La Frontière/02

La bibliothèque libre.
paru dans l’Excelsior (p. 10-19).

II

Il n’a pas changé… Toujours son teint frais… Les yeux un peu fatigués, peut-être… mais la mine est bonne…

— Avez-vous fini de m’éplucher tous les deux ? dit Philippe en riant. Quelle inspection ! Embrassez plutôt ma femme.

Marthe se jeta dans les bras de Mme Morestal, puis dans les bras de son beau-père, et, à son tour, elle fut examinée des pieds à la tête.

— Oh ! oh ! la figure est moins pleine… Nous avons besoin de nous refaire… Mais ce que vous êtes trempés, mes pauvres enfants !

— Nous avons reçu tout l’orage, dit Philippe.

— Et savez-vous ce qui m’est arrivé ? dit Marthe, j’ai eu peur !… Oui, peur, comme une fillette… et je me suis évanouie… Et Philippe a dû me porter… pendant une heure au moins…

— Hein ! dit le vieux Morestal à sa femme… pendant une demi-heure ! Toujours solide, le garçon. Et tes fils, pourquoi ne les as-tu pas amenés ? C’est dommage. Deux braves petits gosses, je suis sûr. Et bien élevés… Je connais Marthe ! Quel âge ont-ils ? Dix ans, n’est-ce pas, et neuf ans ? À propos, la mère a préparé deux chambres. On fait donc chambre à part, maintenant ?

— Oh ! non, dit Marthe, ici seulement… Philippe veut se lever au petit jour et battre les grands chemins… tandis que moi, j’ai besoin de repos.

— Parfait ! parfait ! Conduis-les, la mère… et sitôt prêts, à table, les enfants ! Le déjeuner fini, je prends la voiture et je vais chercher les malles à Saint-Élophe, où la diligence du chemin de fer les apportera. Et si je rencontre mon ami Jorancé, je le ramène. Il doit être tout triste. Sa fille est partie ce matin pour Lunéville. Mais elle m’a dit qu’elle vous avait écrit…

— Oui, oui, fit Marthe. Suzanne m’a écrit l’autre jour. Elle non plus n’est pas gaie de partir.

Deux heures plus tard, Philippe et sa femme s’installaient dans deux jolies chambres voisines, situées au second étage, et qui avaient vue sur le côté français. Marthe se jetait sur son lit et s’endormait presque aussitôt, tandis que son mari, accoudé à la fenêtre, regardait le paisible vallon où s’étaient écoulés les jours les plus heureux de son enfance.

C’était là-bas, au bourg de Saint-Élophe-la-Côte, dans le modeste logis que ses parents habitaient avant le Vieux-Moulin. Interne au collège d’Épinal, il passait au village d’enthousiastes vacances à jouer ou bien à courir les Vosges en compagnie de son père – papa Trompette, comme il l’appelait, en raison de toutes les trompettes, clairons, cors et cornets, qui constituaient avec des tambours de tous les modèles, avec des épées et des poignards, des casques et des cuirasses, des fusils et des pistolets, les seuls cadeaux que connût son jeune âge. Un peu sévère, Morestal, un peu trop attaché à ce qui concernait les principes, les usages, la discipline, l’exactitude, un peu emporté, mais si bon, et sachant si bien se faire aimer de son fils, d’une affection si respectueuse et si franche !

La seule fois qu’ils se heurtèrent, ce fut le jour où Philippe, alors élève de philosophie, annonça son intention de poursuivre ses études au-delà du baccalauréat et d’entrer à l’École Normale. Tout le rêve du père s’écroulait, son beau rêve de voir Philippe en uniforme, des soutaches d’or à la manche de son dolman, le sabre au côté.

Choc véhément et douloureux où Morestal, stupéfait, se trouva en face d’un Philippe obstiné, réfléchi, maître de lui, et fermement résolu à conduire sa vie comme il l’entendait et selon ses propres aspirations. Durant une semaine, on disputa, on se fit du mal, on se réconcilia pour se fâcher encore. Puis le père céda tout d’un coup, au milieu d’une discussion, et comme s’il comprenait subitement la vanité de ses efforts.

