La Franc-maçonnerie des femmes/24

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Bourdilliat (p. 239-245).

CHAPITRE XV

marianna.


Encore sous l’impression pénible de la scène de l’église, Mme de Pressigny se trouvait seule dans son appartement, le lendemain, lorsqu’on lui apporta une lettre. Cette lettre était datée de la petite ville d’Épernay.

« Accourez, madame, car j’ai à vous remettre mon testament, je suis mourante. »

Ce peu de mots était signé : Caroline Baliveau. Mme Baliveau était une de ses sœurs les plus obscures de l’association féminine ; mais dans l’association, les degrés d’obscurité n’étaient pas plus comptés que les quartiers de noblesse. Devant une invitation aussi pressante, la marquise de Pressigny ne pouvait pas hésiter. Il s’agissait d’un testament à recevoir, car l’hérédité n’était pas une des bases de la Franc-maçonnerie des femmes. Chacune avait le droit de désigner celle qu’elle désirait voir appelée à sa succession mystérieuse.

La marquise fit immédiatement demander des chevaux de poste pour le soir. À peine cet ordre était-il donné qu’on lui annonça une visite. Elle se leva pour recevoir une femme qui était vêtue de deuil. Mais elle recula immédiatement à cette vue.

— Est-ce que je me trompe ? murmura-t-elle.

— Non, madame la marquise, vous ne vous trompez pas ; je suis bien la Marianna, ou, si vous l’aimez mieux, Marianna Rupert.

— Vous ! dit la marquise en joignant les mains de terreur.

— Ne vous attendiez-vous point à me revoir, madame ?

— Mais, vous-même, ignorez-vous donc qu’on vous croit morte ?

— Oh ! vous vous êtes bien hâtée de croire à ma mort ! dit Marianna avec un sourire funeste.

— J’ai partagé l’erreur de tout le monde, reprit la marquise en frémissant.

— Vraiment ?

— À Marseille, où j’ai écrit, on raconte encore les moindres circonstances de votre suicide.

— Ah ! vous avez écrit ?

— Une personne de notre association m’a répondu : c’est sa conviction qui a décidé de la mienne. Plus tard, cette nouvelle a été confirmée par les journaux.

— Je l’ai lue, en effet, dit Marianna avec sang-froid.

— Mais vous, madame, qui paraissez me blâmer d’ajouter foi à cette lugubre comédie, quel était votre but en la jouant ?

— Mon but ? Ah ! un but impossible à atteindre ! répondit-elle en soupirant ; je voulais ne plus vivre que pour Irénée.

— Irénée ! dit la marquise avec une cruelle appréhension.

— C’est son deuil que je porte.

— Oh ! le malheur partout ! s’écria Mme de Pressigny ; vous êtes une fatale messagère, madame.

— Il est bien mort, lui ! reprit Marianna sans l’entendre et comme attendrie par ce souvenir.

— Pauvre enfant !

— Ses souffrances ont été affreuses, son agonie a été déchirante ; il est mort comme il a vécu, en martyr. Ah ! son sang crie vengeance aussi !

— Vengeance ? répéta la marquise en attachant sur elle un regard plein d’anxiété.

Il n’en fallut pas davantage à ces deux femmes pour se comprendre.

— Oui, madame, vengeance ! continua Marianna ; c’est le seul sentiment qui domine en moi. Je m’étais trompée en croyant pouvoir faire de ma vie un sacrifice à Irénée ; ma vie appartenait tout entière à la haine, et c’est à la haine que je viens la restituer aujourd’hui.

— Que voulez-vous dire ?

— Madame la marquise, laissez-là les détours ; vous savez pourquoi je suis venue… et surtout pour qui je suis venue.

La marquise demeura muette.

— Il y a trois ans environ, reprit Marianna, que la destinée de M. Philippe Beyle m’a été accordée par l’association.

— C’est vrai.

— En revenant à Paris, je m’attendais à le trouver écrasé sous le poids de votre justice. Je me surprenais déjà à intercéder, non pour qu’on lui fît grâce, mais pour qu’on ralentit son supplice. J’arrive : je le vois heureux, comblé d’honneurs, ivre d’orgueil. Qui a changé son sort ? une femme, vous !

— Mon excuse est dans ma bonne foi, madame, dit la marquise de Pressigny ; il est écrit dans nos statuts : « La mort d’une sociétaire fait cesser de droit toute œuvre entreprise pour elle, à moins que son héritière dans la Franc-maçonnerie n’en réclame l’exécution. »

— Soit ; mais je suis vivante ! dit froidement Marianna.

— Pourquoi ne m’avoir pas mise en garde contre l’erreur où je pouvais tomber ?

Marianna la regarda.

— Qui sait ? Peut-être n’étais-je pas fâchée, après tout, de savoir quelle part avaient votre sagesse et votre prudence dans la direction de nos intérêts.

— Vous permettez-vous de douter de ma sincérité ? dit la marquise en relevant la tête.

— Je me permets de penser que vous vous êtes trop hâtée d’oublier mes droits pour ne songer qu’à l’amour de Mlle d’Ingrande, votre nièce.

— Que je me sois hâtée ou non, Amélie est aujourd’hui la femme de M. Philippe Beyle.

— C’est un malheur pour elle, dit Marianna.

— Oh ! s’écria la marquise désespérée.

