La Fortune de Gaspard/XXVI

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Librairie Hachette et Cie (p. 354-373).


XXVI

GRAND CHAGRIN DE MINA. GASPARD S’EXPLIQUE.


Quand ils furent partis, Lucas et sa mère ne tarirent pas en éloges sur la charmante et aimable Mina.

« Quelle chance a Gaspard, dit Lucas ; il se marie dans l’intérêt de l’usine et de M. Féréor ; il s’attend à une femme laide, méchante, bête, et voilà qu’on lui amène la plus charmante jeune fille qu’il soit possible de voir. »

Pendant ce temps, Gaspard et Mina hâtaient le pas et couraient presque pour revenir plus tôt près de M. Féréor ; Gaspard donnait le bras à Mina pour la faire marcher ou courir plus vite, et tous deux riaient à l’envi l’un de l’autre. Ils arrivèrent tout essoufflés dans le cabinet de M. Féréor.

Gaspard.

Suis-je en retard, mon père ?

M. Féréor.

Non, mon ami ; en avance, au contraire.

Gaspard.

Tant mieux ! J’avais peur de m’être laissé entraîner par Mina.

M. Féréor, souriant.

Ah ! c’est Mina ? Un vrai miracle qu’elle a opéré.

Mina.

C’est parce que j’ai repassé du linge, mon père.

M. Féréor, avec surprise.

Repassé du linge ! Comment, Gaspard ?

— Oh ! mon bon père, ne le grondez pas ; ce n’est pas sa faute, dit Mina en passant ses bras autour du cou de M. Féréor et en l’embrassant. Je sais très bien faire le ménage, et j’ai aidé notre pauvre mère pour la soulager. Et puis, n’est-ce pas que ce n’eût pas été aimable ni convenable de lui laisser le gros ouvrage sans lui venir en aide ?

— Chère enfant, tu es une petite enchanteresse, répondit M. Féréor avec un sourire satisfait.

— Merci, merci, cher bon père ! dit Mina. Vous m’avez tutoyée, et c’est parti du cœur. Oh ! je vois bien que vous m’aimerez.

M. Féréor.

Je t’aime déjà, mon enfant. Qui pourrait ne pas t’aimer ?

Mina, riant.

Entendez-vous, Gaspard, ce que dit votre père ? Il est bien plus aimable que vous. N’est-ce pas, mon père ?

M. Féréor.

Je veux bien dire comme toi, chère enfant ; mais le pauvre Gaspard n’ose pas ; il sait que tu as peur de lui, et…

Mina.

Oh ! plus maintenant, mon père.

M. Féréor.

Depuis quand donc ?

Mina, rougissant.

Depuis…, depuis notre visite chez sa mère.

Elle ajouta très bas à l’oreille de M. Féréor :

« Il m’a embrassée ; donc, il ne me déteste plus. »

M. Féréor se mit à rire bien franchement.

« Qu’a-t-elle dit, mon père ? demanda Gaspard en s’approchant.

— Ne dites pas, mon père, ne dites pas ! s’écria Mina.

Gaspard.

Je le saurai bien ; mon père me dit tous ses secrets.

Mina.

Mais pas les miens. »

M. Féréor sourit, serra la main de Gaspard, et baisa les petites mains qui étaient à sa portée.

M. Féréor.

Je te répète que tu es une petite enchanteresse. Et à présent, ma fille, il faut que tu t’en ailles. Gaspard va faire atteler ta voiture ; tu retourneras chez toi, et Gaspard viendra travailler avec moi.

Mina.

Ne puis-je pas rester, mon père ? Je me tiendrai tranquille dans mon petit coin ; je ne bougerai pas.

M. Féréor.

Non, ma fille, tu nous gênerais.

Mina soupira, baisa la main de M. Féréor et sortit.

Mina.

Gaspard, est-ce que je vous aurais gêné ?

Gaspard.

Je… je… crois que oui ; j’aurais eu trop peur que vous vous ennuyiez.

Mina.

Mais je ne me serais pas ennuyée.

Gaspard.

Qu’auriez-vous fait ?

Mina.

Je vous aurais regardé.

Gaspard, souriant.

Et si j’en avais fait autant, que serait devenu mon travail ?

Mina.

