La Franc-maçonnerie des femmes/10

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Bourdilliat (p. 115-133).

CHAPITRE PREMIER

Le faubourg Montmartre


D’ici à peu d’années, la grande portion de terrains comprise sous la dénomination de faubourg Montmartre nous aura rendu entièrement la physionomie de l’ancien Palais-Royal. Ce quartier appartient presque exclusivement au luxe de contrebande et aux vices spéculateurs, comme autrefois la Colonnade, les Galeries de bois et l’Allée des soupirs. La population féminine y a des allures auxquelles le plus naïf provincial ne serait point trompé. Plus qu’ailleurs le châle y affecte de provocantes ondulations ; la robe remplit tout le trottoir et produit ce bruit délicieux pour lequel a été inventé l’imitatif et joli mot de frou-frou.

Les appartements du faubourg Montmartre se ressentent des mœurs qu’ils abritent ; chacun d’eux est machiné comme un plancher de théâtre ; double entré, double sortie, vue secrète sur l’escalier, portes de dégagement, placards tournants et cabinets de toilette à double fond, comme les tabatières du vieux temps. C’est un aimable faubourg.

On n’y est occupé, comme dans les opéras-comiques, qu’à célébrer le champagne et l’amour. Dans l’après-midi, principalement au sortir de la Bourse, des hommes viennent s’y étendre sur de canapés, fumer un cigare ou deux et s’entretenir de choses insignifiantes avec de jeunes dames de trente-quatre ans, en robe de chambre, et qui, selon la mode, portent les cheveux retroussés à la Marie Stuart ou crespelés à l’antique. Ce divertissement quotidien coûte excessivement cher à ces hommes.


Un an après les événements que nous venons de rapporter, un monsieur montait, d’une façon aussi légère que pouvaient le lui permettre ses soixante ans, l’escalier d’une maison de la rue Saint-Georges, la rue la plus élégante du faubourg Montmartre. On aurait dit que cet escalier devait aboutir pour lui au troisième ciel, tant ce vieux monsieur accomplissait avec aise son ascension. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut arrivé au quatrième étage, devant le pied de biche traditionnel. Alors, pendant cinq minutes, il s’occupa sérieusement à reprendre sa respiration. À Paris, un quatrième étage, qui suppose toujours une terrasse, a presque la même valeur qu’un premier étage.

Après s’être épongé le front avec son mouchoir, avoir rallié ses favoris avec un petit peigne, chassé avec le pouce et l’index deux ou trois grains de poussière sur son pantalon, le vieux monsieur dirigea sa main vers le cordon de la sonnette. Mais il se ravisa tout à coup. Au lieu de sonner, il frappa. Bien doucement d’abord, comme un Némorin qui veut éveiller sa bien-aimée ; un peu plus fort ensuite, comme un jaloux qui s’inquiète et qui s’impatiente.

— Attendez-donc ! s’écria-t-on de l’intérieur ; vous êtes bien pressé aujourd’hui.

La porte s’ouvrit, et une petite domestique parut.

— Tiens, c’est monsieur le comte, dit-elle ; je croyais que c’était le porteur d’eau.

— Oui, Fanny, oui, c’est moi ; plus bas, je t’en prie.

— Pourquoi est-ce que vous n’avez pas sonné ? Il n’y a que les fournisseurs qui frappent.

— Pourquoi… pourquoi…

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais… c’est pour nous surprendre, pour nous espionner, n’est-ce pas ? Toujours vos mêmes farces ! Y a-t-il du sens commun à venir chez les gens d’aussi bon matin ?

— Quelle heure est-il donc, Fanny ? demanda le personnage qui vient d’être désigné sous le nom de monsieur le comte.

— Allons, faites votre ingénu ; vous savez qu’il est à peine onze heures. Vous en seriez bien lus avancé si madame ne voulait pas vous recevoir.

— Quoi ! Fanny, tu croirais… ? dit le comte en pâlissant.

— Dame ! c’est à quoi vous vous exposez. Mais rassurez-vous ; madame est levée depuis deux heures.

— Est-elle allée au théâtre, hier soir ?

— Elle n’a paru qu’un instant dans son avant-scène des Variétés. Ah ! la jolie toilette qu’elle avait ! un chapeau blanc avec un tour de tête de petites bruyères rose-pâle. Vrai, monsieur le comte, il vaut tout autant que vous ne l’ayez pas vue, car vous en auriez perdu la tête.

— Hélas ! murmura le comte.

