La Foux-aux-Roses/05

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901



CHAPITRE V


Le père Raybaud, très étonné, avait suivi des yeux Philippe et son ami, il s’écria :

« Ah ça, pourquoi se sauvent-ils comme des voleurs ?

— C’est qu’ils ont eu peur que vous ne les obligiez à me dire merci ! Jacques me déteste, ce qui est très injuste puisqu’il ne me connaît pas !… Ah ! voyez-vous, soupira Irène d’un air de gravité qui changeait son jeune visage, j’aime beaucoup notre Foux-aux-Roses, mais je crois par moments que, si elle n’existait pas, je serais plus heureuse ! Après tout, c’est à cause d’elle que tante Dor et moi nous avons des ennemis ! »

L’enfant tournait ses yeux pleins de larmes vers le visage bronzé du marin qui lui répondit avec un sourire encourageant :

« Non, non, ma bonne petite, ce n’est pas votre jolie source qu’il faut accuser de tout le mal ! Croyez-moi, si elle n’avait pas coulé où elle coule, votre grand-père, M. Lissac, aurait trouvé une autre raison de se fâcher contre son beau-frère. »

Irène était de nouveau sur la mule et l’on cheminait vers la maison du garde sous l’ombrage d’un beau bois de pins et de chênes verts.

« Il me semble, dit-elle un peu choquée, que vous donnez tort à mon grand’père. »

Raybaud hocha la tête :

« Quand deux braves gens se querellent, on peut presque toujours blâmer l’un et l’autre : vous savez que, dans leur jeunesse, le vieux M. Brial et M. Lissac, en épousant les deux sœurs, étaient devenus propriétaires d’un beau bois d’orangers que la Foux traversait. Ils en partageaient les fruits de bon accord et étaient les meilleurs amis du monde. La véritable cause de tout le mal vint de ce que M. Brial fit un gros héritage. Cela déplut à votre grand-père qui auparavant était le plus riche ; peu à peu il se fâcha et taquina son beau-frère de toutes les façons : il refusa de lui vendre sa part du petit bois ; la jalousie le tenait, voyez-vous, c’est un bien mauvais mal. Un jour, M. Brial, à bout de patience, fit abattre tous les orangers sur la rive droite de la Foux et les remplaça par un champ de rosiers en déclarant qu’il prenait ce morceau-là pour sa part. Alors votre grand-père entra dans une colère folle et cria bien fort qu’on lui volait un bon tiers du terrain ; M. Brial, furieux à son tour, répondit que, au contraire, l’endroit où coulait la Foux lui appartenait et il offrit de le prouver en faisant mesurer la propriété par un arpenteur. Lorsqu’il vint, deux jours après, il vit que M. Lissac, pour toute réponse, avait fait placer à l’entrée du pont la porte qui y est toujours.

— Ne croyez-vous pas que mon grand-père avait fait arpenter le terrain avant ? demanda Irène.

— Eh ! pécaïre ! il n’a jamais voulu le faire, encore moins s’adresser à la justice ; il avait parlé dans un mouvement de colère et n’était pas certain d’avoir raison… et puis, un bout de terre de plus ou de moins, ça ne l’inquiétait guère ; c’était un bon prétexte pour se fâcher, voilà tout !

— Alors, vous croyez que tout a été de sa faute ?

— Tout ? non, car plus tard, en vieillissant, son humeur a changé ; il aurait bien voulu revoir son ami d’enfance, mais celui-ci n’était pas devenu commode depuis qu’il était si riche : quand il rencontrait M. Lissac accompagné de sa fille, il les toisait d’un air arrogant qui mettait Mlle Dorothée hors d’elle-même. Enfin, il est mort subitement le lendemain du jour où votre grand-père s’est tué en tombant de cheval ; ils ne s’étaient pas réconciliés. »

En écoutant ce récit, Irène éprouva à la fois de la surprise et de l’inquiétude : évidemment, sa tante ne racontait pas l’histoire de la Foux-aux-Roses de la même façon que le vieux marin. Trompée par son amour filial, elle rejetait tous les torts sur l’oncle Brial.

