La France du Levant/03

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La France du Levant
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 315-348).
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LA FRANCE DU LEVANT

III[1]
LE VOYAGE DE L’EMPEREUR GUILLAUME II. — SES RÉSULTATS


Jérusalem, 31 octobre. Au Temple du Sauveur.

Lorsqu’en 1869 Frédéric de Prusse, alors prince royal, vint à Jérusalem, il reçut d’Abdul-Aziz, près du Saint-Sépulcre, le terrain où les chevaliers de Saint-Jean avaient, au XIIe siècle, construit leur hôpital, et le prince y posa la première pierre d’un temple dédié au Sauveur. C’est cet édifice, aujourd’hui achevé, que Guillaume II inaugure ce matin à neuf heures.

L’Empereur y a double droit. Cette activité que l’art de gouverner n’épuise pas tout entière et qui permet à l’Empereur d’être peintre, musicien et poète, lui laisse par surcroît le loisir d’être architecte : le clocher serait, paraît-il, de sa façon. N’étaient l’emplacement vénérable et la collaboration impériale, l’édifice aurait peu d’importance. Fait pour contenir un millier de fidèles à l’abri de sa coupole et de ses voûtes romanes, mal dégagé par des impasses et des ruelles, il présente, à sa façade principale sur un semblant de rue, sa plus grande étroitesse, et n’a là que la largeur d’un portail enfoncé sous un petit porche, une rosace lourde, et un pignon plus lourd. Sur ce fronton de chapelle, le premier dessinateur de l’Empire par droit de naissance a élevé un clocher de cathédrale. De même style que le temple, il superpose un cube de maçonnerie nue, deux étages d’arcatures à jour, et se termine par une pyramide quadrangulaire. Ce clocher en vaut un autre, qui ne serait pas beau. Mais l’originalité est la rencontre de cette masse et du mince édifice. Le clocher, qui devrait prolonger en hauteur un angle de la façade, élargit sa base sur plus de la moitié du portail, déforme toutes les lignes et rompt toutes les proportions du monument. Il ne suffisait pas qu’il remplît son office ordinaire, il fallait qu’il représentât la majesté impériale. Elle s’est trouvée trop vaste pour les bases qui la supportent.

Autour du Temple, l’enchevêtrement est tel des vieilles demeures et des voies étroites, qu’il faut vouloir et chercher pour contempler d’ensemble cette disproportion. C’est par-dessus l’heureux obstacle des murs et des terrasses que le clocher, seul visible de loin, élève dans le ciel sa croix de pierre neuve. Devant la façade, il est vrai, s’étendait naguère un terrain vague et assez vaste pour qu’on le pût transformer en place. Mais la fortune de l’Empereur a épargné à son œuvre le péril de devenir trop accessible. Ce terrain appartenait aux Arméniens qui sont payés pour se défier de tout et de tous. La peur les prit que l’Allemagne songeât à acquérir d’eux, malgré eux. On sait que les diverses communions, fort jalouses les unes des autres, tiennent à conserver leurs propriétés dans Jérusalem, et surtout aux alentours du Saint-Sépulcre. En face du Temple, les Arméniens se sont donc hâtés de clore l’espace libre par une longue façade de maisons. Ce sont des rez-de-chaussée aux piliers et au fronton de pierre, entre lesquels des baies rigoureusement closes semblent prêtes à s’ouvrir sur de vastes magasins. En réalité, il n’y a de magasins et de maisons que la devanture. Derrière, pas amorce d’édifice, pas vestige de fondations. Mais les amateurs indiscrets de cet emplacement ne pourront plus prétendre qu’on le leur vende comme un terrain sans emploi. Les Arméniens lui ont assigné une destination. Sur ses parties restées nues s’étend un « devenir » de boutiques et de baux : ce devenir fournit aux propriétaires prétexte pour ne pas céder un immeuble de rapport. Il manque à cet immeuble d’être construit : détail négligeable puisque la volonté de construire est certaine. Elle deviendra fait demain ou dans un siècle, peu importe. Ici pour les maisons, comme ailleurs pour les sonnets, « le temps ne fait rien à l’affaire. » C’est ainsi que l’Orient formaliste défend ses intérêts par des apparences.

Près du nouveau Temple, un couvent grec barre de sa masse la rue où l’architecture religieuse de Guillaume et l’architecture diplomatique des Arméniens se font vis-à-vis. De sa terrasse, où, quoique non orthodoxe, je trouve accueil, le regard domine, à gauche, la base du clocher sur la toiture du temple, et le portail entr’ouvert dans le retrait de sa niche ronde ; à droite le mur des Arméniens, long et mince comme le pont sur lequel les âmes des musulmans doivent passer après la mort, et, derrière ses portes fallacieuses, les décombres d’un sol vague, avec un horizon de masures plus reculées ; en face, toute la longueur de la rue étroite qui sépare l’Allemagne et l’Arménie. Ce rudiment de voie se prolonge à peu près trois cents pas, butte contre une maison qui fait pendant à notre monastère, la traverse en un passage voûté, que clôt une grille, et, par-delà le porche d’ombre noire, à travers les barreaux de la grille, apparaissent la clarté et le mouvement d’une véritable rue. C’est par cette grille et par cet étroit préau, que le cortège impérial parviendra au Temple. La disposition même des lieux dispense la police d’écarter la foule. Si la terrasse de notre couvent et celle de la maison qui clôt à l’autre extrémité la rue, ne portaient chacune une centaine de privilégiés, si le faîte du mur arménien ne servait de perchoir à quelques enfans, il n’y aurait de spectateurs que les deux mille Allemands, invités par cartes personnelles à la cérémonie religieuse.

Ils sont déjà dans le Temple. Une compagnie d’infanterie turque forme la haie dans la rue, près de la grille, qui bientôt s’ouvre, et livre passage à une compagnie de marins allemands. Le casque blanc, la chemise blanche, le col bleu largement ouvert sur le cou, la culotte bleue qui s’enfonce dans des bottes fauves, leur donnent une apparence composite de marins-cavaliers. Ils marchent avec une lourdeur allègre, dans un parfait alignement des rangs, des files et des armes ; après avoir dépassé la troupe turque ils font front ; et les deux cents fusils penchés sur leur épaule droite, se redressent, s’abaissent, et reposent à terre comme par trois déclenchemens d’un seul mécanisme. Un peloton est sans armes et représentera la troupe dans le temple où il entre aussitôt. Ces hommes sont petits, avec des figures d’enfans et des torses d’athlètes, plus proches du soldat que du matelot, dépourvus de la souplesse qui, pour des hommes de mer, est peut-être la plus grande force, mais visiblement entraînés et solides. Déjà la grille s’ouvre et se referme sans cesse sur les Pachas et les officiers ottomans, qui sont de service auprès de l’Empereur ; sur le chef des ulémas, reconnaissable à la torsade d’or enroulée dans son turban ; sur le consul d’Allemagne et celui d’Angleterre, précédés de leurs cavas qui s’avancent en frappant le sol de leurs grandes cannes à grosses pommes d’argent ; sur beaucoup d’hommes en robe noire, petit rabat et bonnet carré comme des gens de justice ; et sur d’autres, plus nombreux encore, qui avec leur tunique rouge, leur culotte blanche, leurs grandes bottes, leur manteau noir flottant, et leur petit chapeau à plumes blanches, ont du veneur anglais, du mignon français, du capitan espagnol et semblent gens de théâtre, figurans à toutes fins qui auraient combiné, en un seul costume, beaucoup d’époques, de nations et de personnages. Ces gens de justice sont des ministres luthériens : ils se massent sous le porche du temple. Dans la simplicité uniforme de la robe, je distingue le pasteur qui parlait hier sur la montagne des Oliviers ; un je ne sais quoi d’assuré en lui et de respectueux chez les autres, dit qu’il est parmi eux le premier. Il l’est, malgré la crosse d’or dressée devant un autre personnage, qui un peu à l’écart, près du portail, se tient immobile en sa chasuble d’or. Celui-ci, de ses longs pieds à sa tête longue, à son nez mince, à son menton osseux, à son teint coloré sous sa chevelure blonde et plate, est Anglais, Anglais même en son air de piété triste comme un spleen religieux : tant de mélancolie, un aspect de douceur, plus belle quand elle souffre, et quelque chose d’austère le rendraient vénérable si ses vertus, sa tête, et sa chasuble n’apparaissaient surmontées d’un chapeau noir à haute forme. Ce prélat à la mitre laïque est l’évêque anglican de Jérusalem. Pour les gens de théâtre, ils ont leur centre d’attraction à l’autre extrémité de la rue, près de la grille : au bout de ma lorgnette, je reconnais les hommes graves, qui, le jour de l’entrée à Jérusalem, portaient sur la poitrine le cordon noir et la croix d’émail ; ce sont les chevaliers de Saint-Jean. Guillaume II a voulu qu’ils revêtissent le grand costume de l’Ordre, pour rattacher aux traditions d’un passé glorieux la solennité de ce jour, et ils attendent leur grand maître, l’Empereur.

Le voici ! Turcs et marins portent les armes, tout se fait silence ; la grille s’ouvre toute grande ; de la voûte sombre un cortège resplendit tout à coup dans l’éclat du soleil et vient à nous. C’est une troupe une et diverse, troupe de chefs où chaque homme est un officier : ces officiers, choisis parmi les plus beaux types de la race allemande, appartiennent à toutes les armes, et représentent, par leur variété même, la puissance collective de la nation. Leurs rangs serrés forment une masse compacte, confuse et éclatante où les couleurs, l’acier, l’argent et l’or se mêlent et chatoient d’une splendeur solide et guerrière. Dans l’étroit espace où elle s’avance et qu’elle remplit, au sortir de cette voûte noire comme une gueule de four, elle semble une coulée où ruissellerait en fusion le métal de Corinthe. Entouré et comme porté par ce mouvement, l’Empereur, sur ce fond lumineux, resplendit plus lumineux encore, en son blanc costume de cuirassier. Sa poitrine, dans son corset d’argent, reçoit et renvoie les rayons du soleil, son casque d’argent porte l’aigle aux ailes étendues, et la petite couronne de l’oiseau héraldique met un éclair d’or dans cette blancheur. Ce costume, le plus magnifique peut-être qu’il y ait dans aucune armée, n’a pas suffi à Guillaume. Il a voulu en transfigurer la beauté trop connue. Non seulement, comme avant-hier un voile, enroulé sur le bas du casque, accompagne son visage et tombe sur ses épaules, mais un burnous de Damas, léger comme la soie blanche et brillant comme l’or dont il est tissé, semble prolonger le voile jusqu’aux pieds du souverain, cache le bas du corps par des plis que soutient la main impériale, et met autour du maître un nimbe de moires diaphanes. Une fois de plus, et mieux que jamais, apparaît le symbolisme de cet art, et, dans ce goût contradictoire de paraître et de se défendre contre les regards, une idée subtile et un sens ingénieux du pouvoir. Au milieu d’officiers aux corps nettement visibles sous l’uniforme, parmi cette vigueur opulente de formes un peu lourdes que l’œil mesure et pèse, lui seul se dérobe à travers des transparences de nuage, et marque la différence entre sa personne et toutes les autres. Eux sont des serviteurs de chair, de la matière à obéissance : lui est le principe mystérieux et immatériel de l’autorité.

