La Frontière/10

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paru dans l’Excelsior (p. 75-85).

II

Les trois femmes se rejoignirent dans le salon. Mme Morestal allait et venait avec effarement, ne sachant trop ce qu’elle disait :

— Pas rentré !… Philippe non plus !… Victor, il faut courir… Mais où courir ?… Où chercher ? Ah ! c’est vraiment terrible…

Soudain, elle s’arrêta devant Marthe et bégaya :

— Les coups de feu, hier soir…

Pâle d’anxiété, Marthe ne répondit pas. Dès le premier instant, elle avait eu la même pensée atroce.

Mais Suzanne s’exclama :

— En tout cas, Marthe, tu ne dois pas t’inquiéter. Philippe n’a pas pris la route de la frontière.

— Tu es sûre ?

— On s’est séparé au carrefour du Grand-Chêne. M. Morestal et papa ont continué seuls. Philippe est revenu directement.

— Directement ? Non, puisqu’il n’est pas ici, objecta Marthe. Qu’est-ce qu’il aurait fait de toute la nuit ? Il n’est même pas rentré dans sa chambre !

Mais l’affirmation de Suzanne avait épouvanté Mme Morestal. Elle ne pouvait plus douter maintenant que son mari n’eût suivi la route de la frontière, et les coups de feu venaient précisément de la frontière !

— Oui, c’est vrai, fit Suzanne, mais il n’était que dix heures quand nous sommes partis de Saint-Élophe, et les coups de feu que vous avez entendus ont été tirés vers une heure ou deux heures du matin… Vous l’avez dit vous-même.

— Est-ce que je sais ? s’écria la vieille dame, qui décidément perdait la tête… Il était peut-être beaucoup plus tôt.

— Mais ton père, lui, doit le savoir, dit Marthe à Suzanne. Il ne t’a rien raconté ?

— Je n’ai pas vu mon père ce matin, répliqua Suzanne… Il dormait…

Elle n’avait pas achevé sa phrase qu’une idée la heurta, une idée si naturelle que les deux autres femmes en furent également frappées, et que personne ne la formula.

Suzanne se précipita vers la porte, mais Marthe la retint. Ne pouvait-on communiquer par téléphone avec Saint-Élophe et avec la maison du commissaire spécial ?

Au bout d’une minute, la bonne de M. Jorancé répondait qu’elle venait de constater l’absence de son maître. Le lit, non plus, n’avait pas été défait.

— Oh ! dit Suzanne toute frissonnante, mon pauvre père… Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé de mal !… Mon pauvre père ! J’aurais dû…

Un instant, elles demeurèrent toutes les trois comme paralysées, incapables d’une résolution. Le domestique sortit en disant qu’il sellait le cheval et galopait jusqu’au col du Diable.

Au hasard, Marthe, qui était restée près du téléphone, demanda des renseignements à la mairie de Saint-Élophe. Là, on ne savait rien. Mais deux gendarmes venaient de traverser la place à grande allure. Alors, sur le conseil de Mme Morestal, qui saisit un des récepteurs, elle réclama la communication avec la gendarmerie. L’ayant obtenue, elle expliqua sa démarche. Il lui fut répondu que le brigadier était en route pour la frontière, conduit par un paysan qui déclarait avoir trouvé dans les bois, entre la Butte-aux-Loups et le col du Diable, le cadavre d’un homme. On n’en pouvait dire davantage…

Mme Morestal lâcha le récepteur et tomba évanouie. Marthe et Suzanne voulurent la soigner. Mais leurs mains tremblaient. Catherine, la bonne, étant survenue, elles se sauvèrent toutes les deux, secouées par une énergie subite et par un immense besoin d’agir, de marcher, de contempler ce cadavre, dont la vision sanglante les obsédait.

Elles descendirent l’escalier de la terrasse et coururent dans la direction de l’Étang-des-Moines.

Elles n’avaient pas fait cent pas qu’elles furent dépassées par Victor, qui galopait à cheval et qui leur cria :

— Rentrez donc ! À quoi qu’ça sert, puisque je r’viens !

Elles continuèrent cependant. Mais deux chemins s’étant présentés, Suzanne voulut prendre celui du col, à droite, Marthe, celui de gauche, à travers les bois. Elles échangèrent des mots âpres, se barrant la route l’une à l’autre.

Tout à coup, Suzanne, qui n’avait pas conscience de ce qu’elle disait, se jeta dans les bras de son amie, en bégayant :

— Il faut que je te dise… c’est mon devoir… D’ailleurs toute la faute est pour moi…

Exaspérée, et ne comprenant pas ces paroles, dont elle devait se souvenir plus tard de façon si nette, Marthe la brutalisa.

