La Garçonne/1/03

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 37-54).
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iii

— C’est assommant, dit Mme Lerbier, en descendant le large degré du ministère. Ton père a gardé l’auto… Lucien, puisqu’il ne nous ramenait pas, aurait bien pu penser à te renvoyer la sienne.

— Bah ! nous trouverons un taxi !

— J’ai horreur de ces machins-là. C’est sale et on y risque la mort, toutes les deux minutes…

— Et à pied donc !

Elle rit. Sa mère la regarda de travers.

— En tout cas, si les taxis te dégoûtent, maman, il y a le tram, de l’autre côté du pont.

— Comme c’est spirituel !

Monique savait pourtant son horreur des moyens de transport démocratiques : promiscuité, lenteur… Ça sentait mauvais, et ça n’en finissait pas ! Elle haussa les épaules :

— Tu m’avoueras qu’une bonne limousine…

— Évidemment !… Cent mille de francs de rente valent mieux que cinquante, cinquante que vingt-cinq, et ainsi de suite… Mais tu sais, l’auto ! Même si Lucien n’en avait pas, j’aurais autant de plaisir à l’épouser.

Mme Lerbier railla :

— Une chaumière et un cœur ! Tu es idéaliste et tu es jeune. Je t’attends quand tu auras une fille à marier…

Elle gémit :

— Appelle celui-là… Appelle-le donc ! Hep ! Chauffeur…

Dédaigneusement, l’homme vêtu d’une peau de bête passait, sans répondre.

— Brute, va ! Bolchevik !

Elle prit sa fille à témoin :

— Voilà où ça nous mène ton socialisme !

Elle contemplait avec désespoir le quai balayé par la bise aigre, quand, répondant à l’appel d’un crieur, un coupé somptueux se rangea, le long du trottoir, à leur hauteur. En même temps Michelle Jacquet, qui sortait derrière elles, hélait :

— Madame ! Madame ! Voulez-vous que je vous reconduise ?

— Comment, s’exclama Mme Lerbier, vous êtes seule ?

Mme Bardinot, à qui ma sainte mère m’avait confiée, s’est fait enlever par Léo.

Mme Lerbier ne peut s’empêcher de dire :

— Naturellement !

— Oh ! observa Michelle, tandis qu’elle s’installait en lapin, je crois que ça ne va plus. Léo fait de l’œil à Ginette… Pour le punir, on pourrait bien lui donner un successeur… S’pas, Monique ?

— Je n’ai rien remarqué.

— Elle n’a que son Lucien dans l’œil… Moi, mon fiancé, ça ne me gêne pas, pour voir ! Le marquisat d’Entraygues n’en jette qu’aux yeux de la mère Jacquet ! Au prix de ma dot, elle aurait aussi bien pu avoir un duc !…

Mme Lerbier gloussa, scandalisée :

— Oh ! Michelle ! Si votre excellente mère vous entendait parler ainsi d’elle et de son futur gendre…

— Les oreilles lui en tomberaient.

— Les jeunes filles d’aujourd’hui ne respectent plus rien ! Au fait, pourquoi n’avons-nous pas eu le plaisir de la rencontrer aujourd’hui ?

— Son jeudi, tiens !

Michelle fuyait, autant qu’elle le pouvait, cette solennité. Réunion pour vieux et jeunes messieurs, en mal de quémander ou en démangeaison de se produire… On s’y montrait aussi diverses nuances de bas-bleus, — Mme  Jacquet, auteur d’un petit livre de Maximes, faisant partie de la société George Sand. (Prix littéraire de 15.000 francs.)

Mme Lerbier répéta, avec componction :

— Son jeudi, c’est vrai.

Autant elle prisait peu, tout en la cajolant, Mme Bardinot, autant elle révérait la richissime Mme Jacquet. C’était une ancienne danseuse qui, des maisons de passe, avait finalement extrait, avec ses célèbres colliers de perles et son hôtel de l’avenue du Bois, un mari ambassadeur. Il était mort gâteux pendant la guerre et elle en portait avec majesté le demi-deuil, comme du père officiel de Michelle, endossée avec le reste. Par son salon bien pensant, où fréquentaient à la fois le Nonce et le Président du Sénat, Mme Jacquet était devenue puissance. Elle faisait des académiciens et défaisait des ministères.

