La France du Levant/02

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La France du Levant
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 880-910).
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LA FRANCE DU LEVANT

II[1]
LE VOYAGE DE L’EMPEREUR GUILLAUME II


Constantinople, 17 octobre. La veille de l’arrivée.

Il y a trois villes dans Constantinople, aucune n’a l’air d’attendre un empereur.

Sur la haute colline d’où Péra domine le Bosphore, l’Europe vit et pense par ses colonies nationales, ses diplomates et ses institutions religieuses. Là, il est vrai, l’arrivée de Guillaume II intéresse et préoccupe. Que vient-il faire ? En chargeant Cook and Co de transporter et nourrir à forfait à travers le Levant la cour d’Allemagne comme une bande de touristes économes, l’empereur obéit-il seulement à une certaine impuissance de rester en place, et ce potentat soupçonné de bouleverser le monde, ne serait-il ambitieux que de s’y promener ? ou, comme ces négocians avisés qui emportent même dans leurs voyages de vacances leur carte d’échantillons, et pour qui le meilleur des délassemens est une bonne affaire, vient-il rappeler au sultan l’aptitude de l’Allemagne à construire des ports, des voies ferrées, à prêter de l’argent, à fournir toutes les choses nécessaires à la vie et à la mort, et la convenance pour la Turquie de manifester son amitié à l’empereur par des faveurs au commerce allemand ? Prétend-il davantage ? quelques concessions de territoire, un de ces gages qu’aujourd’hui les grands États prennent volontiers, pour se donner patience, sur les pays en déclin, sur les peuples à héritage ? Enfin, les gains matériels ne lui suffisant plus, aspire-t-il aux conquêtes morales, et lesquelles ? Songe-t-il à acquérir dans l’Islam un protectorat protestant, songe-t-il à disputer à la France le protectorat catholique ? Mais ces incertitudes ne forment pas même, toutes vives soient-elles, une rumeur de l’immense cité : ce n’est qu’un bruit de plumes sur le papier des ambassades, un vol assourdi de paroles dans quelques salons et quelques cercles, un murmure de prières dans les couvens. Et Pera semblerait ignorer l’hôte de demain si le portrait de Guillaume ne s’offrait aux vitrines des photographes et des papetiers.

Galata qui étend plus bas, au pied de sa belle tour et le long du port, ses rues marchandes, tient aussi plus bas ses pensées. Des Grecs, des Italiens, et la race mêlée des Levantins forment la masse de cette population née pour le trafic et seulement intelligente du gain. Pour eux il n’y a qu’une question allemande : plus l’Allemagne enverra de ses marchandises en Orient, plus ils seront satisfaits, parce qu’elle sait fabriquer au plus bas prix, donner les apparences du fini et de la solidité à son travail, et que, par suite, ils ont, grâce à elle, la double chance d’acheter bon marché et de vendre cher. Il faudra déchanter le jour où les Allemands, au lieu de fabriquer cette pacotille pour les marchands orientaux, viendront eux-mêmes servir les consommateurs. Autant le commerce de Galata aime les Allemands comme fournisseurs, autant il les redoute comme concurrens, et la prévision qu’ils voudront prendre tout le bénéfice de leur industrie jette une ombre sur l’avenir. Mais un voyage d’empereur ne saurait avoir d’influence sur le prochain inventaire, et Galata n’a pas le loisir de rêver aux choses qui ne rapportent rien.

De l’autre côté du Bosphore, au bout de ce pont jeté entre deux mondes sans les unir, commence la ville des Musulmans, Stamboul. Naguère capitale, elle tenait assemblés quatre cent mille fidèles autour du Padishah, le chef suprême, et de la Sublime Porte, conseil des hauts serviteurs qui savaient mettre quelque indépendance dans la servitude et de la tradition dans le despotisme. Veuve, depuis Abdul-Aziz, de ses sultans qui l’ont quittée pour mieux la voir, et, émigrés dans leurs palais du Bosphore, l’admirent, mais ne l’habitent plus ; vide de sa Sublime Porte, depuis qu’Abdul-Hamid exerce seul tout le pouvoir et a attiré autour de lui le gouvernement sur la colline d’Yldiz-Kiosk, Stamboul est aujourd’hui le Versailles de l’Islam. Ses rues de petites échoppes ouvertes et de grandes maisons closes, que dominent les masses blanches de ses mosquées, la lourdeur de leurs dômes et la sveltesse de leurs minarets, sont l’image de sa vie : partagée entre les vulgarités de la matière et les exaltations du fanatisme religieux, elle n’a pas de jours sur la raison humaine et sur la place publique. Cette immense ville dort, mange, prie et ne pense pas. Elle n’a jamais eu moins de pensées qu’aujourd’hui. En enlevant à la Sublime Porte la décision des affaires, Hamid a traité en suspect le pouvoir même, et détruit la compétence qui entretenait, au moins, dans une élite de fonctionnaires, une espèce de sentiment public. Il y a des journaux, mais qui non seulement ne représentent aucune doctrine, sauf l’adoration devant la souveraineté sans bornes du sultan, mais cachent les faits les plus certains, si cette souveraineté a à s’en plaindre : pour se borner au plus récent exemple, les Turcs ont pu lire que l’impératrice d’Autriche était morte, mais non de quelle mort. Sans doute les nouvelles et les idées n’ont pas besoin du papier pour se répandre, la conversation les propage, et la belle langue des Turcs excellerait, comme au temps de Monsieur Jourdain, à dire beaucoup de choses en peu de mots. Mais l’on ne saurait croire combien de ces mots sont défendus : interdits, les mots de révolution, de réformes, de liberté ; interdits les noms même du sultan et de son prédécesseur. Si l’on parle de révolution, c’est qu’on la désire, si on parle de Mourad c’est qu’on le regrette, si on parle d’Hamid c’est qu’on l’attaque. Et alors il se défend par les coups discrets et sûrs qui épargnent à la victime les angoisses de l’attente, au souverain le scandale des exécutions, au peuple la connaissance du mal. Un espionnage devenu la grande force de l’État et le plus sûr titre aux faveurs surveille les propos de la rue, trahit les entretiens de l’amitié, dissout la solidarité de la famille. Chacun se garde de chacun, et il y a tant d’oreilles ouvertes pour tout entendre que toutes les bouches se ferment. La peur a transformé en muets du sérail tous les musulmans. Les plus muets sont les hommes capables d’avoir un avis sur les intérêts de la Turquie et sur l’avenir de l’amitié entre le sultan et Guillaume : ils sont les plus suspects. Les fonctionnaires et l’armée, qui depuis six mois n’ont pas reçu de solde, n’étaient pas, paraît-il, sans regretter la dépense des fêtes, présage pour eux de nouveaux jeûnes ; mais le sultan, a dit le journal officiel, daignera payer un mois de traitement à ses serviteurs, et la plupart vont regretter seulement que leur maître ne reçoive pas six empereurs. Le clergé qui peuple les mosquées et les écoles ne peut être favorable aux honneurs rendus par le chef des croyans à un infidèle : mais moins que personne il murmure contre « ce qui était écrit. » Pour la multitude inculte des petits ouvriers, vendeurs ambulans, portefaix, bateliers, Guillaume est un vassal qui vient rendre hommage au Grand Seigneur, souverain de toutes les couronnes ; une lueur de fierté pour l’Islam brillerait dans leur âme obscure, s’ils ne savaient que le bien et le mal de l’Islam finissent pour eux en surcroît d’impôts. Tous sentent que leur opinion ne saurait rien empêcher, que la politique de leur maître est comme lui au-dessus de leur consentement, hors de leur portée ; que même en croyant louer, ils courraient risque de déplaire, et ils laissent passer la volonté du sultan comme on laissait passer jadis la justice du roi. On voit encore aux terrasses du vieux sérail la pierre lisse et inclinée sur laquelle les vizirs malheureux, les favoris en disgrâce, les épouses soupçonnées, les eunuques infidèles, se succédaient, cousus dans un sac, glissaient sans bruit dans le Bosphore, et disparaissaient sans troubler même, fût-ce par un bouillonnement d’eau, trace fugitive de leur chute, la sérénité de la mer : tels, sous les yeux de ce peuple sans opinion générale, les événemens passent entourés de mystère et tombent dans les profondeurs de son indifférence, sans même que les bulles d’air appelées les paroles remontent à la surface.

C’est le sultan seul, non Constantinople, qui reçoit l’empereur ; seul Abdul-Hamid a fait des préparatifs, et ils sont hors de la ville. A la place où Galata et Pera cessent de s’étendre le long du Bosphore, la colline qui les porte se continue en une végétation, vigoureuse et parfumée, de grands bois et de jardins fleuris. Parmi les frondaisons touffues qui, du bas de la côte, montent à son sommet, ceintes d’un grand mur et formant un seul domaine, çà et là émergent, tantôt fiers et en pleine lumière, tantôt modestes et dans l’ombre, des palais, des villas, des kiosques. Ce caprice d’un sultan à qui ne suffisait pas un harem de femmes et qui s’est donné un harem de maisons, est Yldiz la bien gardée. Ce domaine de plaisance est un asile de sûreté ; une triple enceinte de murailles couvre le repos et la vie du maître, et chaque soir, par des ordres imprévus, il désigne entre ses demeures celle qui le recevra la nuit : étrange existence de sultan blême qui sans cesse change de couche, poussé non par la volupté, mais par la peur.

