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La Garçonne/1/07

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 102-118).
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vii

— Monsieur Lerbier prévient mademoiselle qu’il l’attend au salon et la prie de venir l’y retrouver.

— J’y vais.

Seule, Monique donna un coup d’œil à sa glace :

— J’ai une mine affreuse !

Elle se mit de la poudre, se regarda encore et soupira. Une autre Monique, si différente de celle d’hier, lui faisait face… Oui, une nouvelle Monique ! Elle songeait à l’ancienne, si proche, si lointaine, comme à une morte.

— Allons ! fit-elle.

Elle avait déjeuné dans sa chambre, plutôt que d’affronter, dans l’apparat de la salle à manger, la présence de sa mère et la curiosité des domestiques. M. Lerbier avait téléphoné qu’il ne rentrait pas : toujours ses affaires, et qu’il passerait aussitôt après…

Du seuil, elle chercha son regard, ne vit qu’un dos préoccupé. M. Lerbier, en l’attendant, se promenait de long en large.

— Assieds-toi, dit-il, en lui désignant un siège, en face de lui.

Elle pensa : le banc de l’accusée ! Il prit lui-même un fauteuil, et redressant sa huppe, il prononça, sévèrement :

— Ta mère m’a tout dit. Je ne m’attarderai pas plus qu’elle à te faire ressortir l’imbécillité et l’ignominie de ta conduite. Je sais que nous nous adressons à un caractère buté. Laissons donc les commentaires. Aussi bien la « faute » de Lucien n’est-elle plus rien, à côté de la tienne !…

— Si tu m’as condamnée, père, à quoi bon plaider encore ?

Il observa sèchement :

— Je ne plaide pas. Quant à ta condamnation, puisqu’en effet, dis-le-toi bien, je suis ton juge sans appel, — elle n’est pas prononcée encore. L’avenir dépend de toi… de ton intelligence, et de ton cœur. C’est à eux que je fais appel, à ce qu’il peut rester de sain, de normal en toi… Tu es vive, mais tu n’es pas méchante. Tu me l’as encore prouvé hier, à propos de ta dot…

— Cet argent est le tien, père, et rien ne te forçait à me le donner.

— C’est vrai. Mais, moi, je t’aime bien ! Et d’autre part, je dois l’ajouter, étant honnête : ne pas te doter, dans ma situation d’affaires, impossible ! Le mariage d’une fille, pour un grand industriel, c’est, à tous les sens du mot, un placement. Il doit correspondre à l’importance du bilan, et renforcer le crédit. La dot n’est pas seulement, dans notre monde, un usage qui fait loi, c’est, pour l’opinion, un critérium. La cote d’une fortune. En acceptant, comme tu l’as fait avec Lucien, de ne recevoir qu’une dot fictive, tu m’obligeais donc, plus que tu ne penses… Et je t’en remercie encore.

Elle ne broncha pas. À l’élan de son affection acceptant de se dépouiller, avait succédé le dégoût de n’avoir été dans ce négoce que denrée inerte, et tarifée. On se la passait de main en main, non pour sa valeur propre, mais pour simple évaluation marchande.

— J’ai déjeuné ce matin avec Lucien. Je voulais vider son sac… savoir ce qu’il y avait sous cette histoire de réveillon… Bon ! bon ! je n’y reviens pas, bien qu’il soit nécessaire que tu saches : cette femme…

— Maman m’a déjà dit. Chantage, sinon scandale, et cætera… N’y reviens pas, c’est inutile.

— C’est qu’il va venir, lui !… Ta mère ne m’a révélé ton beau coup qu’à la minute… Et je ne savais plus où le prendre, au téléphone…

— Je l’attends.

— Permets ! Ou tu es raisonnable, et il n’y a pas d’inconvénient, au contraire, à ce que vous vous rencontriez. Ou tu es irréductible, et alors tu ne le verras pas. J’arrangerai les choses comme je pourrai, de mon mieux… Décide.