— Tu le veux ? s’écria-t-il, soit ! Tu seras pion, puisque c’est ton idéal, mais je t’avertis que je décline toute responsabilité quant à l’avenir, et que je me lave les mains de ce qui arrivera.

Il arriva tout simplement que la carrière de Philippe fut rapide et brillante et que, après un stage à Lunéville, puis un autre à Châteauroux, il était nommé à Versailles professeur d’histoire. Il publiait alors, à quelques mois d’intervalle, deux livres remarquables et qui soulevèrent d’ardentes controverses : L’Idée de patrie dans la Grèce antique, et L’Idée de patrie avant la Révolution. Trois ans plus tard, on l’appelait à Paris, au lycée Carnot.

Philippe, aujourd’hui, approchait de la quarantaine. Le travail et les veilles ne semblaient pas avoir de prise sur sa rude nature de montagnard. Solidement musclé, aussi robuste que son père, il se reposait de l’étude par de violents exercices, par de longues courses à bicyclette dans les campagnes et dans les bois de la banlieue. Au lycée, les élèves, qui, d’ailleurs, avaient pour lui une sorte de vénération, se racontaient ses exploits et ses tours de force.

Avec cela, un grand air de douceur, et des yeux surtout, des yeux bleus très bons, souriants quand il parlait, et, au repos, naïfs, enfantins presque, emplis de rêve et de tendresse.

Maintenant, le vieux Morestal était fier de son fils. Le jour où il avait appris sa nomination à Carnot, il écrivait ingénument :

« Bravo ! mon cher Philippe, te voilà arrivé, et en passe de prétendre à tout ce que tu voudras. Je t’avouerai que je n’en suis nullement surpris, ayant toujours prévu qu’avec tes qualités, ta persévérance et ta façon sérieuse d’envisager la vie, tu conquerrais la place que tu mérites. Donc, encore bravo ! Te dirai-je pourtant que ton dernier livre, sur l’idée de patrie en France, m’a quelque peu dérouté ? Je suis sûr, évidemment, que tes opinions ne changeront pas à ce propos, mais il me semble que tu cherches à expliquer l’idée de patrie par des motifs plutôt subalternes, et que cette idée te paraît, non pas inhérente aux sociétés humaines, mais passagère et comme un progrès momentané de la civilisation. J’ai mal compris sans doute. N’importe, ton livre n’est pas très clair. On croirait que tu hésites. J’attends avec impatience l’ouvrage que tu annonces sur l’idée de patrie à notre époque et dans l’avenir… »

Ce livre, auquel Morestal faisait allusion, était prêt depuis un an, sans que Philippe, pour des raisons qu’il tenait secrètes, consentît à le livrer à son éditeur.

— Tu es heureux d’être au pays ?

Marthe s’était approchée et avait croisé les deux mains sur son bras.

— Très heureux, dit-il. Et je le serais encore davantage, s’il ne devait pas y avoir entre mon père et moi cette explication… que je suis venu chercher.

— Tout se passera bien, mon Philippe. Ton père a tant d’affection pour toi ! Et puis tu es si sincère !…

— Ma bonne Marthe, dit-il en l’embrassant au front avec tendresse.

Il l’avait connue à Lunéville, par l’intermédiaire de M. Jorancé dont elle était la petite cousine, et tout de suite il avait senti en elle la compagne de sa vie, celle qui le soutiendrait aux heures difficiles, celle qui lui donnerait de beaux enfants, qui saurait les élever et faire d’eux, avec son aide et ses principes, des hommes vigoureux et dignes de porter son nom.

