La Garçonne/2/03

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 140-157).
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iii

Toute une saison, sa journée d’intelligent labeur accompli, Monique avait ainsi donné à la danse ses soirées et partie de ses nuits.

Seule, avec des camarades qu’elle s’était faits petit à petit dans les milieux d’art et de théâtre avec lesquels son métier l’avait mise en relation, elle avait tour à tour élu cinq ou six endroits où, à heure fixe, se déchaînait pour elle l’étourdissant vertige.

Elle avait été une de ces mille faces pâmées, qui, au son criard des orchestres, sous les soleils aveuglants de minuit, se trémoussent dans un tourbillon de lumière et de bruit. Elle avait été une de ces pauvres petites apparences humaines agitées, au balancement de l’instinct, par un va-et-vient irrésistible. Vaguelette de l’universelle marée, dont le flux et le reflux ont le même rythme inconscient que l’amour.

À cette incessante représentation de l’acte sexuel, auquel le dérèglement des mœurs convie, dans les music-halls, les dancings, les thés, les salons et jusque dans les restaurants, une foule toujours grandissante, Monique, fatalement, avait pris goût, La passion de Niquette et l’espèce accoutumance docile avec laquelle elle y avait elle-même répondu, s’était relâchée, insensiblement, au fil des mois…

De cet entrecroisement passager, elles restaient camarades, étonnées, lorsqu’elles se revoyaient, d’avoir pu être plus qu’amies. Faute d’un autre aliment que celui du plaisir physique, la violence de leurs sensations passées s’était vite consumée tout entière. Il n’en demeurait qu’une tiédeur, encore douce sous les cendres… Et déjà, quand elle rencontrait son ancienne maîtresse escortée de quelque nouvelle compagne, Monique éprouvait, à la profondeur de son indifférence, que le souvenir en était presque totalement refroidi…

Glace où s’étaient de même résolus, avant que de s’évanouir, — dissipés jusque dans sa mémoire, — tous les feux passagers que le désir avait allumés en elle, depuis la révélation voluptueuse que lui avait apportée Briscot.

Monique, par la rapide simplicité avec laquelle elle avait donné suite et fin à la passade, avait ébahi le comique. Si blasé qu’il fût sur l’inconstance des femmes, c’était la première fois qu’ayant lui-même le béguin, il se voyait semé de la sorte. En retrouvant le lendemain même, au dancing, sa conquête abandonnée aux bras d’un bel Américain, il n’en avait pas cru ses yeux.

Mais, sous le clair de lune violâtre, puis l’incendie orange dont les lumières changeantes enveloppaient son balancement rythmique, le tango ramenait lentement devant lui, avec la chaîne des couples, l’anneau des deux corps enlacés. Monique, levant les yeux, aperçut Briscot au passage, et lui jeta un signe amical.

La danse achevée, elle le croisa, rejoignant la loge où tenait cercle Pierre des Souzaies, avec lequel elle était venue, Briscot serra, d’un air vexé, la main qu’elle lui tendait, en camarade.

— Compliments ! railla-t-il, en désignant l’Américain qui se perdait dans la foule. Vous ne vous embêtez pas !

Elle avoua avec tranquillité :

— Ma foi, non !

Et riant, au spectacle de sa moue à la fois ironique et pincée :

— Voyons, Briscot ! C’est donc si extraordinaire qu’en matière… d’amour, — (elle hésita, ne trouvant pas d’autre mot,) — une femme pense et agisse comme un homme ? Il faut vous faire à cette idée, et me prendre pour ce que je suis : un garçon !

Il eut, au bout des lèvres : une garce, et par politesse, acheva le mot :

— Une garçonne, je sais. La garçonne !

Mais, en dépit de son indulgence à tout faire, sa vanité regimbait. Il n’en risqua pas moins :

— Je vous retrouve, à la sortie ?

— Impossible, je regrette. Mon associé doit me présenter tout à l’heure Lucienne Marnier, avec qui nous avons rendez-vous.

— Ah ! Ah !

Elle haussa les épaules, devant le sourire qui insinuait.

— Vous m’avez bien fait connaître Edgard Lair pour la pièce de Perfeuil ! Et je n’ai pas couché avec lui. Lucienne Marnier… Vous la connaissez ?

