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La Garçonne/2/01

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, Éditeur (p. 119-122).
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DEUXIÈME PARTIE


i
Monique Lerbier à Mme Ambrat,
Route des Acacias, à Vaucresson,

14, rue Chantal.

Paris, le 1er mars.

Merci, madame, pour votre offre si obligeante. Mais une place de secrétaire, auprès de vous, en ce moment, je ne pourrais pas. J’ai la sensation de promener dans la vie un corps vide. Il me semble que jamais je ne pourrai plus rire… Mes parents quittés, ma tante disparue, cela a été un bouleversement si brusque !

Je voudrais mourir, puisque tout est manqué pour moi. Cet après-midi, en sortant de chez le notaire après l’ouverture du testament, je pensais, dans le salon de thé où je me reposais, à la pauvre chère tante, J’enviais son sort…

Il y avait, à la table près de la mienne, une grand’mère avec deux enfants en deuil, une fillette de quatorze ans déjà petite femme, et son frère, un garçonnet de six ans. Je songeais que je ne serai jamais mère, que je resterai une inutile… Je vieillirai comme tante Sylvestre, seule…

Je suis seule désormais ! Seule dans ma maison, seule dans mon cœur… sans attaches sociales, sans foyer !…

Merci encore d’avoir bien voulu penser à m’accueillir au vôtre… Mais je sens que de longtemps je ne pourrai me trouver au milieu d’enfants. Je suis trop grave pour leurs petites âmes, ils seraient trop joyeux pour moi…

Je vous embrasse bien affectueusement.

Monique.


Monique Lerbier à Mme Ambrat.
Paris, le 13 juillet.
Chère madame,

Il y a longtemps que je ne vous ai donné de mes nouvelles. Je suis confuse de mon silence après votre bonne lettre… Aujourd’hui, je souffre moins, je peux vous écrire…

Il me semble que ma douleur s’est un peu engourdie. Je regarde, sans qu’un sentiment quelconque me dicte de la peine ou de la joie. Je vois le soleil pâle de cette matinée, le jardin si profond sous mes fenêtres, des prêtres qui passent. Je végète seulement.

Vous ai-je dit qu’après le règlement de la succession de la pauvre tante, j’ai quitté la rue Chaptal, si noire ? J’habite maintenant sur la rive gauche, rue Vaneau. Mes trois fenêtres ouvrent sur le parc des Missions Étrangères…

Mais je suis toujours près de me réveiller dans la souffrance. Il faut si peu pour que mon désespoir revienne… Ah ! ne plus penser… Il paraît qu’on se console, ou au moins qu’on s’habitue à son mal, à tous les maux. Être encore heureuse, un jour ? Cela pourrait-il être ? je ne l’imagine pas…

Votre reconnaissante.

Monique.


Monique Lerbier à Mme Ambrat.
22 novembre.
Chère madame,

Ce que je deviens ? Une bien pauvre chose, mal résignée à son sort. Merci de vos bonnes paroles. Hélas ! je ne me consolerai jamais… J’avais placé mon idéal si haut que n’y pouvant atteindre, je n’ai plus maintenant qu’à descendre assez bas pour ne plus jamais l’apercevoir… Peut-être alors m’habituerai-je à n’y plus penser. Je vis en attendant, comme une malade se soigne, sans goût d’entreprendre, ni d’espérer…

Pourtant je sens bien que c’est dans le travail, et dans le travail seul que je trouverai un allégement au boulet que je traîne !… Peut-être vais-je donc essayer de revenir, avec plus de continuité, à mes essais d’autrefois… Vous vous souvenez peut-être des petites compositions auxquelles je m’amusais, du temps que je n’avais rien à faire ? J’ai repris mes ébauchoirs, mes pinceaux… Je dessine même quelques modèles d’ameublement, je peins des étoffes…

On me conseille, comme un métier pas trop encombré encore, la décoration… J’ai envie aussi d’y adjoindre, grâce à l’argent de ma tante, un magasin d’objets d’art anciens… Je crois que je trouverai là, en même temps que de quoi achever de gagner ma vie, une occupation, — et, qui sait ? un divertissement.

À remâcher toujours mon chagrin, je deviendrais folle.

J’espère, aux premiers jours de printemps, profiter de votre aimable invitation et venir déjeuner, un dimanche.

Monique.