Peut-être Marthe eût-elle souhaité davantage, et peut-être, jeune fille, avait-elle rêvé que la femme n’est pas seulement l’épouse et la mère, qu’elle est aussi l’amante de son mari. Mais elle vit bientôt que l’amour comptait peu pour Philippe, homme d’étude, et qui s’intéressait beaucoup plus aux spéculations de la pensée et aux problèmes sociaux qu’à toutes les manifestations du sentiment. Elle l’aima donc comme il voulait être aimé, étouffant en elle, ainsi que des flammes que l’on recouvre, toute une passion frémissante, faite de désirs inassouvis, d’ardeurs contenues, d’inutiles jalousies, et n’en laissant échapper que ce qu’il fallait pour le réchauffer aux heures du doute et de la défaite.

Petite, mince, d’aspect fragile, elle fut vaillante, dure à la peine, sans peur devant l’obstacle, sans déception après l’échec. Ses yeux noirs et vifs disaient son énergie. Malgré tout l’empire que Philippe exerçait sur elle, malgré l’admiration qu’il lui inspirait, elle garda sa personnalité, sa propre existence, ses goûts et ses haines. Et, pour un homme comme Philippe, rien ne pouvait avoir plus de prix.

— Tu ne dors pas un peu ? demanda-t-elle.

— Non. Je vais le rejoindre.

— Ton père ? dit-elle anxieusement.

— Oui, je ne veux pas tarder davantage. C’est déjà presque une mauvaise action que d’être venu ici et de l’avoir embrassé sans qu’il sache l’exacte vérité sur moi.

Ils demeurèrent silencieux assez longtemps. Philippe semblait indécis, tourmenté.

Il interrogea :

— Tu n’es pas de mon avis ? Tu trouves qu’il faut remettre à demain ?…

Elle lui ouvrit la porte.

— Non, dit-elle, tu as raison.

Elle avait de ces gestes imprévus qui coupent court aux hésitations et vous jettent en face des événements. Une autre se fût répandue en paroles. Marthe, elle, engageait tout de suite sa responsabilité, alors même qu’il s’agissait des plus petits faits de la vie ordinaire. C’est ce que Philippe appelait en riant l’héroïsme quotidien.

Il l’embrassa, tout réconforté par son assurance.

En bas, ayant appris que son père n’était pas de retour, il résolut de l’attendre au salon. Il alluma une cigarette, la laissa s’éteindre et, distraitement d’abord, puis avec un intérêt croissant, il regarda autour de lui, comme s’il cherchait à se renseigner auprès des choses sur celui qui vivait en leur intimité.

Il examina le râtelier où s’alignaient les douze fusils. Ils étaient tous chargés, prêts à servir. Contre quel ennemi ?

Il vit le drapeau qu’il avait si souvent contemplé dans l’ancienne maison de Saint-Élophe, le vieux drapeau déchiré dont il savait la glorieuse histoire.

Il vit les cartes pendues au mur, qui toutes décrivaient, en ses moindres détails, la frontière et les pays qui l’avoisinaient, à gauche et à droite des Vosges.

Il se pencha sur les rayons de la petite bibliothèque et lut les titres des ouvrages : La Guerre de 70, d’après le grand état-major allemand ; la Retraite de Bourbaki ; Comment préparer la revanche ?… ; le Crime des pacifistes.

Mais un volume attira son attention. C’était son livre sur l’idée de patrie. Il le feuilleta et, comme certaines pages étaient couvertes et balafrées de coups de crayon, il s’assit et se mit à lire.

— C’est bien cela, murmura-t-il au bout d’un instant. Pourra-t-on s’entendre désormais ? Sur quel terrain se placer l’un et l’autre ? Il est inadmissible qu’il accepte mes idées. Et comment me soumettre aux siennes ?

Il continua sa lecture, relevant des réflexions dont la rigueur le désolait. Vingt minutes s’écoulèrent ainsi dans un silence que troublait seulement le bruit des feuillets.

Et, soudain, il sentit deux bras nus qui lui entouraient la tête, deux bras nus et frais qui caressaient son visage. Il voulut se dégager. Les deux bras serrèrent leur étreinte.

Il fit un effort brusque et se leva.

— Vous ! s’écria-t-il en reculant, vous ici. Suzanne !