Parbleu ! qui n’avait entendu parler de cette originale ? Belle et riche à millions (ceux que possédait son entreteneur en titre, banquier belge), elle se targuait d’être amatrice d’art.

— Elle doit me parler d’une décoration, pour la fête hindoue qu’elle va donner en l’honneur de sa dernière découverte, Peer Rys, le danseur nu…

Briscot conclut :

— Tout indiqué pour un tango. Bien du plaisir !


Cette surprise de l’amour-propre masculin, devant ses détachements instantanés, avait grandement amusé Monique, aux trois ou quatre expériences qu’elle avait tentées depuis. Sans les rechercher d’ailleurs, mais en n’hésitant pas à les pousser à bout, chaque fois qu’elles s’étaient trouvées.

Bien que, familiarisée maintenant avec le plus normal et le plus sain des gestes, elle en ressentit, (du moins quand son partenaire le lui savait donner,) tout le plaisir que lui avait rageusement souhaité Briscot, — elle n’allait jamais au delà de sa propre satisfaction, presque toujours ressentie avant que celle de l’autre ne s’achevât.

Alors, du même instinct brutal qui la première fois, — dans cette chambre d’hôtel où elle s’était donnée, à un passant, — lui avait fait rompre prématurément l’étreinte, elle repoussait l’homme, décontenancé. Elle voulait, non subir des maternités hasardeuses, mais n’avoir d’enfants que du père qu’elle aurait, entre tous, choisi… Même lorsqu’elle eût volontiers prolongé le jeu, il suffisait qu’elle perçût l’approche du spasme créateur pour que, volontairement, elle s’y dérobât, d’une secousse adroite.

Jusqu’ici, — après ces rencontres dont le péril, après avoir été un piment de plus, commençait à la décevoir, — elle n’avait gardé qu’une indifférence un peu moqueuse pour ceux qui en avaient été moins le sujet que l’objet. Elle souriait, à la surprise ou à la mauvaise humeur dont, remerciés sans retour, ils accueillaient le congé.

Ce renversement des habitudes et des rôles, Monique ne leur laissait aucun doute sur leur utilité secondaire, leur causait une humiliation ou une irritation qu’ils déguisaient mal. Il leur fallait bien, devant leur fuyante adversaire, s’avouer battus, et, la proie perdue, la regretter. Petites revanches qui, d’abord, avaient flatté sa tenace rancœur…

Elle avait fait, résolument, deux parts de son existence. Celle des distractions, — la plus courte et la moins absorbante — et celle du travail, sa vraie vie. Si tard ou si tôt que ce fût, elle rentrait, toujours seule, rue de la Boëtie.

Jamais elle n’avait laissé franchir le seuil de son logis personnel à d’autres qu’à de vrais amis, comme Mme  Ambrat ou le professeur Vignabos, qu’elle invitait parfois, de temps à autre. Tous les matins, même quand parfois elle découchait, elle descendait, à dix heures, de l’entresol où elle habitait, au magasin que Mlle  Claire avait déjà fait mettre en ordre et paré, pour la vente quotidienne.

Le Chardon Bleu, depuis l’éclatant succès de la pièce de Perfeuil, était lancé. Cent cinquante représentations et la réclame du programme avaient multiplié celle que méritait la décoration inventée par Monique, sur les indications sommaires d’Edgard Lair. Sa renommée avait été, du coup, définitivement consacrée…

Monique Lerbier : sur l’entablement de marbre vert, qui étalait au-dessus des spacieuses vitrines, encadrées d’ébène, sa fastueuse enseigne, le nom désormais adopté du Tout-Paris étalait seul, au lieu de l’inscription primitive, ses fines lettres d’or. Après les mois pénibles du début, où elle avait vu son capital disparaître sans que la clientèle se montrât, voilà qu’en moins d’un an, la vogue aidant, la fortune commençait à venir…

Ce jour-là, — c’était le troisième printemps depuis son départ de l’avenue Henri Martin, — une journée magnifique s’annonçait.

