La Franc-maçonnerie des femmes/22

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Bourdilliat (p. 224-233).

CHAPITRE XIII

Les îles d’Hyères.


En sortant de chez Philippe Beyle, la figure cravachée, Marianna rentra chez elle, où elle trouva Irénée de Trémeleu.

Quelques lecteurs seront peut-être désireux de connaître les circonstances qui suivirent le duel d’Irénée et de Philippe ; nous remonterons pour eux les deux années qui nous séparent des événements actuels, et nous reviendrons pour un instant à la Teste-de-Buch.

Après avoir taché de son sang le sable des dunes, Irénée se trouva transporté, grâce aux soins de M. Blanchard, dans la cabane du batelier Péché. Pendant trois mois, suspendu entre la vie et la mort, il ne dut sa guérison qu’au dévouement de Marianna, qui était venue immédiatement s’installer auprès de lui, en expiation sans doute de tout ce qu’elle lui avait fait souffrir.

De cette nouvelle communauté d’existence, il résulta entre eux, non plus l’intimité d’autrefois (celle-là ne pouvait plus renaître), mais un calme échange de sentiments bienveillants. À mesure qu’Irénée ressaisissait la vie, l’image du bonheur ne se présentait à lui que sous les proportions les plus modestes : une promenade à pas lents au bord du bassin, un coucher de soleil, les jeux des enfants.

Peut-être voyait-il vrai alors ; peut-être le bonheur n’est-il composé que de ces nuances imperceptibles et délicates. Du moins, est-ce là ce qu’affirment les voyageurs, les convalescents et les vieillards, c’est-à-dire tous ceux qui reviennent de loin : de la mer, de la mort ou de la vie.

La mission de Marianna se termina dès qu’Irénée fut en état de quitter les Landes. Elle revint à Paris, ne rêvant qu’aux moyens de se venger de l’odieuse trahison de Philippe Beyle. Nous l’avons vue élever et cimenter patiemment l’édifice de sa haine.

Toutefois, Marianna, dont la pitié avait été violemment excitée d’une autre part, ne quitta pas Irénée de Trémeleu sans lui promettre de lui écrire et sans lui faire promettre de son côté de lui adresser souvent de ses nouvelles. Cette double promesse fut tenue.

La convalescence d’Irénée se prolongea ; il changea maintes fois de climats, et il demanda successivement à diverses contrées, renommées par leur ciel ou par leurs eaux, un rétablissement, qui ne devait jamais être complet. Après deux ans de pérégrinations médicales, lorsqu’il alla voir Marianna, il la trouva plus sombre et plus inquiète qu’autrefois. C’était l’époque où, par ses manœuvres souterraines, elle avait réussi à acculer Philippe Beyle dans une impasse d’où il semblait ne pouvoir plus sortir.

Pendant son séjour à Paris, Irénée fit de rares visites à Marianna ; un sentiment de convenance et de discrétion lui interdisait de s’immiscer dans des douleurs qu’il devinait peut-être, mais qu’elle ne paraissait pas disposée à lui confier. Il essaya de se reprendre à l’existence parisienne, il ne le put pas. En outre, l’atmosphère était défavorable à sa santé. Irénée se décida à repartir.

La veille de son départ, il se rendit chez Marianna. C’était, avons-nous dit, le jour où, après s’être dévoilée à Philippe Beyle comme l’auteur de sa chute, elle avait reçu de lui l’affront le plus sanglant que tout être, homme ou femme, puisse recevoir : un coup de cravache à travers la figure.

Aussi était-ce dans un état voisin de la folie qu’elle était revenue chez elle. Irénée comprit que quelque chose de terrible avait dû se passer. Il vit Marianna se jeter dans un fauteuil et garder son voile.

— Marianna ! lui dit-il au bout de quelques minutes, effrayé de son mutisme.

Marianna le regarda sans répondre.

— Qu’avez-vous, au nom du ciel ?

— Ah ! c’est vous, Irénée… murmura-t-elle ; vous avez bien fait de venir ; vous êtes bon, vous !

Elle mit une expression profonde dans ces derniers mots. Irénée la regarda pendant quelque temps, comme on regarde, avant de s’en séparer pour jamais, les personnes aimées. Il lui dit ensuite :

— Je suis venu vous faire mes adieux.

— Vos adieux ? répéta-t-elle.

— Oui, Marianna, Paris m’est impossible désormais ; je vais chercher sous de plus tièdes latitudes un repos que, de jour en jour, il me devient plus difficile de me procurer.

