La Franc-maçonnerie des femmes/38

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Bourdilliat (p. 371-383).

CHAPITRE XXIX

Le piège.


Un dîner au Café Anglais exige une apparition dans une loge au théâtre et un tour au Cercle. Le comte d’Ingrande et Philippe Beyle connaissaient trop bien le code de la vie mondaine pour essayer de se soustraire à ces deux principaux articles. Vers onze heures, ils entrèrent au Club, avec l’intention d’y distribuer deux ou trois poignées de main, de s’y déganter, de s’y reganter et de partir. Rien de plus sagement résolu, comme on voit. Le hasard voulut que ce soir-là ils entrassent dans une pièce où l’on jouait.

Machinalement, ils prirent place à une table de jeu, autour de laquelle des hommes vraiment supérieurs par l’intelligence étaient confondus avec quelques-unes de ces nullités facétieuses qui n’ont d’autre mérite que celui de savoir se ruiner en souriant, dussent-elles, au premier jour de pauvreté, se brûler paisiblement la cervelle entre un dernier cigare et une dernière grimace.

Philippe Beyle et le comte d’Ingrande étaient à peine assis, que le dialogue suivant s’engagea entre une frisure blonde qui arrivait et une barbe olympienne au repos :

— Vous ne serez donc jamais exact, Bécheux ? dit la barbe au repos.

— Colombin, ne m’accablez pas de reproches ; je sais mes torts, repartit la frisure.

— Vous devriez venir me prendre à Torloni entre cinq et six heures ?

— C’est vrai.

— Et il en est onze passées.

— Archi-vrai.

— Eh bien ! mais ce n’est pas plaisant… dit Colombin étonné.

— C’est même excessivement désagréable ; mais il y a des circonstances atténuantes, et je demande à les plaider.

— Tu plaides donc, toi, Bécheux ? dit un joueur sans se retourner.

— Je pourrais plaider, répondit Bécheux offusqué par cette interpellation ; je suis inscrit au tableau des avocats.

—Bécheux avocat ? murmurèrent quelques personnes en levant la tête.

— Oui, messieurs, oui, dit-il en se rengorgeant et en jouant avec son lorgnon.

— Charmant.

— Inouï !…

— Ravissant !…

Et un éclat de rire général couvrit ces acclamations ironiques. Bécheux devint rouge ; il essaya de sourire, mais il n’y parvint pas.

— Voyons, reprit Colombin, le prenant en pitié ; quelles sont les circonstances atténuantes ?

— Acceptez-vous le cas de force majeure ? dit Bécheux.

— Qu’est-ce que cela ?

— Par exemple, l’incarcération ?

— Comment, on vous aurait tenu enfermé, Bécheux ?

— Vous allez voir.

— Attention ! maîtreBécheux va plaider ! s’écria le même joueur.

— Je revenais du bois de Boulogne vers trois heures ; vous voyez que j’avais parfaitement le temps d’arriver à Tortoni pour cinq heures. Le temps était superbe…

— L’air pur.

— Les oiseaux faisaient entendre de délicieux concerts.

— Oh ! messieurs, s’écria Bécheux, vous m’interrompez toujours !

— Continuez, dit Colombin.

— Je montais Grippe-Soleil ; vous devez connaître Grippe-Soleil ?

— Non, mais c’est égal.

— Je l’avais mis au trot, qui est l’allure où il excelle, reprit Bécheux.

— Sa main sur son coursier laissait flotter les rênes…

— C’était sur la limite d’Auteuil et de Boulainvilliers ; depuis quelques instants, je ne pensais qu’à mon rendez-vous de Colombin. Je me disais : Colombin m’attend, ne soyons pas en retard. Un rendez-vous, c’est sacré. Les rois n’ont pas d’autre politesse que l’exactitude.

— Peste ! voici un joli monologue.

— Toutes les cinq minutes, je consultais ma montre… qui est une fort belle montre… Avez-vous vu ma montre ?

Silence unanime.

— Tout à coup…

— Ah ! l’intérêt commence enfin, murmura un des auditeurs.

— J’aperçois le pavillon que s’était fait construire ce pauvre Porqueval, mon ami intime ; le baron de Porqueval, qui vient de mourir ; Porqueval, vous savez ?

— Après ? dit Colombin.

