La France socialiste/XXIII

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F. Fetscherin et Chuit (p. 264-276).


XXIII

LE RECRUTEMENT RÉVOLUTIONNAIRE

Il faut conclure.

Nous avons fait connaître les doctrines et les hommes du parti révolutionnaire.

Ces doctrines sont-elles en progrès ? Oui. Le parti socialiste est aujourd’hui plus fort que jamais et son recrutement ne s’arrête pas. Pourquoi ?

La situation générale est favorable aux socialistes. La société est sur une pente au bas de laquelle il y a au moins du socialisme d’État ; c’est-à-dire que lorsqu’on se trouvera au bas de cette pente, il faudra faire de grandes concessions.

L’instruction publique a reçu de grands développements. La presse a pris de plus grands développements encore. En cultivant les esprits, la société moderne fait naître des ambitions. En créant des ambitieux qui tous ne peuvent pas monter où ils aspirent, la société crée des déclassés. Il en sort chaque année des collèges, des lycées, des écoles spéciales. Les jeunes gens ne peuvent pas trouver tous l’emploi de leurs capacités.

Ils le trouvent d’autant moins facilement que la crise fait diminuer l’importance des affaires. Dans toutes les industries, dans toutes les administrations, on réduit le nombre des employés, des ingénieurs, des agents de tous ordres. La production des capacités ne diminue pas. Elle grandit ; elle est chaque année plus abondante. On fait plus de bacheliers que jamais aujourd’hui. En faisant des bacheliers, condamnés pour la plupart à rester inoccupés, à vivre de misères, on fait des mécontents, on prépare des révoltés.

La diffusion dans les classes pauvres de l’instruction incomplète qu’est l’instruction publique en France a donc un résultat révolutionnaire. Les fils de paysans ou de petits boutiquiers, qui ont été élevés péniblement par leurs parents, ne peuvent en obtenir, après le collège, presque aucun secours. Dans ces dernières années, nous avons traversé une crise qui a semé le terrain social de ruines. La spéculation financière a pris presque toutes les économies des petites gens. En échange, elle leur a donné des titres qui aujourd’hui peuvent se vendre au poids du papier. Il a fallu que le paysan vendît sa terre ou l’hypothéquât ; l’ayant hypothéquée, il faut qu’il paye l’intérêt au prêteur. Il se dépouille ainsi de la part qu’il économisait avant son emprunt. Il n’a plus de superflu.

Le petit commerce et la petite industrie n’ont pas été moins éprouvés. Dans ces dernières années, le nombre des faillites s’est considérablement élevé. La loi des faillites est d’une impitoyable dureté. D’un homme malheureux elle fait un paria. Le failli même honnête, et parmi les petites gens c’est la majorité (il n’y a que les catastrophes des millionnaires qui enrichissent « leurs victimes »), est marqué d’indignité civile par la loi. La société, en le déshonorant, le désintéresse de sa conservation. Elle en fait un indifférent, quand elle n’en fait pas un ennemi.

Voilà donc trois machines à fabriquer des socialistes :

Le développement démocratique de l’instruction publique, la facilité de l’hypothèque, la multiplication des prêteurs et la loi des faillites.

Les crédits fonciers, les banques de prêts sur biens fonciers accomplissent une œuvre révolutionnaire. Ils défont lentement l’œuvre des gouvernements monarchiques et l’œuvre de la Révolution de 1789.

La grande Révolution a donné la terre au paysan. Les gouvernements monarchiques qui se sont ensuite succédé ont fait tous leurs efforts pour reconstituer l’aristocratie terrienne. En constituant la grande propriété campagnarde à côté de la petite propriété paysanne, on arrivait au même résultat conservateur ; on établissait la suprématie du gentilhomme terrien, du « land lord », sur les petits cultivateurs-propriétaires. Mais on intéressait aussi celui-ci par ce fait qu’il était propriétaire, qu’il ne travaillait que pour lui, à l’établissement social.