Le corps frais, reposée par la douche glacée dont elle accompagnait ponctuellement son quart d’heure de culture physique, Monique jouissait, sans arrière-pensée, de l’équilibre heureux de sa force.

Elle déployait, aidée par Mlle  Claire, — lieutenant vigilant et précieux, des étoffes lamées, en faisait jouer les plis lumineux, dans la splendeur matinale… Lucienne Marnier, au dernier moment, avait voulu changer le rideau de fond sur lequel les danses de Peer Rys devaient découper, le soir même, leur nudité sculpturale. Au lieu du velours uni, — dont le bleu lavande, dans l’encadrement des tentures corail brochées d’ors de couleur, faisait un repoussoir un peu fade, — elle souhaitait quelque étoffe plus somptueuse, pour enchâsser le bijou vivant.

— Non, pas de rose, ni de rouge ! déclara Monique. Restons dans les complémentaires… Ça, peut-être ?… Elle essaya un lampas bleu de roi, tramé d’argent… « Pas mal ! » puis désigna un rouleau de brocart vert empire, tout feuillagé de palmiers vermeils.

Et avec autorité :

― Ça doit aller. Montrez !

Mlle  Claire étala le princier tissu. À la fois éclatant et sombre, il gardait, dans ses lourdes cassures, une souplesse. Monique, les yeux fermés, y regardait se mouvoir la blancheur du beau corps… Elle était revenue, émerveillée, d’une des dernières répétitions.

― Ça va ! trancha-t-elle.

À l’échantillon corail, elle compara, pour plus de sûreté, les deux étoffes, dans le petit salon réservé aux éclairages nocturnes.

Mlle  Claire s’exclama :

― Le vert est parfait. Mlle  Marnier sera contente.

― Prenez un taxi, et allez vous-même, avec M. Angibault, lui présenter les deux. Elle choisira… Nous avons suffisamment de l’une et de l’autre ?… Bien. Vous mettrez en mains, aussitôt. Prêt pour six heures.

Militairement, Mlle  Claire et M. Angibault, ― le factotum de confiance, accouru à l’appel, ― s’inclinaient, partaient.

Une discipline souriante, mais ferme, régnait au Chardon Bleu. Il suffisait que « la patronne » parût, ordonnât. Les huit employés que comptait maintenant la maison ne prononçaient « Mademoiselle » qu’avec un respect religieux. Ils la considéraient, parce que, sévère, elle était juste…

Monique, le dos tourné à la porte d’entrée, examinait quelques faïences antiques qu’on venait d’apporter, avec des verres irisés. Achat de la veille, à l’Hôtel des Ventes, collection Monestier. Une jarre à huile, au col trapu sur trois anses intactes, rutilait, dans le lot, comme une turquoise géante… Quelle lampe ! Elle combinait un abat-jour de mousselines abricot et bleu-de-lin, quand une voix, grasseyante, à côté d’elle, la fit tressaillir…

— Ma chère enfant…

Elle se retourna : Plombino ! Il plongeait, de son épaisse tignasse, devenue grise, et de ses larges épaules. Et relevant un visage embarrassé :

— Oui, c’est moi. Je fous prie d’accueillir mes respects.

Elle le contemplait, insolente :

— Ils ont vieilli, depuis quatre ans !

Il dissimula sa grimace dans un sourire, et répliqua :

— On n’en peut dire autant de fotre beauté.

— Je ne suppose pas, cependant, que ce soit au simple besoin de ce madrigal que votre visite soit due ?…

— Mais si, pour beaucoup !… C’est par discrétion, sachant fotre fierté, que je m’étais abstenu, jusqu’ici… aux heures… difficiles que fous avez traversées. Je n’aurais pas voulu que fous puissiez voir, dans une démarche peut-être importune, le moindre mobile… intéressé.

Il mentait. Et elle le savait bien, ayant brutalement repoussé les offres indirectes d’argent qu’il lui avait fait faire, à plusieurs reprises, au lendemain du jour où elle avait quitté l’avenue Henri Martin… Sans doute, pour qu’il osât se présenter en personne après ce long effacement, avait-il quelque raison pressante ? Il prit son silence pour une invite et continua, d’un ton pénétré :

— Aujourd’hui où fous n’avez plus besoin de personne, je me sens plus à l’aise pour fous assurer que mon affection n’a pas varié, et que mon admiration a grandi.