— Toutes les fenêtres étaient fermées ; seule la porte d’entrée était entrouverte. Je m’imagine que le pavillon est à vendre. Alors, je n’en fais ni une ni deux, je jette mes brides à Toby ; vous savez, Toby, hein ?

— Ensuite ?

— Puis, j’entre dans l’habitation en me disant : Tiens, ce n’est pas laid, cela ! pourquoi n’achèterais-je pas cela ? Achetons cela. J’y viendrai avec mon ami Colombin, avec ce cher Colombin.

— Merci.

— Allons, allons, Bécheux a acheté le pavillon Porqueval, dit un membre du Club.

— Nullement, répliqua Bécheux, et voilà l’endroit où je sollicite toute votre attention.

— Messieurs, c’est bien réellement un avocat ; je le reconnais à cette formule.

— Bécheux, notre attention vous est acquise.

— Voici. En acheteur scrupuleux, je fais le tour de l’immeuble, je visite le jardin ; je ne rencontre personne. La cave était placée sous le perron, je veux aussi explorer la cave ; j’y pénètre. Il n’y avait pas deux minutes que je lorgnais les tonneaux, lorsque j’entends la porte qui se referme. J’étais prisonnier.

— Prisonnier !

— Hum ! cela tourne à l’Anne Radcliff.

— Je me disposais à appeler, lorsqu’en m’approchant de la porte, j’aperçus, par les jours que de dessinaient les arabesques de fonte… devinez quoi ?

— Messieurs, Bécheux n’est pas seulement un avocat, c’est encore un romancier ; voyez quelle habileté dans les suspensions de son récit.

— Puisqu’il exige, dit un joueur, fournissons-lui la réplique. Voyons Bécheux, qu’aperçûtes-vous ?

— Un fantôme ?

— Un chevalier couvert d’un casque à plume rouge et à visière noire ?

— Une licorne qui vomissait des flammes ?

— Non, messieurs, j’aperçus une femme, une femme très belle et que je reconnus aussitôt.

— Voilà Bécheux en bonne fortune !

— Le fat !

— Vous connaissez toutes celles que j’ai vues, messieurs.

— Vraiment ? dit d’une voix distraite Philippe Beyle, qui ne cessait de jouer avec un bonheur surprenant.

— Et vous plus que personne, monsieur Beyle.

— Bah ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Mon cher Bécheux, dit Colombin, si vous tenez absolument à être indiscret, n’aggravez pas vos torts en balbutiant plus longtemps.

Bécheux, piqué par cette observation, continua :

— Certainement, le hasard est pour beaucoup dans ma découverte, mais néanmoins elle a son prix. Depuis quelques temps, il n’est aucun de vous qui ne se soit demandé et qui ne se demande encore : Où diable se cache dons la Marianna ? que devient donc la Marianna ?

Philippe Beyle fit un mouvement ; mais, tranquille en apparence, il continua de jouer, c’est-à-dire de gagner.

— Eh bien ! messieurs, la Marianna demeure à Boulainvilliers, où elle est mystérieusement réfugiée dans le pavillon de mon pauvre ami Porqueval. Dès que je l’ai reconnue, je lui ai souhaité le bonjour à travers la porte. Elle est venue me délivrer en me recommandant le plus grand secret… Et voilà pourquoi je n’ai pu me trouver aujourd’hui à Tortoni au rendez-vous de Colombin.

Bécheux avait fini. Bécheux s’essuya le front. Bécheux reçut avec modestie les félicitations de ses auditeurs.

L’attention inquiète que Philippe Beyle avait prêtée à cette narration ne l’avait pas empêché de réaliser des bénéfices considérables, si considérables qu’il lui devint même impossible de quitter décemment la partie. En conséquence, Philippe écrivit un petit billet à Amélie pour la prévenir qu’un travail important la retenait au ministère et le forcerait probablement à y passer la nuit. Puis il se remit au jeu. Bientôt la fortune se retourna vers un autre amant avec la soudaineté et l’insolence des courtisanes. De Philippe elle alla à Bécheux. Bécheux hérita entièrement de Philippe, qui, après s’être obstiné quelque temps encore, finit par se trouver en perte de mille louis. Il put se lever, cette fois. Cinq heures du matin allaient sonner.

Philippe Beyle remit à M. Bécheux une carte de visite au dos de laquelle il avait écrit au crayon : « Bon pour mille louis, que je payerai aujourd’hui, à midi. »

— Mais, mon cher, dit Bécheux, empressé de montrer son savoir-vivre, je n’accepte que votre parole. Reprenez votre carte.

