.

Il était plus de minuit. Hervé de Vaunoy se promenait avec agitation, tandis que ses deux serviteurs se tenaient commodément assis auprès du foyer. Lapierre se balançait, en équilibre, sur l’un des pieds de sa chaise, avec une adresse qui se ressentait de son ancien métier ; maître Alain caressait sous sa jaquette le ventre aimé de certaine bouteille de fer-blanc, large, carrée, toujours pleine d’eau-de-vie, à laquelle il guettait l’occasion de dire deux mots, et semblait combattre le sommeil.

— Saint-Dieu ! saint-Dieu ! saint-Dieu ! s’écria par trois fois M. de Vaunoy, qui frappa violemment du pied et s’arrêta juste en face de ses acolytes.

Maître Alain tressaillit comme on fait quand on s’éveille en sursaut. Lapierre ne perdit pas l’équilibre.

— Vous étiez trois contre un ! reprit Vaunoy dont la colère allait croissant ; c’était la nuit… Trois bonnes rapières, la nuit, contre une épée de bal ! et vous l’avez manqué !

— J’aurais voulu vous y voir ! murmura pesamment Alain ; le jeune drôle se débattait comme un diable. Je veux mourir si je ne sentis pas dix fois le vent de son arme sous ma moustache.

— Moi, je sentis son arme de plus près, dit Lapierre, qui souleva le col de sa chemise et montra une cicatrice triangulaire ; et Joachim, notre pauvre compagnon, la sentit mieux encore que moi, car il resta sur la place. Je prie Dieu qu’il ait son âme !

— Ainsi soit-il, grommela maître Alain.

— Je prie le diable qu’il prenne la vôtre ! s’écria Vaunoy. Tu as eu peur, maître Alain, et toi, Lapierre, méchant saltimbanque, tu t’es enfui avec ton égratignure.

— Il aurait fallu faire comme Joachim, n’est-ce pas ? demanda le maître d’hôtel avec un commencement d’aigreur ; oui, je sais bien que vous nous aimeriez mieux morts que vivants, notre monsieur…

— Tais-toi ! interrompit Hervé, qui haussa les épaules avec impatience.

Alain obéit de mauvaise grâce, et M. de Vaunoy reprit sa promenade solitaire, frappant du pied, serrant les poings et murmurant sur tous les tons son juron favori.

Les deux valets échangèrent un regard d’intelligence.

— Cela va lui coûter deux louis d’or, dit tout bas Lapierre.

Maître Alain saisit ce moment pour avaler une rasade, en faisant un signe de tête affirmatif, et tous deux se prirent à sourire sournoisement comme des gens sûrs de leur lait. Au bout de quelques minutes, Vaunoy s’arrêta en effet subitement et mit la main à sa poche.

— Saint-Dieu ! dit-il en reprenant son patelin sourire, je crois que je me suis fâché, mes dignes amis. La colère est un péché ; j’en veux faire pénitence, et voici pour boire à ma santé, mes enfants.

Il tira deux louis de sa bourse. Les deux valets prirent, et la paix fut faite.

— Raisonnons maintenant, poursuivit Vaunoy. Comment sortir d’embarras ?

— Quand j’étais médecin ambulant, répondit Lapierre, et qu’une dose de mon élixir ne suffisait pas, j’en donnais une seconde.

— C’est cela ! s’écria le majordome, à qui la bouteille carrée donnait de l’éloquence ; il faut doubler la dose : nous étions trois : nous nous mettrons six.

— Et cette fois je réponds de la cure, ajouta l’ex-bateleur.

Vaunoy secoua la tête.

— Impossible, dit-il.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il se méfie… D’ailleurs les temps sont changés. Autrefois, c’était un jeune fou, courant le guilledou les nuits, et sa mort n’eût point excité de soupçon… Je n’étais pas chargé de la police des rues de Rennes… Maintenant, c’est un officier du roi ; il est mon hôte pour le bien de l’État. Son séjour à la Tremlays a quelque chose d’officiel : la sainte hospitalité, mes enfants, défend formellement de tuer un hôte… à moins qu’on ne le puisse faire en toute sécurité.

Alain et Lapierre firent à cette bonne plaisanterie un accueil très-flatteur.

— Il faut trouver autre chose, continua M. de Vaunoy.