Tandis que Monique, claquemurée dans sa songerie, répondait par monosyllabes aux potins dont Michelle griffait les petites amies, Mme Lerbier se laissait bercer, indolemment. Excellente voiture, après les rendez-vous fatigants de l’après-midi… Exposition des portraits anglais, la cohue, on ne voyait rien !… Puis le nouveau Thé-Dansant de la rue Daunou, — pas une table libre !… Et de cinq à six, pour l’achever, le divan de Roger…

Un frisson la parcourut, de la nuque au creux du dos. Elle sourit mystérieusement à l’étroite glace qui lui renvoyait, au-dessus du nécessaire de cristal et d’or, son visage plein. Les rides, sous le maquillage adroit et les massages sévères, n’y marquaient pas plus que les baisers dont tout à l’heure…

Uniquement préoccupée de sa personne, Mme Lerbier n’avait, à cinquante ans, qu’un but. En paraître trente. C’est ainsi que, ménagère distraite, elle présidait avec détachement au coulage de sa maison, satisfaite pourvu que, chaque mois, l’argent rentrât. Son mari, et ce qu’il pouvait faire ou penser ? Cela n’existait pas plus pour elle que l’être secret de sa fille. En dépit, ou à cause de son égoïsme souriant, elle n’en était pas moins, au dire général, la belle, la bonne Mme Lerbier. Même, grâce à son art de ne paraître vivre que pour les autres, et à l’adresse de sa tenue, la médisance l’épargnait.

Au revoir, ma cocotte, à demain ! dit Michelle en embrassant Monique. On se retrouve au théâtre ?… Au revoir, madame.

— Mes amitiés à votre mère.

— Soyez tranquille ! Elle aura le sourire quand elle saura qu’on est revenues ensemble. Elle vous gobe.

Mme Lerbier s’en rengorgeait encore, en passant devant son concierge galonné, qui saluait bas. Ces témoignages de la considération sociale, des premiers aux derniers échelons, lui semblaient aussi nécessaires que l’air respirable. Elle ne concevait pas qu’il pût y avoir d’autre atmosphère que celle des préjugés, desquels et pour lesquels elle vivait…

L’ascenseur stoppa. La porte de l’appartement en même temps s’ouvrit. C’était tante Sylvestre qui venait de rentrer, prudemment, par l’escalier, et qui les avait entendues.

— Tu vois, plaisanta Mme Lerbier, en apercevant sa sœur… Nous ne sommes pas mortes !

La vieille fille gardait, de sa réclusion provinciale, deux peurs : celle de ces cages, suspendues avec leurs jeux de boutons ou leur va-et-vient de cordes, — et celle des carrefours à traverser, au milieu des autobus.

— Votre Paris, déclara-t-elle, c’est un affoloir !

Elle tapota la main de Monique, qui, après l’avoir embrassée, lui demandait : « Tu t’es amusée, au moins, au Français ? » Tante Sylvestre, à chaque voyage, se payait régulièrement une représentation classique :

— Il n’y a que cela qui manque, à Hyères… Sinon, ce serait le paradis terrestre. Avoue !

— J’avoue.

Monique baisa, à nouveau, la vieille face parcheminée. Bien plus que de sa mère, elle se sentait fille de cette brave femme. Hyères ! Oui… L’harmonieux passé se leva, dans sa mémoire reconnaissante. Sa chambre d’écolière… la classe ouverte sur le bleu… Et le jardin, et la grande roche ! Belvédère d’où elle avait cru découvrir le monde !…

— Tiens, dit tante Sylvestre, regarde, mon petit chou. Tu as des lettres…

Monique prit, sur le plateau de laque, tout un paquet d’enveloppes, y jeta un coup d’œil.

— Ce n’est rien. Toujours les prospectus !