C’est là qu’il recevra Guillaume. Au faîte de la colline, où la verdure des bois paraît plus sombre sur la pâleur du ciel, une sorte de chalet suisse met la tache claire de ses toits et de ses façades. Il semble petit, il est assez grand pour que sa salle d’honneur ait trente mètres ; il contient des appartemens pour l’empereur, pour l’impératrice, le tout meublé à l’européenne, avec une profusion entassée, avec le disparate qui fait la laideur des belles choses, avec un mauvais goût à peu près égal à celui de presque tous les Européens quand ils veulent s’installer à l’orientale. Ici rien n’est oriental que la dépense, cette prodigalité de construire une telle maison pour un hôte de cinq jours, comme on dresserait une tente à l’ombre d’un palmier.

Hors d’Yldiz rien n’a été mis en état, que les rues par lesquelles l’empereur doit se rendre à l’ambassade, à l’école et au cercle Allemands : le tout est sis à Péra. Deux vieilles maisons faisaient là sur la grande rue une saillie si forte qu’il restait juste la place à une voiture : elles ont été éventrées. Pour cacher la blessure béante et aussi les amas de décombres qui, çà et là, remplacent les édifices partout où l’incendie et l’insouciance musulmane font leur œuvre, on a aligné des palissades pleines. Sur elles quelques Turcs promènent lentement de longs pinceaux, et elles prennent peu à peu une couleur jaune d’ocre, sous laquelle disparaît aussi la crasse de quelques murs trop lépreux. La chaussée n’est pas oubliée. Le pavage à Constantinople se fait avec des blocs de pierre irréguliers où, entre les plus gros, établis d’abord, on enfonce, tant bien que mal, les plus petits. Ils s’ébranlent vite et disparaissent, laissant des fondrières noires où se couchent les chiens, où toutes les espèces de détritus s’amassent et pourrissent sous toutes les variétés de puanteur. Où l’empereur passera, on nivelle avec de la terre et l’on jette une couche de sable. Tout semble propre et restera tel jusqu’à ce que la prochaine pluie lave ce fard des vieilles rues en pente, et transforme en fondrières plus profondes les rues basses où cette boue viendra s’amonceler. N’oublions pas le travail moins visible, mais le plus important, la recherche des révolutionnaires par la police. Les sujets ottomans ne peuvent pénétrer à Constantinople que sous la sauvegarde de permis sévèrement contrôlés et difficiles à obtenir pour les raias des races suspectes. Les Arméniens déjà établis dans la ville sont sous une surveillance continue, et un certain nombre ont été arrêtés sans qu’ils soient accusés d’aucun mal et afin que la tentation de ce mal ne leur vienne pas. Les Européens sont traités avec un peu plus de formes mais une égale méfiance ; chaque jour, des étrangers ont été embarqués pour leurs pays d’origine. La surveillance est particulièrement agressive contre les Italiens. Depuis l’assassinat de l’impératrice d’Autriche, il semble qu’on ait peur de tous, même des bons ouvriers, et ils sont nombreux à Constantinople. Une partie de ces malheureux a quitté la ville, une partie vient d’être enfermée dans un hôpital, où elle attendra sous verrous le départ de Guillaume II.


Sur cette veille de fête, triste comme un lendemain, pèse d’avance une double contrainte : le peuple craint le gouvernement et le gouvernement craint le peuple. D’ordinaire, la foule, autant que le souverain, accueille les grands étrangers, et le chef de l’Etat présente la nation à son hôte ; elle est le plus vaste, le plus intéressant et le plus flatteur des spectacles que s’offrent les princes ; ils ne se lassent pas de sa présence, de ses sourires, de ses acclamations. Ici, au contraire, où le nombre des habitans, la variété des races, l’éclat des costumes, la magnificence de la nature assemblaient d’avance une incomparable pompe, la nation est étrangère et la foule importune. Abdul-Hamid marche toujours poursuivi par la menace du poète et prévoit que les os des victimes enfanteront peut-être des vengeurs. Plus que son peuple ne le redoute et ne lui obéit, lui redoute l’approche de son peuple. Les foules, même quand elles ne se révoltent pas, peuvent receler l’assassin, lui faciliter l’approche et la fuite. Voilà pourquoi le sultan abrite son hôte près de lui, loin de la ville, et lui offre là un tête-à-tête dans sa solitude habituelle. Voilà pourquoi l’empereur débarquera à Dolma-Bagtché, au-dessus d’Yldiz, pourquoi les deux souverains passeront aussitôt d’un palais dans l’autre, et, dans le court chemin, seront séparés de toute foule par des masses épaisses de troupes. Inquiet sans cesse pour sa vie, Abdul-Hamid a trouvé la joie de pourvoir plus attentivement à sa propre sûreté en pourvoyant à celle de son hôte, et de se rassurer en paraissant craindre pour autrui. Quel début de fête que ce silence, quels préparatifs que ce vide, quels conviés que les hôtes de ces vaisseaux fugitifs et de ces prisons pleines ! Et surtout quelle misère de la puissance dans ces deux souverains si absolus l’un et l’autre, résignés à s’emprisonner eux-mêmes, et, captifs qui rêvent d’évasion à travers les grilles, contraints à mettre en sûreté contre l’anarchie leurs songes de domination.


L’arrivée, mardi 18 octobre.

Grâce à la plus aimable des offres nous embarquons, quelques amis et moi, sur une « mouche » élégante et rapide au quai de Galata. A l’avant est déjà le « zaptié, » dont l’uniforme nous assurera la liberté de notre route malgré les consignes : sous tous les régimes et dans tous les pays, le gendarme veille au nom de la loi sur les privilèges de quelques-uns.

Il est huit heures du matin, et le soleil semble de la triplice. A peine quelques nuages, minces et frangés comme des écharpes, flottent dans l’azur profond mais pâle. Par un contraste qui est un charme, la lumière d’Orient luit sous un ciel de France. Cette lumière matinale vient par-dessus l’Olympe lointain, se heurte à la montagne de Scutari qui reste sombre sous le voile de ses cyprès, colore de rose la pointe du Sérail, nimbe d’une ligne mince et éclatante le cintre des dômes et les arêtes des mosquées, se répand en une poussière dorée sur le miroir de la mer calme. Toute cette clarté, comme une autre mer, remplit de sa masse puissante le vide ouvert entre l’Asie et l’Europe, et frappe droit Galata, Pera et la rive occidentale du Bosphore. Le fleuve, qui a pour berges deux continens, coule entre une Asie morne, dont les palais, les prés et les forêts dorment dans la même ombre terne, et une Europe dont le soleil avive toutes les nuances, met en relief tous les contours, et dont les palais brillent sur les bords enflammés des eaux. Et cette opposition complète la beauté de cette place et de cette heure.

Le long du port, un mouvement de foule se dessine sans hâte vers Dolma-Bagtché. La plupart des têtes portent le turban blanc, roulé fin et ajusté avec soin, qui indique les gens des mosquées. Ces curieux sont pour la plupart des soffas, ces étudians ecclésiastiques dont la jeunesse accroît le fanatisme et l’audace, et qui auraient manifesté un certain déplaisir des honneurs préparés à un infidèle. Comme eux notre mouche se meut doucement dans la direction de Bagtché. Autour de nous évoluent nombre de petits vapeurs et de caïks. Quelques musulmans de condition aisée ont pris place dans les caïks, mais presque tous les spectateurs appartiennent aux colonies européennes. Les femmes, pour la joie de leurs yeux et des nôtres, sont les plus nombreuses, et leurs toilettes claires s’enlèvent en clartés douces sur le fond aux teintes violentes des embarcations. Celles-ci vont et viennent, si serrées qu’à quelques mètres on ne voit plus la mer : les légers mouvemens de ses petites vagues donnent aux couleurs qui la couvrent quelque chose de sa vie. Et tous les yeux sont tournés vers l’espace brillant et vide où, entre l’Europe et l’Asie, va paraître l’empereur.

Il est annoncé pour neuf heures. Elles sonnent et derrière la pointe du Sérail glisse un navire blanc qui vient du large. Lourd de formes et rapide de marche, il apparaît d’abord par le travers, puis il contourne la pointe et s’avance droit sur nous, suivi en ligne de file par un cuirassé et par un croiseur. Les trois navires sont pavoises, le premier porte à son grand mât le pavillon impérial, où l’aigle noir étend ses ailes sur un fond jaune : c’est le Hohenzollern. En entrant dans le Bosphore, les navires de guerre se couvrent de fumée, des éclairs s’allument à la bouche de chaque pièce, et le tonnerre des saluts gronde de la mer à la terre. Le Hohenzollern arrive en face de Dolma-Bagtché, s’arrête ; les deux autres navires, par une belle évolution, passent ù sa droite et à sa gauche, lui présentant leur avant ; et, tandis que leurs équipages poussent des hourras, les ancres tombent.

Sur la rive, Dolma-Bagtché plonge dans le Bosphore ses degrés de marbre, et sur sa terrasse de marbre allonge sa façade basse et démesurément longue, et plate à force d’ornemens. L’on croirait, quand on regarde les caprices princiers du plâtre et du stuc épars le long du Bosphore, que les sultans, par une de ces métamorphoses familières dans le sérail, ont pris leurs confiseurs pour en faire des architectes. Mais la distance efface les pauvretés de ce luxe et ne laisse resplendir que le baiser éblouissant du soleil au front poli de Dolma. Un grand tapis rouge jeté sur la blancheur de la terrasse unit les degrés où clapote le Bosphore à la porte principale du palais. Derrière cette porte est le sultan, invisible comme l’empereur ; mais quelques pachas de sa cour, et mieux encore quelques Albanais de sa garde, debout hors du seuil, annoncent la présence du maître.