— Je le verrai.

Le visage de M, Lerbier s’éclaira :

— J’en étais sûr. Au fond je ne doutais pas de toi !… L’orgueil, quand il n’est pas une vertu féconde, est un travers funeste… Tu as réfléchi, tu as bien fait… Au-dessus des misères et des petitesses, il n’y a qu’une chose qui compte réellement, l’affection, la tendresse !… Et la famille !…

Il s’arrêta, parce que ses phrases tombaient, dans un silence de gêne, et aussi, parce qu’il était tout ému de son éloquence : il croyait sincèrement la mettre au service des intérêts de Monique, quand il ne défendait que les siens…

Elle releva, enfin :

— La famille !… Non, papa, n’espère pas que Lucien Vigneret en soit, jamais.

— Prends garde, si ce n’est ta propre exclusion que tu cherches…

— Tu n’auras pas à me chasser de la maison !

— Parce que tu en sortirais de ton plein gré ?

Ils se défiaient du regard, s’affrontaient, comme des ennemis.

— Oui.

M. Lerbier s’exclama :

— C’est de la folie, de la folie !

Et mordu aux entrailles par la crainte de l’affaire compromise, voyant Vigneret et son association perdus, les paiements suspendus peut-être à l’usine, la curée enfin des acquéreurs à bas prix, sur les lambeaux de son brevet, il gémit avec une sincérité si complète qu’elle en devenait émouvante :

— Écoute ! Tu sais mon travail acharné, ma vie consacrée à la recherche de l’invention que je viens enfin de mettre au point ! Une invention qui ne nous enrichira pas seuls, mais qui peut faire, qui fera, tu m’entends, la prospérité du pays !… La terre de France, grâce à mes engrais azotés, peut rendre dix fois plus qu’elle ne donne actuellement. Deux belles récoltes seulement, et c’est le change équilibré, les ruines de la guerre relevées ! C’est, pour notre peuple entier un prodigieux essor… Seulement, je te l’ai dit avant hier, je suis au bout de mon rouleau. Demain, si je ne suis renfloué, j’échoue au port…

— Oh ! dit Monique, il ne manquera pas de requins pour hâler la barque, White, Ransom, Plombino…

— Justement ! Les requins m’auraient déjà dévoré, si je n’avais trouvé en Vigneret l’associé qui, spontanément, m’a fait confiance. Ils me dévoreront demain, si, toi refusant d’épouser Vigneret, il me lâche…

— Ou ton invention vaut, dit Monique, et il ne te lâchera pas. Ou elle ne vaut pas, et alors…

Il haussa les épaules.

— Elle vaut ! et non pas une, mais dix, vingt fortunes !

— Alors tu es tranquille, dit Monique.

Il trouva mauvaise l’ironie. Sans doute la perspective de garder Vigneret, sinon comme gendre, du moins comme associé, n’était pas absurde et permettait même, d’autre part, si cette petite toquée persistait dans son refus, une ouverture nouvelle… Il réfléchit, au souvenir d’une phrase lâchée la veille au souper, par Plombino, après la sixième bouteille de champagne… Oui, peut-être ! une combinaison qui, en assurant l’affaire sur des bases élargies, sauverait, pour peu que Monique s’y prêtât, la face… Il reprit avec dignité le ton du réquisitoire pour tourner, presque aussitôt, à la complainte :

— Je ne sais ce qui l’emporte chez toi, de l’inconscience ou de l’ingratitude !… Tu refuses d’épouser Lucien ? C’est irrévocable ?… Bien. Admettons… Admettons même qu’après les plus graves soucis, causés par ton coup de tête, et ensuite, par ton incompréhensible obstination, je parvienne à mettre ordre à mes affaires. Qu’arrive-t-il ? Tu sors de là déshonorée…

Elle haussa les épaules. Il cria :

