La Frontière/03

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paru dans l’Excelsior (p. 19-29).

III

Jorancé, gros homme un peu lourd d’aspect, mais de figure sympathique, avait épousé, vingt-cinq ans auparavant, alors qu’il était secrétaire au commissariat d’Épinal, une jeune fille de grande beauté qui donnait des leçons de piano dans un pensionnat. Après quatre années de mariage, quatre années de torture, pendant lesquelles le malheureux subit les pires humiliations, Jorancé trouva, un soir, la maison vide. Sa femme était partie sans explication, emmenant leur fillette, Suzanne.

La seule raison qui l’empêcha de se tuer, ce fut l’espoir de reprendre l’enfant et de l’arracher à la vie que l’exemple de la mère lui eût imposée dans l’avenir.

Les recherches, d’ailleurs, ne furent pas longues. Le mois suivant, sa femme renvoya la petite, qui, sans doute, la gênait. Mais la plaie demeura au plus profond de lui-même, et ni le temps, ni l’affection qu’il reporta sur sa fille, ne purent effacer le souvenir de la cruelle aventure.

Il se mit au travail, accepta les besognes les plus pénibles pour accroître ses ressources et donner à Suzanne une bonne instruction, passa au commissariat de Lunéville et, sur le tard, fut promu au poste important de commissaire spécial à la frontière. Fonctions délicates de sentinelle avancée qui regarde le plus possible ce qui se passe chez le voisin, et que Jorancé accomplit avec tant de scrupule et d’habileté que ce voisin, tout en redoutant sa clairvoyance, rendait hommage à son caractère et à ses qualités professionnelles.

À Saint-Élophe, il retrouva le vieux Morestal, dont il était le petit-neveu par alliance et qui avait pour lui beaucoup d’amitié.

Les deux hommes se virent presque chaque jour. Le jeudi et le dimanche, Jorancé et sa fille dînaient au Vieux-Moulin. Souvent, Suzanne venait seule et accompagnait le vieillard dans sa promenade quotidienne. Il se prit d’affection pour elle. Et c’est ainsi que, conseillé par lui et sollicité par Philippe et Marthe Morestal, Jorancé avait conduit Suzanne à Paris, l’hiver précédent.

Tout de suite en entrant, il remercia Philippe :

— Tu ne saurais croire, mon bon Philippe, combien cela m’a fait plaisir. Suzanne est jeune. Un peu de distraction n’est pas pour me déplaire.

Il regardait Suzanne avec cette passion des pères qui ont élevé leur fille eux-mêmes et dont l’amour se mêle d’une tendresse un peu féminine.

Et il dit à Philippe :

— Tu sais la nouvelle ? Je la marie.

— Ah ! prononça Philippe.

— Oui, un de mes cousins de Nancy, un homme un peu mûr peut-être, mais sérieux, actif, intelligent. Il plaît beaucoup à Suzanne. N’est-ce pas, Suzanne, il te plaît beaucoup ?

La jeune fille ne sembla pas entendre la question et demanda :

— Marthe est dans sa chambre, Philippe ?

— Oui, au second étage.

— La chambre bleue, je sais. Je suis venue hier pour aider Mme Morestal. Je monte vite l’embrasser.

Dès qu’elle fut au seuil du salon, elle se retourna et envoya un baiser aux trois hommes, tout en regardant Philippe.

— Ce qu’elle est jolie et gracieuse, ta fille ! dit Morestal à Jorancé.

Mais on voyait qu’il pensait à autre chose et qu’il avait hâte de changer de conversation. Il ferma vivement la porte et, revenant vers le commissaire spécial :

— Tu as suivi le chemin de la frontière ?

— Non.

— Et l’on ne t’a pas encore averti ?

— Quoi ?

— Le poteau allemand… à la Butte-aux-Loups…

— Renversé ?

— Oui.

— Ah ! bigre !

Morestal savoura un instant l’effet produit, et il continua :

— Qu’en dis-tu ?

— Je dis… je dis que c’est très embêtant… Ils sont déjà de fort mauvaise humeur de l’autre côté. Cela va me faire des histoires.

— Comment ?

— Mais oui. Vous ne savez donc pas que l’on m’accuse aujourd’hui de faire appel aux déserteurs allemands ?

— Pas possible ?

— Comme j’ai l’honneur de vous le dire. Il y aurait par ici un bureau clandestin de désertion ; c’est moi qui le dirige. Et vous, vous en êtes l’âme.

— Oh ! moi, ils ne peuvent pas me souffrir.

— Et moi pas davantage. Weisslicht, le commissaire allemand de Bœrsweilen, m’a voué une haine mortelle. On ne se salue plus. Il est hors de doute que les calomnies sont répandues par lui.

— Mais quelles preuves avancent-ils ?