Elle lut, dans ses yeux d’hippopotame cuit, la même vaseuse sincérité qu’aux jours lointains où elle était encore une jeune fille à marier… Quelle nouvelle apportait-il, ou quel marché pouvait-il lui vouloir proposer ?

— Au fait, monsieur le baron, fit-elle, poliment hautaine. Que me voulez-vous ?

Plombino, en la revoyant, sentait se réveiller, plus vivace que jamais, sa marotte. La manière dont il avait été éconduit, la préoccupation de ses entreprises, sans cesse élargies au point de rayonner maintenant sur les deux mondes, de longues absences en fin avaient seules pu le détourner, momentanément, de sa poursuite. Monique, revue à un souper de centième, s’était réemparée, à son insu, du millionnaire vieillissant. L’idée fixe de la revoir, — et de l’avoir, à n’importe quel prix, — depuis le hantait.

Il déclara, avec onction :

— Eh ! bien, voilà ! fous savez les relations d’affection quotidienne que j’entretiens avec fotre père, depuis…

Il hésita, espérant qu’elle lui viendrait en aide… Mais elle le regardait fixement, avec un air moqueur… Oui, elle savait !… L’association conclue, entre son père et Vigneret d’abord, elle partie, et comme si de rien n’était… Puis l’augmentation du capital, transformant, avec les millions de Plombino lui-même, de Ransom et de White, la petite société primitive en une formidable affaire internationale… Elle savait même qu’elle serait, un jour, une riche héritière, et que cette fortune dont elle ne voulait pas, deviendrait celle des Enfants Recueillis, en comblant, par une donation inattendue, les humbles rêves de Mme Ambrat. L’or d’une mauvaise action deviendrait, de la sorte, le levier d’une bonne œuvre.

— Passons, dit-elle.

Plombino eut un geste approbateur. À quoi bon, en effet, remuer de pénibles souvenirs ?

— Fous avez raison. Ne parlons pas de tout cela. Voilà pourtant ce qu’il faut que je fous dise… La santé de fotre mère, éprouvée déjà l’hiver dernier, n’est pas sans donner quelques inquiétudes… graves, oui. Le cœur… Lerbier m’a dit, hier, qu’elle aurait une grande joie à fous revoir, et qu’ils seraient bien heureux tous deux si fous consentiez à aller dîner, un de ces plus prochains soirs, avenue Henri-Martin… Quelle réponse dois-je leur porter ?

Monique pâlit, interdite. Elle évoquait, dans le vestibule, l’heure tragique, et sa vision d’horreur. Le cadavre de tante Sylvestre s’allongea, étendu sur la civière… Le visage de sa mère, malade, se mélangeait dans l’éloignement avec celui de la douce vieille… Elle écarta leurs fantômes.

Non ! Jamais elle ne retournerait avenue Henri-Martin !… Et cependant, au souvenir de l’affection que s’étaient portée, malgré tout, les deux sœurs, au mirage confus des heures d’autrefois, quand elle-même était une enfant encore, Monique s’interrogeait, non sans trouble. Si la démarche de Plombino n’était pas seulement, comme elle le supposait, un chantage à la réconciliation ? Si, réellement, l’état de sa mère ?… Non ! En dépit de la rupture, qui, des siens, avait fait pour elle deux étrangers, elle éprouverait, instinctivement, quelque émotion, au lieu de cette insurmontable méfiance.

— Je réfléchirai, dit-elle enfin.

Elle regardait Plombino, sans le voir. Sa pensée errait, du jardin d’Hyères, à la villa de Trouville. Les jours vécus brusquement tramaient, dans l’ombre de sa mémoire, leurs fines toiles d’araignée… Lui, sous le regard distant qui le chauffait comme un rayon de soleil, se dilatait, heureux. Il insista, affectueusement :

— Fous ne leur refuserez pas cette joie !

— Ma mère est alitée ?

— Elle se lève depuis une quinzaine. Elle sort même un peu, l’après-midi…

— Eh bien, fit-elle, rassurée, — ébranlée pourtant… Dites-lui qu’elle me téléphone… Nous verrons.