Une jolie créature se tenait devant lui, souriante à la fois et honteuse, en une attitude de provocation et de crainte, les mains jointes et les bras offerts de nouveau, de beaux bras savoureux et blancs qui émergeaient de sa chemisette de fine batiste. Ses cheveux blonds se séparaient en deux bandeaux ondulés et lâches dont les boucles indociles jouaient à l’aventure. Elle avait des yeux gris, très longs, avec des cils noirs qui les voilaient à demi, et ses petites dents riaient au bord de ses lèvres rouges, si rouges qu’on eût dit, bien à tort, qu’elles étaient peintes.

C’était Suzanne Jorancé, la fille de Jorancé, commissaire spécial, et l’amie de Marthe, qui l’avait connue tout enfant à Lunéville. L’hiver précédent, Suzanne avait passé quatre mois à Paris chez les Philippe Morestal.

— Vous, répéta-t-il, vous, Suzanne !

Elle répondit gaiement :

— Moi-même. Votre père est venu chez nous à Saint-Élophe. Comme le mien est en promenade, il m’a emmenée. Je suis descendue de voiture. Et me voici.

Il la saisit aux poignets, en une crise de colère, et, la voix sourde :

— Vous ne deviez pas être à Saint-Élophe ! Vous avez écrit à Marthe que vous partiez ce matin. Il ne fallait pas rester. Vous savez bien qu’il ne fallait pas rester.

— Pourquoi ? murmura-t-elle toute confuse.

— Pourquoi ? Parce que, à la fin de votre séjour à Paris, vous m’avez dit des paroles que j’avais le droit d’interpréter… où j’ai cru comprendre… et je ne serais pas venu… si votre départ…

Il s’interrompit, gêné lui-même par son emportement. Suzanne avait les larmes aux yeux, et une telle rougeur enflammait sa figure que ses lèvres sanglantes paraissaient à peine rouges.

Philippe, stupéfait des mots qu’il avait prononcés, et plus encore de ceux qu’il avait été sur le point de prononcer, Philippe éprouvait subitement, en présence de la jeune fille, le besoin d’être doux, amical, et de réparer son inexplicable brusquerie. Une pitié imprévue l’amollissait. Il saisit entre ses mains les petites mains glacées et, gentiment, avec une intonation de grand frère qui gronde :

— Pourquoi êtes-vous restée, Suzanne ?

— Je puis vous l’avouer, Philippe ?

— Mais oui, puisque je vous le demande, répondit-il, un peu inquiet.

— J’ai voulu vous voir, Philippe… Quand j’ai su que vous arriviez…, et qu’en retardant mon départ d’un jour… d’un seul jour… vous comprenez, n’est-ce pas ?…

Il se tut, pensant bien que, s’il répliquait le moindre mot, elle en dirait aussitôt qu’il ne voulait pas entendre. Et ils ne savaient plus comment se tenir l’un en face de l’autre, et ils n’osaient plus se regarder. Mais Philippe sentait les petites mains tiédir au contact des siennes, et toute la vie, en cet être jeune et tumultueux, affluer de nouveau ainsi qu’une source libérée qui ramène la joie, la force et l’espoir.

Des pas se faisaient entendre, et un bruit de voix s’éleva dans le vestibule.

— Monsieur Morestal, chuchota Suzanne.

Et le vieux Morestal criait, en effet, avant même d’entrer :

— Où es-tu donc, Suzanne ? Voilà ton père qui arrive. Vite, Jorancé, les enfants sont ici. Mais oui, ta fille également… je l’ai ramenée de Saint-Élophe… Mais toi, tu es donc venu par les bois ?

Suzanne enfila de longs gants de suède et, au moment même où la porte s’ouvrit, elle dit, d’un ton de résolution implacable, et comme si cette promesse devait combler Philippe de satisfaction :

— On ne verra plus mes bras nus… Personne ne les verra, je vous le jure, Philippe. Personne ne les caressera jamais…