Elle s’amusait des suscriptions où le « Madame Vigneret » — déjà ! — voisinait avec son nom de jeune fille, diversement écorché. Offres de toutes sortes, depuis la carte de visite des agences de renseignements (Discrétion, Célérité) jusqu’aux vœux des femmes de la Halle et aux réclames de soutien-gorge…

— Tu ne trouves pas ça indécent, toi, cette publicité ? Dis, tante ! Les jeunes mariés, je trouve qu’on devrait les laisser tranquilles. Ça ne regarde qu’eux, après tout, cette cérémonie ! Viens ! On bavardera, pendant que je me rhabille. Ça me fait du bien de pouvoir parler à cœur ouvert… Il me semble que je me débarbouille !.…

Elle achevait de passer une robe du soir, — une de ces amples tuniques qui se drapent d’elles-mêmes, en plis souples, sur la ligne du corps.

— J’aime ça ! dit-elle. Ce qu’on est à l’aise ! On se croirait nue, et c’est aussi chaste qu’une robe grecque. Tu te rappelles, la Diane archaïque, au musée de Marseille !

— Avec la stola tombant jusqu’aux pieds ? Oui.

Prise d’un besoin d’exubérance, Monique avait saisi par la taille sa tante abasourdie, et esquissant une danse, elle se mit à chanter :

« Nous n’irons plus au bois !
Les lauriers sont coupés !
La belle que voilà
Ira les ramasser…

Entrez dans la danse !
Voyez comme on danse !
Sautez ! Dansez ! Embrassez
Celle que vous voudrez !

Alors elle éclata de rire et coup sur coup baisa, au bout du nez et au menton, la bonne vieille qui se laissait faire, avec un bon regard…

— Ouf ! dit tante Sylvestre, en se rasseyant.

Maintenant, les bras levés, sur lesquels la manche longue avait glissé, découvrant l’aisselle dorée, Monique refaisait son chignon. Elle semblait, avec sa jeune poitrine aux seins dressés, une statuette de Victoire, à la proue de son destin.

— As-tu vu qu’il y avait une lettre, sous les imprimés ? demanda tante Sylvestre.

Et la retournant :

— Elle a un drôle d’aspect…

— Non, montre !…

L’enveloppe grasse, en papier bulle, l’écriture renversée. Cela sentait l’anonyme… Monique, d’un air dégoûté, ouvrit :

— Eh bien ! s’écria tante Sylvestre, devant le visage étonné, puis rouge d’indignation.

— Oh ! lis !…

— Je n’ai pas mes lunettes. Va, j’écoute.

Avec une voix de mépris, qui au fur et à mesure se nuançait d’une inquiétude involontaire, Monique relisait :

« Mademoiselle,

« C’est triste de panser qu’on trompe une jeune fille comme vous. L’homme que vous allez épouser ne vous aime pas, il fait une affaire… Vous n’êtes pas la première. Il en a déjà d’autres sur la conscience ! Si vous ne me croyez pas, renseignez-vous chez Mme Lureau, 192, rue de Vaugirard. C’est la mère de la personne qu’il a séduite, et abandonnée, après qu’elle y a donné une petite fille… Aujourd’hui il a encore une maîtresse. Cléo, elle s’apèle. Il va la voir tous les jours. Elle ne sait rien et ils s’aiment bien. Je crois devoir vous avertir.

« Une femme qui vous plaint… »

D’un geste vif, elle déchira la dénonciation en menus morceaux.

— Au feu, c’est tout ce que ça vaut !

— Faut-il qu’il y ait de vilaines âmes ! murmura tante Sylvestre. Qu’est-ce que la méchanceté ne va pas inventer !