Plombino lui saisit les mains si prestement qu’elle n’eut pas le temps de se mettre en garde, et dévotieusement y appliqua ses lourdes lèvres. Elle eut un recul violent. Mais rien ne rebutait le gros homme, excité par la chair fraîche. Il bredouilla :

— Merci, ma chère enfant… Et permettez-moi de fous féliciter. Quelles merveilles !

Il tournait en soufflant, au milieu des bibelots anciens. Et désignant les sièges de laque, aux belles courbes :

— Le style Lerbier ! Il faudra que fous me fassiez la grâce de remeubler le rez-de-chaussée de mon hôtel du parc Monceau. Je ne veux que du moderne.

Il ne décollait pas. Elle dut prétexter un travail, et respira quand, remonté en auto, elle cessa de l’apercevoir, saluant toujours à la portière.

Travailler pour ce métèque ? Plus souvent !… Elle haussa les épaules, avec mauvaise humeur. Plombino venait de lui gâcher toute sa journée. Un nuage en même temps passait sur le soleil… En elle, autour d’elle, tout s’était brusquement assombri.

Elle n’était pas encore revenue de son mélancolique voyage aux pays de la souffrance passée, quand, — après une après-midi enfermée chez elle, avec ses souvenirs, puis une tasse de thé et un toast solitaires, — neuf heures, tintant au cartel de sa chambre, la rappelèrent à la réalité. La soirée de Lucienne Marnier, et, à minuit, l’exhibition de Peer Rys ! Elle n’avait que le temps !…

Elle recourut au remède habituel de ses fatigues et de ses neurasthénies : la bonne eau froide, et son coup de fouet… Nue, dans son cabinet de toilette tout en céramique blanche et en glaces, elle s’étirait après la friction de la bande de crin.

La réaction salubre l’avait rassérénée. Son accès de sauvagerie douloureuse cédait au besoin d’oubli. Comme d’ordinaire elle sortait de sa rêverie avec un âpre besoin d’action, quelle qu’elle fût. Crises dont l’acuité s’espaçait, mais où la plaie, crue chaque fois cicatrisée, s’était rouverte tout entière, au plus profond…

Elle donna, à l’image que le haut miroir lui renvoyait, un regard qui la satisfit… À quoi bon se tourmenter de la sorte ! Elle s’en voulait de cette faiblesse, se persuadait : on ne peut rien, aux faits accomplis, que d’en tirer, courageusement, la leçon !

Elle caressait, d’un mouvement machinal, ses seins fermes, leurs pointes dont le rose, sur la rondeur veinée, avait foncé jusqu’au carmin. Puis, descendant le long du torse musclé et du ventre plat au galbe des hanches, dont les longues jambes élançaient l’amphore, elle suivit, comme si elle le dessinait, le contour des cuisses. Elle évoquait, dans une souriante comparaison, les lignes si pures du danseur nu.

N’avait-elle pas, comme lui, un corps de gymnaste d’où la Beauté naissait, d’un rythme naturel ? Elle ne connaissait pas plus que lui les vaines complications de la pudeur… Masque de la laideur, ou de l’hypocrisie… Mais, supérieure à lui, elle portait, dans sa chair de bel animal, une âme qu’il n’avait pas…

Une joie orgueilleuse la soulevait, à l’idée de son dédoublement… Les hommes !… Elle sourit, dédaigneuse. À force de l’avoir voulu, elle était devenue, physiquement et moralement, leur égale. Et cependant elle avait beau ne pas se l’avouer, il y avait, dans l’âpreté de sa revanche, un sentiment informulé… Solitude ? Stérilité ?… Elle n’en ressentait pas encore, précisément, l’atteinte. Mais le ver invisible naissait, dans la magnificence du fruit.