Il envoie vers l’hôte attendu. Une chaloupe à vapeur se détache du rivage ; derrière les glaces de son salon apparaissent des uniformes si brodés et battant neufs que l’on croirait une vitrine de tailleur, et que, comme La Bruyère, l’on tiendrait quitte des personnes. On nomme pourtant près de moi le ministre de la marine et Fuad-Pacha, heureux hommes qui appartiennent à de tels habits ! Mais qu’est leur splendeur, tout européenne et moderne, près de la grâce étrange, de l’archaïsme superbe, du bijou gigantesque aux tons de vieil or qu’on nomme la barque du sultan ? Elle aussi s’avance, portée par les eaux : longue et basse de corps, elle pose sur les vagues sans y enfoncer son ventre d’écaille, allonge son col grêle, soulève sa fine tête de bête sacrée et semble marcher sur la mer par les vingt grandes pattes de ses rames. Et à son arrière monte très haut une poupe sculptée à jour, de plus en plus étroite, et qui se termine, aérienne comme un nid, glorieuse comme un ostensoir, et solitaire comme un trône. Ainsi les deux embarcations, l’une emblème de la Turquie nouvelle, l’autre messagère de l’Islam ancien et magnifique, se balancent et attendent aux pieds du César.

C’est chez lui, sous ses propres couleurs, que Guillaume II gagnera la terre. Un canot allemand de douze rameurs a accosté l’échelle qui, sur le flanc du Hohenzollern, dessine les traits grêles de son plan incliné et de ses deux paliers. Un capitaine de vaisseau est descendu et a pris la barre. Des officiers casqués, traversés de grands cordons et superbes, qui se tenaient en groupe au haut de l’échelle, s’écartent, et se rangent en une attitude de respect immobile. Voici l’empereur. Revêtu d’un uniforme noir, la tête couverte du kalpack à grande aigrette blanche, sans broderies, sans décorations, il paraît plus sombre encore sur le fond brillant de son escorte.

Il a voulu surprendre les regards et frapper les imaginations par l’absence même de ce qui les séduit d’ordinaire : la splendeur de ses officiers porte pour lui les insignes de sa puissance, et cette puissance paraît plus imposante en son dédain de paraître. La simplicité peut être la plus habile des mises en scène : Napoléon ne tenait pas pour rien à la redingote grise et au petit chapeau. Tandis que Guillaume descend l’échelle ; il se détache mat et noir sur le mur blanc du Hohenzollern, comme une de ces découpures qu’inventa le marquis de Silhouette. Beaucoup plus petit que son aïeul et son père, il est encore de belle taille. La minceur souple de la jeunesse qui donnait naguère un charme romantique à sa personne, disparaît sous un embonpoint précoce, la graisse commence à gonfler les joues, alourdit le bas du visage, et surtout épaissit le buste. Il ne reste de maigre, et plutôt de décharné, que son bras gauche, ce membre infirme et dont la misère rappelle à l’orgueil de Guillaume que les plus grands empereurs eux-mêmes sont de pauvres hommes.

Debout dans le canot, il fait asseoir d’abord l’impératrice, qui descendait derrière lui, s’assied à côté d’elle, six personnages de sa suite prennent place sur les bancs de côté, et les rames, jusque-là dressées, trempent d’un même mouvement dans la mer. Le canot s’avance à travers les embarcations habilement maladroites qui manœuvrent pour le voir de plus près. Cette marche sinueuse et rapide se poursuit au milieu d’un grand silence ; nous voyons au-dessus du sillage fuyant, parmi la confusion des broderies, des ordres en sautoir, et d’une robe mauve, l’aigrette marquer la place de l’empereur. Au moment où il pose le pied sur les marches de Dolma-Bagtché, le sultan apparaît, mince et pâle, dans l’ombre de la porte. Les deux souverains s’avancent l’un vers l’autre, mais le mouvement d’un bateau plus près que nous de la terre nous les a cachés au moment où ils s’embrassaient. Si banals et vains que soient les baisers de princes, j’ai regretté de ne pas voir celui-là. Il s’échangeait sur le seuil même du palais où Abdul-Aziz fut déposé et étouffé, en vue du palais tout proche ou le successeur d’Aziz, Mourad, déposé à son tour, vit, dans un silence qui est déjà la tombe. Le sultan a-t-il songé que sans l’assassinat de son oncle et le malheur de son frère, il n’ouvrirait pas ses bras à l’empereur d’Allemagne ? L’empereur a-t-il songé qu’il y a des familles où les princes sont particulièrement fragiles ? Et si quelque clarté demeure dans le cerveau de Mourad, quelles ont pu être ses pensées quand ce captif, devenu étranger à tous les bruits de la terre, a tout à l’heure entendu le canon ? A-t-il cru à la fin du sultan, à une révolution, attend-il la mort, attend-il la couronne ? Quelles tragédies étouffe ici le silence !

Je pensais à ces choses, tandis que devant cet autre palais devenu prison, entouré de sentinelles, flanqué de deux casernes, et interdit à toute approche, passe notre chaloupe. Les souverains entrés à Dolma-Bagtché, nous nous hâtons pour atterrir à la première escale et voir leur entrée à Yldiz-Kiosk. Mais, bien que des voitures nous attendissent à Orta-Keuï, quand elles nous eurent ramenés derrière Dolma-Bagtché, à la route qui monte vers Yldiz, les souverains étaient passés déjà, et les troupes de haie ou d’escorte commençaient à regagner leurs casernes. Nous assistons à leur défilé.

Si l’on veut connaître le nombre et la date des influences européennes qui ont tour à tour présidé à la constitution de l’armée turque, il suffit de considérer la coupe des uniformes et leur ancienneté. Ce régiment de lanciers qui descend les rues, sanglé dans une veste bleue à plastron rouge, le shapska en tête et le pantalon collant, est de façon allemande ; il est vêtu de neuf. Le régiment de chasseurs qui le suit, précédé de ses timbaliers et de ses fifres, tout vert, portant la culotte bouffante dans la botte, la tunique large à poches extérieures, et la toque d’astrakan, semble un régiment russe : ses uniformes sont fanés et montrent aux coutures ces teintes plus claires qui révèlent le printemps de la nature et l’automne de la garde-robe. Plus élimés encore sont ces turcos et ces zouaves, jadis empruntés à l’Islam par la France, rendus par la France aux Ottomans, et leur air loqueteux ne dit que trop combien sont loin les jours de la Crimée et de la Syrie. Le seul costume qui ait vraiment une originalité orientale appartient, ironie des choses, aux Ottomans les plus occidentaux. La garde albanaise, composée de géans, serait superbe sous sa veste, sa culotte et son bonnet de Lainé blanche à soutaches noires, si l’industrie européenne, s’exerçant même ici, n’avait remplacé la chaussure nationale — l’opanké, longue bande de peau qui entoure le pied et s’enroule autour de la jambe, — par de gros souliers et des guêtres basses de cuir jaune. Ainsi ces hommes sauvages qui commencent en demi-dieux finissent en chasseurs de la plaine Saint-Denis. On dirait que l’Amérique même, devenant une puissance militaire, donne ici des modèles : un régiment passe, de couleur poussière, terne de la tête aux pieds, sans un bouton brillant, sans un galon de métal, les cartouches sur la poitrine, le sac attaché bas ; pour les yeux accoutumés aux uniformes actuels, c’est un costume de chasseur plus que de soldat ; mais le soldat a-t-il moins que le chasseur besoin de marcher à l’aise et de cacher sa présence ? Chose remarquable, cette nouveauté a été conseillée par les Allemands, et ils l’expérimentent peut-être sur le Turc pour s’instruire eux-mêmes. En attendant, ils ont donné à toute l’armée ottomane leurs armes, leurs manœuvres, leur rectitude, leur pas et jusqu’à leurs bottes.

Sous tous ces accoutremens, et tant d’habitudes empruntées aux autres, le Turc ne ressemble qu’à lui-même. La raideur qu’il a apprise de Berlin n’a pu lui enlever la souplesse native de ses allures ; malgré les lourdes bottes qui le font souffrir, il garde l’élasticité de sa marche. Bien supérieur en cela à ses éducateurs, tandis qu’ils transforment leurs recrues en soldats par une contrainte continue de la volonté sur la nature, lui, sans y penser, et par sa nature est soldat. Sa tenue est souvent négligée, ses armes sont toujours propres : il savait se servir d’elles avant qu’il les reçût du sultan ; il continuera à les porter quand il reviendra à sa maison ou sous sa tente. La sobriété, le courage, l’obéissance sont les lois de toute sa vie. Toutes ces vertus sont empreintes sur les visages, avec la naïveté des forces instinctives, et donnent à cette armée un air de puissance tranquille et de dignité redoutable.