Cependant la précision du premier renseignement, — nom, adresse, — la préoccupait. Cela valait peut-être tout de même la peine d’être vérifié ?… Elle se promit de le faire, sans en inquiéter Monique à l’avance…

Mais, devinant, son projet, celle-ci se fâcha :

— Non ! non !… nous ne ferons pas à Lucien l’injure d’un tel soupçon ! Il m’a dit qu’il n’avait eu dans sa vie de jeune homme rien de sérieux… Le supposer un seul instant capable d’une action pareille, ce serait me diminuer moi-même !… Et quant à la nommée Cléo…

Elle sourit. Son père, après Lucien, ne lui avait-il pas affirmé que c’était de l’histoire ancienne ? Un caprice fini, avant que leur amour commençât…

Le dîner fut des plus gais. Aux plaisanteries de la tante, Monique faisait chorus avec tant d’outrance que Mme Lerbier parfois la regardait, à la dérobée.

La nervosité de sa fille lui paraissait, ce soir, plus trépidante que de coutume.

— Monique ! fit-elle, en lui montrant le dos de la femme de chambre qu’un fou rire secouait. Sur la desserte, le plat de foie gras au porto en tinta.

Mais Monique était lancée :

— Dis donc, papa, sais-tu comment Ponette a baptisé Léo ? Le mec plus ultra !

M. Lerbier dressa sa petite tête de casoar.

— Non ?

— Michelle l’a entendu, voyons !

Tante Sylvestre s’enquit :

— Qui est-ce, Ponette ?

— Madame Bardinot.

— Et pourquoi Ponette ?

— Dérivé de Paulette… Parce que facile à monter. Mme Lerbier, cette fois, crut bon de se fâcher, pour l’office.

— C’est effrayant comme tu es mal élevée !

— Attrape, tante ! Si tu ne m’avais pas habituée à dire la vérité !

— Pardon ! ta mère a raison. Même pour la vérité, il y a la manière.

Mme Lerbier renchérit :

— Surtout pour la vérité. D’abord qu’est-ce que c’est que ça, la vérité ?

— Ce que je crois vrai, trancha Monique.

— Et voilà ! Elle a le monopole !… Qu’en dis-tu, la maîtresse d’école ?

— Tante Sylvestre approuva sa sœur.

— C’est qu’aussi, concéda Monique, moins comme excuse que comme explication, ce milieu me dégoûte ! Heureusement que Lucien ne ressemble pas plus à ces pantins, que moi à ces poupées.

Elle quêta, d’un regard, l’approbation de sa tante.

— Il faut que tu saches cependant, dit Mme Lerbier décidée à avoir le dernier mot, qu’avec tes façons de parler et d’agir au gré de tes seules inspirations, tu passes pour une toquée. Au fond, tu es un garçon manqué ! Regarde tes amies, Ginette ou Michelle. Voilà de vraies jeunes filles. Michelle surtout !

Monique reposa son verre. Elle avait failli s’étrangler. Et profitant de ce que la femme de chambre sortait :

— Leur mari n’en aura pas l’étrenne !

Mme Lerbier gloussa, scandalisée. Elle eût voulu que Monique, tout en n’étant pas absolument une oie blanche, gardât jusqu’au mariage cette ignorance décente que discrètement la mère, à la veille du grand soir, éclaire… Mais, sous prétexte d’éducation scientifique, cette franchise qui ne reculait devant rien, même pas, au besoin, devant l’appellation, par leur nom, des organes les plus secrets !… Non…! Quoi qu’en pensât tante Sylvestre, certains chapitres de l’histoire naturelle devaient pour les jeunes filles se borner au règne végétal. Aux précisions anatomiques Mme Lerbier préférait, « en dépit de son pseudo-danger », l’ombre dormante, la pudeur, — c’est cela ! — « la pudeur du mystère ! » La pudeur, quand elle avait lâché ce grand mot, elle avait tout dit.

— Tu me fais bien souffrir, murmura-t-elle.

— Il faut en prendre ton parti, maman. Depuis la guerre nous sommes toutes devenues, plus ou moins, des garçonnes !

M. Lerbier, sur ces matières, s’abstenait d’intervenir. Il avait résolu le problème sexuel et sentimental, dans la famille, en faisant existence à part. Ensuite, et surtout, l’inventeur n’avait qu’une idée : doubler le cap de l’imminente faillite, et, pour cela, conclure le mariage, sans retard.