— Je puis mourir d’ici à quelques heures.

— Mes regrets seraient assez vifs pour me faire oublier ma créance.

— Vous êtes un galant homme, c’est connu, répéta Philippe ; mais permettez-moi d’agir en cette occasion selon mes habitudes.

Dès que Philippe et le comte se trouvèrent seuls sur le boulevard, Philippe dit :

— Il me manque à peu près, en ce moment, quatre cents louis pour m’acquitter envers M. Bécheux.

Bagatelle ! répondit le comte d’Ingrande. Attendez-moi chez vous, mon cher.

Ils se séparèrent. Le comte se dirigea vers le faubourg Montmartre, tandis que Philippe Beyle, mécontent de sa nuit et de lui-même, se hâta de regagner son hôtel. Son étonnement fut grand, lorsqu’en traversant son antichambre, il vit son domestique profondément endormi dans un fauteuil. Auprès de lui, un flambeau jetait ses dernières lueurs qui ne pouvaient déjà plus lutter avec l’aurore.

— Ce pauvre garçon m’aura attendu, pensa-t-il.

Il appela.

— Jean !

— Monsieur ! dit celui-ci éveillé en sursaut.

— Vous ne vous êtes donc pas couché ?

— Que monsieur daigne me pardonner, dit le valet en se frottant les yeux ; dans ce moment, je ne sais pas bien encore où je suis.

— Vous êtes dans l’antichambre, et il est six heures du matin, dit Philippe en souriant.

— Il suffit que monsieur le dise pour que je le croie.

— Rappelez vos idées, Jean.

— Les voilà, monsieur, les voilà toutes !

— J’ai envoyé un laquais, hier.

— Un laquais ! répéta Jean d’un air ahuri.

— Vous en souvenez-vous ?

— Monsieur veut dire : deux laquais.

— Comment !

— Celui de l’après-midi et celui de minuit.

Philippe secoua doucement le bras de Jean.

— Ah çà ! vous réveillerez-vous à la fin ?

— Oui monsieur, dit Jean effrayé.

— Je vous demande s’il est venu hier un homme de ma part.

— De votre part ? oui, monsieur… avec une voiture.

— Eh ! non, dormeur enragé… avec un billet !

— Avec un billet, c’est vrai. Il est venu avec un billet, je l’avais oublié.

— Pour madame ?

— Pour madame, oui, monsieur, c’est moi qui l’ai reçu.

— Et vous avez remis immédiatement ce billet à ma femme, n’est-ce pas ?

Cette fois, Jean regarda Philippe avec une expression qui tenait non plus du sommeil, mais du complet ébahissement.

— Si j’ai remis ce papier à votre… à madame, balbutia-t-il.

— Répondrez-vous ?

— Mais monsieur sait si bien que…

— Je ne sais rien, dit Philippe avec impatience ; avez-vous, oui ou non, remis ce billet à madame ?

— Je l’ai donné à la femme de chambre, répondit Jean.

— Cela revient au même. Allez vous reposer.

— Je remercie monsieur. Je vais lui obéir.

Et Jean sortit, avec des gestes et des regards tels que Philippe en conçut quelques doutes sur la plénitude de sa raison. Après avoir remédié autant que possible au désordre que les fatigues avaient imprimé à sa toilette et à sa physionomie, Philippe Beyle s’avança, sur la pointe du pied, jusqu’au seuil de la chambre d’Amélie. Aucun bruit ne vint lui annoncer son réveil. Il supposa que, contrariée par son retard et après une longue attente, elle ne s’était endormie qu’à une heure fort avancée. Philippe ne voulut pas interrompre un sommeil déjà troublé par sa faute. Ce ne fut qu’au bout de deux heures qu’il se décida à entrer chez elle. Elle n’y était pas. Le lit était intact.

Philippe Beyle éprouva un de ces bouleversements qui mettent une première ride sur le visage d’un homme. Il vit sur un guéridon le billet envoyé par lui. Il s’en empara. Le cachet y était encore. Philippe fit quelques pas au hasard dans sa chambre ; les pas d’un homme halluciné. Cinq minutes après, il sonna. Il s’était assis. Il feignait de lire une revue. Ce fut Thérèse qui arriva. Elle poussa une exclamation de surprise en apercevant Philippe.

— Ah ! s’écria-t-elle, monsieur n’est donc pas en danger ! Que je suis contente !