— Oui, je sais bien que le plus fort est fait. Il faut avouer, à votre avantage, que vous avez une fière tendresse pour madame ; aussi cela m’enrage de lui voir si peu de reconnaissance pour vous. Ce n’est pas faute de lui faire votre éloge, pourtant : monsieur le comte par-ci, monsieur le comte par-là. Et Dieu m’est témoin que ce n’est pas l’intérêt qui m’y pousse, quoique vous soyez aussi généreux avec moi qu’on puisse l’être ; mais j’ai un cœur avant tout, et je dis, moi, qu’il y a cruauté à faire souffrir un pauvre homme qui vous veut tant de bien, et qui sacrifierait tout pour vous épargner la moindre égratigner.

Le comte n’écoutait par les bavardages de la petite domestique. Il s’était planté devant une glace et s’y examinait avec mélancolie, en passant et repassant la main sur son visage, comme s’il eût voulu en adoucir les rides.

— Tu dis donc que Pandore a été aux Variétés ?

— Oui, monsieur le comte.

— Seule ?

— Avec son amie Sara.

— Une grande blonde ?

— Justement.

— Et, après le spectacle ?

— Après le spectacle, madame a reconduit Sara dans son coupé ; puis elle est rentrée ici où j’avais préparé pour elle une tasse de thé. Elle a feuilleté les volumes que vous lui aviez choisis et envoyés ; et, à une heure moins un quart, elle dormait du sommeil d’un enfant.

Le comte regarda la petite bonne entre les deux yeux, et, plaçant un doigt contre le nez, à la manière des gens méfiants :

— Fanny ! Fanny ! dit-il.

— Bien vrai, monsieur le comte.

— Comment ! Pandore ne s’est pas arrêtée en chemin à la Maison dorée ?

— Non, monsieur le comte.

— Ni au Café Anglais ?

— Pas davantage.

— Il m’est cependant revenu aux oreilles que…

— Laissez donc ! encore un de vos traquenards, je connais cela. Eh bien, après ? Quand madame serait allée souper, qu’est-ce que vous auriez à dire ? Vous savez qu’elle se moque pas mal de votre jalousie !

— C’est vrai, dit tristement le comte.

Il baissa la tête, et son œil rencontra en ce moment un papier carré au milieu des chiffons que Fanny était en train de balayer. Il le ramassa le plus délicatement qu’il lui fut possible.

— Qu’est-ce que cela ? fit-il.

— Pardine ! vous le voyez bien, c’est une enveloppe de lettre.

— Oui, c’est une enveloppe : À Mademoiselle Pandore, rue Saint-Georges, 27.

— Ah çà ! s’écria la domestique en riant, est-ce que vous allez souvent venir fouiller dans noter ménage ? Si cela vous amuse de déchiffrer les paperasses, tenez, il y en a plein un panier derrière la porte.

— Le cachet est singulier, dit le comte qui tournait et retournait l’enveloppe : un essaim d’abeilles frappant au visage un imprudent, avec ces mots : « Toutes pour une, une pour toutes. »

— Tiens ! je n’avais pas remarqué cela, dit Fanny en regardant à son tour.

— Tu sais donc quand est arrivée cette lettre ?

— Oui, il y a une heure environ.

— Qui est-ce qui l’a apportée ?

— Une femme.

— Une femme ?

— Elle était déjà venue deux fois hier ; elle ne voulait remettre cette lettre qu’à madame elle-même.

— Diable ! murmura le comte ; et, ce matin…

— Ce matin, je l’ai introduite auprès de madame.

— Qu’est-ce qu’elles se sont dit ?

— Je l’ignore, car madame m’a immédiatement ordonné de me retirer.

— Sotte ! à ton âge, tu ne sais pas encore écouter aux serrures ?

— Monsieur le comte, je suis honnête.

Il haussa les épaules et regarda de nouveau le cachet de l’enveloppe qu’il tenait toujours à la main.

— « Toutes pour une, une pour toutes », répéta-t-il ; qu’est-ce que cela peut signifier ?

Le son d’un timbre parti de la chambre à coucher de Pandore interrompit sa méditation.

— C’est madame qui sonne, dit la petite domestique.

— Attends un peu, dit le comte en ouvrant son porte-monnaie.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je veux récompenser ton honnêteté.

Il lui mit un louis dans la main. Un second coup de timbre se fit entendre, plus impérieux que le premier.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Fanny en s’empressant.

— Ce n’est pas tout, continua le comte en montrant une autre pièce d’or.

— Quoi encore ? demanda-t-elle, s’arrêtant court.

— Ceci sera pour toi, si…

— Dites donc vite, madame va s’impatienter.