En attendant, nécessité d’apprendre enfin à sa fille l’accord dont elle faisait les frais. Comment le prendrait-elle ? Elle comptait sur la dot promise pour contribuer aux charges du ménage, pour subvenir, au moins, à ses dépenses personnelles… M. Lerbier, à cette idée, baissait la tête. Cependant, comme on passait au salon, il redressa sa huppe. Sa femme contait la libéralité de John White… Il exigea tous les détails.

— Eh ! eh ! fit-il Je vais écrire à ce mécène pour le remercier et l’inviter à visiter l’usine ! On pourrait même l’avoir à déjeuner, ce jour-là ?

Il envisageait une perspective dorée : N’obtiendrait-il pas davantage de Vigneret, en lui opposant White, et réciproquement ? Sans compter qu’en s’adjoignant ensuite Ransom et Plombino… Il se frotta les mains. C’était à examiner ! Il oubliait que, carte déjà filée dans la partie, l’amour de Monique s’était pris au jeu. Y eut-il pensé qu’il ne s’en fut pas soucié davantage. Sa douceur, en affaires, devenait féroce.

— Mardi, qu’en dis-tu, ma bonne ? On pourrait inviter aussi Plombino et Ransom, avec le Ministre de l’Agriculture…

Monique s’écria :

— Et Lucien !… Qu’est-ce que tu en fais ? S’il s’agit de ta découverte…

— Lucien aussi, naturellement !

Elle profita de ce qu’il allumait un cigare, pendant que les femmes s’installaient à leur table de bezigue. Et lâchant enfin, malgré elle, la préoccupation qui la tourmentait :

— Dis donc, papa ! À propos de Lucien, j’ai reçu ce soir une drôle de lettre. Une lettre anonyme.

Mme Lerbier se retourna :

— C’est classique ! Et qu’est-ce qu’elle raconte ?

Monique résuma, sans quitter son père du regard. Elle avait, tout en parlant, la gorge serrée. M. Lerbier leva les bras au ciel, mais sans répondre.

— Enfin, papa, si l’accusation était vraie, s’il y avait réellement, rue de Vaugirard, une Mlle Lureau ?

Il déclara, avec une conviction à demi-sincère :

— Tu penses bien que je le saurais ! On ne donne pas sa fille à quelqu’un sans s’être entouré de tous les renseignements…

Elle respira.

— J’en étais sûre ! C’est comme pour cette Cléo, n’est-ce pas ?

M. Lerbier ne s’avançait que prudemment, sentant le terrain dangereux. Il affirma :

— Tu penses bien qu’un homme, à trente-cinq ans, n’a pas toujours vécu comme un ermite !… Je ne dis pas que ton fiancé n’ait pu avoir, comme les autres, de petites aventures… Oh ! sans importance ! Tout cela est fini, enterré, avec sa vie de garçon…

— Il y a encore quelque chose qui me tracasse. Cette lettre prétend que Lucien, en m’épousant, fait une affaire… Je ne vois pas laquelle ?

M. Lerbier se gratta la tête. Le moment difficile était venu…

— Une affaire ? Oh ! Dieu non… Je puis t’affirmer qu’à ce point de vue il montre beaucoup d’élégance, de désintéressement même. Écoute, ma chérie. Il faut que je te fasse un aveu. Aussi bien comptais-je te mettre au courant, ces jours-ci, puisqu’il faut que nous soyons tous d’accord, avant la signature de ton contrat. Tu me fournis l’occasion… Voilà : Tu sais qu’avant d’être mon gendre, Lucien doit devenir mon associé. Tu sais d’autre part la valeur de mon invention… Je ne te parle pas de ma vie consacrée à cette recherche, de la somme d’efforts que cela représente… D’efforts, et aussi, malheureusement de tribulations !… J’ai dû, pour parvenir au but, dépenser beaucoup, beaucoup d’argent, engager plus de la moitié de notre capital. Et s’il me fallait en ce moment mobiliser l’argent de ta dot, comme j’espérais pouvoir le faire, je serais gêné, très gêné…

— Oh ! père, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

— Cela me peinait. C’est alors que ton fiancé, sachant mes embarras, m’a spontanément offert pour sa part, et malgré la violence de la crise industrielle que nous traversons tous, de renoncer au versement de ces cinq cent mille francs… pourvu, naturellement, que tu y consentes.…

— Bien sûr, père, voyons !