— Deshonorée. Et tu nous entraînes dans ta boue !… Nous qui n’avons eu pour toi que de bons traitements ! C’est affreux ! Penses-y !… Pense un peu à ton vieux père, à ta maman qui t’aiment, malgré tout… Monique, ma fille, pense à nous, au lieu de ne penser qu’à toi… Tu n’as pas les mêmes idées que nous, je le sais !… Oui, tu as ta petite conception du monde, et nous avons la nôtre… T’avons-nous jamais contrariée, cependant ? Aujourd’hui où tu pourrais, en te sauvant toi-même, nous rendre si heureux, tu ne songes qu’à achever ta perte, sans te soucier de consommer la nôtre ! Pourtant, si tu voulais, il y aurait peut-être un moyen…

Elle pliait la tête… Pauvres gens ! Si distants qu’ils fussent, et si vains que lui semblassent les motifs de leur peine, elle eût voulu, après avoir tant souffert d’eux, apaiser, si c’était possible, leur désarroi. Comment ?… Elle répéta :

— Un moyen ? Lequel ?

— Eh bien ! voilà… Ne parlons plus de Lucien. Tu vois, je n’insiste pas, Oui, je m’incline. Restent (et cela ne doit à aucun prix sortir d’entre nous) la situation où tu t’es mise… et ses… conséquences possibles. As-tu mesuré le risque qu’une grossesse comme celle-là te ferait courir ? Le danger auquel elle nous expose ? Car ici, que tu le veuilles ou non, la famille est solidaire. Il ne s’agit plus seulement de ses intérêts, mais de son honneur…

Il emplit, d’un mouvement emphatique, tout le salon.

Elle murmura :

— L’honneur…

— Parfaitement. Nous sommes perdus, si tu ne saisis pas le recours que je t’offre. Une occasion magnifique, inespérée, de nous tirer tous de là…

— Voyons.

Il toussa.

— Hem !… Le baron Plombino a toujours eu pour toi un sentiment très vif. Quand il m’en a parlé, tu étais déjà engagée avec Lucien. Mais hier soir précisément, il est revenu à la charge… « Si jamais ce gaillard-là ne faisait pas le bonheur de votre fille, je retiens la place… No 1… » C’est tout ce qu’il y a de ne plus sérieux… Qu’en dis-tu ?

— Tu as fini ?

Le cœur soulevé, Monique évoquait le juif à l’affût, avec sa gueule d’hippopotame. Elle sentait s’abattre sur elle la lourde patte, molle et moite…

— Non ! Je te rappelle que si, par certains côtés, le baron ne représente pas… l’idéal, tu n’as pas le droit, tu entends, pas le droit de te montrer difficile ! Mariée, baronne, et plus d’un million de rentes, cela vaut mieux que d’être fille-mère, ou de te faire avorter… Cela concilie tout : avantages et morale.

Monique était pétrifiée : son père, ce trafiquant immonde !… Il attendait, complaisamment, avec la conviction d’avoir énoncé une vérité sans réplique. Elle dit enfin, à voix basse, mais en le regardant en face :

— Tu me dégoûtes !

Il sursauta, et se précipitant sur elle :

— Tu dis !

— Que j’en ai assez ! Ça, le mariage ! Ça, la morale ! Adieu. Nous ne parlons pas la même langue.

— Tu n’es qu’un monstre ! Je te renie ! Tu n’es plus notre fille…

— Alors, lâche-moi.

Il l’avait saisie par le poignet, la secouait brutalement… Il était le maître, — l’homme, et le père, chef de famille.

— Et d’abord, tu céderas. Tu n’es pas majeure ! Tu nous dois obéissance.

Elle secoua la tête, en criant :

— Lâche-moi ! Tu n’es qu’une brute ! Je partirai, avec tante Sylvestre… Ici je ne suis pour ma mère qu’une poupée… On en joue, et puis on la casse ! Et pour toi ! pour toi… Moins encore : un bétail qu’on vend !… La famille ! C’est du propre. Je n’ai besoin de vous ni de personne. Je travaillerai, je gagnerai mon pain.