Maître Alain se creusa la cervelle ; Lapierre fit semblant de chercher.

— Eh bien ? demanda Hervé au bout de quelques minutes.

— Je ne trouve rien, dit le majordome.

— Rien, répéta Lapierre ; si ce n’est peut-être… mais le poison ne vous sourit pas plus que le poignard, sans doute ? — Encore moins, mon enfant… Saint-Dieu ! c’est une malheureuse affaire. D’un jour à l’autre le hasard peut lui révéler ce qu’il ne faut point qu’il sache… Et qui me dit d’ailleurs qu’il ne sait rien ? Quelle chambre lui a-t-on donnée ? — La chambre de la nourrice, répondit Alain. Vous l’avez conduit jusqu’à la porte.

Vaunoy devint pâle.

— La chambre de la nourrice, répéta-t-il en tressaillant, la chambre où était autrefois le berceau ! et je n’ai pas pris garde. — Bah ! fit Lapierre, une chambre ressemble à une autre chambre. — C’est évident, appuya le majordome qui dormait aux trois quarts.

Ceci ne parut point rassurer M. de Vaunoy, qui reprit avec inquiétude :

— Et ce valet malade ? Il semblait avoir intérêt à se cacher… Quel homme est-ce ? — Quant à cela, repartit Lapierre, c’est plus que je ne saurais dire. Il tenait son manteau sur ses yeux, et je n’ai pas même pu voir le bout de son nez. — C’est étrange, murmura Vaunoy, porté, comme toutes les âmes bourrelées, à voir l’événement le plus ordinaire sous un menaçant aspect ; je n’aime pas cette affectation de mystère. Je voudrais savoir quel est cet homme, je voudrais…

— Demain il fera jour, interrompit philosophiquement le saltimbanque émérite.

— Cette nuit ! tout de suite ! s’écria Vaunoy d’une voix brève et comme égarée. Quelque chose me dit que la présence de cet homme est un danger ou un malheur !… Suivez-moi !

Lapierre fut tenté de répondre que, suivant toute apparence, le capitaine et son valet dormaient tous deux à cette heure avancée de la nuit ; mais Vaunoy avait parlé d’un ton qui n’admettait point de réplique… Les deux serviteurs se levèrent. Vaunoy ouvrit sans bruit la porte de son appartement, et tous trois s’engagèrent sans lumière dans le long corridor qui régnait d’une aile à l’autre. Après avoir fait quelques pas, Hervé s’arrêta et pressa fortement le bras de son majordome :

— Ils ne dorment pas ! dit-il à voix basse en montrant un point lumineux qui brillait dans l’ombre à l’autre bout du corridor.

C’était en effet de la chambre occupée par le capitaine que partait cette lueur.

— Que peuvent-ils faire à cette heure ? reprit Vaunoy ; s’ils s’entretiennent, nous écouterons. Quelque mot viendra bien éteindre ou légitimer ma frayeur… Et si j’ai raison de craindre, s’il sait tout ou seulement s’il soupçonne… saint-Dieu ! sa mission ne le sauvera pas.

Ils continuèrent de se glisser le long des murailles. Le majordome, qui s’était complètement éveillé, marchait le premier. En arrivant auprès de la porte du capitaine, il colla son œil à la serrure.

Jude était agenouillé au pied de son lit et priait, la tête entre ses deux mains. Maître Alain ne pouvait voir son visage. Au bout de quelques secondes, le vieil écuyer termina sa prière et se redressa. La lumière tomba d’aplomb sur son visage.

Maître Alain se rejeta violemment en arrière.

— Je connais cet homme, dit-il.

Vaunoy s’élança et mit à son tour son œil à la serrure ; mais il ne vit plus que la mèche rouge et fumeuse de la résine que Jude avait éteinte avant de se jeter sur son lit.

— Saint-Dieu ! grinça-t-il en se relevant. Tu le connais, dis-tu ; qui est-ce ?

Maître Alain se pressait le front, cherchant à rappeler ses souvenirs.

— Je le connais, je l’ai vu, dit-il enfin, mais où ? Je ne sais. Mais quand ?… Il doit y avoir bien longtemps.

Vaunoy dévora un blasphème, et le philosophique Lapierre répéta :

— Demain, il fera jour !

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