— Si tu peux m’avoir cette lettre dont je n’ai que l’enveloppe.

— Oh !

Un troisième coup de timbre étouffa l’exclamation de Fanny, qui s’élança vers la chambre à coucher, pendant que le comte mettait tranquillement l’enveloppe dans sa poche. Mais Fanny ne fut pas assez prompte, car la porte s’ouvrit violemment, et Pandore parut.

Trois ou quatre peintres en France, à peine, pourraient rendre l’effet de cette belle physionomie irritée. Un écrivain doit y renoncer ; les substantifs ne sont pas assez gros de tempêtes, les adjectifs n’ont pas assez d’éclat. Pandore était entortillée d’un peignoir à dentelles ; ses cheveux blonds rebroussés vers les tempes lui donnaient l’air d’un jeune czar. Elle n’aperçut pas le comte, elle ne vit que Fanny.

— Qu’est-ce que vous faites là ? dit-elle en lui marchant sur les pieds ; est-ce que vous vous moquez de moi, par hasard ?

— Non, madame, balbutia la soubrette, excusez-moi, c’était…

— C’était quoi ?

— C’était M. le comte d’Ingrande qui me retenait.

Les yeux de Pandore tombèrent alors sur le comte, qui mâchonnait par contenance des pastilles de Vichy. Sa colère ne fut pas calmée par cette attitude.

— Le comte n’a que faire ici, vous le savez bien, continuat-elle ; est-ce que vous êtes à son service ou au mien ? Si la maison ne vous convient pas, il n’y a pas besoin d’attendre qu’elle vous tombe sur le dos.

— Est-ce son déjeuner que madame désire ? demanda timidement Fanny.

— Non, ce n’est pas mon déjeuner, dit Pandore en cherchant du regard, c’est…

— C’est ?

— L’enveloppe de cette lettre que j’ai reçue tout à l’heure.

Le comte d’Ingrande et Fanny échangèrent un rapide coup d’œil.

— L’enveloppe ? répéta cette dernière avec embarras.

— Eh bien, oui, l’enveloppe ! est-ce que je ne m’exprime pas en français ?

— Si fait, madame, si fait, dit Fanny ; mais c’est que je l’ai prise avec d’autres papiers pour allumer mon feu, il n’y a qu’un instant.

— Je l’aurais parié ! s’écria Pandore en frappant du pied ; êtes-vous sûre de l’avoir brûlée, au moins ?

— Oh ! oui ! madame, c’était cette enveloppe sur laquelle il y avait…

— Allons, c’est bon ! dit sèchement Pandore.

Et elle lui tourna le dos. Puis, du fond de sa chambre où elle était rentrée, elle cria :

— Eh bien ! monsieur le comte, vous ne venez donc pas me souhaiter le bonjour, ce matin ?

Le comte d’Ingrande se précipita comme une bourrasque dans la chambre à coucher. Il y avait là ; comme dans toutes les pièces de cette sorte et comme chez toutes les femmes de la classe de Pandore, mille de ces somptuosités au rabais qui attestent l’amoindrissement et la corruption du goût : une pendule de bronze, des tentures économiques, la réunion de tous les styles, des chaises sculptées en moyen âge et des écrans rocaille, une table laque, des peintures modernes représentant comme toujours des nymphes couchées dans les herbes — car les disciples de Diaz ne sortent pas là — deux étagères encombrées de niaiseries, de coquillages, d’oiseaux filés, de frégates en ivoire, de joujoux suisses, de flacons, de paysages en liège, d’idoles japonaises, de coupes dorées, de Tircis en pâte tendre, de pantoufles de fées, de corbeilles microscopiques et de nudités en plâtre imitées de Pradier. Une jardinière, placée auprès de la cheminé, était remplie des fleurs de la saison.

Lorsque le comte d’Ingrande fut entré, Pandore lui tendit la main.

— Ma chère enfant, dit-il après y avoir posé ses lèvres, j’ai assisté une fois dans ma vie au lever de M. de Talleyrand… C’est vous dire combien j’étais jeune, s’empressa-t-il d’ajouter. Eh bien, ma parole d’honneur, je n’ai pas été plus impressionné en face du célèbre diplomate que je viens de l’être à présent. Franchement, vous étiez superbe.

— Alors, criez brava, et n’en parlons plus.

Elle alla vers la table, y prit une lettre qu’elle relut d’un air songeur, sans s’occuper du comte.

— Ce doit être cela, pensa-t-il.

La lettre relue, Pandore la serra dans un des tiroirs de son secrétaire. Ce secrétaire, justifiant par hasard son nom, était à secret.