Ces troupes passent, laissant après elle une odeur de fauve, tandis que leurs musiques jouent les airs à la mode de nos cafés-concerts. Constantinople, où elles rentrent, ne s’est pas dérangée pour les suivre, mais les attend, et la multitude qui les regarde, vaut elle-même d’être regardée. Et ce qui frappe ici n’est pas comme dans les troupes certain air d’Europe, mais le contraste profond de nature entre cette foule et les nôtres. En Europe les grands spectacles mettent la moitié d’une ville dans la rue et aux fenêtres, et là l’on a pu dire qu’assembler les hommes c’est les émouvoir. Chacun sent au contact des autres s’aviver ses passions ordinaires, l’impatience de l’heure, l’envie de la meilleure place, la colère contre les hommes trop grands, les femmes trop grosses, les gens arrivés les premiers, toutes les espèces de gêneurs ; puis ces passions individuelles s’unissent et se fondent en une intelligence, en une volonté et un mouvement collectifs, d’ordinaire une philosophie gaie qui tourne en complaisances, en rires, en causeries, les premières irritations, un besoin de tromper l’attente par des poussées, des lazzis, des chants ; enfin, quand l’heure est favorable et la vision belle, une solidarité irrésistible emporte chaque être dans une vie plus vaste, et dans chaque goutte d’eau passe toute la puissance du fleuve : alors c’est la communion des frémissemens, des acclamations et des larmes. Ici quatre ou cinq mille Ottomans tout au plus sont sortis de chez eux. Dans cette masse, si petite pour une telle ville, ni cris, ni gestes, ni mouvement, et, sauf qu’elle est là, pas même une apparence de curiosité. Appuyés contre les murs, assis quand la voie est large, étendus sur les divans des cafés, les hommes ne se pressent, ni même ne se touchent. Les terrasses couronnées de femmes brillent aux reflets des haïks ; mais ces femmes, accroupies sous les cloches soyeuses qui les déforment, ont l’aspect de ballons dégonflés à demi. Chacun est venu sans hâte, s’est placé sans bruit, semble en s’établissant ne pourvoir qu’à son repos et demeure inerte comme si nul spectacle ne valait l’effort d’une tête qui se tourne et d’un col qui se tend. Les yeux sont ouverts et immobiles, aucune flamme n’en jaillit, aucune expression n’en spiritualise l’éclat tout animal. Ces gens laissent les objets passer devant leur vue, ils ne regardent pas ; s’ils regardent ils ne paraissent pas penser ; s’ils pensent ils n’ont pas besoin de le dire. Voisins, ils ont rapproché sans les détruire les solitudes intérieures que chacun d’eux continue à habiter. Cette immobilité du corps et cette absence de l’esprit est la seule communauté parmi ces hommes si divers. Et peut-être, décourageant le psychologue de découvrir l’homme moral, met-elle plus en valeur l’être de matière, la variété de ces races aussi nombreuses que les provinces, la richesse de ces costumes aussi divers que les individus. La foule ici n’est pas une âme, c’est de la couleur vivante.


Le soir du même jour.

Après cette matinée, c’était assez de majestés contemporaines. J’étais allé me reposer d’elles auprès des grandeurs mortes à Kadi-Keuï, l’ancienne Chalcédoine, voisine de Scutari. Le soir je suis rentré à Constantinople par le dernier bateau. Le soleil venait de disparaître, descendant d’un ciel sans nuage dans une mer sans vagues. Une légère vapeur qui s’était levée aussitôt à l’horizon s’était colorée de feux si rouges qu’ils semblaient des foyers et non des reflets. Puis tout s’était éteint dans les profondeurs de l’éther devenu noir. L’ombre se faisait complaisante, comme l’avait été le jour, aux fêtes préparées, car elles devaient finir le soir en illuminations. Et d’après les nouvellistes, tandis que trente mille lampes électriques ramèneraient la pleine clarté dans la demeure impériale et ses alentours, les jardins d’Yldiz, tenant suspendues comme des fruits dans tous leurs feuillages des lanternes de toutes couleurs, pavoiseraient la nuit de lumière.

Du bateau je regarde. Sur la colline d’Yldiz une lueur, un peu plus blanche sur le sommet où les trente mille lampes jettent leurs rayons : partout ailleurs une lumière très douce et très faible comme de vers luisans dans l’herbe. A la pointe du Sérail, appuyés aux murs des palais abandonnés par le sultan, quelques cordons et quelques arcs de lumière traçant des portiques. Rien dans Constantinople ne luit que cette mince et pâle épure de lampions. La capitale passive continue à laisser faire son maître, et il suffit à ce maître que la capitale présente aux hôtes d’Yldiz un fond de décor.

L’ombre victorieuse des efforts faits pour la dissiper, la force de la nature qui ternit et dissout ces atomes de lumière est la vraie maîtresse de cette heure. En l’honneur d’un chrétien le sultan illumine les arbres de ses jardins et les pierres de ses palais : l’âme musulmane ne s’éclaire pas. C’est elle qui, absente de ce jour et de cette soirée, les rend minuscules, et leur donne un air de fête perdue dans un désert. De leurs maisons obscures les croyans contemplent la pauvreté de cet hommage rendu à l’infidèle et obscurément en jouissent. Leur ville préférée, Scutari, sous le deuil de ses cyprès, n’a pas un seul feu de joie. Mais, tandis que pour l’empereur s’allume cette lueur sans rayonnement, pour eux le croissant mince de la lune nouvelle, et une brillante étoile qui scintille devant lui, élèvent au-dessus de Sainte-Sophie et font monter dans la gloire du ciel les emblèmes de l’Islam.


En mer, 20 octobre.

Quand un souverain est digne de son nom, un surnom consacre le mérite particulier qui fait l’originalité de sa gloire. Ces surnoms abondent dans l’histoire, et l’on a peine à comprendre les guerres, les famines et les malheurs continus des peuples sur lesquels régnaient tant de pacifiques, de pieux, de justes et de grands. L’empereur d’Allemagne obtiendra sans doute quelqu’un de ces titres et peut-être les méritera tous : mais à l’heure présente je lui vote celui de Guillaume le Déconcertant.

Tout le monde sait que ce monarque n’a pas la modestie farouche, qu’il aime à occuper les yeux, les imaginations, et qu’il ne croit pas à la grandeur sans bruit. Jamais il n’avait annoncé aucune de ces entreprises aussi à l’avance, et avec autant de fracas. Appeler l’attention sur elle c’était appeler autour de lui les curieux, et surtout ces curieux de profession qu’on appelle journalistes. Il est entré dans les mœurs de faciliter à ceux-ci leur tâche quand on veut informer le public. Or, loin que des facilités aient été préparées pour eux, des ordres rigoureux ferment les approches du navire et du camp impérial, non seulement aux journalistes étrangers, mais aux journalistes d’Allemagne. Le gouvernement turc complète par sa censure cette consigne de passer au large, et j’ai vu de mes yeux une lettre où le directeur du télégraphe demandait au correspondant d’un journal si celui-ci préférait que sa dépêche partît allégée de certaines appréciations ou ne partît pas. Des moyens plus détournés, mais plus ingénieux, concourent à écarter de la route impériale même les voyageurs moins dangereux que les faiseurs d’opinion. Je désirais, avec quelques amis, débarquer comme Guillaume II à Caïffa, et suivre de là à Jérusalem le chemin de caravane. Nous savions que le désert appartient à MM. Cook, qu’il vaut pour eux une ferme en Bric, qu’ils ont accaparé les chevaux, les mulets, les tentes et les guides : nous leur avons demandé passage sur leur domaine. Après trois jours de dépêches échangées avec Caïffa, le représentant de M. Cook nous a exprimé ses regrets de ne pouvoir se charger de nous. Il a bien, outre le cortège impérial, des touristes et en grand nombre, mais ce sont des voyageurs qu’il a pris dès l’Allemagne, et qu’il ramènera en Allemagne. Que tes tentes sont belles, ô Cook ! et que tes pavillons sont éclatans ! Mais ils ne s’ouvrent qu’au peuple choisi. Et ainsi les combinaisons d’une agence contribuent à assurer à l’empereur un cortège de nationaux. Toutes ces coïncidences ont un air de calculs ; il semble qu’après avoir attiré l’attention de loin, l’empereur travaille à éviter les regards, à effacer ses traces. Guillaume prétend-il qu’on parle de son voyage et ne désire-t-il pas qu’on le voie ?

Ce doute suffirait à nous décider. Nous ne serons pas de la caravane, mais nous la précéderons à Jérusalem. C’est là que le touriste deviendra pèlerin, c’est là que se prononceront les paroles et que s’accompliront les actes d’importance. Mais, autres obstacles. La seule ligne régulière qui mène commodément et vite de Jérusalem à Jaffa est celle des Messageries Maritimes ; or le bateau ne fait ce service que tous les quinze jours, et la semaine où nous sommes est celle où il n’y a pas de service. Un seul moyen nous reste d’assister à l’arrivée et au séjour de l’empereur en Palestine, c’est de partir dès aujourd’hui par un bateau russe qui va en Égypte. Il touchera Alexandrie le 24, et de là un autre navire nous ramènera vers le nord à Jaffa, où nous débarquerons le 26, si la mer le veut.


Jérusalem, 26 octobre.

La nuit tombait quand le train s’est arrêté en pleine campagne, une petite gare portait écrit le mot : Jérusalem. Quatre cents voyageurs descendent, courent à leurs bagages, les disputent aux porteurs, se pressent aux issues gardées par la police turque, protestent contre son attentive lenteur à lire les teskiéré. Tous les autres idiomes sont étouffés, écrasés entre les sons rudes et gutturaux des pèlerins germaniques, et la preuve apparaît une fois de plus que la langue allemande est la plus belle de toutes pour se mettre en colère. Un cawas du consulat français nous épargne la dispute et l’attente, et, hors de la gare, tout bruit s’éteint dans la paix du soir.

Le croissant élargi d’une l’une qui sera bientôt pleine jette une clarté dans les profondeurs du ciel et sur la face tourmentée de la terre. Le plateau où nous sommes descend en avant de nous et se creuse en vallée : elle s’étend et tourne autour d’un éperon rocheux qui s’élève au milieu d’elle, et que de grands murs dominent. Leurs longues lignes crénelées, leurs tours carrées et massives enserrent une ville, l’annoncent et la cachent. Nulle part d’arbres, d’herbe, d’eaux ; tout est pierres et poussière, ce qu’il y a de moins vivant dans la nature. Et le plateau, et la vallée, et les terres et les murailles ont la même teinte de cendre. Il y a des lieux qui ont une conscience. Cette terre des Juifs, semblable aux Juifs eux-mêmes quand après leurs fautes ils se couvraient de cendres, porte le deuil d’un inconsolable souvenir. Elle a donné la mort et un tombeau à celui qui apportait la vie au monde : elle garde depuis dix-huit siècles la pâleur de cette mort et la stérilité d’un sépulcre. Cette tristesse nous entoure et nous pénètre comme une atmosphère : elle est en nous quand nous descendons vers les murailles qui vues de plus bas paraissent plus hautes encore : elle est en nous quand nous longeons l’enceinte et remontons la rampe qui mène à la porte prochaine. Soudain, comme nous touchons le pied des murs, la voie s’infléchit à l’angle d’une tour : voici des lumières, des cafés, un arc de triomphe et le va-et-vient des habitans. Cette petite vie offense et chasse les pensées, et le chant d’un chamelier fait taire la voix des siècles.