— Vous quittez Paris ? Ah ! vous êtes heureux, vous !

— Heureux ? dit-il.

— Qui plus que vous cependant, Irénée, a mérité de l’être ? Le ciel n’est pas juste.

— Ne vous exagérez pas mes modestes vertus, Marianna ; je ne suis qu’un homme, moins que cela, j’ai le droit de dire un vieillard, puisque les médecins ont assigné à ma vie un terme prochain. Tout aussi égoïste et spéculateur que vous me supposez généreux et désintéressé, je me suis demandé comment il me serait possible de charmer le peu de jours que Dieu m’a mesurés, et je me suis tracé un programme pour cette fête dernière.

— Un programme ?

— Oh ! n’allez pas croire qu’il me prenne fantaisie d’agoniser dans un salon, au milieu d’une foule hypocrite d’amis et de parents ; non, je veux la solitude fleurie, telle que le ciel du Midi la donne. Je pars pour les îles d’Hyères, où le souffle de ma vie s’exhalera du moins dans le parfum des orangers.

— Vous partez, Irénée ? dit Marianna.

— Que ferais-je à Paris, la ville des souvenirs ou de l’espérance ? Il n’y a plus d’espérance pour moi, et mes souvenirs équivalent à des blessures.

— Oh ! vous avez raison ; Paris, c’est la ville atroce ! Paris, est la capitale de la douleur !

Irénée fut frappé de l’exaltation sauvage qui accompagnait ces paroles. Une idée traversa son cerveau.

— Eh bien, Marianna, s’il en est ainsi, lui dit-il, si Paris vous est odieux à ce point, que ne le quittez-vous avec moi, que ne partons-nous ensemble ? À défaut du bonheur, le repos nous est possible encore. En vous le cœur est malade, en moi le corps est brisé ; nous pouvons nous rapprocher sans défiance.

— Partir ! murmura Marianna en réfléchissant.

— La vie nous sera aisée aux jardins d’Hyères, continua-t-il : quelques livres pour nous, du pain pour les pauvres, le plaisir d’apprendre et la joie de donner, il n’en faut pas davantage. Avec un tel régime, vous pouvez guérir, Marianna ; moi, je suis condamné, je sortirai le premier de notre retraite ; mais qu’importe ? N’était-ce pas mon âme qui était avec vous ? elle y sera éternellement, j’en suis certain. La vie n’est circonscrite aux limites de la terre que pour ceux qui n’ont pas cru à leur immortalité.

— Ô Irénée ! s’écria Marianna, subjuguée par cette transfiguration angélique, si j’étais assez pure pour vivre sous votre toit, je voudrais mettre mon orgueil à vous servir à genoux. Mais je ne puis que trembler et rougir sous votre regard.

— Placez plus haut votre dignité.

— Au lieu de me rendre douleur pour douleur, justice pour ingratitude, vous me tendez la main, vous accourez à mon premier cri de détresse. N’est-ce pas encore me punir que de m’accabler du poids de votre dévouement !

— Ai-je le droit de punir ? reprit-il ; cessez de vous abuser sur nos deux rôles : acceptez mon amitié comme j’ai accepté la vôtre, et partons.

— Eh bien, oui, partons, dit-elle ; mais partons tout de suite ; Paris me fait horreur !

Marianna parlait sincèrement ; ses idées de vengeance s’étaient évanouies ; un dégoût, un effroi immense les avaient remplacées. Incapable d’action en ce moment, elle laissa à Irénée les préparatifs de leur exil volontaire ; mais elle voulut être morte au monde, afin de rompre tout lien entre son passé et son avenir. Il fut alors décidé qu’elle partirait la première, secrètement ; Irénée devait la rejoindre quelques jours ensuite. Auparavant, ils concertèrent ensemble un plan destiné à répandre le bruit de son suicide ; cette comédie eut lieu, comme on l’a vu au chapitre précédent : un patron de barque fut gagné, et le décès de Marianna s’enregistrait à Marseille pendant qu’elle abordait à Hyères.

La petite ville d’Hyères, assise au flanc d’une colline éternellement verte, est extrêmement jolie et pittoresque ; mais son aspect n’est pas le même à l’intérieur. Ses rues sont désertes, ses boulevards sont silencieux ; ce n’est plus ni le faste de Gênes, ni la coquetterie de Nice : on sent qu’on est cette fois dans la ville des maladies réelles, des phtisies sérieuses, des pleurésies et des rhumatismes avérés. Une place située au sud, propre et sablée, a reçu le nom de place des Palmiers ; une pyramide de granit, due à la munificence d’un tailleur enrichi, s’élève au milieu. C’est sur cette place que se tient la bourse des malades, pour ainsi dire.