Il est arrivé devant le portail, s’arrête, et alors seulement, je vois l’Impératrice, perdue dans ce groupe de guerriers, absorbée dans les rayons de son époux. Comme lui, vêtue de blanc, mais aussi simple qu’il est magnifique, elle a sur la tête un chapeau canotier de mortelle, et son rang ne se révèle qu’au grand cordon jaune passé de son épaule au bas de sa taille fine. Bornant sa part de puissance aux besognes aimables, elle accepte des fleurs que lui offre une petite fille et les paie d’une caresse. L’Empereur accomplit un plus important devoir. Un personnage de la Cour est, brodé d’or, sur le seuil du Temple, et tient de ses deux mains un coussin vert sur lequel repose une clef. Durant quelques minutes, il adresse au souverain des paroles superflues, car ses petits gestes saccadés qui portent sans cesse en avant le coussin, offrent, par la langue universelle des signes, la clef à l’Empereur. Celui-ci pourtant ne la prend pas. Mais quand l’orateur cesse enfin de la tendre et se tait comme découragé de l’effort inutile, l’Empereur saisit sur le velours vert cette clef qui a cessé de s’offrir, l’élève en l’air, l’y tient un instant suspendue, puis d’un geste impérieux qui s’abat et briserait toute résistance, il remet la clef aux mains d’un autre personnage brodé d’argent. Après quoi il pénètre dans le Temple, et, après lui, toute la suite Et quiconque remarquera qu’il eût été plus simple de remettre sans cette ostentation d’autorité la clef à un courtisan tout prêt à la prendre, et plus facile encore d’entrer sans cette clef par la porte grande ouverte, se déclarerait à tout jamais inapte à comprendre la beauté des symboles et l’efficacité des gestes inutiles, quand il s’agit de frapper l’imagination des peuples.

Du cortège impérial il ne reste plus sur le parvis que deux hommes, deux géans, les porte-étendards du souverain. Partout où il se produit en public, ils marchent sur ses pas, chacun des deux tenant une lance en haut de laquelle flotte un guidon : pareils de forme et de dessin, les deux guidons portent, l’un sur fond jaune, l’autre sur fond rouge, l’aigle et la croix noires. Ces emblèmes de la souveraineté n’accompagnent pas dans le Temple l’Empereur. En les abandonnant sur le seuil de l’Église, il entend dire que devant Dieu, devant Dieu seul, il ne se reconnaît pas le maître. Immobiles contre les montans du portail, et appuyés sur leurs lances, les deux géans attendent la fin de l’interrègne.

Il s’est prolongé plus d’une heure. Dans le Temple, la cérémonie a été froide comme le culte luthérien, froide comme une suite de discours officiels. Celui de l’Empereur importait seul. Le souverain, pour le prononcer, est monté à l’autel, puis, se retournant, a lu sa harangue sur un texte imprimé à Berlin ; curieuse précaution d’un prince orateur. D’ordinaire, plus les paroles des souverains sont pesées, moins leurs harangues comptent. Mais l’éloquence officielle cesse d’être banale dans cette bouche, et il met, même à rendre insignifiantes ses paroles, un art si personnel, qu’à l’écouter, si l’on n’apprend rien sur ses desseins, on s’instruit toujours sur son caractère. L’idée maîtresse du discours est dans cette phrase superbe, doublement superbe par la beauté et par l’orgueil : « Je viens au nom de ma maison et en mon nom, renouveler ici notre serment de fidélité à l’Eternel. » N’est-ce pas une lueur d’âme ? N’éclaire-t-elle pas tous les sentimens qui hier, à la colline des Oliviers, mettaient une ombre sur ce front d’Empereur ? Entre les Hohenzollern et Dieu, il y a rapport de feudataires à suzerain, obligations réciproques, hiérarchie volontairement reconnue et tempérée d’indépendance. Voilà la cérémonie de foi et hommage où apparaît, égale au droit du maître, la dignité du vassal.

Le reste est d’une fierté moins féodale et plus chrétienne. Qu’on n’attribue ce voyage ni à la curiosité vaine, ni à l’intérêt matériel, ni à l’ambition politique : la foi l’a seule décidé. Elle inspire à Guillaume le vœu que les hommes, au lieu de s’obstiner dans des dissidences secondaires, se sentent enfin unis par les enseignemens de leur commun Sauveur, et que, mettant en pratique la plus constante de ses leçons, ils gardent entre les peuples la paix. Rien de plus noble que ces vœux et de plus opportun que leur expression. Quand ceux qui souhaitent peuvent ce qu’ils désirent, leurs souhaits deviennent des promesses. Si l’empereur du protestantisme n’est pas le maître de ramener dans les âmes l’unité des croyances, le chef militaire de l’Allemagne est le maître de déchaîner ou de prévenir la guerre dans le monde. Puisse-t-il se rappeler à Berlin les paroles de Jérusalem !

La cérémonie a pris fin par le choral de Luther. Tantôt porté par l’orgue, et tantôt par les voix, il nous arrive sur la terrasse, et ce chant de foi nous émeut d’abord par sa fermeté grave et son ampleur triomphale. Mais le sublime, dit Longin, doit être court ; et le choral reprend tant de fois sa phrase qu’il finit par nous paraître long. Dans l’édifice beaucoup pensent de même, et, par les portes discrètement ouvertes, se glissent dehors. C’est ici, gardien de la grande clef, c’est ici qu’il fallait remplir votre office et, pour l’honneur du culte, enfermer à double tour vos coreligionnaires. Les plus nombreux des fuyards ne sont ni les femmes ni les officiers, ni les touristes allemands : ce sont les chevaliers de Saint-Jean. On sait que le choral a été inséré par Meyerbeer dans le dernier acte des Huguenots : c’est à son chant qu’ils expirent et il meurt avec eux. Tels, nos seigneurs à grande cape et à petit chapeau s’échappent un par un du temple. Mais ils ne fuient pas cette fois les arquebusades catholiques, c’est Luther lui-même qui les assassine. Sauvés d’avoir trop chaud, ils soulèvent par de grands soupirs leurs pourpoints héroïques, et cherchent dans leurs chausses, près de leurs longues épées, le mouchoir de batiste dont ils éventent leur chevalerie.

Voilà les descendans des chrétiens intrépides dans la prière, la bataille et la charité, qu’on appelait les Hospitaliers ! Grâce aux vertus de ces grands ordres, aujourd’hui, les maîtres de l’oisiveté élégante peuvent promener, dans les réunions religieuses ou mondaines, des insignes obtenus sans mérites, et se donner du chevalier ou du commandeur : cela fait bien sur les cartes de visite, et sert d’adjuvant pour les mariages. En voulant que le souvenir des Hospitaliers fût présent à la place consacrée par leurs services et en appelant autour de lui leurs successeurs contemporains, Guillaume II a eu l’intelligence d’un décor, il n’a pas compris l’âme du passé. S’il tenait à ressusciter quelque chose de ces grands morts, il fallait faire porter devant lui leurs vieilles bannières, les attacher aux voûtes du temple, dresser autour du chœur ce qui reste de leurs armures. Ces armures vides eussent été moins vides d’eux que les successeurs de leur nom, étrangers à leurs œuvres, et dans lesquels n’a jamais habité l’austère vocation du moine-soldat.

Mais quel droit aurait l’Empereur sur ces reliques, et quelle place leur pourrait-il faire dans son temple allemand et luthérien ? L’Ordre de Saint-Jean est né de la foi catholique. C’est elle qui avait élevé à Jérusalem la double demeure de ces vaillans hommes : leur église et leur hôpital. Après la rupture de l’unité religieuse, cet Ordre resté catholique a continué à Rhodes et à Malte, sous des noms nouveaux, l’exercice de ses vieilles vertus. Il est demeuré intact parce que le plus grand nombre de ses chevaliers et la plupart de ses chefs lui vinrent, en tout temps, de la France. La Réforme n’a rien détaché de lui, sinon la portion de ses biens qui étaient sis en Allemagne. En devenant protestante, celle-ci a mis la main sur les fondations faites au profit de l’Ordre par la piété catholique. Mais l’Allemagne protestante a acquis la richesse seule, et de toute cette richesse, elle n’a pu acheter une seule vertu semblable à celles que ces biens servaient auparavant. Partout où la Réforme a triomphé, l’Ordre est mort comme sèche la branche coupée. Ceux qui se disent les chevaliers luthériens de Saint-Jean, ne sont pas les fils d’une gloire religieuse, ils ne sont que les bénéficiaires d’une confiscation. Dès qu’à la place consacrée par le dévouement de l’Ordre hospitalier s’élevait un temple protestant, mensonge de pierre dressé contre l’histoire ; dès qu’une gloire catholique et française des croisades était transformée en un hommage à la confession d’Augsbourg, de faux chevaliers devaient être les premiers fidèles de ce faux culte. En eux et en lui, le droit des souvenirs était profané par la même violence. Car c’est une profanation quand les héritiers d’un nom sanctifié par la foi et les œuvres non seulement n’agissent, mais ne croient plus comme ceux dont ils perpétuent le nom, et quand les vertus des grands morts ne servent plus qu’à soutenir les petites vanités des vivans.