Oh ! vous ! il n’y a pas de danger.

Gaspard, riant.

Comment, pas de danger ? C’est précisément le danger que mon père a prévu.

Mina.

Alors, adieu, Gaspard. Au revoir. Ne soyez pas trop longtemps.

Mina monta en voiture et songea à sa journée.

Quelques semaines se passèrent encore ainsi ; Mina se rassurait de plus en plus sur son avenir ; Gaspard s’attachait de plus en plus à sa femme ; il commençait à trouver dans cette affection et dans celle qu’il portait à son père le calme qu’il avait cherché ; il avait moins de ces agitations, de ces inquiétudes qui l’attristaient autrefois, et cependant il sentait qu’il manquait encore quelque chose à son cœur pour arriver au but si désiré.

M. Féréor devenait de plus en plus différent de ce qu’il avait été ; sa froideur et sa réserve habituelles faisaient place à l’affection et à l’indulgence. Mina s’apercevait de ces changements et espérait de plus en plus se faire aimer de son mari.

Un jour qu’elle revenait du châtelet où M. Féréor et Gaspard achevaient leur après-midi comme d’habitude, elle réfléchit sur les progrès qu’elle avait faits dans le cœur de Gaspard et de M. Féréor.

« Je crois, dit-elle, que je serai très heureuse. Mon père m’aime déjà, c’est facile à voir ; ma mère aussi, Lucas aussi. Je les aime bien ; ils sont si bons ! Gaspard…, voilà ce qui m’inquiète ; il est très bon pour moi, c’est vrai ! il veut réparer ce qu’il a fait avant que nous soyons mariés. Il me dit des choses très aimables ; il a l’air d’être content de moi ; mais je ne sais pas s’il m’aime comme mon père… Non, il ne m’aime pas ; il n’est pas comme sont avec leurs femmes des maris que je connais. D’abord ils se tutoient, et Gaspard ne me tutoie pas ; ensuite il se disent bonjour et bonsoir en s’embrassant, et Gaspard ne m’embrasse pas. Enfin, ils demeurent près l’un de l’autre, et Gaspard m’a mise à l’autre bout de la maison, le plus loin de lui possible. Aussi je demanderai à Gaspard la permission de mettre un lit dans ma chambre pour ma bonne, parce que j’ai peur toute seule dans mon bel appartement… Il est très beau, mon appartement. Et Gaspard qui l’avait arrangé pour une grosse rousse, méchante… et bossue, peut-être. Ah ! ah ! ah ! Comme ils ont dû être surpris quand ils m’ont vue, car je sais que je suis jolie. J’aime beaucoup ma figure et ma taille. Si j’ai des filles, je voudrais qu’elles me ressemblassent. Et les garçons devront ressembler à Gaspard… Il est très bien, Gaspard. J’aime beaucoup sa figure ; il a l’air distingué. Et puis, il a une belle taille et une belle tournure. S’il pouvait m’aimer un peu !… Beaucoup serait encore mieux… Et s’il continue à ne pas m’aimer, je serai très malheureuse. Et je le dirai à notre père ; il me consolera, lui, car il m’aime. Et je resterai toujours avec lui et pas avec Gaspard. C’est méchant à Gaspard. Qu’est-ce que je lui ai fait ? Est-ce ma faute si on l’a forcé à m’épouser ? Pourquoi a-t-il consenti ? Pour me rendre malheureuse ? C’est très vilain ! C’est une mauvaise action, et je ne l’aime pas du tout pour la peine. »

Le résultat de ses réflexions fut un déluge de larmes. Elle descendit de voiture pleurant comme une Madeleine ; les domestiques qui la reçurent s’en étonnèrent et accusèrent leurs maîtres de cruauté envers leur charmante jeune maîtresse, à laquelle ils s’intéressaient déjà. On alla prévenir la bonne et la femme de charge ; cette dernière vint savoir si madame était souffrante.

Mina.

Non, madame ; je vous remercie de votre bonté. Je vais très bien ; seulement…

Mina se tut et pleura de plus belle.

Madame Bonjean.

Je prie madame de m’excuser. Je suis bien fâchée de voir madame si désolée. Il y a longtemps que je suis dans la maison ; il est bien naturel que je prenne intérêt à ma jeune maîtresse.