— D’innombrables… toutes aussi mauvaises… entre autres, celle-ci : des pièces d’or françaises qu’on aurait trouvées sur des soldats. Alors, vous comprenez… avec le poteau qui retombe une fois de plus, les explications qui vont recommencer, les enquêtes qui vont se poursuivre…

Philippe s’approcha :

— Voyons, voyons, il me semble que tout cela n’est pas bien grave.

— Tu crois cela, mon garçon ? Tu n’as donc pas lu dans les journaux, ce matin, les dépêches de la dernière heure ?

— Non, dirent Philippe et son père. Qu’y a-t-il de nouveau ?

— Un incident en Asie Mineure. Les officiers français et allemands se sont pris de querelle. Un des consuls a été tué.

— Oh ! oh ! fit Morestal, cette fois…

Et Jorancé précisa :

— Oui, la situation est extrêmement tendue. La question du Maroc s’est rouverte. Il y a eu des affaires d’espionnage, l’histoire des aviateurs français volant au-dessus des forteresses d’Alsace et jetant des drapeaux tricolores dans les rues de Strasbourg… Depuis six mois, c’est une série de complications et de chocs. Le ton des journaux devient agressif. On arme. On fortifie. Bref, malgré la bonne volonté des deux gouvernements, nous sommes à la merci d’un hasard. Une étincelle… et ça y est.

Un lourd silence pesa sur les trois hommes. Chacun d’eux, selon son tempérament selon ses instincts, évoquait la vision sinistre.

Jorancé répéta :

— Une étincelle… et ça y est.

— Eh bien, ça y sera, fit Morestal avec un geste violent.

Philippe eut un sursaut :

— Qu’est-ce que vous dites, père ?

— Eh quoi ! il faut bien que tout cela finisse.

— Mais cela peut finir autrement que dans le sang.

— Non… non… Il y a des injures qui ne se lavent que dans le sang. Et lorsqu’un grand pays comme le nôtre a reçu le soufflet de 70, il peut attendre quarante, cinquante ans, mais il arrive un jour où il le rend, son soufflet, et des deux mains !

— Et si nous sommes battus ? dit Philippe.

— Tant pis ! L’honneur avant tout ! Et puis, nous ne serons pas battus. Que chacun fasse son devoir et l’on verra ! En 70, prisonnier de guerre, j’ai donné ma parole de ne plus servir dans l’armée française. Je me suis échappé, j’ai réuni les gamins de Saint-Élophe et des environs, les vieux, les éclopés, des femmes même… On s’est jeté dans les bois. Trois loques nous ralliaient, un bout de linge blanc, de la flanelle rouge et un morceau de tablier bleu… Le drapeau de la bande ! Le voilà… il reverra le grand jour, s’il le faut.

Jorancé ne put s’empêcher de rire.

— Croyez-vous que c’est ça qui arrêtera les Prussiens ?

— Ne ris pas, mon ami. Tu sais comment j’entends mon devoir, et ce que je fais. Mais il est bon que Philippe le sache aussi. Assieds-toi, mon garçon.

Lui-même il s’assit, abandonna la pipe qu’il fumait, et commença, avec la satisfaction visible d’un homme qui peut enfin parler de ce qui lui tient le plus à cœur :

— Tu connais la frontière, Philippe, ou plutôt le versant allemand de la frontière ?… une falaise abrupte, une suite de pics et de ravins qui font de cette partie des Vosges un rempart infranchissable…

— Absolument infranchissable, en effet, dit Philippe.

— Erreur, s’exclama Morestal, erreur funeste ! Dès le premier instant où j’ai réfléchi à ces questions, j’ai pensé qu’un jour viendrait où l’ennemi l’attaquerait, ce rempart.

— Impossible !

— Ce jour est venu, Philippe. Depuis six mois, pas une semaine ne s’écoule sans que je rencontre par là quelque figure louche, ou que je me heurte à des promeneurs dont la blouse cache à peine l’uniforme. C’est un travail sournois, progressif, ininterrompu. Tout le monde y concourt. L’usine électrique que la maison Wildermann a dressée follement au bord du précipice n’est qu’un trompe-l’œil. La route qui la dessert est une route stratégique. De l’usine au col du Diable, cinq cents mètres tout au plus. Un effort, la frontière est franchie.

— Par une compagnie, objecta Jorancé.

— Où passe la compagnie, le régiment peut passer, et puis la brigade… À Bœrsweilen, à huit kilomètres des Vosges, il y a trois mille soldats allemands sur le pied de guerre. À Gernach, vingt kilomètres plus loin, il y en a douze mille, et quatre mille chevaux, et huit cents fourgons. Le soir de la déclaration, avant même, peut-être, ces quinze mille hommes auront franchi le col du Diable. Ce n’est pas un coup de main qu’on veut tenter. À quoi bon ? C’est le passage, la prise de possession des crêtes, l’occupation de Saint-Élophe. Quand nos troupes arrivent, trop tard ! Noirmont est coupé, Belfort menacé, le sud des Vosges envahi… Tu vois d’ici l’effet moral… nous sommes perdus. Voilà ce qui se prépare dans l’ombre. Voilà ce que tu n’as pas su voir, Jorancé, malgré toute ton attention… et malgré mes avertissements.