— Diable ! se dit le comte, ce sera plus difficile.

Comme les chattes qui, à un moment donné, abdiquent leurs nerfs, Pandore s’étendit avec nonchalance sur un divan ; ses yeux si ardents tout à l’heure se voilèrent à moitié ; ses lèvres s’entrouvrirent pour le sourire. Voyant d’aussi câlines dispositions, le comte s’empara d’une chaise et s’assit auprès d’elle.

— Connaissez-vous M. Philippe Beyle ? lui demanda-t-elle en renversant tout à fait sa jolie tête sur un coussin.

— M. Philippe Beyle ? répéta le comte.

— Oui.

— Pourquoi me faites-vous cette question ?

— Vous êtes bien curieux ! s’écria Pandore. Depuis quand ai-je l’habitude de vous rendre compte de mes motifs ?

— Pardonnez-moi ; c’est que j’étais à mille lieues de votre demande. Je voulais dire : Quel intérêt prenez-vous à M. Philippe Beyle ?

— C’est précisément ce que je veux vous laisser ignorer, mon cher ami. Tenez, vous n’êtes et ne serez jamais qu’un grand enfant, dit-elle en se soulevant sur son coude, et vous finirez par me guérir entièrement de ma franchise avec vous.

— Oh ! Pandore !

— Comment ! je désire être renseignée sur quelqu’un ; pour cela, je m’adresse bonnement à vous, de but en blanc, comme au premier venu ; et au lieu de me répondre avec autant de simplicité que j’en mets à vous interroger, voilà votre imagination qui prend la galopade ; vous forgez tout de suite un tas de mystères…

— Mais non !

— Fallait-il donc user avec vous de misérables subterfuges ? causer pendant une demi-heure de mes robes, des pièces nouvelles, pour arriver sans secousse à mon interrogatoire ? faire comme la Tisbé dans Angelo : « Vous portez là une bien jolie clef… Oh ! je ne la veux pas cette clef ! » À quelles sortes de femmes avez-vous donc eu affaire, pour que vous ayez toujours besoin d’être joué et trompé ? Il faut que l’on vous donne éternellement la comédie, n’est-ce pas ? Sans cela, vous êtes dépaysé, comme maintenant.

— Ma chère Pandore, vous ne m’avez pas compris.

— Allons, allons, je vous croyais un homme plus fort ; dorénavant, j’agirai avec vous d’après les principes.

— M. Philippe Beyle est un homme de trente ans au moins… commença le comte.

— Laissez-moi tranquille avec votre M. Philippe Beyle ! Je sais à qui m’informer de lui.

— Oh ! dit le comte en avançant les lèvres ; il y a informations et informations.

— Vous voulez me prendre par la curiosité, je le vois, mais vous n’y réussirez pas.

— J’en sais plus long que d’autres sur ce monsieur, continua le comte ; et vous vous êtes méprise sur le sens de mes paroles ; car si j’ai été indiscret au point de répondre à votre question par une autre question, c’était uniquement pour vous prémunir contre le mal que j’avais à dire de lui.

— Du mal ? dit Pandore en tendant le cou.

— Voilà pourquoi je jugeais convenable de m’enquérir du degré d’intimité qui vous rattache à M. Beyle.

— Mais je ne l’ai jamais vu, entendez-vous !

— Jamais ? souligna le comte.

— Pas même en peinture.

— Alors, je suis à mon aise pour parler de lui.

— Oh ! que de préambules ! c’est donc un bien grand scélérat ?

— C’est pis qu’un scélérat : c’est un ambitieux.

Pandore haussa les épaules.

— Vous avez des maximes au moins étranges, remarqua-t-elle.

— Interrogez nos plus profonds politiques, continua le comte ; tous vous diront que, dans un État sagement constitué, un ambitieux est un élément de désorganisation bien autrement redoutable qu’un chez de brigands.

— Il est inutile de vous demander si c’est aux levers de M. de Talleyrand que vous avez appris à penser ainsi, dit Pandore. Et… ce scélérat… cet ambitieux… possède-t-il le physique de l’emploi, l’air bien sombre, la physionomie bien farouche ?

— Ah ! voilà le principal pour vous. Eh bien, non ; son visage est calme et même souriant, mais d’un souriant qui va jusqu’au moqueur. C’est un homme qui se possède, comme tous ceux qui ont une vraie force, et je ne serais pas surpris qu’il fît son chemin ; mais, en attendant…

— En attendant ?