Il ricana, transporté de rage :

— Avec tes fleurs peintes, peut-être ?… Ou en raccrochant, hein ? Ça te connaît… À ton aise. Bonsoir. Que je ne te retrouve pas à l’heure du dîner !

— Sois tranquille !

Une sonnerie tinta. Ils s’arrêtèrent.

— C’est Lucien ! dit Monique.

M. Lerbier courut à la porte du salon, mais elle le devança, ouvrit sans qu’il eût le temps de la retenir :

— Sacredieu ! jura-t-il, je te défends…

Déjà, humble, l’air à la fois suppliant et tendu, Lucien était entré. M. Lerbier déconcerté le regarda, regarda sa fille, et voyant tout perdu, cria :

— Elle est folle ! mon cher ! Folle !… N’écoutez pas un mot de ce qu’elle va vous dire… Je vous verrai ensuite. Venez dans mon cabinet. Nous causerons…

Monique avait pris Lucien par le bras. Son père parti, et sitôt seuls, elle le lâcha. Un peu de son exaltation avait soudain disparu. Le plus cruel était souffert. Restait l’explication pénible. Mais, à sa lassitude désespérée, une sorte de sombre satisfaction se mêlait. Et calme d’apparence, sous le tumulte :

— Écoutez-moi.

Pressé de se justifier, — car il croyait l’aimer, moins dans la mesure de son désir que dans celle de ses projets, auxquels elle était liée, — il s’écria :

— Il faut me pardonner, Monique. Je ne suis pas coupable, bien que toutes les apparences soient contre moi… toutes, jusqu’aux soins même que j’ai pris pour vous éviter tout soupçon ! Ne vous prouvent-ils pas, cependant, à quel point je tenais à ne pas vous tourmenter, surtout si inutilement ! Car, maintenant, c’est liquidé ! Jamais plus vous n’entendrez parler de cette fille ! Sachez seulement que nous avons été sous la menace d’un esclandre terrible, coups de revolver, etc…

Elle le laissait aller, ironique, comme si elle eût percé ces derniers mensonges, deviné l’entente conclue entre sa maîtresse et lui. Il l’avait assez facilement apaisée, par le don d’un collier de perles et l’offre d’une mensualité, avec promesse de rendez-vous fréquents… Il se tut et leva les yeux : l’insolent visage le décontenançait, par son expression de douleur contenue.

Monique fit appel à toute sa volonté.

— J’admets la sincérité de vos intentions. J’admets même la sincérité de votre amour.

Il protesta :

— Oh ! Monique, moi qui…

Elle l’interrompit :

— Quoi ? Votre désintéressement ? Ma dot ? C’est à cela que vous pensez ?… Oui, hier j’avais pris votre renonciation pour la preuve que vous ne m’aimiez, en effet, que pour moi. Aujourd’hui…

Elle eut un geste infiniment las.

— Pouvez-vous douter que ?…

— Je doute de tout, maintenant.

Il s’écria, sincère :

— Excepté de moi, Monique, et de vous !

L’idée de la perdre, et avec elle l’imminente réalisation de l’affaire à bon compte, le retournait jusqu’au tuf : l’intérêt. Elle le regarda, gravement. La voix sur elle avait glissé, sans l’émouvoir, la voix qui hier encore la pénétrait, l’exorcisait. Il continua, encouragé :

— Je n’ai fait, je vous le jure, qu’un seul calcul : dans quinze jours, nous serons mariés. Nous partirons pour Cannes. Ce sera la grande semaine d’aviation. Ou si vous préférez quelque nid perdu du côté d’Hyères, nous n’aurons que l’embarras du choix. Les Maures sont pleins de ravissantes promenades d’auto… Au retour, une bonne petite vie, bien gaie, dans notre appartement des Champs-Élysées… Pierre des Souzaies m’a signalé ce matin, chez Maxim’s, où nous avons déjeuné avec votre père, une petite table Louis XV pour la chambre à coucher. Nous la mettrons à côté de notre amour de lit de repos, sur lequel on est si bien…

