La Franc-maçonnerie des femmes/43

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Bourdilliat (p. 429-433).

CHAPITRE XXXIV

Dernière entrevue


Un matin, un homme vêtu de noir, triste, sévère et dont la pâleur accusait une longue convalescence, se présenta chez Mme la marquise de Pressigny. C’était Philippe Beyle. Elle lui tendit la main sans mot dire ; mais lui resta debout et ne parut pas s’apercevoir du mouvement de la marquise.

— Qu’avez-vous, Philippe ? lui demanda-t-elle ; est-ce que les larmes que nous avons versées sur l’ange qui n’est plus n’ont pas cimenté entre nous les liens de famille ?

— Les larmes que nous avons versées, madame, avaient une source différente. Les vôtres jaillissaient sans doute du repentir.

— Du repentir, Philippe ? je ne comprends pas vos paroles.

— N’êtes-vous pas le premier auteur de la mort d’Amélie ?

— Moi ! s’écria la marquise stupéfaite.

— Si ce n’est la tante, c’est du moins la grande-maîtresse.

— Silence, Philippe ! un pareil mot dans votre bouche est imprudent.

Il sourit avec dédain.

— Je ne crains rien, madame ; et je vous dis hautement que c’est votre franc-maçonnerie qui a tué ma femme.

— Oh ! taisez-vous, ou je finirais par douter de votre raison.

— Ce ne doit pas être cependant la première fois que les remords s’éveillent en vous. Quelquefois l’image d’Amélie a dû vous apparaître pour vous accuser, sinon pour vous maudire.

— De quoi m’accuserait-elle ? murmura la marquise.

— N’est-ce pas vous qui, abusant de votre autorité, l’avez entraînée dans l’antre ignominieux où elle devait trouver la mort ?

— Philippe, vous oubliez que vous parlez chez moi.

— Et de quel nom voulez-vous que j’appelle le lieu où, dans une confusion détestable d’idées et d’intérêts, les anges du foyer se rencontrent avec les larves de la rue ? Quoi ! songer sans effroi qu’à de certaines heures les femmes les plus intelligentes et les plus délicates, les divinités de la famille, les muses des entretiens aimables et élevés, désertent leur salon et deviennent, dans une communauté de sentiments, les égales de ces créatures dont le nom est une fanfare et la vie un scandale ! Allons, madame, n’essayez pas de défendre un lien aussi honteux.

— Je l’essayerai pourtant, répondit la marquise ; en entrant dans le lieu de nos réunions, on cesse d’être une individualité. Interdisez-vous l’entrée de vos temples aux Madeleines et aux Ninons ? Croyez-vous vos femmes et vos sœurs déshonorées parce qu’à la porte d’une chapelle l’eau bénite leur aura été offerte par une pécheresse ? Non ; eh bien ! les œuvres que nous accomplissons dans notre ordre sont assez méritoires pour nous purifier de tout contact fangeux.

— Pas d’équivoque, madame : ou vous êtes avec la société, ou vous êtes contre la société.

— Nous sommes avec les faibles contre les forts ; nous sommes avec les victimes contre les oppresseurs.

— Orgueil et mensonge ! dit Philippe ; la justice est avec le droit dans l’encrier du procureur, la force est avec la loi dans les bras du juge ; quiconque invoque l’un ou l’autre est certain d’être entendu. Hors de ces pouvoirs, il n’y a de force que dans l’arme du crime, il n’y a de justice que dans les associations ténébreuses : l’épée de Marianna et les arrêts de la Franc-maçonnerie des femmes !

— Vous allez trop loin, monsieur, dit la marquise de Pressigny.

— Voilà votre force et votre justice ! Toutes deux sont admirables. Et vous, qui avez osé vous attribuer la part la plus haute de cette effrayante responsabilité, êtes-vous donc bien en garde contre votre conscience ? Ne se révolte-t-elle donc jamais contre les trames que vous autorisez, contre les actes qui se font en votre nom ? Grande-maîtresse de la Franc-maçonnerie, c’est un beau titre, en effet ; il est dommage qu’il soit obscurci par une tache de sang.