Dans cette cérémonie religieuse, seul est beau ce qui n’est pas elle. Le spectacle méritait le regard avant qu’elle commençât, quand le cortège s’acheminait vers le Temple. L’intérêt renaît quand elle est finie, et que l’Empereur sort du Temple, escorté de ses deux étendards, et suivi par son escorte. Les pasteurs sont demeurés dans l’édifice, ou sortis par une autre porte, mais, absens, ils ne manquent pas. Malgré l’orgue qui donne toutes ses voix, et les cloches qui sonnent, cette solennité n’est pas une fête de la prière. Pas un instant, au-dessus des aigles qui étendent leurs ailes de fer sur les casques, ne s’est élevé ce vol de colombes que jadis les foules mystiques et pieuses voyaient parfois porter au ciel les adorations des cœurs humbles et simples. Ce n’est qu’une fête de la force : les aigles ont remercié leur créateur de leur avoir fait l’essor puissant et la serre aiguë. Mais il y a aussi une majesté dans la force comme pour accroître ce prestige, le cortège des officiers allemands s’accroît lui-même. Beaucoup de ces officiers, en congé ou en réserve, étaient parmi les porteurs de cartes, et avaient dû se rendre au temple avant l’Empereur. Mais ils y sont venus en uniforme, et sortent derrière lui. Et quand autour du souverain se presse leur rempart vivant et fidèle, quand les représentans de l’armée semblent faire un avec le représentant de la patrie, quand cette profusion mouvante de costumes et d’insignes s’ébranle et suit la petite couronne d’or qui étincelle comme une étoile au sommet d’un heaume, quand les marins se divisent en deux troupes pour encadrer cette troupe de chefs, quand riche de sa diversité et éblouissante des éclairs que lancent les ors, les argens et les armes, elle s’éloigne entre les deux masses uniformes, simples et alignées, qui la précèdent et la suivent, c’est une vision de l’Allemagne guerrière qui passe.


Au champ du Cénacle. Mardi 1er novembre.

Lorsque les Sultans veulent témoigner une gratitude particulière à un prince chrétien, ils lui offrent à Jérusalem un des lieux consacrés par les souvenirs du Sauveur. Ainsi l’Islam lui-même rend un involontaire honneur à la religion qu’il méprise, et la terre vraiment sainte retourne peu à peu, même sous la souveraineté ottomane, aux mains chrétiennes. Mais comme beaucoup de ces dons ont été faits, et comme la foi musulmane s’interdit d’aliéner ceux des anciens sanctuaires qu’elle a transformés en mosquées ou affectés à une destination pieuse, le nombre est devenu rare des terrains libres et dignes d’être offerts.

L’alliance de Guillaume II est trop précieuse à Abdul-Hamid pour que le Sultan n’entretienne pas cette amitié par toutes les sortes de présens, et l’ambition d’un protectorat religieux rendait souhaitable à l’Empereur l’octroi d’une place importante dans Jérusalem. Aussi, dès les premiers bruits de voyage, une presse assez habile pour savoir qu’on rend parfois vraies les nouvelles à force de les répandre et que plus on demande plus on obtient, avait-elle annoncé la cession du Cénacle à l’Empereur. Le lieu où le Christ célébra la Pâque est, depuis trois siècles et demi, une mosquée, et le prophète David y a son tombeau : deux raisons, décisives comme sont à la conscience musulmane les raisons religieuses, pour qu’un tel présent ne fût pas fait. Il fallait du moins trouver une compensation ou son apparence. Touchant les murs de la mosquée est un champ qui mesure le tiers à peu près d’un hectare. La maison de la Vierge aurait été là, et l’Église du Cénacle, bâtie par les Croisés, se serait étendue jadis sur une partie de ce terrain. Ces traditions l’avaient depuis longtemps désigné à la sollicitude des communautés chrétiennes, et la rivalité pieuse des Franciscains et des Arméniens était devenue une enchère au profit des propriétaires musulmans. Ce champ, planté de choux, et dont la valeur ne dépassait pas quatre mille francs, atteignit par des offres successives cent, cent cinquante et deux cent mille francs. Après avoir fait monter jusqu’à cette somme la libéralité chrétienne, les musulmans auraient voulu profiter de cette fortune imprévue. Mais l’autorité ottomane, sous prétexte que le terrain était vacouf, c’est-à-dire frappé d’inaliénabilité religieuse, avait refusé son consentement, et les propriétaires, avec la philosophie du fatalisme, s’étaient remis à cultiver leurs choux. C’est ce champ qu’Abdul-Hamid a résolu de donner à Guillaume II. On raconte même que le Sultan, calculateur en sa magnificence, a estimé seulement la terre et la récolte, et payé le tout deux cents livres turques, quatre mille six cents francs.

Comme toute volonté du Sultan est loi, les possesseurs n’avaient qu’à rendre grâces, mais comme le don du Sultan à l’Allemagne prouvait que ce sol n’était pas frappé d’inaliénabilité, ils se sont étonnés des obstacles mis jusque-là à leurs projets de vente. Résignés à perdre toute chance de gain par respect pour la destination religieuse de leur bien, ils n’ont pas compris, leur bien étant aliénable, qu’on les eût empêchés de le céder avec profit. Ils ont trouvé moyen de faire savoir à Guillaume II que, si le don de leur terrain coûtait au Sultan cinq mille francs, il leur en coûtait à eux près de deux cent mille, et bien malgré eux. L’Empereur leur a fait compter aussitôt cent vingt mille francs : on se dit sûr de la somme, on nomme la banque chargée de la verser. Quelle collaboration de souverains, si le Sultan a pris à ses sujets pour donner à l’Empereur, et si l’Empereur a dû payer ce qui lui était offert ! Je note d’ailleurs ce bruit sans preuves et sans oublier que, déjà du temps des prophètes, Jérusalem était une ville de malignité.

Acquis à titre gratuit ou à titre onéreux, le terrain appartient à Guillaume II. L’on ignore ce qu’il en compte faire et comment il en prendra possession. Ce soir, à quatre heures, le cavas du consulat m’apporte un mot. L’Empereur vient de partir pour sa possession nouvelle : si je veux voir, il est temps.

Par les rues étroites et sinueuses qui, tantôt bazars et tantôt solitudes, deviennent voûtes sous les maisons, montent en escaliers, dévalent en pentes, et parfois s’élargissent en places irrégulières où sont massés des piquets de troupes, nous nous hâtons vers le Cénacle. Grâce au cavas, je franchis les barrages successifs de soldats et de police : un bataillon d’infanterie avec sa musique et un escadron de lanciers forment la dernière et épaisse défense à l’entrée d’un chemin couvert, semblable à ceux qui traversent en tunnel les enceintes des places fortes. C’est en effet la fin de la ville : le tunnel passé, le rempart est franchi, et voici en face de nous les hauts murs et la voûte en ogive du Cénacle. Entre la ville et le Cénacle la courte voie où nous nous avançons est comme un fossé que dominent à gauche les terrasses d’un couvent et à droite un mur bas de pierres sèches. Ce mur soutient à deux mètres à peu près au-dessus de la rue un terrain nu : voilà l’acquisition de l’Empereur. Le couvent est aux Arméniens, et ce sont eux qui avaient offert davantage de ce champ étendu à leurs pieds. Désormais ils ne pourront plus que voir, eux aussi, une terre aimée prise par l’Allemagne. Les tristesses ont droit d’asile les unes près des autres : je monte sur la terrasse des Arméniens. De là le terrain impérial déploie ses contours irréguliers, sa petitesse toute proche, et sa surface grise et nue. Au milieu du terrain un mât immense, aux enroulemens de mirliton blanc et noir ; du côté du Cénacle, une grande tente, qui, blanche aussi aux filets noirs, semblerait prussienne si elle ne portait ces mots inévitables : Thos. Cook et Son S. N 2 ; du côté de Jérusalem, face à la tente, et disposés en une ligne brisée qui suit les limites du terrain, les marins allemands. Devant la tente, une cinquantaine de personnes forment et dissolvent, par des évolutions discrètes, leurs petits groupes satellites autour d’un astre central qui se meut lui-même : la pointe argentée d’un casque et autour d’elle, les enroulemens d’un voile désignent, comme des attributs déjà familiers, ce dieu de mythologie. La cour a repris le costume de voyage qu’elle avait lors de l’entrée dans Jérusalem, et quelques-uns portent, comme le maître, le grand burnous blanc. Mais l’Empereur seul sait continuer les plis du voile par les draperies du manteau, donner à ces légers tissus une valeur d’idée, un charme de mystère, marcher dans un nuage, et la similitude des ajustemens rend plus profonde la différence des personnes. Dans cette cour de soldats, à peine cinq ou six robes : robe blanche d’impératrice, robes brunes de capucins, robes noires de prêtres, toutes allemandes, sauf la robe du Patriarche latin, Mgr Piavi. Et Guillaume a pour celle-ci plus d’attentions et de visibles bonnes grâces que pour toutes les autres ensemble. Sur le mur qui sépare le terrain de la rue, deux photographes, sérieux comme des notaires, et notaires en effet des solennités contemporaines, préparent leurs plaques authentiques.

Un commandement militaire retentit, les marins deviennent des statues, la cour se range en demi-cercle derrière l’Empereur, qui fait face au mât et à ses soldats. « Mon grand-père Guillaume avait reçu du Sultan Abdul-Aziz un terrain qu’il a donné à ses sujets protestans de l’Allemagne. L’amitié du Sultan Abdul-Hamid m’offre aujourd’hui un autre terrain. Empereur allemand et roi de Prusse je le donne à mes sujets catholiques. Et je déclare le confier à la société catholique dont le siège est à Cologne. » La voix s’élève claire, et la lourdeur martelée des mots germaniques ajoute à l’accent de commandement, au poids d’autorité qui tombe de cette bouche C’est la religion du pouvoir qui consent à honorer le pouvoir de la religion. Au moment où ces mots s’achèvent, le pavillon impérial glisse le long du mât et fait planer haut dans le ciel la croix unie à l’aigle, tandis que la troupe présente les armes et que le souverain et sa suite, immobiles comme les soldats, tiennent la main à la visière du casque.

En souvenir de cet acte, Guillaume II a fait frapper une médaille. Tous les compagnons de son voyage la recevront, il veut sur place la distribuer lui-même à ses marins. Il va vers eux, accompagné d’un officier qui, à portée de la main impériale, tient ouverte une large boîte. Transparent et voilé, dans sa longue et flottante tunique, il glisse, avec lenteur devant le front de la petite troupe ; sans mouvement visible de son corps, sauf cette main qui puise dans la boîte et se pose sur la poitrine de chaque soldat où elle laisse un petit éclat de métal ; sans mouvement de ces soldats, sauf la clarté des yeux bleus qui, dans l’ombre de chaque visière, se lèvent tour à tour vers l’Empereur, et qui portent au maître, dans un regard droit et simple, l’hommage muet de la fidélité militaire. La distribution achevée, l’Empereur reprend sa place devant le mât du pavillon, les troupes de nouveau présentent les armes, poussent trois hurrahs, et la musique fait monter vers l’étendard l’air national de l’Allemagne.