L’entrée dans Jérusalem, samedi 29 octobre.

Guillaume II entre aujourd’hui dans Jérusalem. A trois heures il doit arriver à la porte de Jaffa, descendre de cheval et se rendre à pied au Saint-Sépulcre. De son camp aux remparts de la ville, à travers le faubourg neuf, de maigres arcs de triomphe, de jeunes arbres écorchés à la hâte, gauches en leur dignité neuve de mâts et reliés par des guirlandes de fleurs artificielles, jalonnent la voie impériale. Elle aboutit non à la porte, mais à ce qui fut la porte de Jaffa. Les Turcs de Jérusalem sont aussi vandales au besoin que les édiles d’Avignon. Les uns et les autres traitent de même leurs admirables murailles qui ne sont pas sans ressemblance et, sous prétexte de dégager les abords, la porte de Jaffa et cinquante mètres de la poterne où elle s’ouvrait viennent d’être abattus. Par l’ouverture béante de sa fortification, la ville apparaît, dépouillée de sa ceinture comme Suzanne surprise, et quiconque ne descend pas des deux vieillards sent une pudeur se révolter en lui contre ce viol du regard.

A quelques pas de la porte détruite et dans la rue principale du faubourg, quelques Français attendent sans impatience, non moins intéressés par la foule et le théâtre que par le principal acteur. Nous sommes au Crédit Lyonnais, et le directeur nous fait avec une courtoisie parfaite les honneurs de sa résidence et de ses quatre balcons. Ils s’ouvrent au midi, une pluie de lumière ruisselle sur eux et si ardente que la chaleur de leurs fers est presque douloureuse à la main : mais qu’est-ce que souffrir un peu pour si bien voir ? La voie pavoisée sur laquelle ils s’avancent se prolonge au loin adroite, vers l’Occident d’où viendra le pèlerin couronné ; à gauche, elle se termine tout près, à l’endroit où il mettra pied à terre, arrêtée contre le saillant énorme de la citadelle. La quadrature de deux donjons reliés par une courtine borne là et retient le regard. Presque jusqu’à leur sommet ces remparts ont pour toute beauté leur hauteur nue et puissante ; près de leur faîte l’élégante saillie de leurs échauguettes à mâchicoulis est mise en relief par la vigueur des ombres, tandis que, perçant l’épaisseur des pierres, quelques ouvertures en ogive laissent passer des éclats de lumière, et que les larges créneaux élèvent dans le ciel une majesté de couronne murale. En face, la campagne étend, sous les feux du soleil, la profondeur de trois plans successifs. Le plus lointain appuie à la masse de la citadelle une ligne ondulée de montagnes bleues, telles que les primitifs aimaient à les peindre au fond de leurs tableaux, aériennes et dominant l’architecture compliquée d’une ville forte. Ces montagnes sont la région de Bethléem, la seule qui en terre sainte sourie, comme l’enfance dans la vie du Christ. Et, comme le bonheur dans la vie de l’homme, cette vision de grâce est la plus distante, la plus haute, celle qui occupe le moindre espace : l’horizon est rempli presque tout entier par une colline plus voisine, stérile et pâle, qui, assez basse à l’Orient pour ne pas voiler Bethléem, se relève d’un mouvement continu, monotone, et couvre tout de sa stérilité poudreuse. Sur son penchant, au-dessous de Bethléem, des constructions européennes montrent leurs grands toits de tuiles pâles et leurs fenêtres de fabriques : une colonie allemande se livre à l’industrie dans ce village qu’elle a nommé Berlin. Un moulin le domine qui, nouveau Sans-Souci, tend en vain au vent ses bras immobiles. La jachère se déploie ensuite, maîtresse du sol jusqu’à l’occident où un vaste édifice élève sur la hauteur son corps de logis en retraite entre deux pavillons massifs. Il contient une école professionnelle fondée en 1882 par le P. A. Ratisbonne. Il a arboré les couleurs françaises, et ce sont elles qui d’ici paraissent monter le plus haut dans le ciel. Enfin, en face et tout près de nous, un petit bois d’oliviers couvre une colline qui elle-même a la couleur et la forme allongée de l’olive. Le feuillage pâle des arbres que le soleil frappe de rayons presque perpendiculaires lui renvoie un reflet plus pâle encore, la masse de leurs ramures dessine autour de leurs troncs une ombre noire comme s’ils plongeaient leurs racines dans un humus profond, et ce jeu de la lumière met au centre du paysage une illusion de fertilité. La base de cette olivette et les terrains inférieurs disparaissent aux regards, cachés par la ligne droite des constructions basses qui bordent en face de nous l’autre côté de la rue.

Les terrasses de ces rez-de-chaussée portent une foule enturbanée, debout ou assise à l’orientale. Les spectateurs du premier rang laissent pendre le long du mur leurs jambes bronzées, et leurs babouches font des taches multicolores sur la blancheur crue de la façade passée à la chaux. Au pied du mur, devant des cintres uniformément cerclés de bleu qui donnent accès aux échoppes et aux cafés, une autre foule occupe le trottoir, établie sur de petits tabourets bas, et, dans l’ombre ronde des boutiques, apparaît encore une autre profondeur de turbans, de faces et de corps. Pourquoi cette vue me remet-elle en mémoire deux mots d’Hugo, ces « torchons radieux » dont notre goût se moqua si fort ? Qui se trompait alors, le public ou le poète ? En France, sous notre lumière raisonnable qui éclaire les choses sans les transformer, des loques sont des loques ; et encore leur laideur n’est-elle pas différente sous les brumes des Flandres ou sous le ciel de Provence ? Mais le soleil d’Asie, roi et enchanteur, n’illumine pas seulement, il transforme tout ce qu’il touche, il fait disparaître la substance vile des choses dans la magie de ses rayons. La plupart des hommes rassemblés sous nos yeux n’étaient couverts que de guenilles, tout élimées, trouées, et sales ; mais lavées, purifiées, ennoblies par ce soleil, celles-là étaient vraiment radieuses et il savait avec ces haillons faire de la pourpre et de l’or. Quelle variété de races et de costumes ! Je note au hasard un groupe placé sur la terrasse en face de moi. Un homme aux traits fins, au corps mince, porte sous une veste de cachemire blanc un jupon blanc rayé de damas ; d’instinct, il a uni aux plis soutenus et aux ton mat de la laine, la souplesse brillante de la soie, comme un artiste qui étudierait combien de reflets il peut y avoir dans une couleur : c’est un catholique de Jérusalem. Près de lui, un homme à veste rouge montre sous un épais turban aux tons clairs la face brune, la barbe noire et le profil dur que la tradition donne à Judas : c’est un Bethlémitain. Trois autres, de la même ville, abritent sous des ombrelles vertes et brunes des têtes moins sinistres et la richesse lourde, en ce jour étouffante, de leurs vêtemens. A côté deux Syriens grecs, qui semblent frais et sveltes en leurs justaucorps et leurs culottes de toile blanche ; un moine grec à la robe flottante et aux cheveux relevés en chignon sous la tour noire de son haut bonnet ; trois femmes, l’une drapée d’une voile rouge sur une robe bleue, les autres en noir : leur visage découvert les dit chrétiennes. Deux Turcs au teint aussi clair que celui des femmes, habillés de même d’un gilet serré et de pantalons bouffans à petites raies havane et grises, ont, en guise d’ombrelle, jeté sur leurs têtes fraternelles le manteau de l’un d’eux. Derrière, plusieurs fellahs de haute stature, à la chemise largement ouverte et qui laisse voir leur poitrine bronzée, ramènent pour s’abriter du soleil, au-dessus de leur turban jaune, le haut de leur aboï, grosse dalmatique à larges pans gris et bruns. Qu’on imagine, qu’on mêle et qu’on répande tout le long de la rue des groupes semblables, qu’on les masse plus serrés dans l’espace béant à l’entrée de la ville, qu’on multiplie les combinaisons infinies des teintes par l’infinie variété des formes, on imaginera ce dont jouissaient nos yeux. La sévère citadelle a aussi sa parure. Sur les plates-formes, les harems d’officiers et de dignitaires turcs jettent parmi les vieilles pierres l’éclat gai de soieries aux couleurs d’étendards ; quelques visages intrépides apparaissent sans voiles derrière les créneaux ; et tandis que deux de mes compatriotes discutent si, plus curieuses ou plus coquettes, ces Ottomanes préfèrent voir ou être vues, j’admire, sur le fond lumineux du ciel qui remplit l’ogive d’une meurtrière, la silhouette élégante et pure d’une femme debout et voilée.

Le moment approche. Les jeunes filles de la colonie allemande, portant l’écharpe noire blanche et rouge, se hâtent vers l’estrade qui leur a été préparée presque au-dessous de nos balcons ; des pachas roulent en voiture vers la porte de Jaffa où ils recevront l’empereur ; une compagnie d’infanterie turque vient de s’aligner et forme la haie sur une centaine de pas et d’un seul côté de la rue. Cela ne suspend pas encore les habitudes de la cité, le va-et-vient des indigènes sur leurs chevaux ou leurs mules. Les chiens dorment, le ventre étendu sur la route qu’on a arrosée et qu’ils trouvent fraîche. Un porteur d’eau promène sur son dos son outre, une peau de chèvre qui, gonflée, a repris une forme d’animal distendu, gras et luisant. Deux hommes qui poussent trois ânes s’arrêtent, se baissent, le porteur d’eau par un mouvement de reins penche vers eux une patte de sa chèvre, et de là un filet clair tombe dans leurs bouches noires.