— En danger ? Pourquoi pensiez-vous que j’étais en danger ? demanda-t-il.

La femme de chambre demeura bouche béante.

— Parlez, Thérèse.

— C’est que… hier…

— Eh bien, hier ?

— On est venu de la part de monsieur.

— On est venu dire que j’étais en danger ?

— Pas en danger, mais souffrant, répliqua la femme de chambre.

— Souffrant ?

— À la suite de votre chute de cheval. Et, en effet, monsieur est encore tout pâle.

— Continuez, Thérèse, dit Philippe ; ce que vous racontez m’intéresse ; je tiens d’ailleurs à savoir comment ma commission a été faite. On est donc venu hier ? À quelle heure ?

— À quatre heures de l’après-midi environ.

— De l’après-midi. C’est bien. Vous étiez là, sans doute ?

— Oui, monsieur.

— Qui est-ce qui est venu ?

— Un domestique à la livrée du ministre.

Philippe Beyle se contraignit.

— À la livrée du ministre ? Vous en êtes sûre, Thérèse ?

— Oh ! oui, monsieur. D’autant plus sûre qu’il est venu avec une voiture du ministère.

— Ah !

— On dirait que monsieur ignore tous ces détails.

— Non, certainement ; mais je crains qu’on n’ait été trop loin… qu’on n’ait alarmé à tort ma femme. Ce domestique, vous l’avez entendu, qu’a-t-il dit ?

— Il a dit que monsieur était tombé de cheval en se rendant à la maison de campagne du ministre, mais que c’était peu de chose ; que, du reste, si madame voulait savoir à quoi s’en tenir, le ministre lui envoyait une de ses voitures, qui avait ordre de la conduire immédiatement auprès de monsieur.

— J’entends… auprès de moi… oui, Thérèse ; mais ce n’est pas tout.

— Quoi donc ?

— Madame… qu’est-ce qu’a fait madame ?

— Elle n’a fait qu’un saut d’ici dans la voiture, dit la femme de chambre.

— Elle est partie ?

— Je le crois bien !

— Pour… où ? demanda Philippe respirant à peine.

— Je ne l’ai pas demandé à madame.

— Thérèse, on étouffe ici. Ouvrez cette fenêtre.

Philippe eut en ce moment le courage et la force de s’imposer la plus horrible des contraintes, afin de cacher à ses gens les atteintes presque déshonorantes d’un rapt aussi éclatant. Thérèse, immobile, le regardait.

— Monsieur a peut-être eu tort de s’en revenir si tôt, dit-elle ; et je ne comprends pas que madame n’ait pas accompagné monsieur, dans l’état où il est.

— Vous pouvez vous retirer Thérèse ; je sais tout ce que je voulais savoir.

La femme de chambre obéissait ; il la rappela.

— J’attends M. le comte d’Ingrande, dit-il ; prévenez Jean afin qu’il l’introduise dans mon cabinet, au cas où je ne serais pas encore rentré.

— Comment ! monsieur veut sortir ? Monsieur n’y pense pas ! reprit Thérèse.

— Allez.

Puis il se leva. Il venait de se rattacher à un espoir. Malgré l’heure matinale, il courut chez la marquise de Pressigny ; mais ce fut pour apprendre qu’elle était partie la veille pour la campagne. Sa seule espérance anéantie, Philippe dut se retourner forcément vers le soupçon qui avait jailli dans sa pensée lors de l’interrogatoire de Thérèse. Sa femme avait été victime d’un guet-apens dressé par Marianna. C’était à Boulainvilliers que demeurait Marianna ; c’était à Boulainvilliers qu’on avait attiré Amélie. Le doute devenait presque impossible.

De retour chez lui, il trouva le comte d’Ingrande qui l’attendait. Le comte jeta un coup d’œil étonné sur Philippe et lui dit :

— Vous vieillissez, mon cher.

— Je vieillis ? murmura Philippe Beyle.

— Ah çà ! tournez-vous donc du côté de cette glace ; vous êtes cadavéreux. Mon gendre, je ne vous conseillerais pas de passer souvent vos nuits à jouer. Voici vos quatre cents louis que je vous apporte.

— Je vous remercie.

— Ces jeunes gens d’à présent ! Plus d’ardeur, plus de tempérament. C’est incompréhensible. Voyez-moi et regardez-vous.