Mina.

Merci, chère madame. Je suis bien contente que vous ayez un peu d’amitié pour moi. Je suis bien reconnaissante qu’on veuille bien m’aimer. Mon Dieu, mon Dieu, que je suis malheureuse !

La femme de charge, touchée des larmes de Mina, ne savait comment et de quoi la consoler ; elle alla prévenir la bonne, Mme Gauroy, qui accourut près de Mina.

« Qu’as-tu, mon enfant ? Ma chère enfant, pourquoi pleures-tu si amèrement ?

Mina.

Ma bonne, ma chère bonne, je suis bien malheureuse ; Gaspard ne m’aime pas. »

La bonne, ne sachant pas ce qui s’était passé, ne put rien dire pour lui persuader le contraire ; elle pensa que Gaspard avait été dur et grossier pour sa chère enfant, et elle le détesta un peu plus qu’auparavant.

Les heures s’écoulèrent. Mina, fatiguée de plusieurs nuits agitées et de sa douleur récente, s’endormit dans son fauteuil. Elle dormait encore quand Gaspard entra précipitamment. Il avait su par Mme Bonjean tout ce qui s’était passé et l’état de désolation de Mina à son retour. Gaspard et M. Féréor furent consternés de ce grand chagrin.

« Va, mon fils, dit M. Féréor, va vite près d’elle ; tâche de gagner sa confiance et qu’elle t’avoue ce qui l’a mise dans cet état. »

Gaspard entra donc chez Mina, qui dormait. Il s’arrêta devant elle et considéra longtemps cette attitude gracieuse, ce visage charmant qui portait encore la trace de ses larmes. Gaspard se mit à genoux près d’elle et baisa doucement la main qui soutenait la tête de Mina.

« Pauvre petite ! » dit Gaspard.

Ces paroles, quoiqu’elles eussent été prononcées à voix basse, réveillèrent Mina. Elle poussa un cri en voyant Gaspard.

« Mina, chère Mina, qu’avez-vous ? » lui dit-il en la retenant dans son fauteuil.

Mina.

J’ai beaucoup de chagrin, Gaspard.

Gaspard.

Et pourquoi donc, chère enfant ? Qu’ai-je fait, mon Dieu, pour vous affliger ainsi ?

Mina.

Gaspard, mon cher Gaspard, vous ne m’aimez pas.

Gaspard.

Moi, je ne vous aime pas ! Qu’est-ce qui peut vous donner une pareille pensée ? »

Mina lui raconta ses réflexions et leur résultat.

À mesure que Mina développait ses griefs, le visage de Gaspard s’éclaircissait, il lui avoua ses vrais sentiments, la tendresse qu’il ressentait pour elle, son ardent désir de lui prouver sa vive affection et d’obtenir la sienne. Il continua :

« Je ferai donc comme les maris que tu connais, chère petite femme : je te tutoierai, je demeurerai près de toi, je te dirai bonjour et bonsoir en t’embrassant ; je ferai tout ce que tu voudras, tu auras toute ma confiance, tu me donneras toute la tienne, et tu me promettras de ne jamais douter de ma tendresse.

Mina.

Non, jamais, mon ami, jamais. Je serai heureuse et je ne pleurerai plus.

Gaspard.

Et tu me tutoieras, puisque tu veux que je te tutoie.

Mina.

Oui, Gaspard, je vous… c’est-à-dire… Veux-tu appeler ma bonne, Gaspard ?

Gaspard.

Oui, chère enfant, je vais te la chercher.

Mina.

Et tu reviendras avec elle.

— Madame Gauroy, ma chère madame Gauroy, s’écria Gaspard en saisissant et en serrant les mains de la bonne, ma femme vous demande ; elle est contente de moi ; elle croit enfin que je l’aime de tout mon cœur. »

Mme Gauroy serra aussi les mains de Gaspard, avec des larmes dans les yeux, et le suivit chez Mina.

« Ma bonne, ma chère bonne, s’écria Mina en courant à sa bonne, et en se jetant dans ses bras, il m’aime, il me tutoie ; il logera près de moi, il m’embrassera matin et soir ; il aura confiance en moi et j’aurai confiance en lui.

Gaspard.