« Pourquoi n’expliquez-vous pas cela à tante Dor ? demanda sérieusement la fillette, je crois qu’elle le comprendrait bien et ferait aussitôt mesurer le terrain.

— Aller dire à Mlle Lissac que son père n’avait pas raison !… ah ! ah ! mademoiselle Irène, vous voulez qu’elle m’avale tout cru ou qu’elle me pousse à la porte de votre bastide !

— Vous croyez donc qu’elle se mettrait en colère ?

— Si je le crois !… et je ne vous conseille pas non plus de vous y frotter ; tout ce qu’a dit son père est parole d’Évangile… on ne la tirera jamais de là.

— Pourtant, il a regretté de s’être fâché… et moi, je voudrais… oh ! je voudrais tant que nos parents ne nous détestent plus ! » s’écria Irène dans un élan qui émut le brave Raybaud.

Il essaya de la calmer.

« Là, là, ma belle pichoune, nous trouverons bien quelque moyen… le père de Jacques et de Norbert est très bon ; si seulement votre tante était moins tracassière, cela s’arrangerait, mais… il faut savoir attendre…

— Attendre quoi ? riposta Irène avec véhémence, la Foux ne cessera pas de couler, on ne mesurera jamais ce malheureux terrain et tante Dor continuera de répéter que, pour être une bonne fille, je dois penser comme elle !

— Patience, Paris et Rome ne se sont pas bâtis en un jour.

— Mais, Raybaud, je ne désire pas du tout bâtir une ville… la bastide est déjà trop grande pour nous deux toutes seules… Ah ! que ce serait différent si nous recevions des amis ! Vous ne pouvez vous figurer comme la salle était jolie quand les Jouvenet sont venus et que nous leur avons servi à goûter !

— Des étrangers, sans doute ?

— Oui, vous savez, la famille du garçon de tout à l’heure et de cette petite fille qui est presque mon amie ! »

La phrase s’acheva dans un gros soupir, mais cette fois le marin prit une mine rébarbative :

« Vous n’êtes pas raisonnable, mademoiselle Irène, à quoi bon cette promenade si vous vous désolez encore !… Je vous avais emmenée pour vous amuser et vous distraire…

— C’est vrai, mais vous ne saviez pas que nous allions rencontrer Jacques et qu’il me traiterait si mal. Au fond, je suis tout de même contente de ma promenade. Ah ! voici le pont de marbre, nous ne sommes plus très loin de chez Thomas, n’est-ce pas ?

— Dix minutes par ce petit sentier. »

On franchit le pont. Irène qui, comme l’avait dit Nadine, cherchait toujours à faire plaisir aux autres, fit un effort pour reprendre sa bonne humeur et sa gaieté habituelles. Elle réussit, et son vieux compagnon s’en montra très satisfait. Bientôt ils aperçurent la maison forestière à travers les arbres. Misé Raybaud et la femme du garde, attirées sur le seuil par leurs appels, poussèrent des exclamations de surprise, et, pendant cinq minutes, ce fut un concert dans lequel les « bon Diou ! » et les « pécaïre » des deux femmes se mêlèrent au rire de leur petite visiteuse.

En un tour de main, Misé Thomas fit sauter sur un feu vif de javelles des crêpes de maïs : des figues et les dernières grappes de raisin, détachées des grands cerceaux qui pendaient au plafond, achevèrent le petit repas, que l’on servit sur la table de bois bien blanc.

La simplicité des mets campagnards ne gênait pas Irène ; habituée à l’existence rustique de la bastide, elle trouva tout excellent et remercia si gentiment le garde et sa femme que celle-ci demanda la permission de l’embrasser.

Le chaud soleil de Provence commençait à s’incliner vers l’horizon, lorsque, escortée cette fois de Misé Raybaud et de son mari, elle quitta la forêt.

« Coupons au plus court, dit ce dernier ; vous manœuvrez assez bien sur la mule pour naviguer dans les sentiers en lacet.

— Voulez-vous que je chante pour que le chemin paraisse moins long ? demanda la fillette.

