La Franc-maçonnerie des femmes/21

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Bourdilliat (p. 217-223).

CHAPITRE XII

LA mère et la fille


« Jamais ! avait dit la comtesse d’Ingrande ; jamais M. Philippe Beyle ne sera l’époux de ma fille ! »

Cette menace, Amélie essaya de la conjurer en s’adressant à sa tante. Mme de Pressigny reçut avec bonté ses larmes et sa confession ; mais, au nom de Philippe Beyle, elle fit comme sa sœur : elle devint sérieuse et secoua la tête.

— Jamais ! dit-elle à son tour tristement.

— Pourquoi donc, ma tante ?

— C’est impossible.

— Donnez-moi une raison, un motif au moins.

— Je ne le puis. Qu’il te suffise de savoir que les considérations les plus graves s’opposent à ce mariage.

— Ces considérations, ne peut-on les surmonter ou les vaincre ?

— Hélas ! dit la marquise.

— Mon père est tout-puissant, reprit Amélie, et mon père est pour moi.

— Il est des volontés au-dessus de celle de ton père ; il est des pouvoirs au-dessus du sien.

— Quelles volontés ? quel pouvoir ?

La marquise de Pressigny se tut.

— L’autre jour, cependant, dit Amélie, vous avez pris la défense de M. Philippe Beyle devant ma mère et devant moi.

— Je la prendrais encore.

— Eh bien, s’il est digne d’estime à vos yeux, pourquoi ne serait-il pas mon mari ?

— M. Beyle ne s’appartient pas.

— À qui appartient-il donc ?… Que voulez-vous dire ? Quel mystère cachent vos paroles ? Oh ! ma tante, parlez ! parlez !

— J’ai promis de me taire, dit la marquise.

— Vous ne m’aimez donc pas ?

— Amélie, la douleur te rend ingrate. Tu sais que ton bonheur est toute ma préoccupation. Ne m’accuse pas de ce qui n’est que l’œuvre du hasard et de la fatalité.

— Le hasard ? la fatalité ? vous m’effrayez…

— Éloigne de ton esprit une espérance qui ne peut se réaliser ; arrache de ton cœur un sentiment qui n’a pas encore eu le temps de s’y fortifier. À ton âge, l’amour n’a pas qu’une seule floraison. Tu aimeras encore, tu aimeras mieux. Amélie, crois-moi, renonce à une union impossible.

Amélie tressaillit.

— Est-ce votre dernier mot à vous aussi, ma tante ?

— C’est mon dernier mot, répondit la marquise en soupirant.

— C’est bien.

À compter de ce jour, Amélie ne fit plus entendre une plainte, une récrimination. Elle ne supplia plus. Elle se renferma dans sa douleur comme sa mère s’était renfermée dans son implacabilité. Ces deux natures se ressemblaient par l’énergie ; aucune d’elles ne voulut plier. Seulement, la jeune fille s’affaissa la première ; au bout de quinze jours, elle tomba dangereusement malade. La marquise de Pressigny la veilla avec des soins touchants ; elle fut la vraie mère. Quant à la comtesse, deux fois par jour régulièrement, elle venait s’asseoir au chevet d’Amélie ; son visage exprimait l’inquiétude, mais sa parole n’en témoignait rien. Ses yeux, qu’agitait un léger frémissement lorsqu’ils rencontraient ceux de sa fille, n’étaient jamais mouillés. Elle la voyait s’éteindre sans vouloir prononcer le mot qui pouvait la sauver. Ce silence avait quelque chose de redoutable ; il semblait signifier : « Que ma fille meure plutôt que de se mésallier ! »

À mesure que la fièvre faisait des progrès chez Amélie, la marquise de Pressigny, par un contraste étrange, s’absentait plus fréquemment. Tous les matins, elle écrivait. À midi, elle demandait sa voiture. Elle ne rentrait que le soir. Mais alors, elle passait la nuit tout entière auprès d’Amélie ; elle l’embrassait et pleurait avec elle. Il arriva qu’une fois, rentrant plus tard que de coutume, elle se glissa avidement jusqu’à son oreiller, en lui murmurant :

— Espère !