— J’ai écrit, la semaine dernière, à la préfecture.

— Il fallait écrire l’année dernière ! Pendant ce temps, l’autre vient, l’autre avance… C’est à peine s’il se cache… Tiens… Écoute-le… écoute-le…

Très loin, comme un bruit d’écho, assourdie par la masse des arbres, une sonnerie de clairon avait vibré, quelque part. Sonnerie indistincte… Mais Morestal ne s’y trompa point, et il dit à voix basse :

— Oh ! c’est lui !… c’est lui… Je reconnais la voix de l’Allemagne… Je la reconnais entre toutes… la voix rauque et détestée…

Après un moment, Philippe, qui ne le quittait pas des yeux, prononça :

— Et alors, père ?

— Et alors, mon fils, c’est en prévision de ce jour-là que j’ai bâti ma maison sur cette colline, que j’ai clos mes jardins d’un mur, qu’à l’insu de tous j’ai accumulé dans les communs les moyens de défense : des munitions, des sacs de sable, de la poudre… bref, que j’ai dressé, pour le cas d’une alerte, cette petite forteresse inconnue à vingt minutes du col du Diable… au seuil même de la frontière !

Il s’était planté face au levant, face à l’ennemi, et, les poings crispés aux hanches, en une attitude de défi, il semblait attendre l’inévitable assaut.

Le commissaire spécial, qui doutait encore que son zèle eût été pris en défaut dans cette affaire, bougonna :

— Votre bicoque ne tiendra pas une heure.

— Et qui te dit, s’écria Morestal avec véhémence, qui te dit que cette heure-là ne soit pas précisément l’heure même qu’il aurait fallu gagner ?… Une heure ! le mot est juste… une heure de résistance au premier choc ! une heure d’arrêt !… voilà ce que j’ai voulu, voilà ce que j’offre à mon pays. Que chacun fasse comme moi, dans la mesure de ses forces, que chacun soit hanté jusqu’à la fièvre par l’obsession du service individuel qu’il devra rendre à la patrie et, si la guerre éclate, vous verrez comment un grand peuple sait prendre sa revanche.

— Et si, malgré tout, nous sommes battus ? répéta Philippe.

— Quoi ?

Le vieux Morestal s’était retourné vers son fils, comme s’il avait reçu un coup, et une bouffée de sang enflammait son visage. Il regarda Philippe dans les yeux.

— Que dis-tu ?

Philippe eut l’impression du choc qui allait les jeter l’un contre l’autre s’il osait préciser davantage ses objections. Alors il articula des mots au hasard :

— Évidemment l’hypothèse n’est pas de celles qu’on puisse admettre… Mais, tout de même… ne pensez-vous pas qu’il faut l’envisager ?…

— Envisager l’hypothèse d’une défaite ? acheva le vieillard qui paraissait interdit… Serais-tu d’avis que cette crainte doive influer sur la conduite de la France ?

Une diversion tira Philippe d’embarras. À l’extrémité de la terrasse, quelqu’un avait surgi de l’escalier, et de façon si bruyante que Morestal n’attendit pas la réponse de son fils.

— C’est donc vous, Saboureux ? Quel vacarme !

C’était, en effet, maître Saboureux, le fermier dont on apercevait la maison au col du Diable. Un vieux chemineau, tout en haillons, l’accompagnait.

Saboureux venait se plaindre. Des soldats de la manœuvre avaient fait main basse sur deux de ses poules et sur un canard. Il semblait hors de lui, exaspéré par une telle catastrophe.

— Seulement, j’ai un témoin, le père Poussière, que voilà. Et je veux une indemnité, sans parler des dommages, et de la punition… C’est-i pas malheureux ?… des soldats de not’pays !… J’suis un bon Français, mais tout de même.

Morestal était beaucoup trop absorbé par la discussion des idées qu’il chérissait pour prendre le moindre intérêt aux histoires du bonhomme, et la présence du fermier lui parut, au contraire, un excellent moyen de revenir à la conversation. Il s’agissait bien de poules et de canards ! Et la guerre ? Et les bruits alarmants qui couraient ?

— Qu’est-ce que vous en dites, Saboureux ?