— Certainement ; un petit bout d’air, ça fait toujours plaisir ; allez, ma jolie pichoune, on vous écoute. »

Et Irène entonna de sa voix fraîche un Noël ancien, bien connu des gens du pays :

Salut ! ô sainte crèche,

Berceau du Roi des rois,

Faite de paille fraîche

Et de mousse des bois !

Nous sommes les Rois mages,

Nous, de pauvres pasteurs,

Nous t’offrons nos hommages !

Nous te donnons nos cœurs ! etc.

Après ce vieux chant, une ronde suivit ; puis un gai refrain en provençal. Irène battait la mesure sur l’encolure de la mule. En approchant de la Foux-aux-Roses, on croisa une route plus large. Tout à coup la chanteuse se tut : dans une élégante charrette, que traînait un poney, elle venait d’apercevoir, à côté d’une dame jeune et pâle, une robe bleue et les longues boucles claires tant rêvées.

Le petit cheval s’éloignait au trot ; pourtant, la jeune femme se retourna en souriant :

« Une charmante enfant, fit-elle ; quels yeux superbes et fiers !… Eh bien ! qu’est-ce qui te prend, ma fille ? »

Nadine, debout près d’elle, agitait son mouchoir et regardait en arrière.

« Oh ! maman chérie, c’est Irène Lissac, la petite fille de la Foux-aux-Roses. Tu vois que papa avait raison de dire, qu’elle était gentille. Moi, je t’ai demandé la permission de retourner la voir, et tu m’as répondu : « Nous verrons !… » Tu t’en souviens ?

— Sans doute ; je t’ai répondu ainsi parce que je suis toujours disposée à te faire plaisir ; mais, en y réfléchissant, cela m’a paru difficile… Sous quel prétexte pourrais-tu te présenter chez cette vieille demoiselle ? Elle vous a fort bien reçus, mais sans vous prier de renouveler votre visite.

— Un prétexte ! est-ce qu’il y en a besoin ? Une bonne raison vaut mieux, et elle est toute trouvée si nous expliquons simplement à Mlle Lissac que j’ai bien envie de voir souvent sa nièce. »

Mme Jouvenet donna une tape amicale sur la joue de sa fille :

« Voilà une petite femme qui sait aplanir les difficultés, dit-elle gaiement.

— Oh ! merci, chère maman : je lis dans tes yeux que tu ne dis plus non. »

Et Nadine caressa tendrement la main de sa mère.

Pendant que toutes deux causaient ainsi, Irène poursuivait son chemin. Elle avait interrompu son chant à peine deux secondes pour suivre des yeux la voiture qui s’éloignait ; mais, comme la mule était déjà rentrée dans le sentier que traversait la route avant que Nadine se fût avisée d’agiter son mouchoir, elle n’en vit rien.

« Té ! fit Misé Raybaud étonnée, vous ne savez plus le reste de ce joli refrain ?

— Au contraire, c’est celui que je chante le plus souvent à tante Dor. Écoutez. »

Quoique son cœur battît encore d’émotion, la brave petite entonna de nouveau l’air provençal.

Peu après, on arriva à la bastide Lissac. Les Raybaud laissèrent Irène devant la barrière ouverte du jardin et s’en allèrent, contents de lui avoir procuré un bon après-midi de plaisir.

« Vois-tu, femme, disait le marin d’un ton convaincu, elle est fine, cette petite ; elle raisonne sur l’histoire de la Foux comme Mlle Lissac aurait besoin de le faire pour se réconcilier avec ses parents. »

La vieille demoiselle venait elle-même de rentrer lorsqu’elle vit apparaître sa nièce toute rose du grand air qui avait caressé ses joues.

« Encore un nœud de perdu, dit la tante en désignant les cheveux d’or dénoués et flottants, cela veut-il dire que tu te sois beaucoup amusée en grimpant là-haut ?

— Oui, tante ; la forêt est si belle, et puis on trotte bien sur la mule de Raybaud.

