La Fortune de Gaspard/XXV

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Librairie Hachette et Cie (p. 340-353).


XXV

MINA À LA FERME.


Mina alla s’arranger pour la promenade. Gaspard donna le bras à son père pour monter l’escalier, et tous trois se retrouvèrent dans le vestibule, prêts à partir.

Mina était rayonnante ; ses yeux étaient dérougis et brillaient de tout leur éclat ; elle était plus charmante encore que les jours précédents ; Gaspard ne cessait de la regarder.

Mina était gaie, en train ; elle s’était familiarisée avec son beau-père et même avec Gaspard ; elle souriait à M. Féréor et répétait souvent :

« Je suis heureuse, mon père, heureuse d’être près de vous. »

Elle regardait Gaspard d’un air un peu malicieux, mais elle n’ajoutait pas : et de Gaspard.

« Quel beau pays ! s’écria-t-elle. Quelle charmante vallée ! Ah ! je vois les usines ! Que c’est beau ! Quels magnifiques bâtiments ! Qu’on est heureux de vivre ici ! »

M. Féréor souriait et se réjouissait de l’admiration de Mina ; Gaspard avait un air heureux et doux qu’il n’avait jamais eu. Mina s’enthousiasmait de plus en plus à mesure qu’elle approchait de ces belles usines situées dans cette charmante vallée de *** ; elle regardait à la portière de droite, à celle de gauche. Enfin, ils arrivèrent ; elle sauta à bas de la voiture, sans donner à Gaspard le temps de lui présenter la main. Elle demanda à son mari de la laisser seule venir en aide à son père, qui trébucha en touchant terre et tomba à moitié dans les bras de Mina ; elle le soutint très adroitement et lui donna le bras.

On lui fit voir les ateliers ; partout les ouvriers étaient groupés pour la recevoir, et partout on fut charmé de sa grâce, de sa beauté, des paroles aimables qu’elle trouva à dire à chacun.

Gaspard était dans le ravissement, il ne la quitta pas des yeux ; M. Féréor, qui lui donnait le bras, n’était pas moins enchanté que Gaspard. Lorsque tout fut visité, et qu’elle eut particulièrement examiné la fabrication des toiles cuivre et zinc, elle leva ses yeux attristés sur Gaspard, qui se trouvait près d’elle, et lui dit à voix basse :

« Voilà pourtant la cause de votre esclavage, pauvre Gaspard.

Gaspard.

Dites plutôt la cause de mon bonheur, chère Mina ; hier et aujourd’hui ne se ressemblent pas. »

Mina hocha la tête et ne répondit rien.

Gaspard.

Vous ne me croyez pas ?

Mina.

Je crois que vous êtes bon et que vous avez pitié de moi. Je suis reconnaissante, croyez-le bien.

M. Féréor ayant tout fait voir à Mina, dit à Gaspard qu’il allait maintenant aux affaires sérieuses.

« Et toi, mon fils, va mener Mina chez ta mère ; tu me retrouveras dans mon cabinet. »

Ils se séparèrent. Gaspard et Mina prirent le chemin de la ferme. Gaspard était pensif ; Mina avait repris sa timidité.

Gaspard.

Vous ne parlez plus, Mina ? Votre gaieté vous a déjà quittée ?

Mina.

C’est votre belle manufacture de toiles cuivre et zinc qui m’a donné des idées tristes.

Gaspard.

Et fausses, vous pouvez bien ajouter.

Mina.

Fausses ! Le temps nous fera voir lequel de nous a raison… Quel joli chemin nous parcourons ! Ces jeunes bois sont frais et charmants.

La conversation continua. Gaspard la mit au courant de sa famille, des principaux événements de sa jeunesse, ensuite il se tut. Mina parla de temps à autre ; mais le sérieux de Gaspard lui fit peur, et elle se tut comme lui.


Il trouva sa mère faisant le ménage.

Quand Gaspard entra dans la ferme, il trouva sa mère faisant le ménage pendant que Lucas était aux champs. Elle reçut donc Mina au milieu de son linge lessivé, de ses fourneaux, des fers à repasser.

