La Foux-aux-Roses/06

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901



CHAPITRE VI


« Voilà deux jours à peine qu’elle est partie ! s’écriait Mlle Dorothée en se promenant avec agitation de la cuisine à la salle où la domestique venait de desservir son unique couvert : il me semble que je ne l’ai pas vue depuis deux ans ; je ne dors plus, mon appétit s’en va et… oui, vraiment, je ne me soucie qu’à demi des travaux de ma campagne !… Mes olivettes et mes vignes finiront par me paraître insipides si l’absence d’Irène se prolonge !… Tiens, Marie-Louise, en cinq minutes, c’est la troisième fois que je m’approche de la fenêtre, sais-tu pourquoi ?

— Ça n’est pas difficile à deviner, pécaïre, répondit la jeune fille en riant ; moi aussi je m’y prends et je guette si notre belle pichoune va rentrer ; la bastide sans elle c’est trop triste, il faut la faire revenir.

— Pour qu’elle pleure comme l’autre jour et qu’elle s’ennuie encore ; nous serions bien avancées ! Non, ma fille, j’ai plus de fermeté que tu ne penses et cette petite ingrate restera là-bas tant que cela lui plaira ; elle s’ennuyait avec nous, entends-tu bien, elle se trouvait seule auprès de moi, je ne l’aurais jamais pensé ! »

Marie-Louise se récria :

« Par exemple ! quand est-ce que Mlle Irène a montré de l’ennui ? C’est à présent qu’elle doit trouver le temps long, loin de sa tante Dor, et si mademoiselle voulait lui donner de petites amies, tout irait bien ; je sais ce que c’est, moi qui aimais tant à babiller avec ma cousine Jeanne !…

— Tu crois donc que j’ai des bambins dans mes poches ? interrompit Mlle Lissac avec humeur ; du reste, je ne te demande pas ton avis ; donne le déjeuner de ses oiseaux, que je le leur porte moi-même. »

Chargée du panier de grain et de la corbeille où Irène recueillait soigneusement les restes de pain, elle s’en alla vers l’arbre où un ramage assourdissant annonçait la présence de la tribu ailée : inquiets et affairés, les oiseaux voltigeaient de branche en branche, car l’heure habituelle où la petite fille apportait leur repas était passée.

« Non, mes enfants, je ne suis pas votre petite amie ! soupira la vieille demoiselle ; ma figure ne peut guère remplacer pour vous son gentil minois ; elle est partie, elle vous a abandonnés, mais je veux qu’elle vous retrouve bien portants ; mangez, petits, régalez-vous ! »

Après avoir éparpillé ses provisions sur le sol où les petits convives s’abattirent avec des cris qui, cette fois, exprimaient la joie, la pauvre tante hocha tristement la tête :

« Allons, vous voilà contents ! vous êtes donc aussi ingrats qu’Irène ?… peu vous importe la main qui vous nourrit… pourtant, lorsqu’elle était ici, je vous ai vus perchés sur ses épaules et lui faisant mille caresses… »

Pendant quelques minutes encore, Mlle Dorothée demeura près du chêne vert, occupée à regarder les gloutons qui piaillaient à l’envi ; puis, au grand étonnement de Marie-Louise, elle rentra, s’assit et prit son tricot.

« Té ! fit la jeune servante, je croyais que nos hommes travaillaient à la vigne d’en haut ?

— C’est vrai, ils commencent le terçage.

— Et puis, les autres m’ont dit qu’ils allaient nettoyer sous les jeunes oliviers… »

La vieille demoiselle fronça les sourcils :

« Est-ce que cela te regarde ?

— Nenni, je pensais que vous l’aviez oublié ; je n’ai jamais vu mademoiselle s’asseoir à la bastide quand il y a des ouvriers occupés dans sa campagne !

— Bah ! ils feront leur besogne plus ou moins bien, je ne suis pas d’humeur à sortir, ma pauvre Marie-Louise.

— On comprend cela, tout est changé ici ! marmotta la servante en retournant dans sa cuisine. Qu’allons-nous devenir, bon Diou ! si la pichoune reste encore longtemps à Antibes ? »

Dans la grande salle, Mlle Dorothée continuait à tricoter d’un air sombre.

« J’ai peut-être été trop prompte en décidant ce voyage, pensait-elle. Irène aurait retrouvé sa gaieté sans cela. Il y a même un moyen qui l’eut beaucoup mieux satisfaite… celui que Raybaud, sa femme et jusqu’à Marie-Louise m’ont indiqué : cette petite Nadine… Mais ses parents ne doivent pas se soucier qu’elle se lie avec ma nièce… Quant aux enfants d’Honoré… je me suis laissé dire que Marthe est bien élevée et j’ai meilleure opinion des garçons depuis qu’ils ont retiré les petits bateaux que je leur défendais de mettre sur la Foux… l’aîné surtout m’a obéi avec le respect qu’on doit à une parente de mon âge ; je regrettais presque d’avoir interrompu son jeu… Mais, en vérité, je rêve tout éveillée… Si j’accueillais chez moi les petits Brial, leur père croirait que j’abandonne mes droits sur la Foux… et cela, jamais… c’est impossible ! il faut qu’Irène en prenne son parti ! Si l’absence la fait un peu souffrir, tant mieux, son retour ici lui semblera plus doux ! Quelle tristesse pour moi, cependant… ne plus la voir, ne plus l’entendre !… »

« Mademoiselle veut-elle recevoir une visite ? » demanda Marie-Louise.