Il sourit avec fatuité, à l’allusion, en même temps qu’elle tressaillait, avec horreur, au souvenir… La minute de trouble divin, la foi, l’espoir souillés ! Elle s’arracha au dérisoire embrassement. Comme elle était une autre Monique, un Lucien nouveau était devant elle, qui vainement parlait, avec les phrases d’autrefois, Car elle en était sûre, — il mentait, ils mentaient, tous, tous !… La colère la prit. Elle ne dominait plus ses nerfs. Et durement :

— Notre amour !… N’en reparlez plus jamais.

— Franchement…

Elle éclata de rire :

— Franchement ? Savez-vous seulement ce que ce mot veut dire ?… Eh bien, soit ! Franchement, tout est fini entre nous… Non ! Non !… Inutile. Ne croyez pas à quelque ruade de jeune animal, qu’on apaise en le caressant ! Je ne me marierai jamais. Ni avec vous, ni avec un autre. Hier en quittant le restaurant, j’ai laissé derrière moi pour toujours, entre vos mains, la Monique que j’étais… Que sa dépouille vous soit légère !… Maintenant, ce n’est plus la jeune fille, c’est la femme qui vous parle. Vous entendez ! Une femme…

Il la regardait, sans deviner. Alors elle cria :

— Je me suis donnée à un autre. Oui, avant de rentrer ici, où ma mère m’attendait…

— Monique !

— Ne m’interrompez pas, ou je vous laisse. Pourquoi j’ai fait cela ? Parce que nous n’avons plus rien de commun. Pourquoi je vous le dis ? Pour qu’il y ait entre nous, désormais, une barrière infranchissable !

Il esquissa un geste. Elle trancha :

— Le passé, vous l’avez pourri, comme tout le reste. Mon abandon d’enfant crédule ? Qu’importe ! Et surtout que vous importe ? Vous ne m’avez jamais aimée… Moi ? Je ne vous hais même pas. Mais si vous saviez comme je vous méprise ! Non, laissez-moi, j’achève. Ce qu’on en dira, c’est cela, n’est-ce pas ? Les conséquences ?… Je m’en moque. La société ? Je la récuse. Je romps avec elle pour vivre comme une indépendante, selon ma conscience ! Pour vivre, moi femme, comme… tenez ! ce que vous ne serez jamais : un honnête homme. Adieu.

Elle gagnait la porte. Il lui barra le passage :

— Je ne veux pas que nous nous quittions ainsi. Je tiens à vous, et je suis prêt à vous disputer à vous-même. Il y a, dans votre explosion, trop de véhémence pour ne pas cacher quelque… déformation. Heureusement !

— Aucune.

— Alors, deux questions…

— Parlez.

— Jurez-moi que ce que vous me dites avoir fait hier soir, vous l’avez fait, réellement.

— Je le jure…

Elle lut dans son regard un doute. Elle ajouta :

— Je le jure sur la tête de ma tante Sylvestre. Et vous savez si je l’aime.

Il s’écria, saisi de rage :

— Peut-on savoir le nom de votre complice ?

La stupéfaction, l’amour-propre indigné l’outraient moins que le regret de la combinaison manquée…

— Mon complice ? C’est bien le mot bourgeois que vous deviez dire ! Le complice de ma faute, n’est-ce pas ?.… Un duel ? Vous pouvez rengainer votre fureur. D’abord, je ne vous suis rien, je n’appartiens qu’à moi. Ensuite… Je ne le connais pas.

— Vous ne le connaissez pas ?