Le partage entre les héritiers a commencé le démembrement des grandes propriétés qui ont été divisées entre les paysans : en même temps, il est vrai, la petite propriété, par le jeu de la même loi des héritages, s’émiettait.

Les crédits fonciers sont venus. Ils ont continué la démolition de l’aristocratie campagnarde en lui prêtant des sommes élevées, qu’en majorité elle n’a pas pu payer, et en l’expropriant ensuite. Les paysans se sont partagé ces dépouilles des riches expropriés. Mais le financier a fondu sur les campagnes. Les « bas de laine » se sont vidés dans les caisses des maisons de jeu. Les krachs sont arrivés. À son tour, la petite terre s’est hypothéquée. Souvent son propriétaire, après une mauvaise récolte, après une opération mal conduite, ne peut plus payer l’intérêt du prêt. Alors il est exproprié au profit, non pas du noble ni du riche bourgeois, dont l’homme du peuple accepte encore la suprématie, parce que l’aristocrate de naissance est ordinairement un homme poli, mais au profit du parvenu du village, d’un égal de la veille. Le propriétaire dépossédé est obligé de devenir le valet de ferme, le salarié de son acquéreur. Le froissement des orgueils, les rancunes du malheureux contre le plus fortuné allument lentement dans les campagnes des haines sociales, préparent des Jacques.

Le travail révolutionnaire se poursuit par la centralisation des capitaux industriels et par l’accumulation des richesses dans un nombre de mains de jour en jour moins grand.

La petite industrie est tuée par la concurrence de la grande industrie ; le petit commerce de détail est ruiné par le grand magasin. Le grand magasin fabrique lui-même ou paye comptant ; il profite d’escompte. Le petit commerce paye à tempérament et subit ainsi une perte. Il ne peut donc pas livrer la marchandise au même prix que son puissant concurrent. La clientèle l’abandonne. Il faut fermer la boutique, quand ce n’est pas l’huissier qui vient la fermer.

Le nombre des propriétaires, des patrons, des indépendants diminue donc dans la société : celui des salariés, des employés augmente.

Toute l’exploitation des capitaux est dirigée par des travailleurs. L’ancien « patron », l’unique propriétaire de l’usine, de l’atelier, qui le dirigeait lui-même, a fait place presque partout au directeur appointé d’une société d’actionnaires. Le capitaliste n’a presque aucune part à la production. Il n’en a que les profits. Il ne connaît pas ceux qui mettent en œuvre son capital ; il n’a aucune relation avec eux. Entre eux et lui, aucun lien, aucune solidarité, aucune sympathie. Le socialisme vient dire alors à l’oreille de tous ces gens qui travaillent à faire fructifier le capital des oisifs : Puisque tu es seul à produire, pourquoi partages-tu avec celui qui ne produit pas ? Et le régime actionnaire, la disparition de la direction patronale, le remplacement du patron par des contremaîtres sont encore des causes de progrès révolutionnaire.

La « classe » des non-possédants s’accroît ; celle des possédants devient de jour en jour moins nombreuse. La « catégorie » capitaliste ne constitue pas, si on le veut, une classe ; elle est ouverte. Il ne faut remplir aucune condition particulière de naissance ou d’éducation pour y être admis. Mais comme on ne peut acquérir un capital sans capital : que, du moins, rien n’est plus difficile, et que, d’autre part, le petit capital finit par être absorbé par le grand, effet de la concurrence, la classe possédante est une classe qui ne semble ouverte que pour qu’on en sorte. À chaque recrue qu’elle fait d’un nouveau riche répond l’élimination de plusieurs ruinés.

Il y a donc chaque jour moins d’hommes intéressés à la conservation sociale intégrale, puisqu’il est convenu que seul est conservateur celui qui possède ; qui n’a rien ne peut rien désirer conserver.