— Tant mieux pour toi ; il me semble que je ne trouverais pas grand plaisir à me promener loin de notre campagne ! heureusement, elle est assez vaste pour que j’y prenne de l’exercice. Pendant que tu faisais la petite demoiselle, j’ai fait dresser les échalas de nos deux grandes vignes. Le vent qui passait sur les champs de violettes était tout parfumé ; la cueillette va donc commencer ; travaille bien cette semaine si tu veux que je te donne quelques jours de congé pour nous aider. »

D’ordinaire, Irène accueillait joyeusement l’assurance qu’on l’exemptait de ses devoirs pendant les jours de récolte où tout un peuple embesogné de femmes et d’enfants se répandait avec des chansons et des rires dans les beaux champs odorants. Cette fois, elle ne répondit que par un simple signe de tête, puis, s’emparant de ses livres, commença silencieusement à étudier.

Cela ne faisait point le compte de la vieille demoiselle qui adorait les éclats de joie et les bruyantes démonstrations de sa nièce. Aussi, après avoir secoué la tête et froncé les sourcils d’un air mécontent, se mit-elle à tricoter tout en l’observant du coin de l’œil. Au bout de cinq minutes, Irène ne conservait déjà plus l’attitude d’une écolière appliquée ; ses yeux cessèrent de se fixer sur les pages du livre que ses doigts laissèrent échapper pendant que la tête renversée, les regards perdus dans le beau ciel bleu, elle semblait réfléchir à quelque chose de très grave.

« Est-ce qu’ils me l’ont changée chez Thomas ? » pensa Mlle Lissac de plus en plus intriguée.

« Sais-tu ta leçon ? demanda-t-elle, quand Marie-Louise vint annoncer que le souper était servi.

— Je… je crois que oui », balbutia la fillette non sans avoir jeté un coup d’œil inquiet sur les pages à peine parcourues.

Pendant le repas, Mlle Dorothée parla de nouveau de ses champs, de ses vignes, de ses olivettes, des pauvres gens qu’elle secourait et qui venaient lui raconter leurs petites affaires… C’était sa conversation habituelle lorsqu’elle ne pensait pas à la Foux-aux-Roses et sa nièce savait lui donner la réplique d’un air entendu. Mais, ce soir, rien ne se passait comme à l’ordinaire à la bastide Lissac : Irène murmurait des « oui » et des « non », sur le ton d’une personne qui n’écoute pas.

Tout à coup la tante Dor, perdant patience, se croisa les bras et de sa voix la plus grondeuse :

« Ah ça ! veux-tu bien me dire ce que tu as ? Depuis une heure je te raconte des choses intéressantes et tu me réponds comme une poupée articulée…

— Ce que j’ai… mais rien, je t’assure… je… »

Incapable d’achever sa phrase, la pauvre petite se mit à pleurer et cacha son visage sur l’épaule de sa tante.

« Des pleurs, à présent, dit celle-ci encore grondeuse, quoiqu’avec un accent plus doux, je ne te rends pas malheureuse pourtant… voyons, confie-moi ce gros chagrin. »

Irène releva la tête ; elle souriait à travers ses larmes.

« Chère tante Dor, ce n’est pas précisément un chagrin, je ne sais pas comment t’expliquer cela : je suis heureuse et triste en même temps… pense donc, j’ai aperçu Nadine dans une jolie voiture, mais elle ne m’a pas vue…

— Nadine ! la fillette de l’autre jour ?… et c’est pour cela que tu mets tout à l’envers chez moi ! »

Il était clair, au ton de Mlle Lissac, que l’explication de sa nièce avait changé son attendrissement en une violente indignation :

« Voilà ce que j’ai gagné à recevoir poliment ce monde-là, poursuivit-elle ; des gens aimables, je n’en disconviens pas, mais qui auraient mieux fait de rester chez eux !… Si tu veux que je te pardonne cette scène ridicule, va te coucher, tâche de dormir sans pleurnicher et que demain il n’en soit plus question. »

Irène, un peu honteuse, posa les lèvres sur la joue de sa tante et obéit en silence.