— Assez, Philippe ! dit-elle.

— Laissez donc ! la Franc-maçonnerie des femmes n’a pas rien que des juges ; il lui faut aussi des sbires et des bourreaux ; c’est un grand corps organisé ; je vous en fais mon compliment.

— Monsieur, répondit la marquise offensée, il n’y a que vous de coupable en tout ceci ; vous qui avez toujours manqué de générosité, de grandeur et d’élan ; vous qui avez impitoyablement arraché à la pauvre Amélie l’aveu d’un serment auquel elle n’avait consenti que pour vous protéger.

— Me protéger ?

— Vous le savez bien. Vous avez eu dans votre jeunesse un de ces attachements que le monde excuse quand il est dénoué loyalement : il pouvait laisser des regrets d’une part, mais il ne devait pas laisser de haine. Pourquoi donc Marianna vous a-t-elle haï ? Parce que vous avez été sans pitié pour elle.

— J’étais jeune, madame ; voilà mon excuse, répondit Philippe Beyle.

— Et quand donc doit-on être bon et loyal, si ce n’est quand on est jeune ?

Il garda le silence.

— Ce fut pour vous préserver de cette juste haine, reprit la marquise de Pressigny, que votre femme entra dans la société dont elle n’aurait probablement jamais fait partie sans cette circonstance. Si c’est un crime de ma part de l’y avoir entraînée, je consens à ce que ce soit vous qui m’en fassiez le reproche.

— Eh ! madame, que ne me laissiez-vous exposé à la haine de Marianna ! J’aurais mieux aimé cela. Aux mauvais jours de ma vie, j’ai souvent rencontré devant moi le canon d’un pistolet, j’ai vu bien des embûches se dresser sur ma route, j’ai dû avoir raison de bien des trahisons ; vous voyez pourtant que je suis toujours vivant. La vengeance de Marianna ! mais je l’eusse attendue de pied ferme, entre l’amour de ma femme et ma propre dignité. Et quand même j’aurais dû succomber dans cette lutte, eh bien, je serais mort en plein bonheur et en plein honneur !

Un silence suivit ces paroles. La marquise de Pressigny le rompit la première.

— Enfin, monsieur, mes meilleures intentions m’auront été doublement funestes.

— Comment cela, madame ?

— J’ai perdu ma nièce et j’ai trouvé un ennemi.

— Un désapprobateur.

— Si j’ai bien compris cependant, la Franc-maçonnerie des femmes a désormais en vous un adversaire implacable, dit-elle avec inquiétude.

— Ma première pensée avait été en effet d’invoquer la loi.

La marquise tressaillit.

— Mais la réflexion m’a fait renoncer à ce projet. Provoquer une instruction, c’eût été livrer aux tribunaux une liste de noms parmi lesquels je ne pouvais oublier qu’on trouverait en tête celui de Mme Beyle.

— Vous avez sagement agi.

— La mort d’Amélie m’a d’ailleurs rendu à peu près insensible.

— Alors, monsieur, je puis compter sur votre discrétion ? demanda-t-elle en l’observant.

— Sur ma discrétion seulement.

— Que voulez-vous dire ?

— Cette visite est la dernière que je vous fais, madame.

— Vous partez ? vous allez voyager sans doute ?

— Non, dit Philippe Beyle, je ne suis pas de ceux dont une excursion en Italie ou sur les bords du Rhin cicatrise les blessures. Je reste à Paris. Mais vous me permettrez de ne plus franchir le seuil de cet hôtel, qui me rappellera longtemps de douloureux souvenirs. Entré par hasard et presque violemment dans votre famille, j’en sors par une catastrophe qui doit nous refaire étrangers l’un à l’autre. La marquise de Pressigny a reçu mes adieux. En la revoyant, je craindrais de ne pas me souvenir assez de la tante Amélie, et de trop me souvenir de la grande-maîtresse de la Franc-maçonnerie des femmes.

Puis, il prit son chapeau recouvert d’un crêpe, et il sortit.