Elle eut souri, si elle l’avait pu, de son ahurissement. Mais tout, en lui, se rebellait. Il haussa les épaules : elle inventait !… Alors, impitoyable, avec une espèce d’apaisement farouche, elle donna des précisions. Elle jouissait de voir se crisper, blêmir à son tour celui de qui elle avait attendu le bonheur de sa vie, et qui l’avait, en une minute, précipitée à l’inconnu…

Lucien Vigneret souffrait sans comprendre. Caractère, éducation, tout en lui faisait obstacle, entre le fait et son appréciation. Il la haïssait, et pourtant la regrettait. Un moment même il balança si, faisant taire sa rancœur, il ne lui proposerait pas la continuation de leurs projets : mariage compensé par une liberté réciproque. Mais avec un numéro pareil !… Mieux valait simplement rattraper l’affaire, sous quelque autre forme, avec le père. Peut-être, somme toute, l’avait-il échappé belle ! Il n’en gardait pas moins un sentiment trouble. Perdue, — et de toute manière, — elle lui semblait désirable encore. Autrement, et, peut-être même davantage.

Elle s’en rendit compte, écœurée à l’étrange lueur de son regard, et voulut sa revanche entière :

— Regardez-moi ! Oh ! ce n’est pas de votre jugement que je me soucie ! Je voudrais seulement que cette leçon vous serve… J’aurais pu vous pardonner une erreur… Mais la conception que vous avez de la vie, des hommes, des femmes, votre pensée, toutes vos pensées !… Le mépris qu’elles témoignent de moi… Cette méconnaissance du cœur et de l’intelligence, voilà ce qui est impardonnable. Voilà ce qui nous fait aussi étrangers l’un à l’autre que si nous étions des êtres de race et même de couleur différentes. Voilà ce qu’il vaut mieux, croyez-moi, avoir mis à nu, tout de suite. Les souffrances d’un jour nous épargnent des années de malheur.

— Que fallait-il faire ?

— Tout m’avouer… avant !

— Vous n’auriez pas admis…

— Qui sait, si vous m’aviez expliqué !… Je vous aimais, j’aurais tâché de comprendre.

Il vit, du fond de sa chute, le pont effondré. Mais se défendant encore :

— Peut-être !… J’aurais dû sentir que vous ne ressemblez pas aux autres… que vous êtes une créature unique !

— Ne le croyez pas. Nous avons toutes soif de franchise et de propreté.

Il réfléchit :

— Pourtant, il y a des cas — le mien ! — où le mensonge est une intention pieuse… D’autres où il est une précaution nécessaire.

Elle railla :

— Vis-à-vis des femmes ?

— Et des hommes, compléta-t-il,

— Allons donc ! Vous mentiriez à un de vos associés, en affaires ?

— Ce n’est pas la même chose.

Elle oublia sa propre souffrance. Elle s’élevait jusqu’à la douloureuse compréhension de l’immense drame qui oppose, depuis des siècles, l’esclavage des unes au despotisme des autres… Toute la révolte féminine s’indignait en elle. Elle s’exclama :

— C’est cela ! Vos deux morales ! Une à l’usage des maîtres. L’autre bonne pour les servantes.

— Il y a une différence…

— Il y a cette différence que pour nous le mariage et l’amour sont plus importants que pour vous la plus grande affaire. C’est toute notre vie !

— Il y a une mentalité différente, si vous préférez…

— Notre pauvreté d’esprit ? Notre futilité ?… Quand cela serait ? N’est-ce pas votre œuvre ? Mais non ! Cela n’est pas forcément, et toujours… Seulement vous continuez à vivre sur le même éternel préjugé, sans vous apercevoir que tout change.

Il ricana :

— Le progrès ?

— Simplement les conditions d’existence, qui nous forcent à évoluer…

— Vers l’égalité, dites-le !… En avant les grands mots !