Peu de jours après, Mlle  Lissac vêtue comme pour aller à la ville, armée de son parasol café au lait, quitta sa demeure dès le matin et s’en fut à grandes enjambées vers la plaine où se trouvait la bastide des Raybaud. Ceux-ci déjeunaient de pain et d’olives confites lorsqu’ils la virent apparaître :

« Té, mademoiselle Dorothée, comme vous voilà à bonne heure ! » dit le mari en se levant pour lui offrir une chaise.

Puis, voyant la mine rembrunie de sa visiteuse, il ajouta :

« Vous serait-il arrivé du mal ?

— Pas tout à fait, mon bon ; cependant j’ai un gros ennui : il me semble qu’Irène change de caractère, qu’elle perd sa gaieté ! Ne s’est-elle pas mis en tête de revoir une certaine petite fille qui a passé par hasard une heure chez nous. L’autre jour, elle fondait en larmes, parce qu’elle prétendait l’avoir aperçue sur la route ; hier, elle m’a dit en soupirant que les enfants qui ont des frères et des sœurs sont bien heureux !… Je l’ai tancée vertement pour ce que j’appelle des lubies d’enfant capricieuse ; mais, au lieu de répondre ou de bouder, elle prend un air triste qui finit par m’inquiéter !… »

La vieille demoiselle s’était assise et regardait le mari et la femme comme pour les interroger.

Raybaud le comprit :

« Est-ce pour nous demander notre idée là-dessus que vous êtes venue ? dit-il.

— Certainement, je veux savoir ce que vous en pensez, car jamais de ma vie je n’ai été aussi embarrassée.

— Alors, je peux parler franc : la petite avait beau être gaie comme le casse-olive[1], qui chante dans la montagne, il fallait bien s’attendre un jour ou l’autre à ce qui arrive… Sur un navire où il n’y a que des vieux matelots, c’est la même chose, le mousse fait d’abord la manœuvre de bon cœur et gaiement ; mais, à force de rire et de chanter tout seul, il n’a plus envie ni de rire, ni de chanter ; il pense aux camarades du pays !… Les jeunes ont besoin de jeunes pour vivre contents, voilà.

— En un mot, tu penses qu’Irène s’ennuie près de moi !… Tant pis ! je ne peux pas redevenir enfant pour lui plaire ! riposta Mlle  Lissac aigrement.

— Cela se comprend tout seul, dit le marin en riant, sans compter que la mignonne n’y tiendrait pas : elle aime sa tante Dor telle qu’elle est… seulement, deux ou trois amis de son âge ne seraient pas de trop.

— Et où voulez-vous que je les trouve, ces bambins-là ? Je ne suis pas d’humeur à courir chez les parents de cette petite Parisienne qui lui a tourné la tête ! Ai-je le temps de faire des visites et d’en recevoir ?… Mes vignes, mes olivettes, mes champs de fleurs me donnent assez d’occupation…

— Et puis, fit tranquillement Raybaud, ce serait beaucoup mieux que la petite s’amusât avec les enfants de M. Honoré… »

En entendant ces paroles, la tante d’Irène se leva indignée :

« Est-ce que tu t’imagines que je permettrais cela ?

— Pourquoi pas, mademoiselle ? Vous l’aimiez tant, votre cousin Brial, quand vous étiez petite… Avez-vous assez pleuré lorsque votre père vous a défendu de jouer avec lui !

— Mon père avait raison, puisqu’il défendait ses droits sur notre Foux-aux-Roses et je fais comme lui.

— Je sais, dit le marin de mauvaise humeur, toujours la vieille chanson !… Pour ce méchant ruisseau la famille est brouillée et la pauvre petite Irène vit comme une chouette dans son trou !