Cette solennité de paroles, de gestes, d’attitudes, était à la mesure d’un grand événement, d’un succès glorieux, d’un terrain immense. Là se laissait prendre sur le vif ce goût de magnifier, ce don d’exagération contagieuse qui est dans la nature de Guillaume II. En soi, tout semblait imposant : il fallait un effort pour s’aviser que, pourtant, ce mât gigantesque, s’il venait à choir, aurait peine à tomber tout entier dans la minuscule enceinte. Elle ne contenait pas même tout entière l’ombre de l’Empereur. Cette ombre, image de sa pensée toujours à l’étroit dans ce qu’il possède, avait franchi les bornes de la nouvelle conquête : tandis que le souverain accomplissait ses rites, son casque romantique promenait, par-delà la rue, une silhouette mouvante et sombre sur le mur des Arméniens. On finissait par reconnaître l’excessif dans cette représentation plus grande que le théâtre. Et si les souvenirs vénérables, que Guillaume, tout entier à sa fierté allemande, venait de passer sous silence, n’avaient sacré cette parcelle de terre, force eût été de conclure que c’était là bien du bruit pour un carré de choux.


Le départ. Jeudi 3 novembre.

Guillaume II a quitté ce matin Jérusalem. À neuf heures, il est parti en train spécial pour Jaffa, et compte embarquer sur le Hohenzollern, si la mer qui, depuis Xerxès, n’obéit pas toujours aux plus grands princes, se montre pacifique pour l’ami du Sultan.

Sur le faîte d’une maison élevée hors de la ville, entre les remparts et l’olivette qui avait reposé mes yeux le jour où le souverain faisait son entrée, j’attendais son départ. Le chemin qu’il allait suivre aujourd’hui, apparaissant tout entier, descendait en pente douce de son camp aux murs de Jérusalem, les touchait à la porte de Jaffa et remontait en larges lacets vers la gare pavoisée. Déjà de ce camp, où ne flottait plus le pavillon impérial, dévalaient toutes les voitures de cette ville où toutes les voitures sont laides, emportant, sans ordre ni préséance, les voyageurs aux blouses jaunes, les officiers de marine aux casquettes blanches, les gens de cour et les gens de service. Qu’ils fussent d’épée, de plume, de plumeau ou de casserole, tous, sans curiosité et sans gêne, avec des airs las et des postures affalées, semblaient, la pièce finie, se reposer à oublier le public. Cette cohue roulante a passé et, à l’endroit où remonte la route, se tasse en une longue et lente file, quand, derrière elle, un bataillon d’infanterie et deux détachemens de cavalerie sortent de Jérusalem par la porte de Jaffa. Ils sont le service d’honneur ; eux conservent l’aspect militaire qui est naturel à la race turque, et que chaque soldat associe à un air de détachement et d’absence, comme si sa pensée errait loin de ses actes. Au moment où ces troupes débouchent, le cortège impérial quitte le camp. L’Impératrice est toujours la première et en calèche, l’Empereur la suit, toujours à cheval, toujours suivi de ses deux étendards, toujours protégé contre les mauvaises rencontres de la rue par le peloton épais de son escorte, toujours défendu contre la familiarité des regards par le rempart de ses mousselines, toujours héros de roman, toujours artiste de son corps. Mais l’accoutumance rend autre ce qui reste semblable. La seule impression produite est celle du déjà vu, du trop vu : décidément à ces allures de légende manque le plus grand charme des légendes, le naturel.

Peu de gens d’ailleurs sont là pour s’en convaincre. Les touristes allemands ont depuis deux jours quitté la ville, et la population indigène ne s’est pas donné la peine d’en sortir. Les marchands sont restés à leurs échoppes, l’Empereur n’attire même plus les oisifs. Il est vrai que, s’ils étaient là, il aurait sur son passage tout Jérusalem. La nature, disaient nos pères, a horreur du vide : les souverains aussi. Le long de la route déserte, le cortège hâte sa marche vers les troupes qu’il rejoint à la porte de Jaffa. Grâce à elles, un dernier hommage salue ses derniers pas. Et quand, sous les murs de la citadelle qui tonne, l’Empereur suit les rangs serrés de la cavalerie turque, et que les hautes lances, armées de leurs flammes rouges semblent soutenir au-dessus de sa tête un dais de pourpre, un appareil de puissance l’entoure encore.

Mais à peine cette masse armée s’éloigne-t-elle des remparts, et dès qu’elle déroule sur les pentes grises et nues du plateau sa longueur mince, elle paraît amoindrie, hors de portée. Dans sa rencontre avec une nature trop vaste, elle est tout à coup vaincue, réduite à rien ; la grandeur des horizons écrase jusqu’à l’invraisemblable la petitesse des hommes. Les voitures et les bêtes se traînent minuscules comme ces carrosses et ces chevaux que les fées savaient creuser dans un grain d’avoine et atteler de fourmis. La fête est finie, et ils reprennent leurs dimensions primitives. Les sons de la musique parviennent plus grêles qu’un chant de cigales. Quand il atteint la gare, le premier monarque de l’Europe apparaît, entre ses deux étendards, comme un joli insecte à carapace blanche, et aux petites ailes striées de jaune, de rouge et de noir. Le départ du train ne fait glisser qu’une raie d’ombre parmi le vert des oliviers, tout disparaît derrière un pli insensible de terrain, et il ne reste pour adieu qu’un flocon de fumée blanche, aussitôt dissous dans l’indifférence du ciel.


C’est la seconde fois que Jérusalem a vu un empereur d’Allemagne. Le premier avait été Frédéric de Hohenstauffen.

L’empereur du XIIIe siècle vint mêler à la générosité des croisades les calculs d’un esprit vaste et d’une âme égoïste. Contraint par la foi de son temps, il avait juré sur le Christ, auquel il ne croyait pas, de s’armer contre les Musulmans. Retenu par des conquêtes plus proches et plus chères à son ambition, il avait tant tardé d’exécuter son vœu que le Pape l’avait frappé d’interdit. Pour sa réhabilitation aux yeux des peuples, il lui fallut prendre la Croix. Mais comme cette croix pesait à son cœur impatient d’autres desseins, il résolut de devenir défenseur de l’Église avec le moins de risques et de temps qu’il se pourrait. S’ouvrir un chemin vers Jérusalem par la guerre, était la seule entreprise utile à la chrétienté ; il jugea plus avantageux pour lui de s’assurer le passage par l’amitié des Musulmans. Il ne demandait en échange qu’une apparence destinée à tromper l’Occident, une entrée dans la ville, une visite au Saint-Sépulcre. Les Musulmans qui s’attendaient à soutenir le choc de l’Allemagne s’empressèrent d’accéder ; et à la condition que Frédéric ne laissât aucune garnison dans la ville et n’en relevât pas les murs, ils l’autorisèrent même à se couronner roi de Jérusalem. Ce qui devait être une croisade fut un voyage ; ce qui devait être une armée fut une escorte. La seule armée fut celle des Infidèles, réunie pour faire honneur à Frédéric. Il mit son camp sous les murs de la ville sainte, fit une entrée solennelle, se couronna au Saint-Sépulcre ; il désira sans les obtenir les honneurs religieux que les orthodoxes refusèrent au catholique et les catholiques à l’excommunié ; il fut tenu pour étranger par tous les chrétiens qu’indignaient ses complaisances pour les Musulmans ; et les Musulmans seuls le traitèrent eu hôte, en ami, en roi. Après quelques jours, il quitta la Terre-Sainte, en se déclarant protecteur et maître, sans laisser plus de trace de sa visite et de sa royauté que n’en laissait sur la mer le sillage de son navire.

À travers la diversité du temps et la différence des princes, la visite d’il y a cinq siècles et la visite d’hier ont quelques ressemblances et témoignent la perpétuité de certains traits dans le caractère germanique. C’est la même préoccupation de suivre plusieurs desseins, c’est la même avidité à recueillir à la fois les avantages de politiques contraires, c’est le même art de mêler la protection du chrétien à l’alliance de l’infidèle, c’est le même besoin d’imposer par la majesté des titres, des attitudes, des pompes, par toutes les vanités les plus vaines de la puissance.

Héroïque et modeste Godefroy de Bouillon, quand tu outras à Jérusalem, la brèche n’avait pas été ouverte, pour te rendre l’accès plus facile, par des Musulmans : de ta tour de bois tu sautas sur le rempart et, jusqu’au Saint-Sépulcre, tu te fis un passage avec ton épée. Tu n’avais pas seulement obtenu, pour y planter ton étendard, un arpent de terrain aux portes de Jérusalem : Jérusalem, la Palestine et la Syrie tout entières t’appartenaient du droit de tes combats. Pourtant on ne te vit pas transformer ta victoire en triomphe, t’arrêter à bonne portée de la ville pour y revêtir un costume d’apparat, accroître par une majesté de théâtre la gloire de tes actes. À la place où le Sauveur avait accompli les siens, tu vins adorer pieds nus, tu refusas de porter une couronne où il avait porté la couronne d’épines, tu vouas ta vie entière à la défense du Saint-Sépulcre, tu ne demandas d’autre honneur que de continuer jusque dans la mort, enseveli près de ce tombeau, ta garde fidèle. Ah ! qu’il y a plusieurs sortes de grandeurs !


Ce qui reste.

Rare ou vulgaire, naturel ou forcé, évocateur d’émotions, ou digne de sourires, tout ce qui était spectacle, forme, mouvement est fini. De ces choses passagères et mortes, il ne reste plus que l’âme. Le voyage impérial a révélé et servi plusieurs desseins dont il faut définir l’objet, mesurer l’étendue et prévoir les chances.

De ces desseins, Guillaume II a ouvertement annoncé l’un. Il a dit sa volonté de protéger seul, hors de ses frontières, les œuvres catholiques de l’Allemagne.