— Il ne fait rien qui vaille. Il était attaché d’ambassade l’an dernier ; il est, dit-on, inscrit pour un secrétariat. Tout cela est bien ; pourtant ses chances semblent diminuer de jour en jour ; il n’en est plus maintenant à compter les passe-droits.

— D’où vient cela ?

— Les uns disent qu’il ne cache pas assez son esprit. On lui attribue deux ou trois épigrammes anti-ministérielles, dont il se défend comme un beau diable. Les autres l’accusent de fournir des notes à un journal de l’opposition. C’est toute une coalition contre lui.

— A-t-il les femmes de son côté ? interrogea Pandore.

— Ah bien ! oui, les femmes ! ce sont elles qui se montrent le plus acharnées contre lui, répondit le comte d’Ingrande.

— Vraiment ?

— Je ne sais ce que Philippe leur a fait, mais les traits les plus acérés lui viennent surtout de leurs mains.

— C’est surprenant, murmura Pandore avec un sourire dont l’expression équivoque échappa au comte.

Celui-ci continua :

— Je n’en citerai qu’un exemple parmi dix. Il n’y a pas longtemps, Philippe se montrait fort assidu auprès de la femme d’un conseiller d’État, toujours en vue de ce secrétariat d’ambassade auquel ses efforts ne peuvent atteindre. Le mari est une de nos capacités, la femme est une de nos influences. Philippe, suffisamment lié avec le mari, s’enrôla de très bonne grâce dans les sigisbés qui font cortège autour du char de la conseillère.

— Le char ! les sigisbés ! mon Dieu ! que vous avez une rhétorique vieillie !

— Agir de la sorte, poursuivit le comte, c’était, pour Philippe, faire acte de simple politique. Mais je ne sais comment il arriva que la conseillère voulut y voir autre chose que de la politique. Les soins de noter ambitieux lui parurent de ceux qui ont la galanterie pour mobile.

— Bon ! et quel âge a votre conseillère ?

— Un peu moins de quarante ans.

— Belle ?

— Hum !… beaucoup de distinction.

— La position de M. Beyle était scabreuse, dit Pandore en faisant la moue.

— Très scabreuse ; vous allez en juger. Du moment qu’il plut à cette femme de voir de l’amour dans les attentions de Philippe, il n’y eut plus pour celui-ci que deux partis à prendre : ou se retirer, ce qui était maladroit et impoli, ou poursuivre la partie engagée, c’est-à-dire entrer hardiment dans la voie qu’elle lui indiquait.

— Et ce fut sans doute à cette dernière résolution qu’il s’arrêta ?

— Ma foi ! oui ; il prit ses inscriptions, bon jeu, bon argent, arbora les cravates le plus sentimentales et se compromit de la meilleure foi du monde, supposant que la conseillère lui serait favorable auprès de son mari.

— Le niais ! Combien de temps dura ce vaudeville ?

— Trois semaines, un mois, après quoi la conseillère, l’ayant sans doute amené là où elle voulait, le dénonça vertueusement au conseiller.

— De manière que M. Beyle en fut pour ses espérances ruinées et pour sa courte honte, dit Pandore en riant du bout des lèvres.

— Juste ! les brocards furent même poussés si loin qu’il jugea qu’un voyage à Bade était indispensable à la guérison de sa vanité.

— À Bade ?

— Ce fut ce qui le sauva en partie, car il y joua comme un désespéré qu’il était, et (pardonnez-moi une expression empruntée encore à une rhétorique surannée) la Fortune se chargea de le venger des rigueurs de l’Amour.

— Bah ! ne vous gênez pas, dites : Plutus et Cupidon.

— Ah ! ah ! très joli ! s’écria le comte, en voulant saisir au bord du sofa la petite main qu’y laissait pendre négligemment Pandore.

— Voyons, soyez sérieux, dit-elle ; car elle prenait un vif intérêt à ce récit.

— Prêchez au moins d’exemple, spirituel démon !

— M. Philippe Beyle a donc été heureux au jeu ?

— Insolemment heureux. On assure qu’il a réalisé des bénéfices hyperboliques. C’est une compensation à son double échec en politique et en amour.

Il y eut, après ces mots, un temps de silence.

— Est-ce tout ce que vous avez à m’apprendre sur lui ? dit Pandore.

— Tout.

— Cherchez bien.

— Ma science se borne à ces renseignements ; mais si vous voulez que je résume mon opinion…

— Résumez.

— Je vous dirai que M. Beyle a toutes les qualités et tous les défauts. En un mot, c’est un homme complet. Conséquemment il faut se défier de lui.