— Une vieille chanson, notre grande querelle ! Un méchant ruisseau, notre jolie Foux ! exclama Mlle Dorothée que la colère emportait ; moi qui croyais que vous étiez un homme sensé, capable de me tirer d’embarras… je suis bien bonne d’écouter plus longtemps vos ridicules conseils ! »

Elle saisit son parasol et sortit, la mine si tragique, que les Raybaud se regardèrent un instant sans parler :

« Ah ! pécaïre ! je m’y suis mal pris ! soupira enfin le marin en se grattant l’oreille ; je voulais faire plaisir à la pichoune, qui grille d’envie de voir ses parents, mais Mlle Lissac est fâchée pour de bon ! Aussi, pourquoi vient-elle me demander ce que je pense ?… Dès que j’essaye de le lui expliquer, elle éclate comme une bombe, c’est trop bête ! »

Il parlait tout seul : Misé Raybaud, au lieu de l’écouter, s’était élancée sur les traces de la vieille demoiselle dont l’ombrelle se voyait encore au loin. La tante d’Irène faisait des pas énormes et les allongeait chaque fois davantage ; néanmoins, la paysanne était leste et gagnait du terrain.

« Mademoiselle !… Mademoiselle Dorothée ! criait-elle tout essoufflée, écoutez-moi !… »

On eût dit que ses paroles donnaient des ailes à la marcheuse. Misé Raybaud, qui courait toujours, parvint enfin à la saisir par sa jupe en répétant :

« Écoutez-moi, j’ai une bonne idée !

Elle se retourna le visage moins courroucé :

« Allons, parlez vite ; j’espère que ce n’est pas encore une sottise comme celles que votre mari me débitait tout à l’heure !

— Mon Raybaud ne dit jamais de sottises, répliqua la brave femme choquée, mais ce n’est pas pour parler de lui que j’ai couru si fort ! Voici mon idée : nous allons demain à Antibes et nous y resterons plusieurs jours : si cela vous agrée, j’emmènerai volontiers Mlle Irène. On dit qu’un voyage est un bon remède pour rendre la gaieté à ceux qui l’ont perdue.

— Tu as raison, Nanette, un voyage, j’y avais déjà pensé, dit Mlle Dorothée calmée tout à fait ; mais, comme je déteste ces affreux chemins de fer, cela me semblait trop difficile… Quitter ma chère campagne… rouler dans cette machine… pouah ! quelle horreur !… J’accepte ta proposition et je te confie mon trésor, Misé… Oui, cette enfant-là, c’est mon trésor ; tâche qu’elle retrouve sa belle humeur, car je souffre trop de la voir triste ! Demain, elle sera prête à l’heure que tu voudras ! »

Elle serra la main de Misé Raybaud et poursuivit son chemin, très pressée d’annoncer à sa nièce ce qu’elle venait de décider. Irène crut rêver ; elle, qui n’avait jamais dormi sous un autre toit que celui de la bastide Lissac, elle allait donc enfin voir du pays !… Un peu plus, elle se serait imaginé qu’elle partait pour le Nouveau Monde. Toute la journée fut employée en préparatifs, en recommandations à Marie-Louise, qui promit solennellement de porter chaque jour le déjeuner de ses petits oiseaux sous le chêne vert et de bien soigner Caprice.

Quand ces choses importantes furent convenues entre elle et la jeune servante, Irène prit sa course vers le bois d’orangers : elle voulait revoir la Foux-aux-Roses avant de partir ; mais, pendant qu’elle en suivait les bords, ce n’était déjà plus à la belle eau chantante qu’elle pensait :

« Adieu, Nadine ! murmura-t-elle en regardant au delà du champ de roses les murs blancs des Myrtes et de Beau-Soleil, adieu ! je crois décidément que je n’aurai jamais une petite amie pour tout de bon. Qui sait si Marthe ne t’a pas empêchée de revenir ? J’espérais le contraire ! Je me disais que peut-être tu l’amènerais un jour avec toi. Tante Dor aurait beaucoup grondé, mais cela ne me faisait pas peur… au fond, je devine qu’elle aime encore son cousin Brial. Quel malheur ! tout pouvait si bien s’arranger !… »

L’enfant, agenouillée sur une grosse pierre, plongea ses mains dans le courant comme pour caresser la rivière, cause involontaire de son chagrin, et, d’un ton plus joyeux :

« Au revoir, petite Foux ! je l’aime tout de même, va ! » dit-elle.


  1. Pinson royal.