Des services bien des fois séculaires, des traités formels, une possession constante avaient acquis en Orient, à la France, le protectorat sur le clergé catholique de toute race, de tout rite, et sur les établissemens fondés et soutenus par les sectes catholiques. Après la guerre de 1870, sous prétexte que les rancunes de la défaite disposeraient mal la France à prêter nulle part un concours dévoué à ses vainqueurs, et que la plus efficace garantie pour les missions allemandes était désormais le prestige de l’Allemagne, le gouvernement de Berlin, à plusieurs reprises, a fait connaître sa volonté de soustraire ses nationaux catholiques à la tutelle française. Il voyait dans cette tutelle une vassalité qui ne convenait plus au rang nouveau des deux peuples, et, l’honneur à ses yeux ne se séparant pas du profit, il entendait avoir seul désormais le bénéfice des œuvres que la foi de ses sujets pourrait établir dans le monde. Déjà Guillaume II avait réussi à soustraire une province de la Chine, le Chantoung, à notre tutelle religieuse, et obtenu de la Propagande que, là, les missionnaires allemands fussent protégés par lui. En 1898, il a jugé le moment venu de se donner ailleurs la même indépendance ; il a choisi la terre la plus sacrée par les souvenirs religieux, la mieux gardée à notre influence par la continuité de nos efforts ; il est venu à Jérusalem, au milieu des sanctuaires confiés à notre garde, fonder un sanctuaire et planter son drapeau.

Pour réussir dans ce projet, il lui fallait tenir en échec la volonté récente et publique du Pape sans se révolter ouvertement contre elle, et contredire nos droits par un acte contre lequel la France demeurât désarmée. Guillaume II obtient dans la Ville Sainte l’emplacement où la tradition chrétienne reconnaît une partie du Cénacle et une demeure de la Vierge : la France et l’Église avaient-elles sujet de se plaindre que le Sultan eût disposé de son bien, et que sa libéralité, soustrayant un lieu vénérable à la domination musulmane, le remît aux mains d’un prince chrétien ? Guillaume annonce le dessein d’offrir à ses sujets catholiques ce qu’il vient de recevoir, et avise le Pape de ce projet : quand un prince luthérien, au lieu de consacrer un sanctuaire à une propagande protestante, songe à en faire honneur au catholicisme, que peut répondre le chef du catholicisme, sinon un remerciement ? L’Empereur décide que la remise du terrain sera solennelle : comment le représentant du Pape serait-il absent d’une cérémonie à l’honneur de l’Église romaine, et d’un acte que le Saint-Père a appris avec gratitude ? Durant cette cérémonie, Guillaume plante sur le sol l’étendard impérial : quoi d’étonnant que sur un territoire de la couronne allemande, cédé par elle à des Allemands, flottent les couleurs allemandes ? Le Patriarche latin de Jérusalem, Mgr Piavi, passe pour peu favorable à la France, la presse d’outre-Rhin le répète plus haut encore que ne le disent les journaux français, et des distinctions flatteuses et rares, la grand’croix de l’aigle rouge, le portrait du souverain avec un autographe, une visite de l’Empereur lui-même au patriarcat préviennent ce dignitaire : comment celui-ci échapperait-il à l’obligation de répondre par des démarches de courtoisie à des procédés qui honorent l’Église en sa personne ?

Or, grâce à l’artifice qui obligeait Rome à se prononcer par une seule réponse sur un acte double et indivisible, le Saint-Père, en approuvant le don fait par Guillaume au catholicisme, a semblé remercier l’Empereur d’avoir fait ce don aux catholiques d’Allemagne. Grâce aux rencontres fréquentes et publiques de l’Empereur et du Patriarche à Jérusalem, les prétentions de Guillaume au protectorat sur les établissemens catholiques de l’Allemagne se sont trouvées comme consacrées par le représentant du catholicisme en Terre-Sainte. Et ces apparences d’accord entre l’Église et le monarque protestant n’ont pas permis à la France de revendiquer les droits que l’Église venait de lui reconnaître. Ainsi, sans offense directe, la volonté du Pape a été étouffée sous des respects, et le protectorat de la France contredit par prétention dans un des Lieux Saints. Tout cela est d’une politique attentive, renseignée, habile à tourner les obstacles, bref un petit chef-d’œuvre de rouerie.

Elle a réussi, et d’un succès qui va faire loi pour l’avenir, au moins pour l’avenir immédiat. Non seulement l’emplacement donné par l’Empereur aux catholiques d’Allemagne échappe à notre tutelle, et l’établissement qu’ils y fonderont s’élèvera sous les couleurs allemandes ; mais, la même protection, exclusive de la nôtre, va s’étendre sur toutes les œuvres fondées par les catholiques d’Allemagne. Ceux-ci, pour l’instant en plein accord avec l’Empereur, ont oublié le Kulturkampf d’hier, et ne pensent pas qu’il peut, sous un prince et dans un pays protestans, renaître demain. Il n’y aurait pour nous ni clairvoyance à nier le fait, ni dignité à importuner de notre aide ceux qui la repoussent, ni sagesse à nous émouvoir de l’accident. L’Allemagne a conquis en fait le protectorat de ses nationaux en Terre-Sainte. Libre à elle de distribuer des passeports et d’épargner des avanies à une vingtaine de religieuses et à trois ou quatre missionnaires : c’est là tout l’effectif de ses milices catholiques dans le Levant. Ce protectorat existe juste assez pour qu’elle ait quelque chose à nous prendre, et, en nous le prenant, elle s’isole plus qu’elle ne nous diminue.

Ce n’est pas pour un si mince résultat que Guillaume a entrepris un tel voyage. Si l’aigle s’est posé sur des aires étroites à Caiffa, au Temple du Sauveur, au champ voisin du Cénacle, il a plané sur le Levant tout entier, et il a, des yeux et du désir, pris possession de plus vastes conquêtes. Il a contemplé, dans toute la Turquie, celles de deux peuples. Il a vu l’influence russe s’étendre sur des nations entières qui ne sont pas russes, mais sont orthodoxes. Il a vu l’influence française entretenue, malgré la distance, parmi les races les plus diverses, et quel prestige la France exerce sur toutes pour s’être faite dans le monde la protectrice du catholicisme. Or, Guillaume II, c’est la hauteur et peut-être l’écueil de ses espoirs, n’est pas capable de reconnaître par le monde une supériorité sans la vouloir pour son peuple et pour lui-même. Trop épris de la complète puissance pour ne pas comprendre que ni le commerce ni les armes ne la donnent tout entière, il veut parfaire son Allemagne comme Pygmalion sa statue. Maintenant que le corps, enfin achevé, est devenu un chef-d’œuvre de la matière, son maître songe à l’animer par le feu du ciel, qui est la grandeur des pensées. Il s’est demandé pourquoi l’Allemagne à son tour n’étendrait pas aussi sur des races étrangères l’influence d’un protectorat religieux.

Dans le Levant l’embarras n’est pas de trouver des cultes désireux qu’on les défende, c’est de décider lesquels il faut défendre. Toutes les sectes chrétiennes y sont représentées soit par des groupes religieux, comme les protestans ; soit par une race, comme les Maronites ou les Arméniens ; soit par plusieurs peuples, comme les orthodoxes. Moins nombreux, les Juifs y font partout sentir l’influence de leur secte vivace et de leur habileté commerciale. Nul n’ignore que depuis quelques années, une émigration constante a accru singulièrement le nombre des Israélites en Palestine. Les fondations des grands financiers qui ont concilié les calculs de leur bienfaisance, de leur orgueil et de leur repos, en préparant aux déshérités de leur race un asile lointain ; la nécessité qui pousse ces misérables vers le pain et l’abri offerts ; l’espoir invincible et aujourd’hui renaissant qui possède cette nation de rassembler ses membres dispersés où elle fut une, la satisfaction de vivre enfin dans un lieu du monde où elle se sente tout à fait chez elle, concourent à perpétuer ce mouvement. Des colonies agricoles sont ouvertes aux nouveaux venus. Mais outre qu’elles n’offriraient pas place à tous, la culture ne satisfait pas les goûts des plus nombreux, et ils viennent exercer dans la capitale de la Palestine leurs aptitudes aux petits métiers et au commerce. Et déjà la ville la plus Israélite de l’univers est Jérusalem : sur quatre-vingt mille habitans, elle compte soixante mille juifs. Tel est le chiffre sur lequel s’accordent les personnes les mieux informées : elles le donnent au juger, parce que les statistiques officielles sont sans exactitude, et que les juifs y amoindrissent tout ce qu’ils peuvent de leur nombre. Le Turc en effet refuse de leur ouvrir leur ancienne patrie, il les empoche de débarquer ; c’est par la ruse et l’argent qu’ils se glissent dans la Terre Promise. Ils fuient la Russie, les petites principautés du Danube, l’Autriche, l’Allemagne où la vie leur devient dure. Et l’Asie est contre eux plus fermée que l’Europe : là surtout ils auraient besoin d’un protecteur. Enfin l’Islam contre qui les protectorats religieux s’exercent est, lui aussi, une religion, et la plus puissante en Orient. Elle aussi prétend durer, grandir, vaincre. Les garanties obtenues par les autres cultes la gênent dans les exactions, les dénis de justice, les violences qui sont ses actes de foi contre les infidèles. Et si sa confiance peut être gagnée par un souverain étranger c’est par celui qui, s’abstenant de défendre aucun de ces cultes, se ferait contre leurs exigences le défenseur de l’Islam.

Le désir de prendre influence sur des races étrangères possédait si fortement Guillaume II, et il était si résolu à acquérir un de ces protectorats religieux, qu’il n’a pas voulu réduire ses chances en optant entre eux. Préférer l’un à l’autre a semblé pour lui l’accessoire, en atteindre un était l’essentiel, il a rêvé peut-être de suffire à plusieurs et, en fait, les a poursuivis tous à la fois.

Celui qui semblait s’offrir à l’Allemagne était le protectorat protestant. Nul État n’exerce ce ministère au profit du culte réformé, et l’Allemagne, mère de cette réforme, a des titres à veiller sur elle. Les Anglais et les Américains ont dans le Levant des missions nombreuses, importantes, riches, peu soutenues par les gouvernemens. C’était pour l’Allemagne double gain si, en mettant à la disposition de ces œuvres son crédit politique, elle accroissait ce crédit grâce à leurs larges ressources. L’occasion de consacrer cet accord s’offrait d’elle-même. En venant inaugurer dans Jérusalem le Temple du Sauveur, Guillaume II faisait acte de prince luthérien. Il espérait qu’Américains et Anglais, ministres et pasteurs apporteraient leur concours à la cérémonie ; que leur assistance, comme fidèles, à cette pompe où il venait présider comme grand pontife, mettrait chacun à sa place ; et qu’ainsi apparaîtrait aux yeux de tous la primauté confiée à l’Empereur par le vœu des protestans.