— …et à m’en laisser la disposition.

Elle l’embrassa.

— C’est trop juste !… Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ?

— Il préférait que je le fasse moi-même. Tu comprends : cela me sauverait ! Nous serions du coup à même de voir venir, sur le velours, les autres propositions qui se dessinent : White, Ransom, Plombiro… Bien entendu, ce n’est qu’un prêt que tu me fais ! Et pas à fonds perdus, sois-en sûre ! L’avenir est magnifique, magnifique… Tu vois, mon petit, qu’en consentant à te prendre telle que tu es, en ce moment, c’est-à-dire sans le sou, Lucien se conduit… comme j’étais certain que tu le ferais. Il agit vis-à-vis de moi en fils. Et vis-à-vis de toi… Tu te rends compte ? Pas une femme, plus que toi, ne pourra se vanter d’avoir été épousée par amour !

Monique, après l’élan du premier mouvement, réfléchissait. Déception de son indépendance matérielle, évanouie avec la proposition de Lucien ? Attendrissement, regret aussi, dans sa fierté native, d’être épousée sans qu’elle apportât autre chose que l’aide de sa bonne volonté, sa soif ardente de travail ?… Elle était touchée, surtout, par la délicatesse du sentiment, par la discrétion aussi du geste…

— C’est gentil de sa part, hein, maman ? dit-elle.

Tante Sylvestre, qui avait écouté attentivement, demanda :

— Puis-je placer mon mot ? Je suis sûre que je vais me faire attraper par tout le monde ! Tant pis. Je dis ce que je pense. Est-ce que ce n’est pas un million que M. Vigneret devait souscrire, dans votre constitution de société ?

M. Lerbier fronça le sourcil :

— Oui. Pourquoi ?

— Alors, en renonçant à cinq cent mille francs qui ne lui appartiennent pas (puisque Monique se marie sous le régime de la séparation de biens), c’est autant de moins qu’il débourse personnellement ?

— Évidemment !

— C’est tout ce que je voulais savoir…

— Qu’est-ce que tu insinues ? s’écria Mme Lerbier.

— Rien. Rien… Je constate seulement que l’opération est bonne, en ce temps de crise, pour tout le monde !

— Comment cela ? dit Monique.

— Pour ton père, que ça arrange… Pour ton fiancé, qui tout en s’associant à moitié prix, fait le généreux à tes dépens ! Pour toi, enfin, puisque, tondue, tu dis amen

Monique éclata de rire.

— Tante a un peu raison ! Au fond, père, dans tous vos calculs, vous ne vous êtes pas plus souciés de moi, ni l’un ni l’autre, que d’un zéro ! C’est vexant !

Mais elle était si heureuse d’avoir quelque sacrifice à consentir à ceux qu’elle aimait, — sacrifice d’argent à l’un, d’amour-propre à l’autre, — que toute préoccupation égoïste s’effaçait. La joie de donner l’enivrait autant que celle de recevoir. Elle avait hâte que Lucien arrivât, pour le remercier, en le taquinant, Comme il se faisait attendre !

La pendule sonna dix heures.

— Il est en retard !

Et en même temps, elle tressaillit :

— Le voilà !

Avant que personne n’eût entendu, elle percevait la magnétique présence. L’approche cheminait en elle… Le timbre de l’antichambre, enfin.

— Qu’est-ce que je disais :

Elle alla ouvrir la porte du salon, prit son fiancé par la main.

— Entrez, monsieur ! C’est du joli…

Il questionna, vaguement inquiet.