« Je suis désolée de vous recevoir au milieu de ce désordre, madame, dit la mère Thomas en posant son fer et en essuyant ses mains.

Mina, tristement.

Madame ! Vous me repoussez donc aussi, ma mère ?

La mère.

Mon Dieu ! c’est que… je crains… je n’oserai jamais vous appeler ma fille.

Mina.

Je suis donc bien repoussante, que tout le monde me témoigne de l’éloignement.

La mère.

De l’éloignement ! Comment pouvez-vous croire, madame, que la femme de Gaspard ne soit pas reçue avec empressement ?

— Alors, embrassez-moi, ma mère, dit Mina en se jetant dans les bras de la mère Thomas ; et ne m’appelez plus madame.

La mère.

Et comment donc faut-il vous appeler, ma charmante fille ?

Mina.

Votre fille ou Mina. N’est-ce pas, Gaspard ! »

Gaspard, sans lui répondre, la serra dans ses bras et l’embrassa. Mina tressaillit et le regarda avec étonnement et satisfaction. La mère Thomas l’embrassa également.

« À présent, ma mère, dit Mina prenant un fer, je vais vous aider à faire le ménage. »

Et Mina, jetant son chapeau et son châle sur une chaise, se mit à repasser avec une adresse et une activité qui prouvaient qu’elle n’était pas à son coup d’essai.


Mina se mit à repasser avec adresse et vivacité.

Gaspard et la mère Thomas restaient interdits ; Mina repassait toujours.

Mina.

Vous voyez ma mère, que je pourrai vous être utile ; ma bonne me laissait faire toute sorte de choses du ménage ; chez mon père, je n’étais pas servie comme je le suis chez Gaspard. Nous vivions dans notre coin, ma bonne et moi, et je me servais moi-même. Et vous savez, ma mère, que lorsqu’on sait se servir soi-même, on sait servir les autres.

— Ma fille, que faites-vous ? dit la mère Thomas revenue de sa surprise et s’avançant vers Mina pour lui retirer le fer.

Mina ne voulait pas le lâcher, la mère Thomas voulait le lui enlever. Mina riait et perdait ses forces.

« Au secours, Gaspard ! appela-t-elle. Au secours ! ma mère est plus forte que moi. »

Gaspard obéit à l’appel de Mina et la secourut si bien, que le fer resta entre les mains de la mère Thomas. Mais la glace était rompue ; la lutte dans laquelle Gaspard avait pris une part si active enleva l’embarras, la crainte qu’avait éprouvée la mère à l’aspect de sa charmante et élégante belle-fille.

Mina.

C’est bien ; je me vengerai de ma défaite, et Gaspard me le payera, car il s’est mis contre moi au lieu de me secourir.

Gaspard.

Comment, contre vous ? je vous ai seulement légèrement soutenue pour vous empêcher de glisser.

Mina.

C’est égal ! puisque j’ai perdu mon fer, je vais plier ce tas de serviettes. Gaspard, donnez-moi, je vous prie, ce paquet qui sèche au feu.

Gaspard.

Mina, je vous en supplie.

Mina.

N’est-ce pas, ma mère, que ce linge doit être plié et détiré ?

La mère.

Certainement, ma fille ; mais Gaspard a raison de vouloir vous empêcher de faire cet ouvrage, qui ne convient pas à votre position.

Mina.

Ma position est d’être votre fille, de vous aider en tout, de vous être utile et agréable. N’est-ce pas Gaspard ? Donnez-moi, je vous en prie, ce paquet trop lourd pour moi, mon cher Gaspard.

Gaspard.

Je ne résiste pas à un aussi charmant appel, chère Mina ; voici votre linge. Je ne devrais pourtant pas vous avoir obéi.

Mina.

Vous devez m’obéir longtemps encore, pauvre Gaspard, pour expier vos torts envers moi.

La mère.

Comment, ma fille, Gaspard s’est déjà donné des torts envers vous ?

Mina.