Mais le protestantisme est le plus faible des souffles chrétiens qui vivifient le Levant. La véritable influence se partage entre les orthodoxes et les catholiques. Si aucun titre ne donnait à Guillaume prise sur le mouvement orthodoxe, les catholiques forment en Allemagne une minorité importante : de là prétexte pour prétendre à une hégémonie catholique. La place, il est vrai, était prise par la France ; mais l’Empereur calculait que les principaux des États jusque-là résignés à subir notre primauté, l’Italie et l’Autriche, alliées de l’Allemagne, se détacheraient à son exemple de cette subordination, et, trop faibles dans leur isolement pour soutenir avec efficacité leurs nationaux, laisseraient, bon gré mal gré, absorber cette indépendance impuissante par la force de l’Allemagne. Il calculait surtout qu’il avait pour complice de la dépossession méditée contre la France, la France elle-même ; que le dédain sceptique ou l’irréligion violente des gouvernemens y combattaient depuis vingt ans l’effort des vertus anciennes ; que l’amoindrissement de, notre prestige extérieur et une diminution de notre vitalité étaient faits aussi pour détacher de nous les races orientales, adoratrices de la force. C’est cette force grandissante de l’Allemagne, c : esl son amitié avec le Sultan qu’il a tenu à promener avec lui, non seulement à Constantinople et à Jérusalem, mais aussi dans les provinces où la France avait ses protégés les plus fidèles et les plus nombreux.

En même temps, il songeait à s’attacher la clientèle des Juifs. La solidarité de leur race semblait promettre que les services rendus en Orient aux Israélites ne seraient oubliés nulle part par ces maîtres des finances privées et publiques. L’Empereur rêvait de tirer à Jérusalem sur leur gratitude une lettre de crédit qui fût payable dans leurs grandes caisses de l’Europe. Avant l’arrivée du souverain, le bruit de ses bonnes dispositions était parvenu aux Juifs de Turquie : et comme gage, le programme de l’Empereur annonçait une visite à leurs colonies. Sur place il a compris que cette visite aux Juifs entre ses dévotions de Gethsémanie et du Calvaire ferait scandale. Il s’est donc abstenu de tous égards extérieurs envers eux. Mais il est un moyen de faire entendre les choses sans les crier, et les Juifs à Jérusalem se disent, et plus que jamais depuis le départ, sûrs de la protection impériale.

Enfin, de Jérusalem l’Empereur a poussé jusqu’à Damas, la ville après La Mecque la plus musulmane de l’Asie. Il y a prononcé la dernière parole de son voyage, et la plus grave qu’un prince chrétien eût jamais adressée à l’Islam. La courtoisie a ses exigences, mais aussi ses limites. Les souverains désireux de se ménager amitié avec le Turc avaient souvent flatté sa puissance politique, jamais sa foi religieuse. À Damas, Guillaume Une s’est pas contenté d’affirmer son alliance avec le Sultan, d’adresser un salut aux sept cent mille soldats, qui deviennent les auxiliaires de la fortune allemande en cas de guerre, aux trente millions de Turcs, qui deviennent les tributaires du commerce allemand durant la paix. L’hommage et les vœux de l’Empereur ont été solennellement offerts « aux trois cent millions de Musulmans qui peuplent le monde ». C’était associer la durée de l’Empire turc et la durée du mahométisme, envoyer le même salut à toutes deux ; c’était faire un tout de multitudes que les continens, les nationalités, les questions politiques séparent et entre lesquelles il est un seul lien, la foi religieuse ; c’était adresser un encouragement à ce panislamisme qui, le jour où il deviendrait une réalité, mettrait dans un extrême péril tous les peuples chrétiens et la civilisation chrétienne. L’Empereur même, entraîné par l’élan de cette étrange bienveillance, attribuait d’un coup à l’Islam cinquante millions de fidèles par-delà les deux cent cinquante millions que l’on s’accorde à leur reconnaître. C’est d’ailleurs le don le plus considérable qu’il ait fait durant ce voyage.

La puissance d’imagination qui est en Guillaume II se révèle ici avec son intensité de désirs, son extraordinaire faculté d’agrandissement, et son manque démesure. Possédé par cette idée que les croyances des peuples sont pour eux un intérêt passionné et que les services rendus à leurs croyances gagnent sûrement leurs cœurs, il s’est offert à toutes. On eût dit que le congrès des religions, depuis quelque temps en quête d’un asile, avait trouvé son refuge dans l’âme impériale, et que chacune d’elles séduisait à son tour le zèle de ce théologien errant.

Ici le succès n’a pas répondu à l’effort.

Les protestans, bien que les plus proches par la foi et les plus intéressés à fortifier leur propagande par un puissant patronage, ont été les plus froids aux avances de l’Empereur. Elles se heurtaient à la fois aux susceptibilités nationales et au particularisme confessionnel de ceux qu’il eût voulu s’attacher. C’est le caractère, la séduction originelle et la faiblesse finale du protestantisme qu’il exalte l’indépendance de la volonté jusqu’à la ruine définitive de toute disciplinent l’autonomie de l’individu jusqu’à l’anéantissement de toute autorité collective. Le sentiment national lui-même n’est nulle part assez attractif pour combattre cette force centrifuge, et dans chaque nation, les sectes naissent les unes des autres pour se séparer et se combattre. Les missionnaires américains ont planté dans le Levant leurs demeures et leurs doctrines avec le même goût de l’isolement et de la diversité que les pionniers établissent dans le Far-West leurs fermes et leurs cultures ; et pour les uns comme pour les autres, le voisinage est la jalousie. L’Angleterre combat par ses œuvres presbytériennes son Église établie, qui se divise contre elle-même en haute et en large Église ; chacune de ces sectes se tient pour seule en possession du vrai, et chacune, par peur de mêler sa pureté à la corruption des autres, s’enfonce en son désert. Les Allemands, les moins nombreux, ne sont pas pour cela les plus unis. La Réforme a surtout, pour apôtres germaniques, les colons laborieux et honnêtes qui ont fondé Caiffa. Or ces colons avaient quitté le Wurtemberg pour pratiquera leur gré, sous le nom de Templiers, des doctrines contraires à la foi luthérienne. Parmi ces novateurs à leur tour une scission s’est faite, le voile du Temple s’est partagé en deux ; et ces divergences séparent si profondément ces hommes de même race qu’ils tiennent à commencer la lutte dès l’enfance, et que, dans leurs colonies minuscules, chaque parti entretient une école. Ces dispositions ne permettaient pas même à l’Empereur de grouper ses sujets en un faisceau. À plus forte raison les Américains et les Anglais, en face desquels les Allemands ont si peu d’œuvres religieuses, n’étaient-ils disposés ni à incliner leur orgueil, ni à pacifier leurs rivalités sous l’hégémonie de l’Empire germanique. Les pasteurs ou ministres des deux pays qui représentent et propagent la Réforme en Orient se sont abstenus de se rendre au Temple du Sauveur, le jour où l’Empereur s’y faisait Grand Pontife. Une coïncidence particulière a donné à l’absence des Anglais le caractère d’un refus. On sait que l’Angleterre et la Prusse avaient, durant quelques années, propagé ensemble la foi protestante, établi de concert à Jérusalem un évêché, et que l’accord fut dénoncé, en 1881, par la Prusse, résolue à travailler désormais seule et pour elle seule. La Haute Église d’Angleterre a conservé à Jérusalem son évêque, et y a édifié un temple : il s’achevait en même temps que le Temple du Sauveur. Pour la consécration de l’édifice anglican, la Haute Église s’était assuré le concours d’un nombreux clergé, de plusieurs évêques et, à leur tête, le lord archevêque de Salisbury, métropolitain de Jérusalem. Rien n’eût été plus facile que de concerter la date des deux inaugurations, de telle sorte que chacun des deux cortèges religieux s’unît à l’autre, et que ce mélange de leurs rangs attestât l’union de leur apostolat. Les Anglais ont fixé l’ouverture de leur église à la semaine qui précédait l’arrivée de l’Empereur, et celui-ci a pu voir dans sa marche, le long de la côte vers Jaffa, le navire qui déjà ramenait en Europe les pasteurs et évêques anglicans. La Grande-Bretagne prenait sa revanche du congé que lui avait donné la Prusse en 1881, et l’on reconnaissait la façon d’un peuple qui excelle à déplaire.

Les catholiques n’ont pas été plus empressés. Malgré l’alliance politique, ni l’Autriche ni l’Italie n’ont fait cortège aux prétentions religieuses de l’Allemagne. Les prêtres de ces États se sont abstenus de toute démarche. Les ordres religieux qui sont internationaux ont gardé la même réserve. Même sur le terrain du Cénacle où la nature de la libéralité et la présence du patriarche latin auraient fourni prétexte à des empressemens, l’Empereur n’a attiré autour de lui que trois religieux, tous les trois Allemands. L’acquisition par Guillaume II d’un lieu que les Franciscains avaient longtemps possédé, qu’ils avaient perdu par une violence, et qu’ils espéraient reprendre au nom d’un droit toujours certain pour eux, a indisposé contre l’Empereur l’ordre le plus nombreux de l’Orient. La déclaration du Pape a suffi à contenir même les congrégations étrangères qui supportent avec quelque impatience le protectorat français. Dans le seul pays où les catholiques soient en nombre, la Syrie, la réception a été telle que l’Empereur ne dissimulait pas son mécontentement ; il semblait également déçu du pays et des hommes. Dans la contrée où les catholiques forment la majorité, le Liban, la nature seule a fêté l’Empereur, la population maronite a regardé passer l’étranger, sans le regard qui dit « au revoir. »

Guillaume II n’a trouvé de réponse favorable à ses avances que chez les Juifs et chez les Musulmans. Le seul arc de triomphe, qui, sur tout le chemin de l’Empereur, ait été spontanément élevé par des mains autres que des mains allemandes, a été dressé à Jérusalem par des Israélites. Les seuls spectateurs qui aient acclamé l’Empereur, hors les colonies allemandes, sont à Jérusalem les Juifs. La seule foule qui soit venue par sa masse rendre hommage à l’Empereur est, à Damas, la population musulmane. Mais ce ne sont pas là de vraies victoires. Les Juifs ont tout à gagner à être soutenus par Guillaume, mais a-t-il songé que partout où sa protection les fortifierait, ce serait au détriment du commerce allemand ? Les Musulmans obéissaient à leurs prêtres, qui eux-mêmes exécutaient les ordres d’Hamid, et Hamid, ses prêtres et cette foule ont pour foi commune l’aversion du christianisme. Au moment où Guillaume honorait leur culte, ils se souvenaient que sa première parole sur le sol d’Asie, à Caiffa, avait été une promesse de protection religieuse à tous ses sujets ; au moment où il déposait une couronne sur la tombe de Saladin, ils se souvenaient que les deux principaux actes du pèlerin en Palestine avaient été d’ouvrir un temple aux protestans et de donner un sanctuaire aux catholiques. Après ces gages de foi chrétienne, l’altitude inattendue d’un Empereur devenu courtisan de l’Islam leur a paru une preuve de leur force, non de sa sincérité, elle a augmenté leur orgueil sans accroître leur reconnaissance.