Un appel de trompette retentit. Sa note unique et longue sonne de loin ; un appel plus proche le transmet ; un troisième répond à la porte de Jaffa. Aussitôt le chemin que va suivre l’empereur apparaît vide entre les rangs alignés des mâts et du peuple. Un groupe de cavaliers s’avance. Leur uniforme brun soutaché de jonquille inspire aux Ottomans le même respect qu’à nos compatriotes le chapeau en bataille et les buffleteries blanches des gendarmes, et les gendarmes sont ici comme en France l’escorte des criminels et des souverains. Ils mènent la marche d’un bon pas. Après eux une voiture où le consul d’Allemagne, raide dans sa grande tenue, semble célébrer l’élévation, déjà annoncée, de son poste en consulat général. Dans une seconde voiture, une femme blonde, ayant sur le visage une beauté qui se fanera vite et la bonté qui, plus heureuse, n’a rien à craindre des ans, salue avec grâce et désir d’être aimable : c’est l’impératrice. Derrière et aussitôt l’empereur. Vêtu d’un uniforme à bandes, collet et paremens rouges, qu’égaient des broderies d’argent, un grand cordon jaune sur la poitrine, le casque en tête, et solide sur son cheval, il remplit bien son personnage d’empereur et d’empereur allemand. L’immobilité fière et du visage et de l’attitude, le geste rare, bref, condescendant, dédaigneux de sa main droite, qui pour tout salut se porte à son casque, révèlent l’empereur de tous les empereurs, l’Allemand de tous les Allemands le plus pénétré de sa grandeur et le plus enflé de ses droits. Mais l’uniforme, le geste, la personne sont comme idéalisés par un grand voile blanc qui s’enroule autour du casque, s’entr’ouvre devant le visage, le protège à droite et à gauche contre une curiosité trop précise, laisse seulement deviner derrière son rempart onduleux l’éclat des yeux, la courbe fière du nez, le pli héroïque de la moustache blonde, retombe sur les épaules, et flotte sur le dos. Ce rien métamorphose tout. Il donne je ne sais quel prestige d’insaisissable, de mystérieux, d’irréel, de symbole, de beauté à cette apparition blanche sur un cheval blanc. Ce rien révèle l’originalité la plus personnelle de ce monarque, le caractère qu’il ne tient d’aucun des siens, son besoin d’imposer aux imaginations par les ressources de son imagination, son désir d’accroître l’ancien prestige du pouvoir par des prestiges nouveaux, sa puissance d’évoquer des visions imprévues par un art instinctif et profond des lieux, des occasions, des costumes même, sa volonté d’attacher à son pouvoir réel des ailes de légende, de compléter le souverain par le héros du roman, et d’unir à l’aigle noire de la Prusse le cygne blanc du Saint-Graal. Le même sens de l’originalité et du décor apparaît dans l’ordonnance de la suite immédiate, et l’on reconnaît encore là l’œil du maître. Une cinquantaine d’officiers superbes, quelques-uns gigantesques, l’entourent : le costume colonial jaune que portent les officiers anglais dans l’Inde a servi de point de départ à la fantaisie impériale. Mais les ornemens militaires des épaules, la large ceinture de cuir qui soutient le revolver, la gourde et la bourse, et fait penser au bourdon et à l’aumônière, la couleur de ces vêtemens basanés comme des pourpoints de buffle, le cimier du casque et le couvre-nuque tombant sur les épaules avec la forme du réseau d’acier qui tombait du heaume, donnent à cette troupe un faux air de croisés, — de croisés, il est vrai, qui auraient la jaunisse.

Mais, à eux sont mêlés en nombre presque égal des hommes qui n’appartiennent pas à l’armée, la maison civile, j’imagine, et les auxiliaires indispensables à un empereur quand il veut faire l’opinion, écrivains, télégraphistes et photographes. Ceux-là, jaunes toujours, mais dépouillés des ornemens de la grâce militaire, avec leurs grosses guêtres, et leurs blouses ballonnant sur leur large ceinture, et sous l’ampleur de leurs casques énormes, ressemblent à une équipe de scaphandriers amenés pour explorer la Mer-Morte.

Suit à pied une troupe de cinquante à soixante personnes, de ces personnes distinguées et graves qui se croiraient dépouillées de leur dignité si elles apparaissaient en public sans habit et chapeau de ville. Ces hommes sérieux portent au cou un large cordon noir d’où pend une croix émaillée de blanc et de noir. Ce sont des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Ils viennent assister à la consécration du temple protestant que l’empereur inaugurera lundi.

Enfin une procession de voitures vulgaires, où sont tassés des officiers allemands, des fonctionnaires allemands, et, en queue, des hommes qui, n’ayant ni épée ni broderies, mais portant des lunettes d’or, rasés et satisfaits d’eux, doivent être des savans allemands.

C’est tout, et l’on pense : « Quoi ! ce n’est que cela ? » Les touristes allemands eux-mêmes, malgré leur désir de tout admirer, n’ont pas trouvé matière, et leur déconvenue s’est manifestée par leur silence devant ce cortège. Et le spectacle ne devient beau qu’au moment où, le cortège étant passé, la foule s’ébranle, remplit la rue, mêle dans un mouvement doux toutes les teintes de ses costumes, pavoise le chemin par cela seul qu’elle le parcourt ; où, vue de haut, la masse de ces turbans en marche, pareils de forme et opposés de couleur, semble un champ de dahlias sur lesquels passerait une brise.

L’empereur, descendu de cheval, se dirige maintenant vers le Saint-Sépulcre. Il y trouvera un accueil moins solennel encore. Ce n’est pas que, là même, l’Eglise n’ait des honneurs pour les monarques. Mais ces honneurs religieux, symbole de l’union entre l’Etat et l’Eglise, sont réservés par l’autorité ecclésiastique aux princes en unité de croyances avec elle. Or, au Saint-Sépulcre, toutes les sectes chrétiennes ont droit de cité, sauf les protestans. Aucun des rites co-possesseurs de la Basilique ne peut recevoir avec les pompes liturgiques Guillaume II, parce qu’il n’est pas de leur croyance ; et il n’y peut recevoir les hommages de son propre clergé, parce que les rites protestans n’ont pas accès dans la Basilique. L’empereur n’entend être ignoré nulle part : il a tenu à obtenir des cultes étrangers au sien tous les respects que la conscience ne les obligerait pas à lui refuser. Des négociations ont été ouvertes pour régler la manière dont il serait reçu. Même au Saint-Sépulcre, les religions sont de grandes ou de petites puissances. Les grandes sont la latine, la grecque et l’arménienne : celles-ci, tandis que les autres se contentent d’une chapelle, se partagent presque tout l’édifice, et elles ont chacune à Jérusalem un patriarche. D’eux on eût voulu obtenir des pompes, ils n’ont voulu promettre que des politesses, et l’empereur doit s’en contenter. Les patriarches ne revêtiront pas leurs ornemens pontificaux ; ils ne seront pas à la tête de leurs clergés ; il n’y aura pas de cérémonies religieuses. Les patriarches en leur costume de ville attendront Leurs Majestés : le Latin à la porte de la Basilique ; l’Arménien à la pierre de l’Onction, où fut embaumé le corps du Christ, le Grec au seuil du Saint-Sépulcre, et le seul encens offert à Guillaume sera celui de trois discours volontairement vides ; et, par crainte des bombes ou des poignards, vide aussi sera l’édifice. Ce sont là des honneurs de machine pneumatique. Bien que notre consul général ait ménagé à quelques Français le moyen de pénétrer dans la Basilique, j’ai mieux aimé voir l’entrée dans Jérusalem. Mais un ami qui avait préféré le parti contraire m’a raconté la visite de l’église. L’empereur, son casque pendu à sa ceinture, est passé de patriarche en patriarche, les a écoutés d’un air impassible, leur a répondu par un serrement de main sans effusion, a accepté leur compagnie comme celle de cicérone, dans la partie de l’édifice qui leur appartenait, a tout parcouru d’un regard bref, n’a contemplé rien avec vénération. Il tenait à la main un stick : badine ou cravache, c’était trop. Au Christ seul appartient d’entrer avec un fouet dans le temple, parce qu’il en chasse les marchands. Dans la partie la plus sacrée de la Basilique, le Sépulcre, Guillaume II a pénétré seul avec l’impératrice. Là sans doute il a laissé tomber le masque hautain qu’il porte pour les hommes et qui n’impose pas à Dieu.