Une lente, minutieuse toilette, et à onze heures, vêtue seulement d’une robe-chemise en lamé d’argent, d’où le buste et les bras émergeaient, offerts, tandis que la lourde étoffe sur tout le reste plaquait, elle était prête. L’auto de Pierre des Souzaies cornait, justement, sous ses fenêtres…

Ils firent une entrée sensationnelle. Lui long et mince dans un habit puce, avec son visage fardé de mignon, aux méplats à la Clouet. Elle entourée aussitôt, par une véritable cour. Lucienne Marnier venait au-devant d’elle, royale, dans son éclat roux de dogaresse… Un turban de diamants et de perles, emblème de la fête hindoue, évoquait, sur la chevelure vénitienne, les splendeurs de l’Asie. Elle associa gentiment Monique à son triomphe.

On s’écrasait dans les salons. Mlle Marnier n’avait pourtant convié qu’une intimité : mais elle allait de la finance belge au gratin parisien, en passant par toutes les notoriétés de l’art et des lettres cosmopolites. Monique, à travers cohue et brouhaha, avançait, happée au passage par ses admirateurs.

Il n’y en avait pas de plus chauds que ses anciens amis.

La bande, qui semblait s’être donné là rendez-vous, se faisait reconnaître, avec force protestations. Il semblait que Ginette Hutier et Michelle d’Entraygues n’eussent jamais cessé de la chérir. Ce n’était qu’une voix sur son talent, sa grâce, son éclat…

Et cætera, fit-elle en serrant sans chaleur la main de la Général Merlin, qui s’empressait.

Mais les lumières, brusquement, s’éteignirent. Tout bruit s’apaisa comme par enchantement, après un ah ! prolongé. On voyait, au bout de l’enfilade, s’éclairer le sanctuaire : les rideaux de corail et d’or s’ent’rouvraient lentement. Le désert de verdure et de palmiers vermeils parut. Un grand tapis noir étendait, sur toute la scène, son velours ras.

Alors une étrange musique s’éleva. L’orchestre invisible lançait son chant nostalgique. L’Orient s’éploya, mystérieusement. Puis les rideaux retombèrent, en même temps que déclinait la mélopée… Soudain, au dernier soupir des flutes aiguës et douces, ils se relevaient au milieu de l’impressionnant silence.

À genoux, les bras allongés et le dos immobile, le danseur nu, prosterné, touchait du front le sol de ténèbres. Sa blancheur se détachait, pure, sur le fond de rêve. Soudain, comme reprenait la cadence des arpèges, le marbre s’anima : le beau corps harmonieusement se redressait. Dans une gravité d’invocation, tout l’être haussé d’un élan sans fin, Peer Rys tendait vers un ciel imaginaire sa splendeur de jeune dieu. Il était si beau qu’il paraissait chaste.

L’orchestre déroula le thème éternel, des murmures du désir aux cris de la passion déchaînée. À travers les sables, la forêt, l’eau, le feu, la Danse multiforme bondit, de la fraîcheur du matin aux tièdes nuits d’étoiles. Mais, au monotone rappel des flûtes et des lyres, enfin s’imposa l’azur implacablement bleu.

Monique, suspendue aux mouvements du danseur, évoquait, déroulée autour du Bacchus indien, toute la théorie des cortèges antiques. Elle surgissait avec son ivresse sacrée, au fond de toutes les âmes. Minute intense où Peer Rys incarna, à lui seul, tout le délire orgiaque.

Quand il s’abattit, épuisé, un tumulte d’applaudissements et de clameurs crépita. Les rideaux retombés aussitôt s’entre-bâillèrent, le triomphateur parut. Il saluait en souriant, très maître de lui, et sans nul signe de fatigue. La frénésie des bravos était telle que l’enthousiasme de Monique en fut gêné. Les femmes, debout, criaient : « Encore ! Encore ! » Ce n’était plus le danseur nu, pas même un gymnaste, C’était un homme à poil, athlète complet que visiblement elles acclamaient. Mais Peer Rys se dérobait avec modestie à l’ovation…

Comment, trois heures après, dans l’atelier d’Anika Gobrony, Monique se retrouvait-elle en train de souper, assise entre Peer Rys et Ginette Hutier, tandis qu’en face de la violoniste trônait M. le ministre des Transports, flanqué d’Hélène Suze et de Michelle d’Entraygues ? Max de Laume, Pierre des Souzaies et Cecil Meere complétaient cet ensemble inattendu…

Elle ne se le demandait pas, tout à l’amusement de découvrir en son voisin, redevenu le plus correct et le plus élégant des Argentins, un compagnon d’une gaieté et d’une simplicité d’enfant.