— Pas d’excuses ! D’abord vous êtes en retard, Ensuite, monsieur mon mari se permet de disposer de moi comme d’une simple marchandise !… Vous me comptez déjà pour rien, monsieur ?… Et si je veux ma dot, moi ?

Il perçut, sous la moquerie du reproche, la soumission heureuse. Aussitôt, il s’épanouit. Cela irait tout seul !… Restait cette sacrée Cléo… Autre paire de manches ! Il cacha son inquiétude, à force de démonstrations tendres.

Monique, sans restriction, s’abandonnait au délice d’aimer et d’admirer. Lucien à ses yeux était toutes les beautés, et toutes les vertus. Elle le vêtait du prisme de ses rêves. Nature confiante, de prime-saut, et qui s’élançait au delà des communes mesures, quitte à se ressaisir, avec autant de violence dans le recul que dans le bond…

Tandis que M. Lerbier, feignant intérêt au bezigue, s’asseyait entre sa femme et tante Sylvestre, Monique et Lucien gagnaient comme de coutume le petit salon, où chaque soir ils s’isolaient.

Ils s’assirent côte à côte sur le grand canapé, — sanctuaire des bonnes heures, dans l’intimité des causeries… Fulgurantes minutes aussi des premiers baisers, où de toute l’âme, avant le don définitif, elle s’était offerte !…

Monique saisit les mains de Lucien, et jusqu’au fond des yeux le regarda :

— Mon dieu, j’ai une prière à vous faire.

— Accordé d’avance.

— Ne riez pas, c’est grave.

— Allez-y !

— De ne jamais, jamais me mentir !

Il flaira le danger et prit l’offensive :

— Toujours votre marotte ! Savez-vous qu’elle est désobligeante ?

— Pardonnez-moi, Lucien. J’ai mis en vous, religieusement, toute mon espérance. Je souffrirais tant, si elle devait être déçue… Pour moi, je vous l’ai dit, il n’y a au monde qu’une chose impardonnable, entre un homme et une femme qui s’aiment. C’est le mensonge… La tromperie !… Et quand je dis tromperie, entendez-moi : on peut encore pardonner une erreur, une faute qu’on regrette et qu’on avoue !… On ne peut pas pardonner le mensonge ! C’est cela, la vraie tromperie. Et c’est dégradant, c’est bas…

Il acquiesça, d’un signe de tête. Il fallait jouer serré !

— Je vous demande pardon, si je suis un peu nerveuse… J’ai reçu, en rentrant, une lettre anonyme dont je ne vous dirai rien, que ceci : Je l’ai brûlée, et je ne crois pas un mot de ce qu’elle contient.

Il fronça le sourcil. Et très calme :

— Vous avez eu tort de jeter au feu cette saleté ! Il y avait peut-être là des indices intéressants, n’eût été que pour permettre de confondre l’auteur…

Elle se frappa le front :

— Vous croyez que c’est un homme ? Comment n’y ai-je pas pensé !

Elle se reprocha d’avoir cru à une vengeance de femme, vit dans son attitude, autant que dans l’imprévu de la suggestion, la preuve dont, crédule, elle n’avait d’ailleurs nul souci.

Il ajouta :

— Quoiqu’on ait pu vous écrire, je n’ai pas besoin de vous jurer que c’est faux.

Elle lui ferma la bouche :

— Je ne l’ai pas cru une seconde !

Il baisait, un à un, les doigts frémissants. Il assura, tranquillisé :

— J’en suis sûr… Puisque vous aviez ma parole ! Du jour où vous m’avez accordé votre main, Je vous ai donné, en échange, un cœur fidèle.

Il baissa la voix :

— Et depuis avant-hier, ma chérie…

Il la contemplait, les yeux brillants. Elle rougit en inclinant sa tête sur la ferme épaule. Elle frissonnait toute, au souvenir. Alors elle leva vers lui un regard d’extase. Le désir entre eux étendit son mirage…

Sans une arrière-pensée, sans un remords, l’homme se pencha sur la bouche ouverte comme une fleur, et y scella le faux serment, d’un lent, profond baiser.

Monique, les yeux clos, communiait.