— Tu es folle, aujourd’hui… laisse-moi tranquille.

Elle s’élança au milieu des bois et, quelques minutes après, atteignit une carrière abandonnée. Le sentier n’allait pas plus loin. Elle eut un mouvement de rage, fut sur le point de se coucher à terre et de pleurer, puis reprit sa course, car il lui semblait percevoir des appels. C’était Suzanne, en effet, qui avait vu un homme à cheval revenir de la frontière et qui avait essayé vainement de se faire entendre. Sans doute apportait-il des nouvelles…

Haletantes, à bout de forces, elles s’en retournèrent. Mais, au Vieux-Moulin, il n’y avait personne, personne que Mme Morestal et Catherine, qui priaient sur la terrasse. Tous les domestiques étaient partis à l’aventure, et l’homme à cheval, un paysan, avait passé sans lever la tête.

Alors elles tombèrent assises près de la balustrade, stupides, épuisées par l’effort qu’elles venaient d’accomplir, et il s’écoula des minutes effroyables. Chacune des trois femmes pensait à sa douleur particulière, et chacune, en outre, subissait l’angoisse du malheur inconnu qui les menaçait toutes trois. Elles n’osaient pas se regarder. Elles n’osaient point parler, quoique le silence les torturât. Le moindre bruit était un motif d’espoir insensé ou de crainte horrible, et, les yeux sur la ligne des bois sombres, elles attendaient.

Soudain, elles tressautèrent. Catherine, qui veillait sur les marches de l’escalier, s’était dressée.

— Voilà Henriot, cria-t-elle.

— Henriot ? fit Mme Morestal.

— Oui, le garçon du jardinier, je le reconnais.

— Où ça ? On ne l’a pas vu venir.

— Il a dû prendre un raccourci… Il monte l’escalier… Vite, Henriot !… dépêche-toi !… Tu sais quelque chose ?

Elle tira la grille, et un gamin d’une quinzaine d’années, le visage en sueur, apparut.

Tout de suite, il dit :

— C’est un déserteur qui est mort… un déserteur allemand.

Et aussitôt une grande paix envahit les trois femmes. Après l’assaut des événements qui s’étaient rués sur elles comme une tempête, il leur semblait que rien ne pouvait plus les atteindre. Le fantôme de la mort s’écartait de leur esprit. Un homme avait bien été tué, mais cela n’avait pas d’importance, puisque cet homme n’était point l’un des leurs. Et une telle allégresse les secouait qu’elles avaient envie de rire.

Et de nouveau Catherine survint. Elle annonçait le retour de Victor. Les trois femmes virent, en effet, au débouché du col, un homme qui talonnait son cheval au risque d’une chute sur la pente rapide de la route. On s’aperçut bientôt, lorsque l’homme parvint à l’Étang-des-Moines, que quelqu’un le suivait à grands pas, et Marthe poussa des exclamations de joie en reconnaissant la haute silhouette de son mari.

Elle agita son mouchoir. Philippe répondit au signal.

— C’est lui ! dit-elle toute défaillante. C’est lui, maman… Je suis sûre qu’il va nous renseigner… et que M. Morestal ne tardera pas…

— Allons à leur rencontre, proposa Suzanne.

— Oui, fit-elle vivement, j’y vais. Reste ici, toi, Suzanne… reste avec maman.

Elle s’élança, avide d’être la première qui accueillît Philippe, et retrouvant assez de forces pour courir jusqu’au bas de la descente.

— Philippe ! Philippe ! criait-elle… Enfin, te voilà…

Il la souleva de terre et la pressa contre lui.

— Ma chérie, il paraît que tu étais inquiète… Il ne fallait pas… je te raconterai…

— Oui, tu nous raconteras… Mais viens… viens vite embrasser ta mère et la rassurer…

Elle l’entraîna. Ils gravirent l’escalier, et, sur la terrasse, il se trouva tout à coup en présence de Suzanne, qui attendait, crispée de jalousie et de haine. L’émoi de Philippe fut si fort qu’il ne lui tendit même pas la main. À cet instant, d’ailleurs, Mme Morestal se précipitait :

— Ton père ?

— Vivant.

Et Suzanne dit à son tour :

— Papa ?

— Vivant aussi… tous deux enlevés par des agents allemands, près de la frontière.

— Quoi ? Prisonniers ?

— Oui.

— On ne leur a pas fait de mal ?

Elles l’entouraient toutes les trois et le pressaient de questions. Il répondit en riant :

— Du calme d’abord… Je vous avouerai que je suis quelque peu étourdi… Voilà deux nuits mouvementées… Et, en outre, je meurs de faim…

Ses vêtements et ses souliers étaient gris de poussière. Du sang tachait l’une de ses manchettes.