Et comme je ne t’ai pas dit bonjour ce matin, je te le dis maintenant devant ta bonne. »

Et Gaspard la serra dans ses bras et l’embrassa tendrement.

Mme Gauroy pleurait de joie ; elle aussi serra dans ses bras le mari de son enfant. Gaspard les quitta en leur annonçant qu’il allait rassurer son pauvre père, qui s’inquiétait de la douleur de Mina.

Gaspard.

Eh bien ! mon père, tout est arrangé ; la source des larmes de Mina est tarie ; je lui ai avoué ma tendresse, mon bonheur ; figurez-vous qu’elle croyait que je ne l’aimais pas.

Gaspard raconta à son père le détail des tristes pensées de Mina, la conversation qu’il venait d’avoir avec elle et son résultat.

« Les trois conséquences d’une affection sincère sont donc de la tutoyer, de demeurer près d’elle, de l’embrasser matin et soir. »

M. Féréor rit de bon cœur.

« Es-tu disposé à accorder ces trois preuves infaillibles ?

Gaspard.

Très disposé, mon père ; je regrette seulement de quitter votre voisinage.

M. Féréor.

Celui que tu auras vaut bien celui que tu perds. Tu penses bien que cela ne pouvait pas durer. C’était grossier et insultant pour elle. Te voilà donc avec un bonheur au grand complet.

Gaspard.

Oui, mon père, et toujours grâce à vous. Ne craignez pas, cher, excellent père, que cette nouvelle tendresse, née d’hier, diminue en rien celle que je vous porte, et qui a sa source dans la reconnaissance ; elle a grandi avec moi, elle est ma première affection ; elle ne peut ni s’effacer ni s’affaiblir. Mon nouveau sentiment pour Mina ne peut que développer le premier, le premier qui m’ait fait sentir que j’avais un cœur !

— Je te comprends parfaitement, mon fils, et je n’ai pas peur ; Mina, pour toi comme pour moi, achève notre éducation de ce côté. Et à présent, Gaspard, va faire ton déménagement ; tu n’as pas beaucoup de temps avant le dîner. »

Gaspard quitta son père et alla prévenir Mme Bonjean de venir l’aider à déménager ; il fut surpris d’y trouver Mina.

Gaspard.

Comment, Mina, toi ici ?

Mina.

Oui, Gaspard ; je fais une visite à Mme Bonjean ; elle a eu la bonté de s’intéresser à mon chagrin, il est juste que je vienne lui annoncer mon bonheur. Je lui ai tout raconté ; elle a trouvé que j’avais raison et que tu avais tort : n’est-ce pas, madame Bonjean ?

Madame Bonjean.

Certainement, chère dame ; et je le gronderai quand je le retrouverai seul.

Mina.

Ah ! ah ! ah ! tu seras grondé ! C’est bien fait, pour m’avoir tant fait pleurer !

Gaspard la regardait et souriait.

« Ma chère madame Bonjean, dit-il, je viens vous demander de m’aider à déménager.

Madame Bonjean.

Oui, oui, madame m’a prévenue ; laissez-nous faire, Mme Gauroy et moi, nous vous arrangerons tout cela.

Mina.

Et moi donc ? croyez-vous que je resterai les bras croisés pendant que vous vous fatiguerez à porter des livres et des habits ?

Gaspard.

Mina, chère petite, tu vas te fatiguer ; tu n’as pas l’habitude de ce genre de travail.

Mina.

Pas l’habitude ? mais je faisais tout le ménage avec ma bonne ; nous n’étions pas riches, va ; nous n’avions pour nous aider qu’une fille de basse-cour, une grosse rousse comme moi. »

Mina rit de ce bon petit rire jeune et frais. Gaspard sourit.

« Méchante, tu exploites ce secret que je t’ai confié.

Mina.

Beau secret ! Je le ferai connaître à tout le monde. »

Elle continua :

« Nous allions au marché, ma bonne et moi, nous faisions la cuisine, tout le ménage, et notre blanchissage, nos robes, notre linge. Et nous n’avions que six mille francs par an pour tout payer.

Gaspard.

Je croyais que ton père était très riche.

Mina.