Anika, tandis que M. Hutier faisait silencieusement sauter, avec une gravité de maître d’hôtel, le bouchon de la neuvième bouteille de champagne, s’était levée pour aller éteindre le lustre central et jouer au piano une marche tchèque. Les cheveux courts, avec son brun visage ardent et sa gorge plate, elle faisait, dans son immuable sarrau de velours incarnat, songer à quelque ange démoniaque.

Hélène Suze et Michelle d’Entraygues, ayant réclamé un shimmy, aussitôt s’enlacèrent. Pierre des Souzaies et Cecil Meere, suivant l’exemple, tournoyaient en sautillant. Max de Laume, la bouche à l’oreille de Ginette, lui coutait de telles horreurs qu’elle en gloussait d’aise, tandis que Son Excellence, laissée à elle-même, buvait coup sur coup, d’un air béat. M. Hutier, tout en considérant avec sympathie le couple suggestif que formeraient Antinoüs et sa femme, souriait au souvenir de la fustigation qu’il s’était fait administrer la veille, chez Irène, par une solide gaillarde… Les verges de bouleau, alternant avec une fine cordelette à nœuds, il n’y avait que cela !…

Monique, renversée sur sa chaise, écoutait avec douceur les galanteries que lui débitait Peer Rys, un peu ivre. Elle avait la tête lourde et n’entendait que le son cuivré de sa voix. Elle se souciait peu du sens des mots. Elle n’était pas désireuse qu’il eût de l’esprit, même elle préférait, pour ce qu’elle en voulait faire, qu’il ne fut que ce qu’il était : une belle machine à plaisir.

Il l’avait prise par la taille. L’inconscient travail, qui, depuis quelques jours se poursuivait en elle brusquement venait de se matérialiser en un projet qui, peu à peu, se précisait…

Le piano s’était tu. Dans un angle obscur de l’atelier, Hélène Suze, Michelle et Anika Gobrony gisaient étendues, sur un amoncellement de coussins. Une lampe turque éclairait vaguement, d’un feu rouge, l’entrelacs de leur groupe indistinct… Monique, du même regard indifférent, constata que Cecil Meere et Pierre des Souzaies avaient disparu, et que Ginette et Max de Laume s’étaient levés de table, suivis par M. Hutier. Elle l’aperçut affalé dans le tombereau d’un fauteuil anglais, l’œil oblique, non loin du divan où la ministresse venait de s’allonger, en entraînant son cavalier…

Si avertie qu’elle fût de la corruption de ce milieu, qu’elle avait autrefois traversé comme une salamandre la flamme, Monique trouva que les anciens amis « allaient fort ». Peer Rys, avec son profil de médaille antique, lui parut, au contraste, plus frais encore, et reposant. Elle répondit, d’une longue pression de mains, à sa prière…

Après tout, pourquoi ne jouir qu’à demi de la minute éphémère ? Pourquoi cette crainte absurde d’un risque, dont, indépendante à tous points de vue, elle ne devait compte à personne ? Oui, pourquoi pas un enfant ?… Un enfant qui tiendrait d’elle, et de son éducation, avec un corps robuste, l’âme qui façonne l’existence !… Un enfant qui de ce père, oublié demain, n’hériterait que des dons magnifiques : la santé, la force…

L’amour ? Elle n’y croyait plus. L’art, tel que son habilité le pratiquait, qu’était-ce ? Une distraction, oui… L’illusion de n’être pas tout à fait une inutile… Tandis qu’un enfant ! Créer de l’action, de la pensée, — de la vie ! Orgueilleusement elle salua la lueur d’aurore, l’idée rédemptrice… Un enfant ! Une compagnie et un but de toutes les heures !…

Monique jeta un dernier regard sur la vaste pièce où le jour froid de l’aube se mêlait à la lueur des lampes voilées. Une ombre grise enveloppait l’immobilité des groupes à demi nus qu’une ondulation, un soupir, par moment, agitaient.

Elle se leva brusquement, entraînant son compagnon :

— Viens !