Mlle Lissac, troublée au milieu de ses réflexions, se retourna brusquement et aperçut dans l’ouverture ensoleillée de la porte une ombre enfantine.

« Déjà revenue ! s’écria-t-elle vivement : entre, méchante fille, et viens vite m’embrasser. »

Mais les bras qu’elle tendait retombèrent aussitôt ; au lieu de la tête rousse, du visage frais et animé d’Irène qu’elle croyait voir paraître, elle aperçut Nadine qui s’avançait suivie de Mme Jouvenet.

« Excusez notre indiscrétion, dit cette dernière d’un ton aimable, voilà une enfant qui, depuis qu’elle est venue ici, me supplie de l’y ramener et m’affirme que vous ne lui refuserez pas la permission de voir votre gentille nièce de temps en temps. J’ai d’abord résisté parce que je craignais de vous importuner, mais une terrible maladie a failli m’enlever à mes chers enfants et je deviens pour eux d’une faiblesse…

— Cela se voit, madame, répliqua la tante d’Irène qui s’était contentée de répondre par une révérence assez raide au salut de ses visiteuses, mais je ne peux vous en blâmer, non vraiment, tout le monde ne possède pas autant de fermeté que moi !… Si elle était là, ma gentille nièce, comme vous l’appelez, pourrait vous dire que je ne plaisante pas avec ses caprices de petite fille. »

En entendant ces paroles que la tante Dor accompagnait d’une mine rébarbative, Nadine se laissa tomber sur une chaise que Marie-Louise lui offrait et demanda d’un ton piteux :

« Irène est donc punie ?

— Hum ! punie, c’est beaucoup dire… non, je l’ai seulement envoyée passer quelques jours à Antibes sous la conduite d’une personne de confiance qui m’a promis de la bien soigner et de lui procurer quelques petits plaisirs.

— La pénitence est douce, fit observer en riant Mme Jouvenet.

— Et Irène doit être très contente, ajouta naïvement Nadine.

— Contente, oui, oui, fit Mlle  Dorothée dont l’émotion adoucit la voix, contente de s’éloigner d’une vieille tante grognon et d’une demeure ennuyeuse pour aller rire ailleurs ; vous en savez long là-dessus, fillette, car il me parait que mon ingrate vous a fait ses confidences… ne me les répétez pas, c’est trop pénible d’entendre dire qu’elle est heureuse de me quitter. »

D’un brusque mouvement, la tante d’Irène porta une main à ses yeux comme pour refouler des larmes prêtes à jaillir.

Nadine hésita, regarda sa mère, puis, s’approchant sur la pointe des pieds, porta doucement à ses lèvres l’autre main de Mlle  Lissac qui tressaillit :

« Pardon, madame, dit-elle à sa visiteuse, je deviens aussi sotte que ma nièce, mais vous devez me comprendre… une enfant que j’ai élevée…

— Et qui vous rend sincèrement votre affection, soyez-en certaine, chère mademoiselle, répliqua Mme Jouvenet avec un sourire d’encouragement.

— Cela est bien vrai, ajouta Nad, il me semble encore l’entendre dire à Philippe :

« — Pour m’aimer, je n’ai besoin de personne ; j’ai ma tante Dor ! »

— Elle a dit cela ?… Vous en êtes sûre, petite ?

— À mon frère, dans le bois d’orangers, oui, mademoiselle.

— Alors, pourquoi m’abandonne-t-elle ?

— Je croyais, insinua la mère de Nadine, que vous l’aviez vous-même envoyée à Antibes ?

— Certes, et je ne lui demanderai pas de revenir, je suis d’une fermeté !…

— Mais alors, la pauvre enfant est obligée d’obéir, même si elle désire vous revoir… Il y aurait un bon moyen de tout arranger : ce qui manque ici à Irène, c’est la société d’enfants de son âge ; rappelez-la près de vous et permettez-lui de partager quelquefois les promenades et les jeux de ma fille. C’est, du reste, la faveur que je venais vous demander. Nadine le désire depuis sa première visite à la bastide. »

Le visage de Mlle Dorothée s’éclaira d’un sourire satisfait.

« S’il en est ainsi, dit-elle, je ne veux pas vous refuser ; les Lissac répondent poliment aux personnes aimables comme vous, madame ; Irène reviendra dès demain. Si elle s’avisait de préférer une autre amie à votre fillette qui est tout à fait de mon goût, elle aurait affaire à moi… mais elle sait bien que je ne cède jamais ! »

Après le départ de Nadine et de sa mère, la vieille demoiselle, très flattée de leurs remerciements, ferma la porte de la salle et se laissa tomber sur une chaise les mains jointes, le visage épanoui :

« Irène, ma petite belle ! murmura-t-elle, tu vas donc revenir, je jouirai encore de ton joli minois, de tes chants, de tes éclats de rire, et la bastide sera gaie comme avant… C’est égal, j’ai été très ferme et je m’en applaudis ! »