— Tu es blessé ! s’écria Marthe.

— Non… pas moi… je vais t’expliquer…

Catherine lui apporta une tasse de café qu’il but avidement, et il commença :

— Il était environ cinq heures du matin quand je me suis levé, et je ne me doutais certes pas en sortant de ma chambre…

Marthe fut stupéfaite. Pourquoi Philippe disait-il qu’il avait couché là ? Il ignorait donc que son absence était connue ? Mais alors pourquoi ce mensonge ?

Instinctivement, elle se plaça devant Suzanne et devant sa belle-mère, et comme Philippe s’était interrompu, gêné lui-même par le trouble visible qu’il avait provoqué, elle lui demanda :

— Ainsi, hier soir, tu avais quitté ton père et M. Jorancé ?…

— Au carrefour du Grand-Chêne.

— Oui, Suzanne nous a raconté cela. Et tu es rentré directement ?

— Directement.

— Mais tu as entendu les coups de feu ?…

— Des coups de feu ?

— Oui, du côté de la frontière.

— Non. Je devais dormir déjà… J’étais fatigué… Sans quoi, si je les avais entendus…

Il eut l’intuition du danger qu’il courait, d’autant que Suzanne cherchait à lui faire des signes. Mais il avait si bien préparé le début de son histoire que, peu accoutumé à mentir, il n’eût pu y changer un seul mot sans perdre le peu de sang-froid qui lui restait. En outre, exténué lui-même, incapable de réagir contre l’atmosphère d’inquiétude et d’énervement qui l’enveloppait, comment aurait-il discerné le piège que Marthe lui avait tendu inconsciemment ? Il répéta donc :

— Encore une fois, quand je suis sorti de ma chambre, je ne me doutais pas de ce qui s’était passé. C’est un hasard qui m’a mis sur la voie. J’avais gagné le col du Diable et je suivais la route de la frontière, lorsque, à moitié chemin de la Butte-aux-Loups, je distinguai sur ma gauche des gémissements, des plaintes. En m’approchant, je découvris, au milieu des fourrés, un homme blessé, couvert de sang…

— Le déserteur, précisa Mme Morestal.

— Oui, un soldat allemand, Jean Baufeld, répondit Philippe.

Et, tranquille maintenant, car il arrivait à la partie véridique de l’histoire, son entrevue avec le déserteur ayant eu lieu, en effet, au petit jour, alors qu’il revenait de Saint-Élophe, il continua :

— Jean Baufeld n’avait plus que quelques minutes à vivre. Il râlait. Cependant, il eut encore la force de me dire son nom et d’articuler quelques mots, et il mourut entre mes bras. Mais je savais par lui que M. Jorancé et mon père avaient essayé de le défendre sur le territoire français, et que les agents s’étaient retournés contre eux. Je me mis donc à leur recherche. La trace était facile à suivre. Elle me conduisit par le col du Diable jusqu’au hameau de Torins. Là, l’aubergiste ne fit aucune difficulté pour m’apprendre qu’une escouade d’agents, dont plusieurs à cheval, avait passé chez lui, emmenant vers Bœrsweilen deux prisonniers français. L’un d’eux était blessé. Je ne pus savoir si c’était votre père, Suzanne, ou le mien. En tout cas, les blessures devaient être légères, car les deux prisonniers se tenaient à cheval sans l’aide de personne. Rassuré, je revins sur mes pas. Au col du Diable, je rencontrai Victor… Vous savez le reste.

Il semblait tout heureux d’en avoir fini, et il se versa une seconde tasse de café, avec la satisfaction d’un homme qui s’est tiré d’affaire à bon compte.

Les trois femmes gardaient le silence. Suzanne baissait la tête pour qu’on ne vît point son émotion. Enfin, Marthe, qui n’avait aucun soupçon, mais que le mensonge de Philippe préoccupait, Marthe reprit :

— À quelle heure es-tu rentré hier soir ?

— À onze heures moins le quart.

— Et tu t’es couché tout de suite ?

— Tout de suite.

— Alors comment se fait-il que ton lit ne soit pas défait ?

Philippe eut un haut-le-corps. La question le suffoquait. Au lieu d’imaginer un prétexte quelconque, il balbutia ingénument :

— Ah ! tu es entrée… tu as vu…

Il n’avait point réfléchi à ce détail, ni d’ailleurs à aucun de ceux qui pouvaient le mettre en contradiction avec la réalité, et il ne savait plus que dire.