— Oui, la fatigue…

— Tiens ! vous avez acheté cela ? dit le comte en appliquant son lorgnon sur un petit cadre.

— Quoi ?

— Ce Corot. Je l’avais marchandé, il y a deux mois, pour… pour quelqu’un. C’est très frais ; un peu négligé. À propos…

Il se retourna vers Philippe.

— Je veux embrasser Amélie.

Philippe ne bougea pas.

— Si nous passions chez elle ? dit le comte en marchant vers la porte.

Philippe étendit la main pour l’arrêter.

— Ah ! dit M. d’Ingrande, elle est sortie ?

— Oui.

— Déjà ? Quelques pratique de dévotion, sans doute. J’attendrai son retour. Jean me servira à déjeuner. Sans indistinction, qu’est-ce que vous avez payé ce Corot ?

— Vous attendrez… son retour ?

— Est-ce que cela vous gêne ? reprit le comte. Vous avez l’air troublé, ce matin ; je l’ai remarqué quand vous êtes entré.

La porte de la chambre s’ouvrit. Thérèse parut.

— Monsieur… dit-elle avec agitation.

— Qu’est-ce que c’est ? je ne veux pas recevoir ! s’écria Philippe, heureux de cacher son embarras sous une explosion d’impatience.

Le comte fit signe à cette fille de parler.

— Ce n’est pas une visite, monsieur, c’est bien autre chose ! dit Thérèse d’une voix mystérieuse.

— Eh bien ! je vous écoute.

— Mme la comtesse d’Ingrande est arrivée à Paris. À peine descendue dans son hôtel, elle vient d’envoyer un de ses gens pour prévenir madame qu’elle l’attendait.

— Mme d’Ingrande à Paris ! s’écria Philippe.

— Il n’y a rien là de surprenant, reprit le comte qui l’observait.

— Vous avez raison, balbutia Philippe.

Le comte ajouta :

— Et elle désire voir sa fille ; c’est encore tout simple, c’est… comme moi.

— Que dois-je répondre au laquais ? demanda Thérèse en regardant alternativement les deux hommes.

Comme aucun d’eux ne prenait la parole, elle continua :

— Monsieur veut-il que je dise que madame n’est pas à Paris ?

— Non ! s’écria Philippe Beyle ; j’attends madame d’un instant à l’autre.

Le comte d’Ingrande congédia d’un geste la femme de chambre. Dès que la porte se fut refermée sur elle, il marcha à Philippe et ne lui dit que ces mots :

— Où est ma fille ?

— Monsieur le comte…

— Répondez, où est-elle ? Votre figure renversée, vos phrases entrecoupées me font présager un malheur.

— Eh bien, oui, dit Philippe, un malheur ! Il y a un malheur sur elle comme sur moi.

— Je m’en doutais.

— On a usé d’un subterfuge, pendant mon absence, pour enlever Amélie.

— Quand ? demanda le comte terrifié.

— Hier.

— Qui ?

— Une femme.

— Philippe, vous êtes fou.

— C’est vrai, je devrais dire un démon, puisqu’il s’agit de la Marianna.

— La cantatrice Marianna ?

— Oui.

— Celle qui fut votre maîtresse ?

— Celle-là, et qui me fait cruellement expier aujourd’hui mon caprice d’autrefois.

— Au nom du ciel, expliquez-vous ! dit le comte ; dans quel but supposez-vous que cette Marianna ait fait enlever ma fille ?

— Le sais-je ?

— Croyez-vous à un danger réel ?

— Je crois à tout, dès que j’aperçois le doigt de Marianna.

— Quel parti comptez-vous prendre ?

— Un hasard inouï m’a mis sur la trace de ce rapt. Vous rappelez-vous l’histoire racontée au club par M. Bécheux ?

— Non.

— Il n’importe. C’est grâce à cette histoire, si saugrenue qu’elle soit, que je connais la demeure de Marianna.

— Vous la connaissez ? s’écria le comte d’Ingrande ; mais alors partons, partons tout de suite ! Un tel enlèvement participe plus de la folie que du crime. Allons trouver cette femme.

— Soit, monsieur le comte.

— Habituée aux expédients de théâtre, elle aura voulu les transporter dans la vie réelle. Il est impossible, à l’heure qu’il est, qu’elle ne se repente pas de son imprudence.

Philippe Beyle hocha le front.

— Vous ne connaissez pas la Marianna, dit-il.