Il ne faut pas voir dans ces mécomptes les épreuves que les entreprises, même destinées au succès, rencontrent à leur début. Ils sont la conséquence naturelle et durable d’un projet chimérique. Deux obstacles s’élèvent contre les ambitions religieuses de l’Allemagne ; le premier est dans la nature du prince, le second est dans la nature de la nation.


Guillaume II a eu l’ambition d’un rôle sans en avoir la conscience. Son erreur a été cette hâte qui, trop avide pour choisir, courait à la fois à trop de cultes et de cultes ennemis. Malgré un certain idéal que l’Empereur jette sur ses instincts positifs, comme il jetait hier sur l’acier de sa cuirasse un voile de Damas, il n’a pas été poussé, par le zèle d’une foi ardente, à la défense d’une religion. Il a considéré que des religions diverses avaient besoin d’appui et qu’à soutenir les unes ou les autres, l’Allemagne trouverait peut-être avantage. Dans son cerveau, l’entreprise religieuse s’est transformée en opération de politique et de commerce. Les protectorats lui ont apparu comme une marchandise immatérielle à fabriquer selon le goût du client et pour le profit du fournisseur.

Ce n’est pas avec une âme intéressée que les doctrines religieuses peuvent être servies. Ce n’est pas au profit d’une ambition humaine qu’elles veulent être défendues. Il faut, pour protéger efficacement un culte, croire à sa vérité, au moins à sa supériorité sur tous les autres, à sa vertu civilisatrice. Il faut, en mettant les ressources, l’influence et les armes de l’État, au service d’une foi, tenir pour récompense principale, et au besoin unique, le maintien et l’accroissement de cette foi. Une certaine aptitude au désintéressement est la première vertu d’un pouvoir qui aspire à un protectorat religieux. Il existe à condition qu’il ne cherche pas seulement une influence, mais qu’il satisfasse une conviction et que les races protégées le sentent. C’est cette communion qui donne à la Russie son crédit sur les peuples orthodoxes : même s’ils se défient de ses ambitions ils lui sont reconnaissans de la foi qu’elle met au service de leurs croyances. C’est cette communion qui, aux jours où nos gouvernemens ne mettaient pas leur honneur à mépriser nos traditions, faisait jusqu’au bout du monde le prestige de la France sur les catholiques : elle était partout leur amie la plus généreuse, la plus active, la plus vaillante ; et c’est pourquoi elle possédait le plus accepté, le plus populaire, le plus étendu des protectorats.

Voilà ce que les divers cultes ont clairement démêlé. S’offrir à plusieurs n’est se donner à personne. Les comprendre tous est n’en aimer aucun. Si un pouvoir placé dans cet équilibre indifférent s’intéresse à des croyances, ce n’est pas pour elles qu’il les sert, c’est pour lui. Le jour où son avantage se trouverait contraire au leur, il les sacrifiera donc au lieu de les servir.

Or, cet antagonisme entre leurs intérêts et l’intérêt de l’Empereur existe dès maintenant.

Protéger en pays musulman les religions des races soumises, c’est d’une part limiter l’autorité du souverain territorial, d’autre part obliger la race victorieuse à des ménagemens pour des cultes qu’elle méprise et redoute à la fois. C’est donc entreprendre tout ensemble sur l’indépendance et sur la fierté de l’Islam. Par suite, l’usage même du protectorat diminue les sympathies et la bienveillance du gouvernement turc pour les peuples qui l’exercent, il rend inévitables des mésintelligences, il a parfois amené des guerres. Les deux États protecteurs de religion dans le Levant ont couru ces chances et subordonné leurs bons rapports avec la Turquie aux égards observés par la Turquie envers les catholiques et envers les orthodoxes : la Russie est assez forte pour n’avoir pas besoin de plaire, la France est assez désintéressée pour avoir couru, quand il le fallait, le risque de déplaire. Guillaume II a inauguré avec le gouvernement turc une politique toute contraire. Ambitieux d’assurer en temps de paix des cliens à son commerce, en temps de guerre des alliés à ses troupes, il a résolu de tout subordonner à cette double fin et, pour ce, d’éviter les conflits où s’usent les amitiés. S’il s’est insinué si avant et si vite dans les bonnes grâces de l’Islam, c’est qu’il s’est abstenu de toute intervention dans le gouvernement intérieur de la Porte. Ne sera-t-il pas contraint d’intervenir le jour où il prendra la charge d’un protectorat, et s’il s’occupe à la fois des catholiques, des protestans et des juifs, ne deviendra-t-il pas triplement importun ? L’amitié sans nuages aura fini, et plus il aura à réclamer d’avantages ou de réparations en faveur de sa clientèle religieuse, plus il verra diminuer les grosses moissons que l’Allemagne récolte aujourd’hui en Turquie. Et le jour où l’Empereur se heurtera à l’impossibilité de sauvegarder à la fois des intérêts moraux et ses intérêts matériels, nul ne doute qu’il ne sauve les plus essentiels et les plus chers à ses yeux, c’est-à-dire les produits, les capitaux et l’influence politique de l’Allemagne.

Non seulement cela sera, cela a déjà été. Peu de princes ont témoigné leur respect pour la conscience des peuples en termes plus exprès que Guillaume à Jérusalem quand il inaugura le Temple du Sauveur. Sa pensée semblait même, planant au-dessus des discordes confessionnelles, reconnaître dans toutes les communions chrétiennes une seule famille, et promettre un défenseur à la civilisation commune qu’elles ont puisée dans l’Évangile. Mais au moment où il faisait ces promesses, ses actes parlaient déjà plus haut qu’elles. Il s’annonçait à la chrétienté comme un champion, quand les massacres d’Arménie et de Crète venaient de finir. Le sang répandu dans cette île et dans toute l’Asie Mineure était du sang chrétien. Si des tentatives révolutionnaires donnaient au Sultan le droit de défendre par la force une souveraineté que la force a établie, le soulèvement de ces peuples n’était pas moins légitime contre la violation des garanties que l’Europe avait reconnues nécessaires, et que la Turquie avait, plusieurs fois et toujours en vain, promises. Et quand Abdul-Hamid a commencé à se libérer de toutes ses promesses en détruisant les races qui les avaient reçues, le droit de fraternité écrit dans l’Évangile, le droit de justice écrit dans les traités, le droit de pitié écrit dans la loi naturelle, autorisaient, obligeaient les princes et les peuples à intervenir. L’Europe, malgré l’habitude qu’elle a prise des iniquités, sentit l’humiliation et l’horreur de ce retour à la sauvagerie ; et l’unanimité de l’Europe eût été la soumission du Sultan. Qui a fait obstacle à cette unanimité ? Qui a, par son attitude, rendu inefficace la bonne volonté des autres puissances, empêché l’octroi pacifique d’un gouvernement humain à l’Arménie, et d’un régime autonome à la Crète ? Qui s’est, dès la première heure, tenu debout près du Sultan, comme un conseiller et comme un allié ? Qui a, par cette assistance, affermi dans la main d’Abdul-Hamid le fer au lieu de l’en arracher ? L’Empereur Guillaume II. En vérité, lui seul a donné au Sultan l’audace de persévérer malgré la réprobation de l’Europe ; lui seul a rendu possible, inévitable, cette guerre où sans doute la Grèce se précipitait follement, mais où la défaite de la Grèce était l’humiliation de la cause chrétienne et où l’Islam a puisé un renouveau de vie.

Quels titres pour prétendre à la gloire d’un prince chrétien ! Comment, chargé de ces souvenirs, a-t-il eu le courage de venir à Jérusalem au sépulcre du Christ ? comment a-t-il désiré, comment a-t-il accepté, d’être reçu par les Patriarches ? Devant eux, il s’est tu : et en effet, qu’aurait-il dit à ces Grecs dont il avait précipité la ruine en Thessalie et ignoré les massacres en Crète ? Qu’aurait-il pu répondre à ces Arméniens dont la destruction avait été tolérée, pour ne pas dire encouragée par lui ? Le terrain qu’il a offert aux catholiques, il le devait à la reconnaissance du Sultan pour le prince qui avait aidé à la défaite et à l’agonie de races chrétiennes. Voilà pourquoi aucun rite chrétien n’a eu confiance dans un tel protecteur. Et tout empereur d’Allemagne obtiendra malaisément plus de crédit. Si, en effet, Guillaume II fait exception dans sa lignée, c’est pour ses élans vers un rôle utile à l’humanité entière, par ses combats entre l’égoïsme et la générosité, où la générosité succombe toujours, mais du moins après avoir lutté. Tandis que, lui excepté, dans la maison des Hohenzollern, l’égoïsme n’a pas connu ces courtes luttes contre la conscience, et qu’il est la conscience même des princes.