Qui profite de cet appauvrissement de tous les petits propriétaires ? Un très petit nombre de familles.

Le drainage des économies du peuple par les spéculateurs a été fait au profit de quelques gros coffres-forts de banque. La Bourse est un champ clos où les petits succombent un à un devant les grands. L’épargne publique s’en va, par mille petits ruisselets, tomber dans l’océan de richesses de la haute banque qui dévore, qui engloutit tout dans un travail incessant d’absorption.

En résumé, nous voyons une nation, la France, où la richesse est plus grande que jamais et où le nombre des pauvres grandit tous les jours. La richesse créée en bas est aspirée en haut, où elle s’immobilise en partie, ou bien d’où elle est exportée à l’étranger par des possesseurs qui ne veulent pas que tout leur avoir soit concentré dans un même pays, à la merci d’une seule bourrasque.

Croit-on que la situation actuelle pourra se prolonger encore pendant vingt années. La France aurait aujourd’hui beaucoup de peine à parer aux dépenses d’une grande guerre. Elle est écrasée sous le fardeau de sa dette.

Il viendra peut-être un jour où, cette dette s’étant accrue, il faudra, si on veut continuer à en payer les intérêts intégralement, renoncer à assurer les services publics. Que les conservateurs de toutes opinions, et nous sommes conservateur, c’est-à dire individualiste, n’oublient pas qu’ils se trouveront, plus tôt qu’ils ne s’y attendent peut-être, devant cette alternative : ou ne pas payer leurs fonctionnaires, c’est-à-dire laisser suspendre la vie nationale, ou ne pas payer leurs rentiers.

À tous ces maux quels sont les remèdes ?

Sont-ils dans l’honnête mais rétrograde ordonnance sociale de M. Albert de Mun et des réformateurs chrétiens, ou dans le collectivisme de M. Jules Guesde ?

Ne les trouverait-on pas ces remèdes au mal social dans les articles immédiatement réalisables du programme ouvrier. Il ne faut pas rejeter ce programme a priori à cause des affirmations collectivistes, des considérants. Il faut en étudier les articles qui sont discutables, même dans leurs paragraphes les plus révolutionnaires. La nécessité forcera sans doute un jour les hommes d’État à aller demander des inspirations aux socialistes.

Les affaires de la société actuelle prennent en effet une mauvaise tournure. Le parti socialiste n’est plus une petite bande d’émeutiers sans idées ; c’est une grosse masse conseillée, menée par des renégats de la bourgeoisie. Or toujours les révolutions contre les classes ont été faites par les transfuges des classes attaquées.

Ce n’est pas seulement le prolétariat qui se laisse entamer par la propagande socialiste, c’est la petite bourgeoisie. Il y a de vieilles redingotes à côté des blouses dans les meetings. Et cette coalition est grave.

Karl Marx terminait son Manifeste communiste de 1847 par cet appel : Prolétaires de toutes les nations, unissez-vous !

Que tous les conservateurs s’unissent ! Qu’ils soient unis non pour faire à un courant qui les emporterait un barrage inutile ; mais qu’ils soient unis pour accorder de sang-froid les sacrifices auxquels il leur faudra consentir. Ces sacrifices nécessaires seront immenses. Mais ils feront moins de victimes qu’on ne le croit, le jour où la nécessité s’imposera, car alors la centralisation des capitaux sera achevée. Unissez-vous donc pour être prêts aux concessions et pour les accorder généreusement quelque temps avant qu’on ne les exige de vous. Il vaut mieux donner ce qu’on ne peut pas garder que de se le voir prendre. Il y a toujours, à ne pas se laisser battre, l’économie d’une humiliation.

L’incendie socialiste demandera qu’on lui fasse sa part large, énorme. Si on ne la lui fait pas, il brûlera tout.

Conservateurs unissez-vous pour capituler au moins avec dignité, et pour sauver, au moins, les fondations de l’édifice !