La Franc-maçonnerie des femmes/39

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Bourdilliat (p. 384-389).

CHAPITRE XXX

Au pavillon de Boulainvilliers


En peu de temps, Philippe Beyle et le comte, grâce à un excellent attelage, arrivèrent à Boulainvilliers, devant le pavillon indiqué par M. Bécheux.

C’était une de ces constructions fragiles et gracieuses comme on en voit un assez grand nombre aux environs de Paris. Élevées dans une heure d’opulence et abandonnées aux premiers jours d’infortune, ces improvisations architecturales, ces chefs-d’œuvre de la vanité sont finalement achetés au tiers de leur valeur par de bas spéculateurs ou par des Madeleines repentantes en quête d’une Sainte-Baume avec potager, cour et dépendances.

Philippe Beyle et M. d’Ingrande eurent soin de laisser leur voiture à distance. Aux sons d’une clochette, une paysanne arriva.

— Nous sommes les personnes que madame attend, dit Philippe d’un ton si affirmatif que toute demande d’explication eût été hors de propos.

Aussi la paysanne ne trouva-t-elle rien à répliquer. Ils se dirigèrent vers la maison, comme s’ils en eussent été les familiers. Ni l’un ni l’autre ne s’étonnèrent de la facilité avec laquelle on leur livrait l’entrée d’une retraite où, ce jour-là surtout, il était naturel de s’attendre à un redoublement de précautions. Ils étaient trop animés pour s’arrêter à des détails dont un indifférent n’eût pas manqué d’être frappé. Ils franchirent le perron. Là, Philippe dit à son beau-père :

— Monsieur le comte, il convient, il est même prudent que vous m’attendiez ici. L’entretien que je vais avoir avec Marianna est décisif, et doit se passer sans témoin. C’est du moins mon opinion.

— La connaissance que vous avez du caractère de cette femme vous met à même mieux que moi de décider du choix des moyens à employer. Je ferai selon vos instructions.

— Eh bien ! reprit Philippe, si dans une demi-heure je ne suis pas redescendu dans ce vestibule, c’est que votre intervention sera nécessaire, c’est que votre autorité sera indispensable.

— J’entends, dit le comte.

Philippe Beyle s’élança vers l’escalier du premier étage. La porte du salon était entrouverte. Il la poussa et se trouva face à face avec Marianna.

Décidément, les circonstances le servaient.

— Vous, chez moi ! dit-elle ; vous ! vous !

— Pas d’éclat, madame ; c’est inutile, et cela pourrait devenir dangereux. Pas de bruit, croyez-moi. Restons seuls tous deux. Vous savez pourquoi je viens ici ?

— Vous oubliez…

— Oh ! ne perdons pas de temps ! Ce n’est pas l’heure des récriminations.

— Que voulez-vous, enfin ?

— Je veux ma femme !

Marianna le regarda du haut en bas ; et son bras s’étendit vers un timbre qui était à sa portée. Mais, avant que le timbre résonnât, le bras de Marianna était emprisonné dans la main de Philippe. Elle murmura :

— C’est vrai ; j’oubliais vos façons d’agir.

Il lui lâcha le poignet, et elle alla s’asseoir, avec une apparence de calme, sur un divan.

— M’avez-vous entendu ? lui dit-il.

— Oui.

— Où est-elle ?

— Encore ? dit Marianna haussant les épaules.

— Ne dissimulez pas ; je sais tout.

— Une phrase pour effrayer.

— Pour punir !

— Monsieur !

— Peu m’importe de blesser votre dignité ; ce n’est pas de votre dignité qu’il s’agit à présent. Il me faut Amélie.

— Qu’y-a-t-il de commun entre votre femme et moi ?

— Elle est tombée dans un piège que vous lui avez tendu.

— Un piège ?

— Faites-y attention. Vous jouez un jeu qui peut vous devenir funeste. Si je suis accouru ici d’abord, vous devez m’en savoir gré, car j’aurais pu simplement m’adresser à la justice. Je ne l’ai pas fait, par un reste d’égard pour vous.

— De la clémence ? dit ironiquement Marianna.

— Non, de la pitié, c’est-à-dire ce qu’on doit aux insensées, aux femmes atteintes de vertige…

— Ah ! vous êtes imprudent de me parler ainsi ! s’écria-t-elle, l’œil plein d’un feu noir.

— Allons donc ! redressez-vous donc ! Soyez donc vous-même ! Quittez ce virement d’imposture qui ne va pas à votre taille ! Pour une haine comme la vôtre, pas de moyens mesquins. Voyez, est-ce que je ruse, moi ? est-ce que je prends cette peine avec vous ? Fi donc ! Ne rampez plus comme les vipères, bondissez et frappez comme les lionnes !