Je crois bien, ma mère ; si vous saviez les lettres qu’il a écrites à mon père à propos de notre mariage, et l’idée qu’il avait de moi ! Ah ! ah ! ah ! Il me croyait une grosse rousse, maussade et dégoûtante.

La mère Thomas et Gaspard ne purent s’empêcher de rire.

« Charmante enfant ! dit la mère Thomas à Gaspard.

Mina.

Et voyez, ma mère, comme il est mauvais ! il ne me donne seulement pas un coup de main. Je suis sûre que Lucas ne ferait pas cela, et qu’il me donnerait le linge, lorsque j’en ai besoin comme à présent. »

Lucas était entré au moment où Mina commençait à parler ; Gaspard lui fit signe de se taire, mais, à la dernière réflexion de Mina, Lucas s’avança avec empressement et posa sur la table un gros paquet de serviettes.

« C’est Lucas ! s’écria Mina avec surprise. Voyez comme j’ai bien deviné, dit-elle en se dépêchant de ranger le linge et en présentant sa joue à ce nouveau frère. J’étais sûre que ce bon Lucas me serait un excellent frère.

Lucas.

Comme vous me semblez devoir faire une bonne sœur…, ma… madame.

Mina.

Madame ! Ah ! ah ! ah ! Une madame qui plie du linge ! Vous savez bien que je m’appelle Mina ?

Lucas.

Mais non, je n’en savais rien. Gaspard ne me l’avait pas dit.

Mina.

Ah ! on ne s’est guère occupé de moi, à ce qu’il me semble. Mais vous avez raison, mon frère : je serai une bonne sœur, une bonne fille…, et une bonne femme, si Gaspard veut bien le permettre. »

Mina avait baissé la voix, et son visage s’attrista subitement ; sa physionomie expressive changea complètement. Avec toute la mobilité d’une grande jeunesse et d’une naïve innocence, elle passait facilement du rire aux larmes et des larmes au sourire.

Gaspard lui répondit en lui baisant la main. Mina parut satisfaite de la réponse et reprit son linge, qu’elle détirait et dépliait avec une dextérité qui excita l’admiration de Lucas.

« Ah ! dit-il, en riant, que je voudrais avoir une femme comme Mina !

— Voyez-vous, monsieur, que Lucas vous envie votre femme, dit Mina en riant et en s’adressant à Gaspard. Soyez tranquille, Lucas, lorsque vous vous marierez, appelez-moi ; je formerai ma belle-sœur à faire vite et bien. »

La conversation continua, gaie et agréable pour tout le monde ; Gaspard, Lucas, la mère Thomas avaient les yeux fixés sur la charmante et gracieuse Mina, qui semblait les avoir tous fascinés. Le linge était plié et rangé ; les torchons étaient accrochés au foyer, pour sécher, la table était débarrassée, tout était en place.

Mina.

À présent, ma mère, je vais faire un peu la princesse, et je vous demanderai un morceau de savon pour me laver les mains, afin de ne pas trop dégoûter Gaspard et mon père.

Lucas s’empressa d’apporter à Mina le savon et une terrine d’eau tiède.

Mina.

Merci, Lucas. Voyez, Gaspard, comme Lucas est aimable, comme il me sert avec empressement.

Lucas.

Je n’y ai pas grand mérite, charmante sœur.

Gaspard.

Chère Mina, il faut partir. Voici deux heures que nous sommes ici, et mon père…

Mina.

Deux heures ! déjà ! Comme le temps passe vite. Adieu, ma bonne mère, dit-elle en mettant son châle et son chapeau ; je reviendrai bientôt et souvent, si Gaspard veut bien le permettre, ajouta-t-elle en jetant sur son mari un regard malin et riant. C’est Gaspard qui commande, et moi j’obéis.

— Je crois bien que ce sera le contraire, dit Gaspard en riant.

Mina embrassa sa belle-mère, qui le lui rendit avec usure, puis Lucas.

« Adieu, charmante sœur ; revenez bientôt, lui dit-il.

— Quand Gaspard voudra bien le permettre, répondit Mina en souriant.

Gaspard.

Petite malicieuse, vous savez bien que votre volonté est la mienne.

Vignette de Bertall
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