Dans cette solitude, Marianna s’efforça d’oublier et de renaître. Les luttes sourdes qu’elle eut à soutenir contre son cœur constitueraient à elles seules un drame d’héroïsme ; nous le résumerons dans ce mot : elle essaya d’aimer Irénée. Pour ne pas être ingrate, elle se fit hypocrite. Irénée était condamné ; elle tenta d’adoucir sa fin par un mensonge. Mais le courage lui manqua souvent. Elle avait trop présumé de ses forces ; ses forces la trahirent. Elle s’arrêta avec désespoir au milieu de sa tâche ; et un jour arriva où elle calcula secrètement le temps qui la séparait de sa délivrance. Ce jour fut précisément celui où Irénée, le sourire aux lèvres et la joie dans le cœur, provoqua l’entretien suivant.

Ils se promenaient tous les deux dans le jardin qui bordait leur gracieuse maison. De là, ils apercevaient la mer semée de points blancs, qui étaient des voiles, et de points noirs, qui étaient des îles. Ils regardaient et se taisaient, car l’infini appelle le silence. Tout à coup Irénée se prit à dire, comme un homme qui a longuement préparé son exorde :

— Mon amie, croyez-vous que le docteur soit un homme sérieux ?

— Tellement sérieux, que je ne puis le voir sans une sorte d’effroi, répondit Marianna.

— Alors, vous ne le supposez pas capable de mentir pour faire naître de douces illusions dans l’esprit d’un malade.

— Non, certes. Il m’a toujours, au contraire, semblé cruel par égard pour la vérité. Dix fois, en ma présence, il vous a exprimé ouvertement les inquiétudes que lui inspire votre situation. Mais pourquoi me faites-vous cette question, Irénée ?

Irénée la regardait en souriant.

— Parce que le docteur vient de me donner une espérance, dit-il.

— Une espérance ? murmura Marianna.

— Selon lui, je puis guérir, je puis vivre !

— Serait-il vrai ?

— Oui, Marianna, je puis vivre… Et savez-vous à qui je devrai ce miracle, s’il se réalise ?

— À l’air délicieux de ce pays, balbutia-t-elle.

— Non.

— À votre médecin.

— Il s’en attribuera certainement l’honneur, et nous le lui laisserons.

— Irénée, vous êtes un ingrat envers lui.

— Non ; car je peux vous l’apprendre aujourd’hui : je n’ai jamais suivi ses ordonnances ; je n’ai jamais bu de toutes ses potions que celles que vous me versiez de votre main.

— Quelle imprudence !

— Vous voyez bien que ce n’est pas lui qui a opéré ma guérison.

— C’est la nature.

— C’est vous, Marianna !

Marianna fit un geste.

— C’est vous, continua Irénée, c’est votre présence, c’est votre amitié.

Marianna était devenue pensive. Il lui prit la main.

— Vous ne m’entendez donc pas ? lui dit-il.

— Si Irénée, si.

— Je puis vivre ! vivre ! la vie avec vous ! ici ! Oh ! c’est plus de bonheur que je ne pouvais en rêver.

Marianna garda le silence. Dès qu’elle fut seule, voici les réflexions qui se pressèrent dans son esprit.

— Irénée peut vivre, le médecin l’a dit ; ce médecin ne se trompe pas. Irénée peut vivre, et c’est moi qui ai opéré ce prodige. Avec un semblant d’amour je croyais éclairer une agonie, tandis que je rallumais une aurore. Quelle fatalité est donc sur moi, et d’où vient que mes intentions sont toujours et soudainement détournées ? Il vivra ; mais moi, puis-je continuer à vivre avec lui ? N’ai-je pas été jusqu’au bout dans ma supercherie ? Je n’ai ni la volonté ni le courage de le tromper plus longtemps. Je le quitterai.

Son parti fut pris immédiatement.

— Je le quitterai. Ah ! maudite soit ma destinée ! Souffrir ou faire souffrir ! depuis mon enfance je ne sors pas de là. Irénée expiera amèrement le moment de joie qu’il a goûté aujourd’hui. Pourquoi s’est-il trouvé sur mon chemin ? J’ai rendu la vie à cet homme… c’était le plus grand malheur qui pût lui arriver !

Son front se pencha sur sa poitrine.

— Pauvre Irénée ! murmura-t-elle.

Et deux larmes vinrent mouiller ses yeux.