— Je me souviendrai du conseil quand il sera temps, murmura-t-elle. Philippe consulta la pendule et dit :

— Il faut que dans deux heures ma femme soit chez moi.

— Sur qui comptez-vous pour cela ?

— Sur vous, premièrement, et, à votre défaut…

— À mon défaut, sur le procureur du roi, n’est-ce pas ? C’est là ce que vous voulez dire !

— Non, madame ; je sais que, par vos relations, vous pouvez jusqu’à un certain point échapper à une instruction dirigée contre vous.

— Par mes relations ? répéta Marianna.

— Tenez, jouons cartes sur table. Il existe en plein Paris, au temps où nous vivons, une association de femmes assez folles pour oser mettre leur volonté ou plutôt leurs fantaisies en opposition avec la loi. Amélie est aujourd’hui l’une des victimes de ce tribunal inique.

— Mais quel rapport ?…

— Aucun, si vous voulez. Supposons que je vous raconte un rêve. Eh bien, je vous dis, moi : c’est par votre instigation qu’Amélie est détenue arbitrairement, c’est par votre instigation qu’il faut qu’elle soit rendue à la liberté.

Marianna se tut, comme fatiguée par cet entretien.

— J’ai voulu faire appel à votre raison, reprit Philippe ; maintenant, que les malheurs qui vont arriver retombent sur votre tête ! Ce n’est pas vous seule que je vais atteindre, c’est la Franc-maçonnerie des femmes tout entière.

— La Franc-maçonnerie des femmes ! répéta-t-elle en ayant de la peine à cacher la joie que lui causait cet aveu.

— Oui, s’écria Philippe, c’est-à-dire une ligue coupable, une dérision, une monstruosité ! Ne croyez pas que je menace en vain. Vous me connaissez ; je vais jusqu’au bout de mes projets. Je dénoncerai la Franc-maçonnerie des femmes. Je ne la dénoncerai pas à un procureur du roi ; j’irai plus haut. Un secrétaire général du ministre des affaires étrangères n’est pas le premier venu ; on l’écoute, on m’écoutera. Je montrerai les plus grands noms compromis avec les noms de la borne et du bouge. Tous ces noms me sont connus, j’en ai la liste. Mon plan de campagne est dressé : je vais cerner le lieu de vos réunions clandestines et les quatre rues qui y aboutissent. Une serre conduit à la salle des séances ; on y trouvera des preuves, des insignes. Il y aura scandale, je vous en avertis, car je suis déterminé à tout. Je suppose même que les magistrats auxquels je m’adresserai, que le préfet de police, que le ministre de la justice se refusent à provoquer un éclat ; j’admets que votre institution trouve des protections jusque sur les marches du trône ; j’en appellerai au public. Pour parvenir à lui, tous les moyens me seront bons : le journal, le mémoire, l’affiche, le livre. J’ai des amitiés nombreuses, je les intéresserai à ma cause. Ma voix sera entendue, je défie vos bâillons. Je révélerai vos ignobles mystères, vos ridicules cérémonies ; je vous renverserai, entendez-vous, je vous renverserai.

— Vous divaguez…

— Non, car vous êtes pâles et vous tremblez.

— Moi !

— Réfléchissez-y, dit Philippe. Une séquestration de personnes est sévèrement punie ; du même coup, votre vengeance ruinera votre association.

Marianna se leva.

— Est-ce tout ce que vous avez à me dire ? demanda-t-elle froidement.

— Non. J’ai un mot à ajouter.

L’accent dont, à son tour, il accompagna ces paroles épouvanta presque Marianna. Il s’approcha d’elle, et la brûlant du regard :

— Vous avez osé toucher à Amélie. J’aurais tout oublié, excepté cela. L’entretien que nous venons d’avoir sera le dernier, probablement ; gravez-le dans votre mémoire. Retenez bien ceci surtout : dans deux heures, Amélie sera chez moi, ou le secret de la Franc-maçonnerie des femmes sera livré aux quatre vents de Paris.

Philippe Beyle partit après cette déclaration. Au bas de l’escalier, il retrouva le comte d’Ingrande qui l’attendait. Lorsqu’elle se fut bien assurée que la porte du pavillon s’était refermée sur leurs pas, Marianna alla écarter un rideau derrière lequel il y avait quatre femmes. Ces quatre femmes appartenaient à la Franc-maçonnerie. C’étaient la comtesse Darcet, Mme Guillermy, Mme Flachat et Mme Ferrand. Elles avaient assisté à la scène qui vient d’être racontée.

— Eh bien ? dit Marianna en les regardant tour à tour.

— Mme Beyle nous a trahies, murmura la comtesse Darcet.

— Descendons vers elle, à présent, reprit Marianna dont les yeux jetaient des éclairs de triomphe.