— Madame, vous êtes la grande-maîtresse de notre ordre ; vous avez juré de sacrifier à nos intérêts, non seulement votre existence, vos richesses, mais encore vos liens de famille.

Ces mots avaient été prononcés d’un ton ferme mais calme. La marquise de Pressigny se sentit en lutte avec une nature implacable.

— Alors, que voulez-vous ? demanda-t-elle à Marianna.

— Je veux rentrer dans mes droits sur Philippe Beyle.

— Malgré l’alliance qui vient de l’introduire dans ma famille ?

— Malgré tout.

La marquise baissa la tête.

— La Franc-maçonnerie l’a condamné sur mes justes griefs, reprit Marianna.

— Je m’en souviens ; je me souviens aussi que ma voix fut insuffisante à combattre cet arrêt. Vous l’emportâtes sur moi dans cette assemblée générale. Était-ce un pressentiment qui me faisait alors m’opposer à ce que je considérais comme un acte de despotisme trop ouvert ? je ne sais. Toutefois, je pensais alors ce que le but de notre association est plutôt de protéger que de punir.

— Punir les oppresseurs, c’est protéger les opprimés.

— Les torts de M. Beyle envers vous n’ont été que ceux d’un amant.

L’œil de Marianna étincela à ces paroles.

— Que ceux d’un amant, oui, madame, rien que cela ! répondit-elle avec ironie ; c’est la moindre des choses, en effet. Il m’a torturée, il est entré violemment dans ma vie pour la briser. Ses torts ne sont que ceux d’un amant ! Est-ce donc à moi de vous rappeler que notre société est autant la sauvegarde des sentiments que la sauvegarde des intérêts ? Par quoi vivons-nous, nous autres femmes, sinon par le cœur, et quand on nous l’a broyé, quel plus grand crime pouvez-vous imaginer, dites-moi ?

— Madame…

— Mes griefs, qui étaient justes alors, se sont accrus depuis. Je vous le répète, cet homme m’appartient.

Après avoir disputé le terrain pied à pied, la marquise de Pressigny crut devoir changer de tactique.

— Soit, dit-elle ; mais en le frappant, n’atteindrez-vous pas du même coup Amélie, une enfant qu’il est impossible de haïr ?

Marianna eut un tressaillement.

— Elle m’a sauvé la vie, c’est ce que vous voulez me rappeler, n’est-ce pas ? Oh ! je ne l’ai pas oublié. Un jour que j’étais tombée dans le bassin d’Arcachon, l’enfant eut plus de courage que Philippe qui m’accompagnait, plus de courage que les misérables rameurs. Elle m’arracha à la mort ; me rendit-elle un véritable service ? je l’ignore. Cependant je serais un monstre si le souvenir de ce qu’elle a fait pour moi s’était effacé de ma mémoire.

— Eh bien ? dit la marquise.

— Eh bien ! madame, je plains votre nièce, mais ce souvenir ne m’empêchera pas d’arriver jusqu’à Philippe. C’est parce que ma reconnaissance pour elle est grande que je serai sans pitié pour lui. Je vous le déclare, c’est une alliance monstrueuse que celle de cet ange et de ce démon. Je le connais : il avilira tout ce qu’elle a de pur et de charmant dans l’âme, il profanera une à une ses illusions de jeune fille et de jeune épouse. Cet homme ne croit pas à l’amour, il ne croit tout au plus qu’aux femmes qui flattent sa vanité ou servent son ambition. Madame, je rendrai à Amélie service pour service : je la délivrai de cet homme.

— Que dites-vous ? s’écria la marquise hors d’elle-même.

— La vérité.

— C’est impossible ! vous ne ferez pas cela !

— Pourquoi donc ?

— Je m’y opposerai ! j’invoquerai mon pouvoir, mes privilèges !

Marianna dit lentement !

— Il est écrit dans nos statuts que la haine doit s’arrêter devant le mari ou les enfants d’une franc-maçonne. Philippe n’est pas le mari d’une franc-maçonne, et Amélie n’est pas votre enfant.

— Vous avez raison, je le reconnais, dit la marquise abattue.

— Enfin !

— Mais pitié ! pardon !

— Pitié ? pardon ? murmura Marianna comme quelqu’un qui entend pour la première fois une langue étrangère.

— Ah ! je vous supplie !

— Mon dernier mouvement de pitié est enfermé sous le couvercle de la tombe d’Irénée.

Marianna se disposa à sortir.

— Encore un mot ! s’écria la marquise de Pressigny.

— J’ai dit tout ce que j’avais à dire, madame vous êtes avertie.

— C’est donc aussi jusqu’à la tombe que vous voulez poursuivre Philippe Beyle ?

Marianna ne répondit pas, mais un sourire passa sur ses lèvres.

— Adieu, madame la marquise, dit-elle en s’inclinant profondément.

La marquise retomba dans son fauteuil. Une longue méditation succéda à l’agitation provoquée par cet entretien. Voici quel fut le résultat de cette méditation :

— Il n’y a qu’un moyen de sauver Philippe, pensa-t-elle, et pour cela il faut qu’Amélie soit franc-maçonne. Mais comment ?

À cet instant, ses yeux tombèrent sur la lettre signée Caroline Baliveau.

— J’ai un espoir ! dit-elle.