Elle répéta, avec une conviction profonde :

— Oui, vers l’égalité… L’égalité que nous n’aurions peut-être pas souhaitée si vous ne nous l’aviez imposée vous-mêmes, et dont nous avons besoin aujourd’hui, comme du pain… comme du soleil ! Comprenez-vous maintenant ? Comprenez-vous ?

Ils s’affrontaient, haussés au-dessus d’eux-mêmes.

Il la regardait sans répondre, troublé malgré lui. Jamais elle n’avait été si belle !… Il sentait, à sa rage de tout à l’heure, succéder une tristesse si grande qu’il en eût pleuré… Il la refréna, cependant. Il y avait dans son désarroi un peu du désespoir de l’enfant qui voit soudain son joujou brisé, et aussi un peu de l’effroi du catholique que le doute, brutalement, envahit… Toute l’armature de son éducation craquait, sous la secousse.

Devant cette révélation tragique d’une âme poussée au désespoir, et que l’ordre même des choses, dont il avait été l’exécuteur, venait de condamner à l’anarchie, il descendait avec un peu d’effroi en lui-même. Il apercevait confusément tout ce que pouvait avoir de dangereux et d’inique l’exercice des privilèges dont on inculque à l’homme, dès l’enfance, l’instinct de souveraineté. Mais aussitôt l’orgueil des sens humilié, la vanité blessée aveuglaient ce faible jour.

Il prit son chapeau qu’il avait posé sur une console.

— Je comprends que j’ai fait, sans le vouloir, le malheur de ma vie et de la vôtre. La leçon me servira, Adieu, Monique.

— Adieu.

Il sortit, sans la regarder, pas fier.


Elle resta assise, longtemps. Elle avait mal partout. Elle rêvait qu’elle était redevenue toute petite, et qu’elle venait de tomber, du haut de la grande roche du pensionnat, d’où elle dominait le monde. Elle était étendue, gisante aux récifs que l’eau battait, furieuse, sous un ciel noir. Et elle appelait, d’une voix faible : « Tante Sylvestre !… »

Combien de temps avait-elle passé ainsi ? Elle se le demandait, tout d’un coup, en sursautant. Un bruit de voix, de pas, inusité, venait de l’antichambre…

— Monique ! criait sa mère, Monique ! Viens vite, c’est affreux… Et ton père qui est sorti, avec M. Vigneret !

Une vieille femme, qu’elle ne connaissait pas, et dont elle devait revoir toujours l’air de polichinelle effaré, sous un chapeau à plumes, contait à Mme Lerbier, en haletant :

— Quand j’ai entendu ce cri !… Mon sang n’a fait qu’un tour… Je l’ai vue comme je vous vois. J’étais sur le trottoir, devant la pharmacie, au carrefour de la rue du Havre, gare Saint-Lazare. Pauvre dame ! Elle traversait en courant devant un autobus, elle a buté et alors… Le chauffeur a bien fait tout ce qu’il a pu, pour arrêter. Elle était déjà sous les roues… on a trouvé dans son sac, que voilà, — il est intact, — une enveloppe avec son nom et votre adresse… Quand on l’a portée à la pharmacie, elle respirait encore… Elle a demandé qu’on la transporte… L’ambulance municipale est en bas. J’ai tenu à l’accompagner, pour vous prévenir…

Monique, aux derniers mots, s’était précipitée. La civière était au pied de l’escalier, dans le vestibule. Elle souleva, avec une épouvante sacrée, le voile qui recouvrait le visage. Elle crut qu’elle devenait folle. La mort, lacérant le ventre et les jambes, avait respecté les traits chers. Ils semblaient, endormis, vivre encore.

— Tante chérie ! appela Monique, secouée de sanglots… Tante !

Une angoisse atroce la pénétrait. Une sueur glacée mouilla son front. Elle sentait en même temps toute sa jeunesse achever de mourir. Et se baissant vers le cadavre, pour l’étreindre, elle défaillit sous le coup suprême.