Pandore ne répliqua pas. Elle réfléchissait. Son front, où d’ordinaire on ne lisait que les joies ou les contrariétés insignifiantes de la vie facile, s’était couvert d’une ombre sérieuse. Ses lèvres étaient serrées. Tout à coup elle se leva. Elle avait pris une décision.

— M. le comte, dit-elle avec un accent indéfinissable, m’aimez-vous réellement ?

Le comte d’Ingrande, saisi à l’improviste par cette interrogation et pressentant un orage, ne put trouver autre chose que l’exclamation usitée en pareille circonstance :

— Si je vous aime !

— Dans ce cas, continua Pandore, cela est fâcheux pour vous, car, moi, je ne vous aime pas.

— Je le sais, soupira le comte.

— Et je ne vous aimerez jamais.

— Oh ! Pandore !

— Jamais !

Le comte passa la main sur son front. Pandore fit deux ou trois fois le tour de la chambre, comme pour lui laisser le temps de se remettre de ce coup. Ensuite, elle revint se poser devant lui.

— Et je vous prie, en outre, monsieur le comte, d’avoir à cesser vos visites.

— Hein ?

Il regarda vivement autour de lui, secoua les oreilles ; et ses yeux agrandis se fixèrent, sans comprendre, sur Pandore.

— Cesser… mes… visites ?

— Oui.

— Ah ! ah ! ah ! fit-il en essayant de rire ; je comprends… c’est une nouvelle plaisanterie… Bon ! bon !

Mais Pandore demeurait silencieuse.

— Non, ce n’est pas une plaisanterie, monsieur le comte ; rien n’est plus grave, au contraire. Mon intention bien arrêtée est d’interrompre toute relation avec vous.

Cela dit, elle se trouvait sur ses talons, alla fouiller dans un pot à tabac qui se trouvait sur la cheminée, et revint s’asseoir en roulant entre ses doigts une cigarette.

— À présent, dit-elle, vous n’avez pas, comme les condamnés, vingt-quatre heures pour maudire votre juge ; mais je vous accorde volontiers une demi-heure, bonne mesure, pour exhaler votre désespoir et m’accabler des noms les plus odieux. Allez.

Elle alluma sa cigarette. Le comte restait muet et cloué à la même place.

— Tenez, continua-t-elle après l’avoir regardé attentivement, savez-vous, mon cher comte, ce que vous devriez faire ? Oh ! je sais que les conseils, et surtout les plus sages, sont ordinairement mal reçus dans ces occasions ; mais cela m’est égal. Eh bien, vous devriez vous montrer homme d’esprit jusqu’au bout. Vous auriez, du moins, les honneurs de la guerre. Mon parti est irrévocable, cela est décidé ; tendez-moi donc la main, embrassez-moi une dernière fois sur le front, et quittons-nous bons amis.

La main de Pandore resta vainement tendue.

— Vous ne le voulez pas ? dit-elle ; à votre aise, mon cher ! Je vous préviens que je sais à l’avance tout ce que vous allez me débiter. Cela est noté comme une symphonie : les reproches, l’attendrissement, les injures, le sang-froid affecté, les promesses, les retours sur le passé. Ne comptez pas m’apprendre quelque chose de neuf là-dessus. Vous ne ferez pas mieux que les autres : un peu plus ou un peu moins éloquent, voilà tout. D’ailleurs, vous deviez bien vous attendre à ce qui vous arrive aujourd’hui, je vous l’avais déjà fait prévoir à plusieurs reprises. Je ne vaux pas mieux que toutes les femmes ; vous ne m’avez fait que du bien ; je ne vous ai fait que du mal ; c’est moi qui me lasse la première. Je vous assure que votre histoire est celle de tout le monde. Restons-en donc là tous les deux. Je suis une ingrate, c’est convenu ; je n’ai pas de cœur, la belle nouveauté ! Épargnez-moi des récriminations que je m’offre moi-même à vous réciter… et sans faire une faute, ajouta-t-elle de l’air d’un enfant qui est sûr de sa leçon.

M. d’Ingrande ne l’avait, apparemment, pas écoutée ; car, après qu’elle eut fini, les seules paroles qu’il murmura, comme se répondant à lui-même, furent celles-ci :

— Oui, je suis vieux !

Et ces paroles, il les accompagna d’un sourire amer. Pandore jeta sa cigarette avec impatience et haussa les épaules.