— Qu’il vive, mais qu’il vive seul ; qu’il m’oublie, si cela lui est possible. Moi, j’ai mon but marqué.

Marianna étendit le doigt, par un de ces gestes qui devaient être familiers aux Euménides. Ce doigt semblait traverser les mers et désigner une victime à des tortionnaires invisibles.

Au milieu de la nuit, Irénée de Trémeleu, dont le sommeil était léger comme celui de tous les malades qui abusent du repos, fut réveillé par un imperceptible bruit qui frappa plutôt son cœur que son oreille. Il écouta longtemps. Un peu plus enclin aux hallucinations, il aurait pu croire que les pantoufles de Marianna se promenaient vides sur le parquet d’une chambre voisine de la sienne. Ces pas, qui semblaient assourdis à dessein, lui causèrent bientôt une anxiété. Il se leva silencieusement, lui aussi, non pas pour chercher à surprendre les secrets de son amie — il ne se reconnaissait plus ce droit — mais pour respirer un peu l’air du dehors, car la moindre émotion pénible lui causait un étouffement subit. Il alla s’accouder sur l’appui d’un balcon. La nuit avait cette clarté qui est faite avec les rayons des plus blanches étoiles. La maison qu’il habitait était assise à peu de distance du vieux château qui domine la ville. De cette position admirable, Irénée voyait s’étendre à ses pieds plus de cent mille orangers, ces orangers qui sont la merveille et la renommée d’Hyères. Il y avait en outre à sa droite des masses d’oliviers et de pins. Mais en ce moment, ce n’était pas le paysage qui sollicitait son attention.

Au-dessous de lui, dans le jardin, il venait de voit glisser la forme de Marianna. Cette fois, il regarda et il écouta. Marianna s’entretenait à demi-voix avec la jeune fille qui lui servait de femme de chambre.

— As-tu fait ce que je t’ai dit ?

— Oui, madame, mon père sera dans deux heures avec sa barque à la pointe de l’église.

— C’est bien. As-tu descendu mes bagages ?

— Oui, madame, Mario m’a aidé.

— Et… lui… n’a rien entendu… il ne soupçonne rien ?

— Soyez tranquille, monsieur dort profondément ; j’ai été écouté à sa porte.

— Merci ; voilà pour ta récompense.

— Oh ! madame est trop bonne… Je vais guetter l’arrivée du bateau.

— C’est cela.

Pendant ce court dialogue, Irénée était devenu plus pâle que la plus pâle des étoiles qui brillaient alors sur la mer. Ces mots de bagage et de bateau l’avaient éclairé, si toutefois on peut dire que la foudre éclaire l’homme qu’elle frappe. Il entendit ensuite Marianna, restée seule au jardin, murmurer ces paroles :

— Allons, il le faut ! Irénée peut vivre ; que ferais-je plus longtemps auprès de lui ? Mon rôle de bon ange est fini, mon rôle de mauvais ange va recommencer.

Puis elle tomba dans une de ces rêveries sans fond qui précèdent toujours les résolutions suprêmes, et qui rappellent les veilles d’armes. Or, c’était bien une veille d’armes, en effet, qu’accomplissait Marianna. Se soutenant contre les murailles, ne faisant qu’un pas toutes les dix minutes, Irénée n’eut que la force de se jeter dans un fauteuil. Là, ce qu’il souffrit pendant deux heures, les réflexions qui déchirèrent son âme, le sillon brûlant tracé sur chacune de ses joues, quelquefois le sourire amer qui effleurait sa bouche décolorée, semblable à ces flammes fugitives qui voltigent sur une tombe, tout cela, on l’imaginera.

Ces deux heures écoulées, aucun bruit ne se faisant entendre, Irénée crut qu’il avait été le jouet d’un cauchemar. Au point du jour, la réalité le ressaisit. Il vit la femme de chambre aller et venir ; il reconnut la voix de Marianna disant :

— Hâtons-nous !

Il voulut la rappeler ; mais le destin lui sauva cette dernière lâcheté ; son cri resta dans la gorge. Il essaya de s’élancer, mais ses jambes tremblaient restèrent clouées au parquet. Alors il se cramponna à un cordon de sonnette ; au même instant, le sang afflua au cerveau, le fit tournoyer et tomber. Le jeune garçon, Mario, entra. Aux cris d’alarme dont il fit retentir la maison, Marianna, qui avait déjà un pied sur le seuil, remonta. Elle trouva Irénée mort, étendu, et tenant un papier dans sa main crispée. C’était son testament, par lequel il léguait toute sa fortune à Marianna.