Le fermier, type de ces paysans que l’on rencontre parfois dans l’Est, à figure austère, tout rasés et qui, avec leur face de médaille antique, rappellent, plutôt que les Gaulois ou les Francs, nos ancêtres de Rome, le fermier s’emporta de nouveau. En 70, il avait marché comme les autres, crevant de faim et de misère, risquant sa peau. Et, au retour, il avait trouvé sa bicoque en cendres. Des uhlans qui passaient… Depuis ce temps, il trimait pour réparer le mal.

— Et vous voulez que ça recommence ? dit-il, que les uhlans viennent encore brûler, saccager ?… Ah ! non, j’en ai assez de ces histoires-là, qu’on me fiche la paix !

On sentait sa haine de petit propriétaire contre tous ceux, de France et d’ailleurs, qui fouleraient d’un pied sacrilège le sol ensemencé, où la moisson est si lente à venir. Il se croisa les bras, l’air grave.

— Et toi, père Poussière, qu’est-ce que tu dirais, si on se battait ? demanda Morestal en appelant le vieux chemineau qui cassait une croûte, assis sur le parapet de la terrasse.

Il était maigre, sec, tordu comme un sarment de vigne, avec de longs cheveux couleur de poussière, et un triste visage impassible qui semblait taillé dans du vieux bois d’église. Tous les trois ou quatre mois on le voyait à Saint-Élophe. Il frappait au seuil des portes, puis repartait.

— De quel pays es-tu, d’abord ?

Il grogna :

— J’sais pas trop… y a longtemps…

— Qu’est-ce que tu préfères ? La France, hein ? Les routes de par ici ?

Le bonhomme se dandinait sans répondre, sans comprendre peut-être. Saboureux ricana :

— Si vous croyez qu’il les regarde, les routes ! Sait-il seulement s’il est du pays de droite ou de gauche ! Son pays, c’est là où il y a du fricot… hein, Poussière ?

Alors, pris d’une mauvaise humeur soudaine, Morestal s’indigna et flétrit les indifférents, les tièdes, hommes du peuple, bourgeois ou paysans, qui ne songent qu’à leur bien-être sans s’inquiéter que la patrie soit humiliée ou glorieuse. Mais comment pouvait-il en être autrement avec les idées abominables que répandaient certains journaux et qu’apportaient jusqu’au fond des campagnes les livres et les brochures des colporteurs !

— Oui, s’écria-t-il, les idées nouvelles, voilà le mal qui nous détruit. Les instituteurs empoisonnent la jeunesse. L’armée elle-même est gangrenée. Des régiments entiers se révoltent…

Du regard, il s’adressait à Philippe qui, de temps à autre, hochait la tête sans répondre et d’un mouvement que son père pouvait prendre pour une approbation.

— N’est-ce pas, Philippe ? tu vois cela de près, toi, là-bas, tous ces poltrons qui nous affaiblissent avec leurs beaux rêves de paix à tout prix ! Tu les entends, tous les braillards de réunion publique qui prêchent à salle ouverte, avec la complicité de nos gouvernants, la croisade abominable contre l’armée et la patrie… Et quand je parle de la capitale !… mais la province n’échappe pas à la contagion ! Tiens, as-tu lu cette ignominie ?

Il saisit, parmi les papiers qui encombraient sa table, un petit volume à couverture violette qu’il mit sous les yeux de son fils. Et il reprit :

La Paix quand même ! sans nom d’auteur, un livre d’autant plus dangereux qu’il est très bien fait, et non par un de ces braillards auxquels je faisais allusion, mais par un homme d’étude, un provincial, et, qui plus est, un Français de la frontière. Il porterait même notre nom… quelque cousin éloigné… La famille Morestal est nombreuse.

— Vous êtes certain ?… articula Philippe, qui avait pâli en voyant la brochure… Comment savez-vous ?…

— Oh ! un hasard… une lettre qui me fut adressée, et où l’on écrivait : « Tous mes compliments pour votre brochure, mon cher Morestal. »

Philippe se souvint. L’an dernier, il devait venir au Vieux-Moulin, et la lettre lui avait été envoyée par l’un de ses amis.

— Et vous n’avez pas cherché à éclaircir ?

— À quoi bon ! Quand on a dans sa famille un misérable, on n’est nullement pressé de le connaître. Et puisque lui-même a la pudeur de ne pas signer ses petites infamies… N’importe, si jamais il me tombe sous la main, celui-là ! Mais n’en parlons plus…

Il en parla encore, et longtemps, ainsi que de toutes les questions de guerre ou de paix, d’histoire ou de politique, qui lui venaient à l’esprit. Ce n’est qu’après avoir « vidé son sac », comme il disait, qu’il s’écria tout à coup :

— Assez bavardé, les amis ! Quatre heures déjà, Saboureux, je suis votre homme… Comme ça, on vous a barboté vos volailles ? Tu viens, Jorancé ? On va voir quelques bonnes figures de soldats en train de préparer la soupe. Un campement français, il n’y a rien de plus vivant et de plus gai !