Mais le souverain eût-il un désir noble, désintéressé et tutélaire de protectorat, ce protectorat trouverait des obstacles permanens dans la nation elle-même. D’abord l’Allemagne est divisée en deux grandes masses, les protestans et les catholiques. Cette division, qui semble à Guillaume II une force, est en réalité une faiblesse. En donnant prétexte à briguer deux protectorats, elle enlève le moyen d’en exercer aucun. S’il n’y a pas de protectorat véritable sans une foi religieuse dans la nation protectrice, si cette foi seule associe efficacement la mère patrie aux besoins, aux triomphes, aux épreuves de ses colonies religieuses, l’ardeur, la continuité et l’étendue de l’action doivent être d’autant plus grandes que la nation est plus unanime dans sa croyance. Les deux peuples dont l’influence religieuse rayonne le plus, la Russie et la France, sont deux peuples préservés des dissidences confessionnelles, l’un en somme, tout orthodoxe, l’autre tout catholique. En Allemagne, le catholicisme et la réforme sont trop égaux de fidèles pour que la nation puisse propager un seul de ces cultes. Et pour répandre à la fois l’un et l’autre, elle n’a, au lieu d’un foyer unique et puissant, que les rayons divisés de deux sectes, non seulement distinctes mais ennemies. Car, en Orient, protestans et catholiques se disputent les âmes. Tant que Guillaume II laissait se poursuivre cette lutte sans y prendre part, et se contentait de présider aux succès du travail allemand et de la politique allemande, il représentait la patrie, seulement la patrie, et il ouvrait à ceux de ces croyans ennemis qui étaient ses sujets le refuge d’une affection commune. Du jour où il leur offre un concours religieux, il entre dans leurs discordes et s’oblige à une contradiction.

Toutes les religions sont jalouses, et celui-là seul les aime à leur gré qui se déclare contre leurs rivales. Les protestans ne demanderont pas seulement à l’Empereur de distancer la propagande protestante des Américains et des Anglais, les catholiques, de disputer l’hégémonie à l’influence catholique de la France. Protestans et catholiques prétendront qu’il les aide les uns contre les autres. Comme tout concours apporté aux uns sera en effet une menace pour les autres, il aura à équilibrer sans cesse ses faveurs, et, si bien qu’il les équilibre, il ne calmera pas les inquiétudes des zèles ennemis. Toutes les fois que les catholiques allemands seront effrayés par les progrès des luthériens allemands, toutes les fois que ces Allemands se sentiront vaincus par le prosélytisme de leurs compatriotes catholiques, ils croiront sentir la main de l’Empereur ; ils accuseront, quoi qu’il fasse, sa partialité ; toutes leurs déconvenues, toutes leurs fautes se changeront en griefs contre lui. Les deux protectorats adverses qu’il lui faudra également soutenir se neutraliseront en somme. Mais s’ils demeurent stériles au dehors, leurs rivalités auront leur contre-coup jusque dans les affaires intérieures de l’Empire. Et peut-être un jour, si les piétistes et le centre, en leurs ardeurs ennemies, prétendent faire acheter à l’Empereur leur concours politique par son aide religieuse, comprendra-t-il que ce n’est pas toujours, même pour un empereur, une œuvre facile que de faire entendre raison à la foi.

Le protectorat religieux de l’Allemagne sera entravé non seulement parce qu’elle manque d’unité confessionnelle, mais parce que là ni protestans ni catholiques ne possèdent le don essentiel à l’influence religieuse, le don de l’apostolat. La race germanique est une race puissante, mais « oncques à tous toutes grâces ne furent données. » Même dans les affaires divines elle garde le caractère qu’elle porte dans les affaires humaines, elle songe à elle-même. La manifestation religieuse la plus puissante de l’Allemagne est la réforme : par la réforme elle a changé son culte, elle ne l’a pas étendu. Son grand acte est une séparation, non une conquête. De toutes les races protestantes, elle est celle qui, depuis Luther à l’heure où nous sommes, a consacré le moins d’efforts au prosélytisme. Et comme elle est de toutes aussi la plus raisonnante, qu’elle dépense son activité en théories contentieuses, et que dans ces disputes son christianisme laisse de plus en plus échapper le divin, il n’est pas probable que dans l’avenir le zèle protestant multiplie davantage ses œuvres. Et l’inaptitude originelle du protestantisme à grouper ses efforts vînt-elle à disparaître, ce n’est pas l’Allemagne qui semble en état de disputer l’hégémonie à l’Angleterre ou aux États-Unis. Les catholiques ont une vie autrement puissante ; personne ne saurait contester qu’ils aient donné depuis quarante ans ces preuves d’une renaissance admirable. Mais ici encore il est facile de reconnaître l’influence de la race dans l’épanouissement de certaines vertus religieuses et dans la pauvreté de certains dons. L’effort des catholiques allemands a été utilitaire et pratique comme est en tout l’action de la race. Ils ont travaillé à devenir forts dans leur pays, forts d’une puissance surtout intérieure. Ils ont employé cette puissance à gagner autorité sur le prolétariat, dont les souffrances, laissées sans secours par les vieux conservateurs et exploitées par les révolutionnaires, étaient, outre une offense à la justice évangélique, une menace à la richesse et à la force de l’Allemagne. Ils ont mis à profit leur popularité pour prendre part à la direction des affaires générales, et employé cette part de prééminence politique au redressement de leurs griefs religieux. Là leur habileté et leurs succès tiennent du prodige. Minorité, ils sont parvenus à occuper dans le Parlement une place plus grande qu’ils n’ont dans la nation, à devenir dans le pays le plus considérable des partis, à se faire, mieux que chefs, arbitres dans l’État. Ils ont demandé et obtenu tour à tour de tous, et même du souverain, en échange de votes qui n’étaient jamais des engagemens durables, l’abrogation de presque toutes les lois hostiles au catholicisme, et, par des procédés de négoce, ils ont lutté et vaincu pour leur foi. Mais leur zèle, qui traite sur place ces utiles affaires, ne se sent pas sollicité vers les apostolats distans, aventureux, ingrats où il faut se donner sans calcul, dépenser sans compter et le plus souvent sans recueillir.

Que l’on compare ces catholiques et les catholiques de France. Ceux-ci n’ont, hélas ! aucunement l’art des conduites habiles. Citoyens d’un pays qui de traditions et de culte est à eux, ils se sont laissé expulser de toutes les influences ; ils n’ont pas su donner créance en leur loyauté, si supérieure pourtant à celle de leurs calomniateurs ; en leurs doctrines, pourtant si conformes au bien général. Seuls défenseurs de la liberté, ils passent pour ses adversaires ; seuls soucieux des misères publiques, ils excitent les défiances de la multitude. Par surcroît ils sont divisés entre eux, et semblent tenir plus à leurs discordes qu’à un succès acheté par la discipline. Ils n’ont pas les dons de la politique. Mais qu’il faille quitter famille, amitiés, habitudes, patrie, chercher au fond de pays lointains, pour le salut d’âmes inconnues, des souffrances ignorées, toutes les épreuves de la vie, les formes les plus affreuses de la mort, la France n’est jamais inféconde, jamais hésitante, jamais lasse, et la folie de la croix, par la vertu de la France, peuple d’hommes et de femmes héroïques l’univers. Trois religieux sur quatre, quatre missionnaires sur cinq, à l’heure présente, sont de notre race. L’apostolat est une semence française que la foi transporte par toute la terre, que les sols incultes attirent, et qui féconde leur stérilité. Le jour où s’épuiserait l’apostolat français, le catholicisme aurait perdu ses moissonneurs d’âmes dans les pays infidèles.

La différence d’aptitude entre les deux races, voilà le fait certain, permanent, essentiel qui domine et d’avance résout ce conflit de protectorats.

Il serait vain de nier que l’Allemagne a un grand prestige, des institutions fortes et un souverain capable de suivre, avec une persévérance habile, de vastes ambitions, même religieuses. Il est plus incontestable encore que la France n’est aujourd’hui intacte ni dans son territoire, ni dans son unité morale ; que ses maîtres, depuis longtemps, ont abandonné la tradition et perdu le sens catholiques. Il est évident enfin que l’Allemagne doit à son gouvernement sa puissance militaire, son unité, son hégémonie en Europe ; et la France à ses gouvernemens ses défaites, ses humiliations extérieures, ses luttes intérieures, son déclin dans l’opinion. Si le protectorat était une de ces affaires qui dépendent de la politique, il y aurait pour les Allemands beaucoup à espérer et pour nous beaucoup à craindre.

Mais précisément l’influence religieuse est une des choses que les gouvernemens ne gouvernent pas. Elle n’existe que là où les dons de la race établissent et perpétuent une propagande efficace et conquérante. Ces dons ne grandissent pas dans les âmes, plus que la foi, à la volonté de l’État. L’État peut transformer l’apostolat religieux en influence politique ; il ne peut, par son influence politique, créer un apostolat. Son art se borne à favoriser l’écoulement de ces eaux fécondantes ; leur source est à des hauteurs où il n’atteint pas. Une expérience contraire et également concluante la montré aux deux peuples qu’on voudrait faire rivaux. Les passionnés efforts de Guillaume II pour susciter des missions catholiques ; les avantages qu’assurait à leurs débuts la puissance de l’Empire ; la concession d’une province délivrée en Chine par le Saint-Siège lui-même aux missionnaires de race germanique et le devoir ainsi contracté d’y porter l’Évangile ; les faveurs manifestes accordées à Mgr Anzer, chef de l’ordre unique et peu nombreux qui exerce cet apostolat national, ont vainement sollicité depuis plus de dix ans les vertus et les énergies allemandes. La race ne se sent pas de vocation pour ces œuvres. En France, depuis vingt années, l’ancienne foi de la nation, les vocations, les ressources, les doctrines, l’honneur du clergé catholique et en particulier des ordres religieux, ont été livrés à toutes les entreprises d’une incrédulité fanatique ; et les subventions, misérables dans leur taux, et contradictoires dans leur principe, que le budget accorde aux missions, ne compensent pas, on en conviendra, les pertes matérielles et morales que les calomnies d’une presse sans bonne foi, les revendications d’un fisc sans équité, les désaveux d’un gouvernement sans courage apportent au catholicisme. Toute la puissance de l’État n’est pas parvenue à détruire la surabondance des dévouemens, l’attrait de l’apostolat, la vocation de la race.

Ce n’est pas à dire que notre influence dans le Levant ne coure pas de périls : ils existent, ils grandissent. Je les dirai. L’Allemagne nous menace et nous peut remplacer dans toutes nos conquêtes, sauf dans notre magistère catholique. Mais ce n’est pas l’Allemagne qui sera ni notre rivale, ni notre héritière religieuse, et l’on ne verra pas, si étrange que soit notre époque, la première des nations catholiques remplacée dans un protectorat catholique par la mère des nations protestantes.


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre et du 15 décembre 1898.