La jeune fille, qui n’était qu’assoupie, se souleva et vit la marquise debout devant elle, un doigt sur la bouche, comme pour lui ordonner le silence. Amélie se recoucha en souriant ; et, cette nuit-là, elle dormit, doucement bercée dans la gaze des visions célestes.

À son réveil, croyant avoir été abusée par un songe, elle chercha la marquise. Elle ne la vit pas. La marquise de Pressigny était sortie de grand matin.

Quelques jours se passèrent sans qu’Amélie osât l’interroger sur l’espoir qu’elle lui avait jeté d’une façon si imprévue. Peu à peu, elle retomba dans son découragement ; la marquise elle-même était abattue et semblait éviter les questions. Sur ces entrefaites, un jour que la comtesse d’Ingrande était assise, muette comme à l’ordinaire, auprès du lit d’Amélie, la jeune malade tourna vers elle un regard vaincu :

— Ô ma mère ! dit-elle.

— Amélie ! s’écria la comtesse, cédant à cette voix éplorée.

Et elle l’embrassa frénétiquement, pour se payer sans doute de ses jours de privations. Mais la mère s’était trompée sur cette exclamation, et la fille se trompa à son tour sur ces caresses.

Amélie chercha les mains de sa mère, et, les lui saisissant, elle ne prononça que ce seul mot, où elle mit toutes ses supplications :

— Philippe !

La mère se redressa à ce nom détesté. Son émotion se dissipa soudainement. Elle retira ses mains de celles d’Amélie. Un silence se fit, anxieux, décisif. Amélie implorait toujours. La comtesse d’Ingrande sortit, inflexible. Alors, un cri déchirant s’échappa de la poitrine de la jeune fille. La mère dut l’entendre, car ses pas retentissant encore dans l’antichambre. Mais elle ne revint point.

Ce fut la marquise de Pressigny qui apparut, écartant une portière de velours. La marquise était radieuse de joie : elle tenait à la main une lettre décachetée.

— Tu l’épouseras ! s’écria-t-elle.

— Que dites-vous, ma tante ? demanda Amélie, les yeux encore égarés.

— Tu l’épouseras, lui, ton Philippe !

— Est-ce la vérité ?

— Les obstacles sont détruits ; rien n’empêche ton bonheur à présent.

— Oh ! toutes ces secousses, toutes ces alternatives me brisent, ma tante…

— Je te dis qu’il sera ton mari, répéta la marquise ; je t’en fais le serment.

— Mais ma mère ? murmura Amélie qui n’était pas entièrement revenue de l’effroi que lui avait causé la scène précédente.

— Ta mère pardonnera… plus tard. En attendant, il s’agit de rendre Philippe digne de notre alliance, de le faire riche, considéré, et je m’en charge !

— Que vous êtes bonne, ma tante !

Cette journée se passa en délires, en projets. L’excès de bonheur faillit être aussi nuisible à Amélie que l’excès de souffrance ; toutefois, la victoire resta à la jeunesse et à l’amour.

À quoi fallait-il attribuer ce changement subit dans les décisions de la marquise de Pressigny ? À ce message qu’elle venait de recevoir, et que depuis plusieurs jours elle attendait impatiemment. Le morceau suivant, qu’il suffira d’en détacher, fera comprendre sa joie et de quel poids terrible elle regardait comme délivré désormais l’avenir de sa nièce et de Philippe Beyle.

Cette lettre était sans signature. Dans le but de la rendre inintelligible au cas où elle fût tombée dans des mains étrangères, elle contenait des abréviations et des tournures de style convenues, que nous avons pris sur nous de sauver au lecteur.