La visite n’a pas duré plus d’une heure. Voici à la porte de Jaffa les troupes qui reprennent l’immobilité ; voici rassemblés les chevaux que l’on promenait en main ; voici le cortège qui passe de nouveau et en sens inverse sous nos balcons. Son désarroi apparaît plus crûment encore. Derrière les gendarmes, avant la voiture de l’impératrice, deux hommes vêtus de complets gris et couverts de chapeaux à larges bords passent sur de solides courtauds. Ce sont M. Cook et son principal associé : et leur présence ne semble naturelle qu’à eux. L’usage n’est pas encore que les machinistes figurent dans le cortège de Lohengrin. Lohengrin suit, entouré plus près encore qu’à l’aller par son escorte ; à sa gauche, chevauchant botte à botte, un cavalier immense, couvre de son corps l’empereur ; à sa droite marchent deux gardes du sultan, sortes de turcos à turban vert. Lui, n’a pas du tout l’air d’un homme qui a peur, mais il a tout à fait l’air d’un homme qui se garde. Il porte comme son escorte le revolver à la ceinture. Derrière le peloton des fidèles qui veillent sur leur seigneur, il n’y a plus de cortège, mais une débandade qui s’allonge sans ordre et sans fin ; à pied ou en voiture, pachas, officiers, savans, chevaliers de Saint-Jean, le patriarche grec, et trois franciscains, se suivent et ne se ressemblent pas. Plus différente encore est une dernière figure de cet étrange défilé. Vous rappelez-vous l’entrée de dame Peluche dans On ne badine pas avec l’amour ? Ainsi doucement balancée sur une mule qu’un enfant tient par la bride, une vieille dame s’avance. Est-il besoin de dire que sa robe est prune ? Un ridicule jaune pend de sa taille sur le flanc de la bête, un chapeau triste et édifiant comme une coiffe emprisonne sa tête vénérable, son honnête visage encadré de cheveux gris semble une figure de bonne conscience : elle s’avance avec une dignité souriante et distribue de tous côtés de petites révérences que les Allemands accueillent par des bravos. C’est la présidente des diaconesses allemandes ; elle déploie ici beaucoup de zèle, et elle s’éloigne plus applaudie que l’empereur.

C’est justice. Le grand acteur a manqué son entrée.

Son échec a eu pour cause un excessif désir d’étonner les hommes. Il n’y a guère, au service des souverains ambitieux de conquérir les imaginations par les yeux, que trois moyens d’imposer : les pompes religieuses, les fêtes militaires et le luxe de cour. La pompe religieuse eût été la plus utile à un monarque préoccupé d’établir un protectorat religieux. Mais la religion se refusait à consacrer son arrivée. La majesté militaire ne lui était pas moins interdite ; il ne pouvait s’entourer de troupes allemandes sur un territoire étranger ; et, quant aux troupes ottomanes, non seulement il n’aurait tiré d’elles qu’un prestige d’emprunt, mais c’eût été trop de demander qu’une fraction importante de ces forces, en escortant l’empereur au Saint-Sépulcre, rendît hommage à la religion chrétienne. Restait la pompe de cour ; mais le prestige extérieur d’une cour se mesure au nombre et au luxe des dignitaires, des équipages, de la livrée, et tous ces luxes auraient coûté cher, transportés de si loin dans un tel pays. Or les Hohenzollern ne furent jamais prodigues. Tout conseillait donc à Guillaume la simplicité. En face du tombeau du Christ sacrifier toute fausse gloire à l’humilité du chrétien sera toujours pour un prince le parti le plus naturel, le plus sage et le plus noble. Mais il est des hommes à qui tout paraît plus facile que d’être simples. Guillaume voulait une entrée solennelle, et solennelle sans qu’elle lût onéreuse. C’est cette difficulté qui, mettant en œuvre l’imagination de l’empereur l’a amené à remplacer les moyens ordinaires et coûteux d’étonner les hommes par cette poésie d’une arrivée à travers le désert, d’un campement sous les murs, d’un hommage inattendu à la vie orientale et d’un rapprochement opéré, par la beauté originale des costumes, entre l’Europe et l’Asie. Ainsi il a composé son itinéraire, son personnage et les groupes de ses compagnons. Mais soit inaptitude à considérer les ensembles, soit plutôt conviction que lui seul suffit à donner leur caractère et leur éclat aux solennités où il préside, il n’a pas étendu ses regards jusqu’au bout de son cortège. Comme ces grands artistes qui dans leurs tournées de province promènent superbement la beauté de leur jeu et la splendeur de leurs costumes parmi les pauvres décors des petits théâtres, et rendent plus minable la friperie des comparses, l’empereur, en sa blancheur vaporeuse de chevalier, a rendu plus vulgaire l’apparence extra-moderne de sa suite, le sans-gêne des blouses jaunes et la banalité des habits noirs. Un si mince appareil n’était pas fait pour conquérir Jérusalem, que l’afflux constant des pèlerinages, les pompes rivales de ses cultes et l’éclat oriental des costumes et des cérémonies rendent, de toutes les villes, la ville la plus difficile à étonner.


Au mont des Oliviers, dimanche 30 octobre.

Notre consul général a bien voulu m’offrir une promenade sur le mont des Oliviers, « chez les Russes. » On désigne ainsi au sommet de la colline un vaste espace planté de cyprès et de pins, où la Russie a une chapelle et une grande tour.

Le mont des Oliviers s’élève à l’est de Jérusalem. Des murs, une sente descend dans la vallée de Josaphat et remonte, droite et raboteuse, le penchant de la colline. Ce chemin, consacré par les siècles, est peut-être celui que prit le Sauveur pour faire, dans l’angoisse et l’acceptation du prochain sacrifice, la dernière veillée de sa vie terrestre. Mais les voies de l’Homme-Dieu sont trop étroites pour les empereurs. Le sultan a fait établir une large route qui, par un grand contour au nord et une rampe douce, gagne la crête du mont, et Guillaume II rend à Hamid sa politesse en usant aujourd’hui du nouveau tracé. Il est quatre heures, les flèches, toujours brillantes mais plus obliques, du soleil, glissent sur nous sans nous blesser, et de la terrasse consulaire nous avons vu déjà l’escorte galoper le long de la rampe. Nous partons à notre tour, une bête de volée devant celles du timon : ce ne sera pas trop pour haler notre calèche sur les deux pouces de poussière qui servent ici de macadam. Nous nous élevons, décrivant autour de Jérusalem un circuit qui rappellerait le Viale dei Colli autour de Florence, vers San Miniato, si le pays des fleurs et des montagnes aimables pouvait être évoqué dans la région des terres incultes et des formes désolées. La ville abaisse peu à peu ses hauts murs et livre à nos regards, par-dessus ses collines et ses vallées couvertes de maisons à terrasse, les grands édifices de la foi, les dômes élevés à des religions ennemies, et derrière lesquels le couchant met la gloire commune de ses rayons. De ces monumens le plus proche, le plus vaste, le plus beau dans sa solitude unique est la mosquée d’Omar. Près du rempart qui domine la vallée de Josaphat, l’édifice élève la régularité de son enceinte octogone et de l’enceinte semblable qui, plus étroite et dressée sur la première, soutient la coupole aux courbes d’ogive arabe. Nous ne pouvons jouir de sa gloire la plus vantée, des vitraux qui jettent des feux de pierres précieuses sur l’or des plafonds sculptés et sur l’éclat des mosaïques byzantines. Mais ses revêtemens extérieurs de faïences aux tons verts et bleus sont admirables de douceur claire sous la haute calotte aux longues stries de plomb. Surtout d’ici éclate sa beauté suprême, son isolement sur l’esplanade immense qui étend le long du rempart sa blancheur dallée et nue. Autour de sa prière, l’Islam a su faire le vide. Il n’a voulu autour d’elle que des souvenirs. Il a pour seuls voisins les innombrables morts qui dorment à ses pieds dans la vallée, il a construit sa demeure sur la mort même, où avait été le temple dont il ne reste pas une pierre, et sur la fin de tout ce qui fut et n’est plus, il dit magnifiquement par la voix de cette solitude : Dieu seul est Dieu. Et nous, quand notre regard cherche le tombeau de ce Dieu, trouverons toujours autour du sanctuaire les misères, les demeures et le vain bruit de ce qui passe ? trouverons-nous toujours les marchands qui seuls ont survécu dans la ruine du Temple et encombrent toutes les avenues du sépulcre ? trouverons-nous toujours assises à la porte du sépulcre même, au lieu de l’ange, les dissensions religieuses ?

La voiture a achevé de gravir la rampe. Elle roule maintenant sur un plateau étroit et long qui forme, du nord au sud, la cime de la montagne. La vue n’est plus bornée au versant qui s’achève en l’étroite vallée de Josaphat et d’où apparaît Jérusalem. Le long de l’autre versant, le regard plonge bien plus bas sur un pays plus aride encore. Au fond de vastes gradins qui descendent, rugueux et stériles comme des éboulis, s’étend une large vallée, blême, à face de fièvre. En son milieu une étroite teinte de verdure indique un fleuve, invisible sous ses berges, et dont on aperçoit seulement l’embouchure dans un commencement de lac aux eaux ternes. Sur la rive opposée du fleuve et du lac, au loin, le sol se relève, d’un seul et puissant effort, en une longue chaîne aux profils réguliers, aux plissemens usés par le temps et qui mettent l’ombre ténue d’innombrables rides sur la vieillesse de la montagne. Cette montagne elle-même est tout un pays haut, dont les plateaux moutonnent derrière la première chaîne. L’œil suit, jusqu’à l’extrême horizon, leurs lignes de plus en plus lointaines, toujours stériles et toujours nettes dans le vide lumineux de l’air. C’est l’immensité dans l’espace et dans la tristesse, et cette terre semble ne s’étendre si vaste que pour contenir plus de misère. Cette vallée unit la Galilée à la Palestine ; ce fleuve est le Jourdain ; cette anse où il se jette, la mer Morte ; ces montagnes lointaines, les déserts de Moab. Et tandis que le regard embrasse ces vastes contrées, elles évoquent des souvenirs plus grands encore.

Mais c’est près de nous maintenant qu’il convient de jeter les yeux. Le cawas ouvre la portière. Voici la tour des Russes, des troupes rangées derrière leurs faisceaux, un enchevêtrement de voitures auxquelles la nôtre va se joindre. L’empereur a mis pied à terre et n’est pas loin. Nous faisons quelques pas vers la tour. Au coin de la chapelle abritée sous son ombre débordent comme les derniers rangs d’une assistance : tout ce monde, debout et tête nue, regarde et semble écouter. Par une manœuvre diplomatique et dont l’honneur revient à notre consul général, au lieu de nous mettre à la suite du groupe, nous tournons le petit édifice. Un spectacle imprévu s’offre à nous.