— Qui est-ce qui vous parle de votre âge ? dit-elle ; et où votre fatuité va-t-elle chercher des motifs à ma résolution ? Vous n’êtes ni vieux, ni jeune, vous avez l’âge de tous les gens riches de Paris. Et puis, d’ailleurs, quand même vous seriez cacochyme, quand vous seriez absolument laid, qu’est-ce que cela prouve ? Les femmes, vous le savez bien, s’entichent tous les jours d’un monstre, et n’en portent que plus haut la tête. Trop vieux ! trop vieux ! Ne croirait-on pas, à vous entendre, que mon escalier n’est encombré que de petits messieurs ?

— Je ne dis pas cela, Pandore.

— Qu’est-ce que vous dites donc alors ?

— Je dis, répliqua tristement le comte, que vingt-cinq ans de plus ou de moins changent bien des choses ; qu’une femme est toujours femme, après tout ; et qu’à la voix suppliante, au sourire empressé du vieillard, elle préférera sans cesse la parole dégagée, le geste impérieux du jeune homme.

— Avec de belles moustaches, ajouta ironiquement Pandore, et de beaux cheveux, et un bel uniforme ? C’est ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ? Ainsi voilà où vous en êtes : vous vous imaginez, avec tous ceux de votre génération sans doute, que nous raffolons des aides de camp et des jeunes premiers de vaudeville. Eh ! mon Dieu ! il faut bien que les hommes forts disent quelque chose ; au dix-huitième siècle, ils disaient que toutes les duchesses adoraient leurs grands laquais. Ma foi ! si vous ne trouvez rien de mieux à m’adresser, je vous donne le conseil de vous en tenir là, mon cher comte.

Elle se leva.

— Je n’ai pas voulu vous blesser, Pandore.

— Oh ! je le pense bien !

— Ma raison s’efforce d’expliquer votre conduite, et pour cela je me cherche des torts.

Pandore allumait une seconde cigarette. Un peu embarrassé par ce qu’il voulait lui dire, le comte d’Ingrande la regarda faire pendant quelques minutes. Enfin, il se rapprocha d’elle, et d’une voix rendue craintive par l’émotion :

— Mon enfant, est-ce que je ne suis plus assez riche pour vous ?

— Peut-être, répondit-elle froidement.

— Je vous ai offert maintes fois un logement plus digne de vos goûts et une existence plus digne de vous-même ; pourquoi m’avoir toujours refusé, dans ce cas ?

— Que sais-je ? dit-elle en lançant un filet de fumée.

— Si mince gentillâtre que je sois, je puis cependant encore lutter de faste avec la plupart des tenants du Jockey-Club, et si vous consentiez à me mettre à l’épreuve…

— Quand je vous disais, interrompit Pandore, que votre discours serait calqué sur ceux de tout le monde ! Après la scène de la douleur, la grande scène de la tentation ; mais celle-ci est la plus commune de toutes. Vous allez m’offrir des bijoux, n’est-ce pas ? des dentelles, des cachemires ; et des voitures, qui rimeront avec de riches parures !

— Raillez, ma chère Pandore, raillez à votre aise ; mais, lorsque vous aurez fini, tâchez du moins de vous apercevoir que mon cœur est brisé.

Pandore fronça le sourcil, ce qui était sa manière d’être attendrie.

— Voyons, dit-elle, renoncez à votre affection pour moi. Il le faut ; je ne peux pas vous en dire davantage, mais il le faut. D’ailleurs, je ne mérite pas voter estime ; je vous ai toujours trompé, je vous ai rendu ridicule ? Est-ce que j’ai jamais eu une seule bonne parole pour vous, répondez ? Je vous brise le cœur, dites-vous, c’est faiblesse de votre part ; placez mieux votre sensibilité. On peut se sentir écrasé par la mort d’une mère, par la trahison d’une épouse, par l’ingratitude d’un enfant : ce sont des causes, cela ; mais se laisser briser le cœur par la première venue, par une personne rencontrée au Ranelagh ou au bal de l’Opéra ; être vaincu par l’abandon de Mlle Pandore, sans profession, voilà ce qui est inconcevable et indigne d’un homme, à plus forte raison d’un gentilhomme comme vous ! Je n’ai pas même de reconnaissance : à peine serez-vous hors d’ici que je ne penserai plus à vous. C’est manquer de dignité que de me supplier, comme vous faites ; vos ancêtres à talons rouges traitaient autrement ces sortes d’affaires : dès que leur congé leur était signifié, ils baisaient galamment la main de leur traîtresse et sortaient sur une pirouette.

Ce speech avait sans doute coûté à la jeune fille, car elle détourna la tête et fit semblant de regarder par la croisée. Le comte lui répondit :

— Vous vous calomniez, ma chère enfant ; vous valez mieux que vous ne voulez le laisser croire. Votre cœur est vivant et sain encore, car ce qui tue le cœur ou le corrompt, c’est moins la vie que la pensée. Or, vous êtes trop jeune pour avoir beaucoup réfléchi, vous n’avez pas eu le temps ; et votre science du mal, croyez-moi, est heureusement fort incomplète. Vous n’êtes cruelle que par accès, vous n’êtes insensible que par vanité ; et, dans ce moment même où vous vous essayez à ce double rôle, vous avouez céder à une nécessité mystérieuse…

— C’est vrai, dit Pandore.

— Eh bien, mauvaise enfant, cessez de vous avilir, vous ne me persuaderez pas. Je vous aime en connaissance de cause. Et quand même vous seriez telle que vous voulez le paraître, quand un précoce mépris de vous-même et des autres aurait endurci voter âme, croyez-vous que mon amour, ou ma faiblesse, comme vous l’appelez, en serait subitement guéri ? Hélas ! non. L’amour est d’autant plus tenace chez les vieillards qu’il est désespéré. Je manque de dignité, vous dites juste ; je manque de force, c’est la vérité. Mais les hommes qui sont forts et dignes avec les femmes sont ceux qui ne les aiment pas.

— Bah ! après moi, une autre ! Vous aimerez Sara, ou Fernande, ou Mélanie. Le cœur des hommes ne chôme jamais.

— À mon âge, dit-il, on ne recommence pas continuellement ses affections.

— Alors, mon cher comte, à la grâce de Dieu !

Ce mot avait été prononcé de façon à ne comporter aucune nouvelle réplique. M. d’Ingrande prit son chapeau. L’amant à qui l’on donne son congé, l’emprunteur que l’on éconduit sans miséricorde, le poète dont le libraire refuse le manuscrit, ont tous la même manière muette et navrante de prendre leur chapeau.

— Adieu, Pandore, dit-il.

— Adieu.

Il touchait la porte de la chambre, lorsque Pandore, qui semblait réfléchir, le rappela.

— Attendez ! s’écria-t-elle.

Le comte, étonné, revint sur ses pas. Pandore était allée à son secrétaire, l’avait ouvert et en avait retiré la fameuse lettre au cachet énigmatique. Cette lettre, elle la relut de nouveau, mais en paraissant cette fois en commenter les moindres syllabes.

— Mon cher comte, dit-elle après avoir abandonné le papier, j’ai pitié de vous ; et puisque vous m’aimez réellement, moitié par habitude, moitié par amour-propre sans doute (ne m’interrompez pas !), je vais vous proposer un arrangement.

— Un arrangement ?…

— Eh bien, oui, un arrangement… du verbe arranger… ou concilier, si vous aimez mieux. Vous n’entendez rien aujourd’hui !

— Parlez, Pandore, et tout ce que vous voudrez que je fasse, je le ferai.

— Oh ! je ne serai pas exigeante. Quel jour du mois sommes-nous ?

— Le vingt-six, le vingt-six juillet.

— C’est bien.

Elle compta sur ses doigts.

— Monsieur le comte, reprit-elle, vous allez voyager pendant trois mois.

— Voyager !

— Je ne répéterai plus. Connaissez-vous Londres ?

— Oui.

— Tant pis. Et Madrid ?

— Non.

— Alors vous irez à Madrid.

— Mais… balbutia le comte, stupéfait.

— À moins que vous ne préféreriez Naples, Venise ou Constantinople ; cela m’est indifférent.

— Pandore…

— C’est aujourd’hui le vingt-six juillet, avez-vous dit ; soyez de retour le vingt-six octobre.

— Le vingt-six octobre ? Et alors ?

— Dans la soirée ; trouvez-vous à l’Opéra-Comique. Vous y avez toujours votre loge, n’est-ce pas ?

— Oui, Pandore.

— J’y viendrai. Alors, je ne me souviendrai plus de la conversation que nous venons d’avoir. Je… me laisserai aimer, puisque vous le désirez ainsi. Mais partez, partez aujourd’hui même, demain au plus tard !

— Soit, dit le comte d’Ingrande ; mais, de votre côté, rappelez-vous votre promesse ; dans trois mois, jour pour jour, je viendrai en demander l’exécution.

— C’est convenu.

— Jusque-là ne me donnerez-vous pas un seul mot d’explication ?

— Pas un seul.

— Allons, puisqu’il le faut, je me résigne. Ah ! votre conduite est bien étrange, Pandore, et moi je suis bien fou ! N’importe ; demain j’aurai quitté Paris. A revoir, Pandore.

— A revoir, comte, dit-elle en lui tendant la main, qu’il put baiser cette fois.