La Franc-maçonnerie des femmes/17

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Bourdilliat (p. 191-196).

CHAPITRE VIII

Amélie.


Au moment d’entrer chez la comtesse d’Ingrande, Philippe Beyle éprouva une étrange émotion. Ce que sa démarche avait d’inusité n’échappait pas à son esprit ; d’une autre part, l’intérêt soudain que venait de lui témoigner le comte ouvrait un vaste champ à ses conjectures. Il sentait qu’il touchait à une période importante de sa vie. Deux ou trois personnes seulement étaient rassemblées chez la comtesse, lorsque Thérèse vint la prévenir à demi-voix qu’un monsieur désirait lui parler de la part de M. le comte d’Ingrande.

— Conduisez ce monsieur dans le salon du rez-de-chaussée et priez-le d’attendre, répondit-elle en dissimulant son étonnement.

Quoiqu’occupée en apparence à regarder des fleurs dans une jardinière, Amélie entendit très bien les paroles de la femme de chambre et la réponse de la comtesse. Après avoir rapidement ravagé les fleurs et en avoir composé un bouquet, Amélie gagna une petite porte et s’élança dans l’escalier. Elle ne s’arrêta qu’au seuil du salon indiqué par sa mère. Là, le cœur lui battit, et la timidité naturelle à son sexe et à son âge suspendit l’impétuosité de son élan. Elle savait qu’en tournant un bouton elle allait se trouver en présence de quelqu’un qui pouvait lui donner sur son père des renseignements dont elle était privée depuis longtemps ; mais était-ce à un ami ou à un ennemi qu’elle allait s’adresser ? Amélie n’avait pas un instant à perdre ; la comtesse pouvait la surprendre. Elle entra. Sa surprise fut vive en apercevant un grand et beau jeune homme qui, aussi surpris qu’elle, mais moins décontenancé, la salua avec une grâce parfaite.

— Monsieur, dit Amélie, vous avez vu mon père ?

— Oui, mademoiselle.

— Y a-t-il longtemps ?

— Hier matin.

— Vous êtes plus heureux que moi, murmura-t-elle en soupirant.

— Votre père, mademoiselle, avec cette seconde vue du cœur qui trompe rarement, avait prévu le hasard d’une rencontre entre vous et moi. Je suis chargé de tous se souvenirs pour vous, de toutes ses tendresses mêlées de regrets et de désirs.

— Oh ! merci, monsieur ! s’écria Amélie ; n’est-ce pas que c’est un bon père ?

À cette question naïve, Beyle répondit :

— N’en doutez pas, mademoiselle.

— Le reverrez-vous bientôt ?

— Aujourd’hui, probablement.

— Eh bien, monsieur, puisque vous êtes son ami… car vous êtes son ami ? demanda-t-elle avec une ravissante hésitation.

— Un de ses plus dévoués.

— Oh ! tant mieux ! s’écria Amélie ; alors vous consentirez à lui remettre ces fleurs de ma part, n’est-ce pas ?

— Certainement oui, mademoiselle, il les aura ce soir.

— Voilà bien longtemps que je ne l’ai vu ; dites-lui que c’est mal de ne pas chercher à se rapprocher plus souvent de sa fille.

— Je crois pouvoir vous affirmer qu’il ne pense qu’au moyen de se procurer bientôt ce bonheur.

— Puissiez-vous dire vrai, monsieur ! s’écria Amélie en attachant ses beaux yeux sur Philippe avec une expression ineffable.

Un bruit qui se fit entendre hâta sa retraite. Elle disparut par une porte opposée à celle qui servait d’entrée. Philippe Beyle était encore sous le charme de cette apparition, lorsque, en se retournant, il se vit face à face avec la comtesse d’Ingrande, majestueuse de froideur. Cette femme rappelait par sa roideur étoffée les madones qui décorent les églises russes.

Il s’acquitta de sa mission avec le moins d’embarras qu’il lui fuit possible. S’il n’essaya pas de justifier la prodigalité du comte, du moins il la présenta comme une élégante tradition de famille. La comtesse l’écouta avec impassibilité.

— J’examinerai les chiffres que vous m’apportez, monsieur, répondit-elle, et j’en conférerai avec mon conseil ordinaire. Mais, dès à présent, je regarderais comme un cas de conscience de laisser à monsieur le comte un espoir relatif au succès de sa demande. J’ai éprouvé depuis deux ans des pertes considérables sur mes biens ; et l’avenir de ma fille, dont la responsabilité pèse seule sur moi, m’impose des devoirs qui seront compris par monsieur le comte.

Philippe n’avait plus autre chose à faire qu’à s’incliner et à effectuer sa retraite. Un geste de la comtesse le retint.

— Encore un mot, dit-elle. Bien que mes rapports avec mon mari n’aient plus la continuité s’autrefois, ses amis, ceux surtout qui, comme vous, monsieur, ont mérité de pénétrer si avant dans son intimité, ne doivent pas me rester inconnus. C’est un sentiment dont la convenance ne vous échappera pas. En vous présentant chez moi, votre intention n’a pas été sans doute de garder l’anonymat, monsieur… monsieur… ?