En plein air, sur une large esplanade qui règne devant la chapelle, un grand tapis est étendu. A une extrémité de ce tapis brille l’or de deux fauteuils, solennels comme des trônes, sous l’ombre légère des jeunes pins. Sur les fauteuils, l’empereur et l’impératrice sont assis ; derrière, leur suite est groupée ; en face d’eux et debout au centre du tapis, un Allemand parle. Nous venons de déboucher à sa hauteur ; un seul rang de personnes borde devant nous le grand côté du tapis ; nous approchons mêlés à elles ; nous avons sous les yeux l’orateur, les souverains, leur suite, et si près que rien des paroles, des gestes ni des visages ne nous échappe. Mais ce sont visages, gestes et paroles de cour. L’homme qui discourt est le premier pasteur de Leurs Majestés. Il leur fait un prêche. Sa voix nette et simple, son attitude naturelle et recueillie ont, sans effort d’éloquence, un accent de gravité et une force de conviction. Soit qu’il s’incline comme sujet, soit qu’il se redresse, comme prêtre, il s’entend au difficile état de parler au nom de Dieu à un empereur. Il rappelle à Guillaume son père, qui fut aussi pèlerin de Jérusalem ; il remercie le fils d’avoir, suivant cet exemple, rendu un hommage à la foi ; il ne doute pas que cet acte de foi ne soit utile ; il demande au ciel de veiller sur le souverain et de l’inspirer.

L’empereur écoute tête nue, avec un air de respect qui lui manquait la veille. Au moment où le sermon s’élève à la prière, il s’agenouille avec l’impératrice, leurs fronts s’abaissent tandis que le pasteur consacrait chacun de ses vœux par des supplications de plus en plus instantes, et, bien après que la voix s’est tue en un dernier amen, ils demeurent prosternés comme s’ils écoutaient Dieu même leur parler dans le silence. L’impératrice, les mains jointes et appuyées sur son ombrelle, semblait croire et adorer en une effusion confiante ! La piété de Guillaume II n’était pas si simple. Un genou en terre, l’autre servant de soutien à son bras gauche, la main droite retenant les plis d’un grand burnous qui voilait d’une transparence soyeuse les teintes bleues et l’argent de son uniforme, le buste et la tête inclinés, le visage immobile comme le corps, il était une belle statue de la prière, un pendant du Penseroso. Il n’y avait à reprendre précisément que l’excès dans cette perfection, cet arrangement des draperies, cette harmonie des couleurs, cette composition de l’attitude, ce soin, après l’avoir choisie, de n’y plus rien changer. Il semblait que Guillaume voulût donner aux assistans, se donner à lui-même le spectacle d’un empereur dans ses rapports avec Dieu ; que, s’il songeait à Dieu, il songeât surtout aux hommes ; qu’il jouât son rôle de personnage représentatif et qu’en lui l’artiste, en même temps acteur, fît tort au croyant. Les statues de la prière ne prient pas.

Ce n’est pas à dire que ce croyant ne soit pas sincère. Sa foi profonde et mystique en l’autorité des princes suffirait à lui rendre la religion nécessaire : il veut à ce pouvoir la hauteur d’une origine surhumaine, il lui faut Dieu pour sacrer l’empereur. Cette conception, en rattachant sa croyance de chrétien à sa dignité de monarque, rend cette croyance inaccessible au doute, mais donne à ce christianisme pour fondement, au lieu de l’humilité, l’orgueil. Et cet orgueil doit bannir toute banalité des entretiens que ce maître de peuples demande au maître des rois. Ou je m’abuse fort, ou l’empereur, on lui rendant hommage, lui rappelle les obligations de Dieu envers les princes ; lui démontre l’injustice que commettrait la Providence si, ayant chargé un être privilégié de la représenter auprès des nations, elle refusait à son mandataire une assistance constante ; et quand il a besoin de faveurs et qu’elles tardent, il sait réclamer son dû. Tout à l’heure, il a paru oublier un instant sa cour, son costume, sa pose, et s’absorber en une solitude intérieure. Si c’était un recueillement de la créature devant son créateur, cette vision n’avait rien de l’abandon, de la confiance, de la tendresse. Ses yeux fixaient la terre à quelques pas devant lui ; ses moustaches, seules dressées vers le ciel, semblaient menacer au lieu d’implorer ; sous ses cheveux noirs et aplatis par le casque, se dessinait un front volontaire. Sur ce front était écrit je ne sais quel désir non satisfait, surpris d’avoir attendu et impatient qui semblait toute sa prière, et son cou aux fortes attaches semblait pousser en avant cette prière obstinée, avec un mouvement de bélier qui bat un mur. Je donne mon impression comme je l’ai éprouvée : elle n’est pas un jugement ; et d’ailleurs il ne faut pas défigurer, par des hypothèses sur le mystère des intentions, les actes qui portent en eux-mêmes leur sens et leur beauté.

Quand l’empereur s’est relevé, un air lent et religieux s’est fait entendre. Joué d’abord par des instrumens, il a été repris par l’assistance, mais doucement, comme si c’étaient les voix qui accompagnaient l’orchestre. Dans ce murmure de paroles chantées, je distinguais les notes fluettes et justes de l’impératrice. Avec elle toute la cour entonnait le cantique. Ces hommes et ces femmes avaient tout à l’heure l’aspect tout ensemble important et subalterne qu’on prend auprès de tous les princes : maintenant cet acte religieux, cette affirmation de foi ennoblissait ces visages. Et cette cour élevée au-dessus de ses adorations accoutumées pour un homme, cet homme même faisant trêve à son propre culte, rendant à Dieu les hommages que d’ordinaire il reçoit, et fléchissant aux yeux de tous le genou devant le maître invisible, tout cela était imposant. Le secret de la grandeur, si vainement cherché hier avait été trouvé aujourd’hui par Guillaume II, et la poésie de cet acte religieux planait encore sur lui, tandis qu’à la tête de son cortège silencieux et dans la nuit tombante, il redescendait vers Jérusalem.

Restait néanmoins à savoir pourquoi il avait, Allemand et luthérien, choisi pour célébrer son culte un terrain russe et la dépendance d’une église orthodoxe. Nous l’avons demandé quand l’esplanade, vide de la majesté impériale, sembla de nouveau déserte, que notre consul général y retrouva son collègue de Russie, que celui-ci nous fit les honneurs d’une coquette salle contiguë à la chapelle, et que nous travaillâmes à l’alliance en buvant une tasse de thé russe.

Guillaume II avait fait savoir son désir d’honorer là le jour du dimanche ; il avait donné pour raison que nulle place ne lui semblait aussi belle, d’une beauté aussi religieuse. L’artiste, le curieux d’émotions rares, l’évocateur des lointains passés se révélait dans un tel souhait, et ne pouvait souhaiter mieux. Quand les anciens patriarches voulaient se sentir plus près de Dieu, ils l’invoquaient, dit l’Écriture, dans les « lieux hauts. » Quel temple est comparable à ce lieu haut qui, de toutes parts, domine la Terre de Dieu, où la nature même est la Bible, la Bible ouverte à la fois à toutes les pages ? où l’Ancien et le Nouveau Testament mêlent leurs saintetés ? Dans ces déserts le vrai Dieu eut ses premiers adorateurs. Ce lac bitumineux où il engloutit les villes qui n’avaient pas gardé sept justes, raconte les colères de sa justice. Cette route, par laquelle les Hébreux vinrent de la servitude dans la Terre promise, dit les miracles de sa bonté. Toute cette Galilée, toute cette Palestine est une vallée de Josaphat, une cendre de prophètes, de rois, de juges, de prêtres, de guerriers ; ici l’humanité est si vieille que des générations de cités y sont tombées en poussière comme des générations d’hommes ; et tout ce passé a préparé, a prédit, a adoré d’avance le Christ et la rédemption. Et voici Bethléem, où naquit avec ce Christ la vie nouvelle du monde. Voici le chemin de la Montagne où cette vie nouvelle fut révélée aux hommes avec les ineffables paroles sur les béatitudes de ceux qui pleurent. Voici le Jourdain qui, de Tibériade aux eaux amères et mortes de Sodome et de Gomorrhe, coule, comme la vie du Sauveur coula, de ses premiers et doux miracles, à l’amertume, trop stérile encore, de ses souffrances et de sa fin. Et plus proche que tout le reste, et tout entière sous le regard, s’étend Jérusalem, siège de l’ancienne loi et de la nouvelle, qui les a toutes deux méconnues, qui, en tuant le juste s’est condamnée elle-même, qui a collaboré seulement par son crime au salut du monde, qui, dans sa puissance détruite et ses fils dispersés, rend témoignage à sa victime, et qui, cherchant en vain une pierre du vieux temple, a depuis, pour unique vie, le tombeau vide où elle croyait avoir à jamais caché son forfait. Oui, partout ici le regard vole d’autels en autels, et en changeant de vision ne fait que changer de prière.

Et rien n’est plus digne de respect que le désir de méditer, en face de ces miracles, et, comme Moïse faisait soutenir ses bras vieillis pour les élever vers le Seigneur en face de la Terre promise, d’appuyer les incertitudes de sa foi sur les certitudes de l’histoire, et de chercher la ferveur dans un tel temple. Rien, sinon la foi simple de ceux qui de tout lieu savent faire ce temple, et auxquels, pour fléchir le genou en toute humilité et espérance, il suffit de se connaître et de connaître Dieu.


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre