La Garçonne/1/04

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 55-66).
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iv

Tante Sylvestre, peu habituée aux encombrements de Paris, surveillait avec inquiétude la souple vitesse de l’auto, entre l’enchevêtrement des trams, des camions, des taxis. Le frôlement d’un autobus venait de lui arracher un Bou Diou ! Monique lui prit et lui serra la main.

— N’aie pas peur ! Marius conduit bien.

Depuis l’explication de la veille, elle souriait à tout propos. Tandis que Lucien achevait la nuit chez sa maîtresse, elle avait dormi avec une insouciance d’enfant. Sa matinée n’avait été qu’un chant. Elle s’amusait maintenant, à l’avance, de la visite qu’elles allaient faire au professeur Vignabos.

Confortablement installée dans la voiture prêtée par Lucien, — sa Vigneret ! — Monique éprouvait une satisfaction à chaperonner à son tour la bonne vieille qui l’avait élevée, et que l’âge autant que la sédentaire province peu à peu reléguaient aux confins de l’existence…

— Tu te rappelles ? dit Monique, Élisabeth Meere ?… Zabeth ! Je l’ai revue, le mois dernier… Lady Springfield, avec deux beaux enfants et un mari homme d’État ! Elle est devenue théosophe et spirite.

Tante Sylvestre eut un haussement d’épaules :

— Quand on se rapproche de Dieu, c’est qu’on s’éloigne des hommes. Il est vrai qu’elle ne les a jamais beaucoup aimés !

Monique sourit à la définition du nouveau mysticisme d’Élisabeth Springfield, et par contraste, à la pensée de son jeune frère, le joli Cecil Meere, « philanthrope », et, de surcroît, peintre amateur.

— Cecil, lui, c’est… l’inverse !

Tante Sylvestre s’indignait :

— Alors, là ! C’est de la maladie, de l’aberration !… Décidément, est-ce parce que je me fais vieille ? Est-ce parce que tout y marche à l’envers, ton Paris m’épouvante. Vive mon petit coin !… Ah ! voilà la rue de Médicis… 23… 29. Nous y sommes.

Monique se réjouissait, presque autant que sa tante, de revoir le professeur Vignabos. Vieux garçon, l’historien célèbre, gloire du Collège de France, et l’humble directrice de pensionnat entretenaient, depuis le temps lointain de leurs études au Quartier Latin, une ancienne camaraderie. Mlle Sylvestre aimait à se retremper, chaque fois qu’elle le pouvait, dans ce milieu de saine idéologie et de libre examen.

Toutes deux montaient joyeusement les cinq étages, donnant sur le jardin du Luxembourg.

L’escalier vétuste, la porte d’entrée à un battant, l’antichambre où déjà chapeaux et pardessus signalaient présence de disciples, tout disait la modestie. Monique échangea avec sa tante un sourire entendu. Elle préférait cette pauvreté digne à l’ostentation des plus somptueuses demeures.

— Ah ! ma bonne Sylvestre ! s’écria M. Vignabos, en campant, de surprise, son bonnet trop en arrière, sur son crâne socratique. Je suis content de vous voir ! Et vous aussi, mademoiselle… Permettez que je vous présente… M. Régis Boisselot, le romancier… M. Georges Blanchet, professeur de philosophie à Cahors, un de mes élèves…

Et tirant sur sa barbiche, du geste machinal qui lui était familier, comme s’il en eût extrait le fil même de son discours, il reprit celui-ci où il l’avait laissé, après les politesses réciproques.

— J’étais en train de démontrer que le mariage, tel que nous le voyons pratiqué par notre société bourgeoise, est un état contre nature. Vous me pardonnerez, mesdames ! La faute en est à M. Blanchet qui me consultait sur la thèse qu’il prépare : Du mariage et de la polygamie… Il sait que j’achève, précisément, le chapitre final de mon Histoire des Mœurs, avant 1914… Évolution de l’idée de famille. Nous discutions à propos de l’essai que voici…

Il désigna, sur un amas de volumes dont Monique lut, au vol, quelques titres : La femme et la question sexuelle, du docteur Toulouse, De l’amour au mariage, d’Ellen Key, etc., — un livre à couverture jaune :

Du mariage, par Léon Blum.

— Je l’ai lu ! dit-elle. C’est plein de choses justes, ingénieuses, et même profondes. Mais…

Elle sentit braqués sur elle les regards des trois hommes : celui de M. Vignabos souriant, celui du romancier, hostile, celui du troisième visiteur, enfin, ironique et poli.

— Continuez, nous vous en prions ! fit M. Vignabos, avec sa fine bonté.

Et se tournant vers Georges Blanchet :

— Voilà de la documentation inattendue ! Faites-en votre profit, mon ami.

Elle eut conscience de son ridicule, devant ces savants, ces psychologues qui, ne la connaissant pas, s’armaient instinctivement, contre son bavardage mondain, du préjugé masculin, renforcé par la persuasion de leur supériorité. Alors, obstinément, en dépit des invites des deux professeurs, elle se tut. Georges Blanchet perçut son embarras, et courtoisement prit la parole :

— Le Mais de mademoiselle indique les sentiments que sans être grand clerc on peut déduire de son hésitation. Je prétendais, avec Léon Blum, que l’humanité est, en fait, polygame. Entendez par polygamie et pour étendre l’acception du mot, l’instinct qui fait à l’homme rechercher, ensemble ou successivement, plusieurs femmes, de même qu’à la femme plusieurs hommes, avant de trouver, chacun, l’être d’élection définitive.

Monique eut un sursaut de protestation. Qu’il parlât pour lui, cet homme, et même, — Lucien excepté, — pour la majorité de ses semblables !… Mais prétendre que la femme… Elle se sentait humiliée d’être prise pour une Ginette ou une Michelle quelconque ! Rompue aux sports, et d’esprit net, elle était chaste comme elle était blonde, naturellement… Et chaste elle était restée, jusque dans l’étreinte qui venait, avant qu’elle ne fût épouse, de la faire femme. Georges Blanchet perçut qu’il déplaisait. Et galamment :

— Je m’empresse d’ajouter, mademoiselle, que la plupart des femmes, et toutes les jeunes filles qui ne sont pas perverties avant que d’être nubiles, ont au contraire un sentiment, voire un sens opposé : celui de la monogamie. Elles ne demanderaient qu’à devenir, et à condition d’être aimées, qu’à demeurer la femme d’un seul homme.

Elle approuva d’un signe.

— C’est justement de cette discordance séculaire entre l’idéal féminin et la bestialité masculine qu’est née, avec l’anarchie sexuelle, cette tendance à la polygamie, ou pour être plus exact, à la polyandrie vers laquelle la femme à son tour évolue… Anarchie sans doute déplorable, mais fatale. Vos conclusions sont là pour le prouver, mon cher maître.

Je le crains, soupira M. Vignabos. Du moins tant qu’une éducation nouvelle…

Boisselot tira une bouffée de la courte pipe de bruyère qu’avec l’assentiment de Monique il avait gardée allumée.

Et ricanant :

— Un cautère sur une jambe de bois ! L’éducation, non, mais ! sans rire ?… On pouvait à la rigueur en parler avant la guerre. Depuis !

Un malaise plana : le poignant rappel des charniers et des ruines.

— Alors, interrogea Monique, intéressée par l’imprévu de cette discussion, qu’espérer ? Si l’homme, maître des privilèges, trouve que tout est parfait dans le meilleur des mondes, que voulez-vous que fasse l’élève ?

Boisselot haussa les épaules, évasif… L’élève, pensait-il, avait dépassé le maître ! Il avait encore sur le cœur ses années de cauchemar, au front, tandis qu’à l’arrière ces petites éveillées remuaient les fesses…

Hôpitaux, Dancings !… et, farouchement, il téta sa pipe.

Blanchet reprenait :

— Mademoiselle a raison. La polygamie, du point de vue des femmes, est moins un instinct qu’un réflexe, une cause qu’un effet. Réflexe désorganisateur, effet fâcheux, mais dont, en stricte justice, nous ne sommes pas fondés à leur refuser le droit d’exercice. D’autant que, il faut bien le reconnaître, le mariage est une chose, et l’amour, c’est-à-dire, l’instinct sexuel, une autre… Mais je ne sais si je puis…

— Allez-y, monsieur ! fit Monique. Si je crains certaines idées, je n’ai pas peur des mots.

Il s’inclina :

— Vouloir associer le mariage et l’amour, c’est conjuguer le feu et l’eau, c’est unir la tempête et la rade ! L’amour et le mariage peuvent coïncider, soit ! Mais rarement, et, en tout cas, pas longtemps.

— Grand merci ! Et moi qui épouse, dans quinze jours, l’homme que j’aime !

— Vous serez donc, mademoiselle, de ces exceptions qui confirment la règle. Combien de Daphnis et de Chloé finissent en ménage, dans la peau de Philémon et de Baucis ? Si peu ! Ou alors après quelques traverses !

— Où voulez-vous en venir ?

— À ceci : qu’il serait équitable, et prudent, de laisser mener aux jeunes filles aussi, avant le mariage, leur vie de garçon. Elles n’en seront que de meilleures épouses, leur gourme jetée.

Elle éclata de rire :

— Heureusement que tous les hommes ne pensent pas comme vous. Sans cela, je resterais pour compte !

— C’est pourtant ainsi que s’accomplira l’étape vers une société plus juste. Sans compter que nous nous serons débarrassés les uns et les autres, chemin faisant, du monstrueux boulet de la jalousie… Dépouiller l’amour de sa manie de possession réciproque, de son prétendu droit de propriété éternelle, ne sera-ce pas, en définitive, tout bénéfice ? On se mariera pour finir heureusement sa vie. Et pour faire des enfants. Cela vaudra mieux que pour faire des bêtises.

Régis Boisselot grommela :

— L’amour sans jalousie ? Autant dire un corps sans âme ! C’est comme votre mariage sans amour… Une combinaison de gaz asphyxiants : deux intérêts, et deux fatigues ! Ce n’est pas cela qui embellira la société future. Le beau mérite que de rester accouplés, quand on n’a plus de jambes !

Monique approuva, véhémente :

— Le mariage de M. Blanchet, c’est une maison de retraite, pour éclopés !

— Pardon ! mademoiselle, objecta vivement le professeur en rougissant, je pense au contraire, en ce qui me concerne, qu’il n’y a vraiment mariage, ou pour mieux dire union, que quand on s’aime, et tant qu’on s’aime. Ce que je prétends seulement c’est que cette union aura plus de chances de durée si la femme et l’homme s’y engagent en connaissance de cause. Pour moi ce n’est pas la formalité qui compte, c’est le fond. Et l’union libre m’agréerait autant que le mariage si nos lois y protégeaient, comme dans celui-ci, le droit sacré des tout petits.

M. Vignabos éleva la voix : — L’union libre est en effet, théoriquement, le plus beau des contrats. Mais Blanchet a raison : il y a les enfants. Le mariage du moins les garantit. L’union libre, à l’heure actuelle, les sacrifie.

Boisselot fonça, tête basse :

— Eh bien ! changez vos lois, puisque le calcul au compte-gouttes des individus est en raison inverse de celui de l’État. Le plus d’enfants possible, naturellement !

Il cligna de l’œil :

— Pour la prochaine guerre.

— Vous savez bien, jeta Blanchet, qu’en France les lois ne changent qu’après les mœurs.

— Alors nous serons tous crevés, d’ici là !

M. Vignabos tourmenta sa barbiche :

— Et l’image de Renan, mon petit ? Les vivants n’avancent que sur le pont des morts.

Un silence s’étendit… Tante Sylvestre, la première, relança la balle :

— Ce qu’on peut objecter au système de M. Blanchet, c’est qu’il ne résout pas, mais au contraire, qu’il complique (du moins tant que l’État n’aura pas rajeuni ses codes) le problème si délicat de l’enfant. Avec cette licence de la jeune fille, outre que nous irions droit à la chiennerie…

— Pardon, objecta M. Vignabos, c’est la morale, ou plutôt l’immoralité présente qui pousse, directement, à la chiennerie ! S’il y avait chez la femme moins de tendances refoulées depuis des siècles, il y aurait dans le monde plus d’équilibre sexuel…

— Il y aurait surtout plus de naissances illégitimes, et par conséquent de situations inextricables ! Ne trouvez-vous pas qu’il y a déjà trop d’avortements comme cela ? Et en tout cas assez d’enfants naturels et adultérins ?

Georges Blanchet sourit :

— Certes, madame. Aussi pouvez-vous être persuadée que la… voyons, comment appellerons-nous cette émancipée ?… la… garçonne de demain…

— Ah ! non ! déclara Monique. Garçonne, je le suis un peu. Et je vous jure que je n’ai aucune des velléités dont vous parlez !

— Oh ! mademoiselle, la garçonne de demain ne ressemblera pas plus à celle d’aujourd’hui que vous ne ressemblez à vos sœurs d’il y a vingt ans. Songez à ce qu’il tient de révolution, et dans tous les ordres, en l’espace d’une génération !… Eh bien ! cette garçonne-là fera comme le garçon. Elle ira un peu plus à l’école de Malthus, voilà tout. Sans compter qu’elle n’a plus grand chose à y apprendre !… La natalité baisse. Et pour cause ! On ne verra bientôt plus, pour avoir des enfants quand elles n’en voudront pas, que les idiotes. Et les séducteurs en deviendront du coup moins imprévoyants, et moins mufles.

— Mais c’est la fin du monde que vous annoncez là ! se récria la tante Sylvestre, éberluée.