— Philippe Beyle, dit-il.

Un léger mouvement des sourcils décela une sensation de surprise chez la comtesse. Cela n’alla pas plus loin. Philippe sortit avec la dignité d’un ambassadeur qui reçoit ses passeports.

Ni lui ni la comtesse ne se doutaient que leur conversation venait d’être entendue par Amélie. Enfermée dans un cabinet dont la seconde issue avait été récemment condamnée, la jeune fille s’était trouvée involontairement dans la nécessité d’assister à des révélations d’une nature nouvelle et pénible pour elle. Pour la première fois, elle apprit la véritable situation de son père, et son cœur se révolta au refus prononcé par la comtesse. En revanche, sa reconnaissance pour Philippe Beyle s’accrut considérablement.

Dans l’appartement du premier étage, où elle se hâta de remonter au bout de quelques minutes, Amélie trouva sa mère en proie à une irritation fébrile, mais muette. La marquise de Pressigny était assise non loin d’elle. L’une et l’autre avaient peu changé depuis deux ans ; toutefois un observateur aurait pu constater que Mme d’Ingrande était devenue plus sévère et Mme de Pressigny plus affable.

Après que quelques visites se furent succédé, la comtesse s’adressa à sa sœur.

— Savez-vous, lui dit-elle, qui a eu l’audace de se présenter tout à l’heure chez moi ?

— Qui donc ?

— Le meurtrier de ce pauvre Irénée de Trémeleu.

— Le meurtrier !

— Monsieur de Trémeleu n’est pas mort !

Ces deux protestations furent lancées à la fois par Amélie et par la marquise.

— S’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux, reprit la comtesse ; il est malade des suites de sa blessure, et les médecins osent à peine espérer une guérison complète.

— Le combat qui eut lieu entre ces deux messieurs ne fut-il pas loyal, ma mère ? demanda Amélie.

— Sait-on jamais ces choses-là ! dit la comtesse.

— Oh ! ma sœur ! s’écria la marquise de Pressigny, la partialité vous entraîne. Le duel dans lequel Irénée a reçu une balle de M. Philippe Beyle, à l’époque où nous nous trouvions aux bains de la Teste, ce duel a eu lieu dans les conditions les plus honorables. L’un des témoins est un de mes amis… c’est M. Blanchard… et je puis vous certifier que tout s’est passé dignement dans cette regrettable affaire. Le hasard des armes n’a pas été favorable à Irénée, c’est vrai ; il ne faut pas oublier non plus qu’il s’était l’agresseur. En pareil cas, je veux bien que la compassion soit pour le blessé, mais la justice doit être pour tout le monde, même pour…

— Même pour M. Beyle, n’est-ce pas ?

— Oui, ma sœur, répondit la marquise.

Amélie jeta sur elle un regard qui valait un remerciement. Bien que deux années eussent passé sur les événements imprudemment évoqués par la comtesse, le souvenir en était toujours vivant chez la jeune fille.

À l’époque qui vient d’être rappelée, Amélie n’ignorait pas qu’une de ces conventions de famille, si respectables, mais si fécondes en unions désastreuses, l’avait destinée à porter le nom de Trémeleu. Elle n’aimait pas Irénée ; elle avait pris trop tôt l’habitude de le regarder comme un protecteur. Jamais elle n’avait éprouvé d’émotion à son aspect : jamais, en acceptant son bras, elle n’avait senti monter à ses joues les premières roses de ce bouquet qui fleurit dans le cœur des jeunes filles. Cependant, par une curiosité naturelle, elle ne laissait pas de s’inquiéter des actes et des sentiments de celui qui devait être son mari ; aussi, son amour-propre reçut-il une vive atteinte lorsqu’elle entendit raconter que, dans les dunes de la Teste, M. de Trémeleu s’était battu en duel pour une femme. Quelle était cette femme ? Une chanteuse. Amélie tenait de sa mère pour la fierté ; elle se tut. Nous n’oserons pas dire qu’elle éprouva une horrible et secrète satisfaction en apprenant qu’Irénée avait failli payer de la vie cette infidélité anticipée, non. Si les enfants n’ont que les rêves de l’amour, ils n’ont aussi que les rêves de la haine. Amélie se contenta de vouer à l’oubli Irénée de Trémeleu ; elle y réussit aisément.

Quant à M. Philippe Beyle, elle ne pouvait avoir aucun grief contre lui. Depuis quelques heures, au contraire, elle se sentait attirée vers ce jeune homme par une sympathie qui avait sa cause dans l’affection qu’elle portait à son père. Elle le regardait déjà comme un trait d’union entre elle et le comte d’Ingrande ; le rôle qu’il avait embrassé lui paraissait aussi touchant que noble.

C’étaient ces pensées, encore confuses, qu’Amélie avait mises dans le regard envoyé à la marquise de Pressigny.