Il paraît, en effet, qu’il était très riche, mais il met tout son argent dans ses usines ; ma bonne m’a dit qu’il était très gêné quand je me suis mariée ; il parlait même de fermer ses usines. Et puis, il ne m’aimait pas.

Gaspard.

Pourquoi cela ?

Mina.

Parce que je ressemblais à maman et que j’aimais à donner aux pauvres.

Gaspard.

Pauvre petite !

Mina.

Tu juges comme j’ai eu peur quand il m’a fait lire ta première lettre où tu consentais à m’épouser. Je l’ai prié, supplié de ne pas me marier à un homme qui m’acceptait par force, que je n’avais jamais vu…

Gaspard.

Comment ? ton père m’a écrit que tu m’avais vu aux fêtes de mon adoption, et que tu me trouvais à ton gré.

Mina, riant.

Ah ! ah ! ah ! quel mensonge ! Je ne suis jamais allée à aucune fête ; je ne suis jamais sortie qu’avec ma bonne pour la messe et pour me promener en visitant des pauvres. J’ai donc eu très peur de ce mariage, et j’ai trouvé le courage de lutter contre mon père, malgré sa colère ; il avait beau me gronder, me maltraiter…

Gaspard, tressaillant.

Te maltraiter ! Toi ?

Mina.

Oh ! il me maltraitait souvent ; mais cette fois, après m’avoir bien tarabustée, il m’a donné un coup et il m’a fait si mal que j’ai cédé. Tu vois, Gaspard, qu’il ne faut pas m’en vouloir pour avoir consenti à t’épouser.

Gaspard.

Oh ! Mina ! Pauvre enfant ! Si j’avais connu ta malheureuse position ! »

Mina se jeta dans les bras de Gaspard.

« Elle ne sera pas malheureuse, cher Gaspard, puisque tu m’aimes et mon père aussi. »

Une larme de Gaspard tomba sur la joue de Mina.

« Oh ! Gaspard, mon bon Gaspard ! Ne pleure pas sur ma triste vie passée, sans quoi je vais pleurer aussi. »

Gaspard l’embrassa, mais il était trop ému pour parler.

Mina.

Et à présent je vais rejoindre Mme Bonjean pour ton déménagement. Pourquoi est-elle partie sans moi ?

Gaspard.

Parce qu’elle est très discrète ; elle voyait que tu allais me dire des choses intimes.

Mina.

Il ne fallait donc pas parler devant elle ?

Gaspard.

Non, chère enfant ; tout ce que tu m’as dit devait être pour moi seul.

Mina.

Tu seras donc mon ami tout à fait ? Je pourrai te dire tout ce que je pense, tout ce que j’ai fait, tout ce que je désire.

Gaspard.

Tout, mon amie, tout.

Mina.

Ah bien ! alors je me dépêche de te dire… Tu ne me gronderas pas ? Tu me refuseras si je demande trop.

Gaspard.

Parle, parle, mon enfant. Je ne te refuserai rien.

Mina.

Eh bien ! Gaspard, je voudrais bien avoir un piano et de la musique ; j’aime tant la musique ! J’en ai, mais très peu ; ma pauvre bonne m’en achetait sur nos économies, mais elles n’étaient pas grosses, comme tu penses.

Gaspard.

Comment, c’est cela que tu hésites à me demander ? Dès demain j’écrirai pour un piano de Pleyel.

Mina.

Et puis une autre chose, mon ami. Je voudrais avoir un peu d’argent pour donner aux pauvres.

Gaspard.

Tant que tu voudras, ma bonne, excellente petite femme. Combien veux-tu ?

Mina.

Peux-tu me donner… vingt francs ! Est-ce trop ? ajouta-t-elle en voyant la surprise de Gaspard.

Gaspard.

Trop ? mais mon enfant, ce n’est rien. Que veux-tu faire avec vingt francs ?

Mina.

C’est beaucoup, Gaspard ; nous faisions, ma bonne et moi, des vêtements de pauvres ; nous leur achetions du pain, du beurre, du bois ; on a beaucoup de choses avec vingt francs ! Et ils étaient si contents quand nous leur apportions tout ça !

Gaspard.

Tu es un ange ; en faisant mon déménagement, je te donnerai mille francs, que je renouvellerai quand ils seront épuisés.

Mina.