— Non, madame. La fin d’un certain monde, seulement. La fin des crimes passionnels, de l’hypocrisie et des préjugés. Le retour à la nature, dont le mariage contemporain élude et méconnaît l’ordre.

— J’espère, railla Monique, que ce n’est pas cette philosophie que vous enseignez à vos élèves ?… Comme paradoxe !

Elle se levait. Mais, entendant Régis Boisselot demander à M. Vignabos « À propos d’instinct sexuel… » ce qu’il pensait de l’Introduction à la Psychanalyse de Freud, elle prêta l’oreille, amusée.

Tandis que le vieux maître, ayant changé sa calotte d’inclinaison, entamait une réponse dont il ponctuait chaque phrase d’un tiraillement de sa barbiche, elle contemplait ces trois hommes, si différents de ceux qu’elle était accoutumée de voir.

Des trois, le plus sympathique était, sans conteste, M. Vignabos, malgré son dos un peu bossu, ses petites jambes au pantalon trop court et tire-bouchonné, et ce visage de marron sculpté !… Il avait, dans le regard, un tel pétillement de clairvoyance et de bon sens, et dans le pli des lèvres une si indulgente finesse que tout l’être en était comme illuminé.

Quant aux autres, ce Boisselot, dont elle se souvenait avoir lu un curieux roman, âpre et cependant émouvant : les Cœurs sincères, — il avait eu beau, sur la jalousie et sur l’amour dans le mariage, dire des choses intelligentes, — (elle les jugeait telles parce qu’elles correspondaient à son propre sentiment), — jamais elle ne pourrait se faire à ce manque total d’élégance. Tout en muscles, haut sur pattes, des mains noueuses et une face ravagée aux yeux étranges ouvrant leurs prunelles de chat sur une sclérotique jaune, le teint bilieux dans un hérissement de barbe rousse, — Régis Boisselot donnait l’impression d’un carnassier, tourmenté par un cœur tendre. Bonhomme curieux, avec lequel on pouvait sympathiser.

Quant au beau parleur !… Mince, petit, distingué, un glabre visage de jeune évêque, — celui-là, Monique n’encaissait pas son air professoral, son affectation de sérénité sceptique. Un raseur à fuir, ce Blanchet ! Généreux ? peut-être, en théorie. Mais suant l’égoïsme disert. En dépit des idées avec lesquelles il jonglait, et qui, quoiqu’elle en eût dit, rejoignaient souvent les siennes, elle jugeait une inconvenance, une offense personnelle son opinion sur le sort des mariages en général, et le sien, en particulier. Oui, elle ferait exception, quoique ce bellâtre en pensât ! Sous ses concessions oratoires, il était évident qu’il n’avait rien deviné d’elle. De quelle sérieuse, tenace volonté, elle saurait édifier, défendre son bonheur !…

Elle tressaillit, la voix de M. Vignabos tombait.

— En résumé, dit Boisselot, il me suffira, pour être documenté sur Freud, de lire l’étude de Jules Romains ?

— Et vous en saurez autant que moi sur la Psychanalyse, dit M. Vignabos, ou, pour être plus clair, — acheva-t-il en se tournant vers Monique, — sur l’analyse du contenu psychique de l’être humain. Quel pot de chambre, mes amis ! À en croire du moins Herr Professor Freud, dans sa sagesse autrichienne, qui, d’ailleurs n’a rien inventé. Voir l’École de Zurich. En science comme en lettres, nous sommes plus d’adaptateurs que de créateurs.

— Vous êtes toujours le même, admira tante Sylvestre. Simples, comme tous les vrais savants.

— Ta ! Ta ! Ta !

Il assurait que les plus grands, s’ils ne se spécialisent, aussitôt se dispersent, dans le champ infini de la connaissance. « On ne voit bien que ce qu’on décompose, au bout de son microscope. Et encore !… Bavarder de omni re scibili, — hier du Bergsonisme et aujourd’hui de l’Einsteinisme, — affaire aux gens du monde et aux critiques de pacotille !…) Cependant il était curieux des travaux des autres, se passionnait aux recherches des jeunes, et les signalait, à tout prétexte.

— Hein ? qu’en penses-tu ? demandait tante Sylvestre, dans l’escalier.

M. Vignabos est charmant. Mais les autres…

— Tu es difficile ! reprocha-t-elle, oubliant que sa vieillesse, détachée, ne voyait pas du même regard. Georges Blanchet aussi est charmant. Quant à Régis Boisselot, c’est un original. Avoue au moins qu’on a passé une bonne heure ? Quand on pense que pour tant d’étrangers, et même de parisiens, il n’y a que Montmartre !

— C’est vrai. La butte leur cache le Collège de France.