« Les renseignements que vous avez demandés sur la cantatrice Marianna nous arrivent aujourd’hui seulement. Il y a deux mois environ qu’elle quitta Paris tout à coup, sans faire savoir où elle allait, et paraissant abandonner les desseins auxquels elle avait jusqu’à présent, comme vous le savez, intéressé la compagnie entière. Sans instructions de sa part, nous dûmes suspendre les coups dont elle se proposait d’écraser l’homme qu’elle nous avait désigné comme son ennemi.

« Lorsque, sur votre invitation, nous recherchâmes la trace de Marianna, notre surprise fut grande en constatant que son départ avait été enveloppé du mystère le plus complet. Elle semblait avoir pris toutes ses précautions pour nous dérober son itinéraire. Une circulaire, adressée immédiatement à nos sœurs de la province et de l’étranger, ne provoqua pendant quelque temps aucune découverte. Voici aujourd’hui le rapport qui nous arrive de Marseille :

« Marianna a été vue dans cette ville le 7 du mois dernier ; elle était descendue incognito et seule à l’hôtel de Provence. Pendant toute la journée du 8, elle resta enfermée dans son appartement ; le soir, seulement, elle sortit pour faire une promenade en mer. Plusieurs gens de l’hôtel remarquèrent chez elle beaucoup d’agitation.

« Le lendemain matin, le patron de barque Barille, demeurant au lieu dit Endoume, quartier et revers de Notre-Dame-de-la-Garde, venait déclarer à la justice qu’une jeune dame s’était précipitée dans la Méditerranée, et que son corps n’avait pu être repêché, malgré tous les efforts qu’il avait faits en plongeant.

« Une visite domiciliaire eut lieu à l’hôtel de Provence ; des papiers brûlés remplissaient la chambre de Marianna et témoignaient de sa funeste résolution. La pauvre cantatrice n’aura pas eu la force de supporter ses derniers chagrins ; elle aura cherché dans le suicide un repos, un changement de souffrance. L’art perd en elle une interprète éloquente, et notre association une sœur fidèle et dévouée. »

Cet événement, qui brisait la chaîne de Philippe Beyle, devint le signal définitif de sa période ascendante. Le tribunal féminin que nous avons seulement fait entrevoir et que nous allons bientôt dévoiler tout à fait, ce tribunal, que ne liait plus la haine d’une des siennes, changea absolument de tactique envers lui, sur l’ordre de sa présidente. Le mal fut réparé et remplacé par le bien. Celles d’entre les femmes qui s’étaient montrées les plus hostiles vis-à-vis de Philippe, celles qui l’avaient le plus décrié, celles qui l’avaient le plus desservi, furent justement celles qui se dévouèrent le mieux à sa défense et à sa protection. La revanche fut éclatante. De tous côtés plurent sur lui les emplois et les honneurs, à la grande surprise du comte d’Ingrande, son autre protecteur, qui trouvait quelquefois sa besogne toute faite, et à qui les frais de sollicitation étaient merveilleusement épargnés.

Ce fut ainsi qu’à la suite d’un changement de ministère, Philippe Beyle fut nommé au secrétariat général des affaires étrangères et porté pour la croix quelque temps après. Son mariage avec Mlle d’Ingrande fut dès lors décidé.

La comtesse, qui avait longtemps résisté et qui même avait manifesté l’intention de convoquer une assemblée de famille, dut céder devant une menace suprême de son mari. Le comte avait des propriétés voisines de celles de sa femme : il ne se proposait rien moins que d’aller briguer les suffrages des électeurs d’Ingrande et de se porter candidat à la députation. Devant la perspective de cet éclat bourgeois, la comtesse donna son consentement, et quitta aussitôt Paris.

Quelques jours avant la signature du contrat, Philippe, qui avait pris un appartement plus en harmonie avec sa position nouvelle, y retrouva, lors de son installation, le secrétaire en bois de rose et aux ornements dorés dont il s’était défait au temps de sa ruine. Qui pouvait avoir racheté ce meuble, et dans quelle intention l’avait-on placé sous ses yeux ? Une inspiration le lui fit ouvrir : ans le premier tiroir, il aperçut une liasse de quatre-vingts billets de mille francs, Pandore était réhabilitée.