Mille francs ! Oh ! Gaspard, que tu es bon ! J’en aurai pour un an au moins.

Gaspard.

Non, Mina, je suis trop riche pour donner si peu. Donne toujours et tant qu’on aura besoin ; ne ménage pas ma bourse qui est la tienne.

Mina.

Comment, je pourrais donner… dix mille francs par an ?

Gaspard.

Pas dix mille, mais cent mille, deux cent mille, et bien plus encore. Pourquoi augmenter notre fortune, déjà trop considérable ?

Mina.

Mon bon, mon cher Gaspard ! Le bon Dieu te bénira et te récompensera. Gaspard, que je t’aime ! ajouta-t-elle en se jetant dans ses bras. Que de pauvres ne souffriront plus, grâce à toi, à ta charité ! Je vais vite le dire à ma bonne.

Mina partit en courant. Gaspard resta pensif.

« C’est un ange que Dieu m’a donné ! elle sera mon bon ange ; elle me donnera ce qui m’a manqué jusqu’ici : la charité. À mesure que je l’aime, je me sens meilleur, mieux disposé pour faire le bien, plus indulgent, plus doux. Mon Dieu, que j’ai de reproches à me faire ! que d’actions mauvaises dans ma vie ! quelle ambition ! Quel égoïsme ! Ma première amélioration date de ma tendresse pour mon père adoptif. Je me suis senti tout autre quand j’ai aimé. Et à présent, je sens mon cœur s’élargir, se remplir de bons sentiments ; je comprends le chagrin, les peines du cœur : je comprends même la piété, la prière, depuis que j’ai mené Mina à la messe ; je l’y mènerai souvent ; la prière fait du bien ; elle laisse quelque chose de doux, de satisfait, que je ne connaissais pas. »

Et, en finissant ces mots, Gaspard pria Dieu dans son cœur de lui pardonner son indifférence passée et de le rendre meilleur à l’avenir. Il jeta les yeux autour de la chambre et ne vit ni crucifix ni Sainte Vierge ; pourtant il aperçut dans un coin de la chambre un coussin placé comme pour s’y agenouiller, devant une petite table. Sur cette table était une boîte d’une forme bizarre. Il l’ouvrit et vit un modeste crucifix en bois, une statuette de la Sainte Vierge, un chapelet en buis, un livre de prières et un portrait en miniature qui lui sembla être celui de Mina elle-même, mais vieillie.

Gaspard devina que c’était celui de sa mère ; il se mit à genoux, baisa et rebaisa cette image charmante ; il baisa aussi les pieds du crucifix, et allait le remettre en place, lorsque Mina parut. Elle poussa un petit cri joyeux, et, courant à Gaspard, elle lui prit la tête dans ses mains, lui fit un signe de croix sur le front et le lui baisa.

« Tu es béni, Gaspard ; béni par moi, par mon cœur, par ma mère et par le bon Dieu. Je suis heureuse, mon ami, de te voir prier ; si tu le veux bien, nous ferons toujours ensemble notre prière du soir ; celle du matin est impossible, car je me lève de bonne heure, pendant que tu dors encore probablement, mais rien ne nous empêche de la faire le soir. »

Gaspard.

Dès aujourd’hui mon cher petit ange gardien, dès ce soir je prierai à tes côtés… Et je te ferai venir un établissement plus convenable et plus commode pour nos prières du soir… et du matin, car je ne suis pas aussi paresseux que tu le crois.

Mina.

Tant mieux ! Ton déménagement est bien avancé, mon ami ; il ne reste plus que tes papiers, auxquels je n’ai pas voulu qu’on touchât.

Gaspard.

Tu as bien fait ; viens m’aider à les ranger et les transporter en ordre. »

Mina, très fière d’être appelée pour des choses de cette importance, suivit Gaspard et commença le rangement. Quand ils eurent fini, elle lui demanda si elle pouvait jeter un coup d’œil sur la chambre de son père.

Mina.

Je voudrais bien me le figurer dans sa chambre et savoir s’il est bien logé.

Gaspard.

Entre, mon enfant, entre ; il n’est jamais chez lui à cette heure-ci. Je vais emporter mes derniers papiers.

Vignette de Bertall
Vignette de Bertall