Suzanne insinua :

— Peut-être Philippe a-t-il reposé sur un fauteuil…

Marthe haussa les épaules, et, Philippe, tout à fait désemparé, essayant de trouver une autre version, ne répondit même pas. Il demeurait stupide, comme un enfant pris en faute.

— Voyons, Philippe, demanda Marthe, qu’est-ce qu’il y a là-dessous ? Tu n’es donc pas revenu directement ?

— Non, avoua-t-il.

— Tu es revenu par la frontière ?

— Oui.

— Alors, pourquoi le cacher ? Je ne pouvais plus m’inquiéter, puisque tu étais ici.

— Justement ! s’écria Philippe, qui s’engagea au hasard dans cette voie, justement ! Je n’ai pas voulu te dire que j’avais passé la nuit à la recherche de mon père.

— La nuit ! Ce n’est donc pas ce matin que tu as connu son enlèvement !

— Non. Dès hier soir.

— Dès hier soir ! Mais comment ? Par qui ? Tu n’as pu le savoir que si tu as assisté à l’enlèvement ?

Il hésita une seconde. Il aurait pu faire remonter à cet instant de la nuit son entretien avec le déserteur Baufeld. Il n’y songea pas, et déclara d’un ton résolu :

— Eh bien, oui, j’étais là… ou du moins à quelque distance…

— Et tu as entendu les coups de feu ?

— Oui, j’ai entendu les coups de feu, et aussi des cris de douleur… Quand je suis arrivé sur le terrain de la bataille, il n’y avait plus personne. Alors, j’ai cherché… Tu comprends, j’avais peur que mon père ou M. Jorancé n’eussent été atteints par les balles… J’ai cherché toute la nuit, suivant leur piste dans les ténèbres… une mauvaise piste, d’abord, qui m’a mené du côté des bois d’Albern… Et puis, ce matin, j’ai découvert le soldat Baufeld, et, renseigné sur la direction que les agresseurs avaient prise, j’ai poussé jusqu’à l’usine et jusqu’à l’auberge de Torins. Mais si je t’avais dit cela, ah ! bigre !… ce que tu te serais tourmentée de ma fatigue ! Non, je te vois d’ici, ma pauvre Marthe !

Il affectait la gaieté et l’insouciance. Marthe l’observait avec étonnement. Elle hocha la tête d’un air pensif.

— Certes… tu as raison…

— N’est-ce pas ? Il était beaucoup plus simple de dire que je sortais de ma chambre, bien dispos, après une bonne nuit… Voyons, maman, n’est-ce pas ton opinion ? Et toi-même, d’ailleurs…

Mais à ce moment, un bruit de voix s’éleva sous les fenêtres du jardin, et Catherine fit irruption dans la pièce en criant :

— Monsieur ! monsieur !

Et Victor bondit également !

— Voilà monsieur ! Le voilà !

— Mais qui ? demanda Mme Morestal en se précipitant.

— Monsieur Morestal ! Le voilà ! Nous l’avons vu au bout du jardin… Tenez, là-bas, près de la cascade…

La vieille dame courut à l’une des fenêtres.

— Oui ! il nous a vues ! Ah ! Seigneur Dieu, est-il possible !

Bouleversée, titubante, elle s’appuya au bras de Marthe et l’entraîna vers l’escalier qui conduisait au vestibule et au perron.

À peine avaient-elles disparu toutes les deux que Suzanne se jeta sur Philippe.

— Ah ! je vous en prie… je vous en prie, Philippe, implora-t-elle.

Il ne comprit pas d’abord.

— Qu’y a-t-il, Suzanne ?

— Je vous en prie, faites attention. Que Marthe ne se doute pas…

— Est-ce que vous croyez ?

— Une seconde, j’ai cru… Elle m’a regardé d’un air si drôle… Oh ! ce serait terrible… Je vous en prie…

Elle s’éloigna vivement, mais ses paroles, ses yeux égarés, causèrent à Philippe une véritable frayeur. Il n’avait eu jusqu’ici, en face de Marthe, qu’une gêne provoquée par l’ennui de mentir. Maintenant il apercevait soudain la gravité de la situation, le péril qui menaçait Suzanne et qui pouvait anéantir le bonheur de son propre ménage. Une maladresse et tout se découvrait. Et cette idée, au lieu de se traduire chez lui en un sursaut de clairvoyance, augmentait son désarroi.

— Il faut sauver Suzanne, répétait-il, avant tout il faut la sauver.

Mais il sentait qu’il n’avait pas plus de pouvoir sur les événements qui se préparaient que l’on n’en a contre la tempête qui approche. Et une peur sourde croissait en lui.