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La Garçonne/2/04

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 158-180).
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IV

Ce furent quelques semaines d’entier bonheur. Avec fierté, Monique jouissait de sa liberté plénière, enfin conquise. Le plaisir sans restrictions qu’elle commençait à connaître donnait à sa jeune soif de volupté un apaisement jamais las.

Jusqu’ici un sentiment confus d’infériorité, une rancune de soumission lui avaient, dans les bras qui l’avaient cru posséder, gâché la violence de ses sensations, si vive qu’elle avait pu être.

Ces hommes dont elle avait accepté ou désiré l’étreinte, elle s’en était toujours, au moment suprême de l’abandon, sentie la sujette, puisque d’eux, plus que d’elle, dépendait la possibilité créatrice à laquelle elle se refusait encore.

Minutes enivrantes, mais précaires, auxquelles sa volonté de s’arracher, parfois même avant l’instant de leur perfection, non seulement enlevait de leur prix, mais ajoutait une amertume, insatisfaite. Elle se sentait profondément humiliée à l’idée que de ces passants, dominateurs d’une seconde, toute sa personne dépendait, jusque dans l’avenir…

Et ce n’était pas que sa propre vie, dont si elle n’y avait pris garde ils eussent été, même disparus, les durables maîtres ! C’était celle que neuf mois elle devrait pétrir de sa chair, animer de son souffle. C’était le prolongement, la survivance d’elle-même !…

Un tel risque, n’était-ce pas, de toutes les servitudes féminines, la plus mortifiante, la pire ? La maternité n’avait de raison d’être, et de grandeur, que consentie. Mieux : voulue.

Certes, elle eut pu, comme tant d’autres, éluder par quelque artifice préalable cette loi de la nature… L’École de Malthus, comme avait dit un jour Georges Blanchet, qui lui avait tant déplu, était ouverte à toutes. Mais elle ne se voyait pas priant par exemple Briscot de coiffer, avant de l’approcher, une de ces calottes qu’avant de devenir marquise d’Entraygues, Michelle avait toujours de précaution dans son sac ! Monique avait beau sourire à cette idée qui, autrefois, n’avait fait que l’indigner. Le ridicule spectacle n’en soulignait que davantage l’hypocrisie et, à ses yeux, l’abaissement. Quant à se munir pour elle-même, — en même temps que de son rouge ou de sa houppette à poudre ! — de quelque préservatif, non, vraiment ! Cela la dégoûtait…

Le choix volontairement fait de Peer Rys, pour collaborer au grand œuvre dont elle demeurerait ainsi le principal artisan, reléguait au néant, avec tout sentiment de dépendance, les petites préoccupations misérables… Elle revenait aux lois naturelles, joyeusement acceptées. Elle y revenait, en égale.

Au délice de s’abandonner toute à la jouissance physique, s’ajoutait celui de l’amour-propre, doucement caressé. Pour la première fois Monique épanouis sait complètement sa personnalité. D’avoir élu entre tous le plus beau, pour les Noces charnelles, et d’être, à l’Élévation, celle qui vraiment incarne, donnait à son orgueil, flatté d’asservir l’homme à son tour, une exaltation divine.

La reconnaissance du plaisir reçu, qui de tant d’autres achève de faire des esclaves éperdues, attendrissait d’une douceur gamine l’involontaire, mais constante manifestation de sa supériorité. Elle avait, de celle-ci, une telle conscience et, malgré elle (car elle n’avait jamais été vaniteuse) elle la laissa si souvent percer que, bientôt fatigué d’être réduit au rôle qu’il assignait d’ordinaire aux femmes, Peer Rys, gâté par d’innombrables succès, marqua vite son mécontentement.

Le sang sarrasin, — qui fondu à celui de toutes les races européennes, prédomine, en dépit du composite amalgame, aux veines du peuple argentin, — n’inclinait que trop sa fatuité native, enflée en cours de route, à se rebeller contre une maîtresse qui se mêlait de vouloir l’être. Sous son pseudonyme scandinave et son hérédité latine, Peer Rys, fils d’Italien, n’était au fond qu’un Maure d’Espagne.

Au bout d’un mois Peer, traduction de Pietro, en avait assez. Danseur nu, il ne concevait une compagne que sédentaire et voilée. Monique, sans prétentions, lui eût semblé la plus délicieuse des camarades. Autoritaire, et (dans le désir où elle était qu’il lui fit un enfant) le confinant à une besogne d’étalon, elle devenait insupportable. Un fils ?… Il en avait fait à d’autres, sans tant de façons !

Un répit, cependant, ensoleilla la dernière quinzaine de leur passionnette. Pâques tombait à la fin d’avril Peer se trouvait, d’autre part, dénué d’engagement jusqu’à mi-mai, où il devait partir pour Londres. Les salons aristocratiques l’y réclamaient, sous condition, cependant, d’un cache-sexe… Monique, après l’hiver laborieux, avait de son côté soif de repos et de solitude. Il se laissa enlever, — une fugue au soleil… En route pour Clairvallon !

Le merveilleux printemps de Provence les accueillit. Ils aimèrent le tranquille palace ouvert sur le golfe sambracitain. Les pins parasols découpaient sur l’azur leurs grandes ombrelles noires. Le romarin avait passé sa robe de fleurs, et, bleu pâle, embaumait dans l’air vif. En face d’eux, la mer étale comme un lac resplendissait. On eût dit un seul saphir, enchâssé dans l’émeraude des collines, qu’au centre bouclait, de ses anciens remparts, Saint-Tropez semblable à un fermoir d’or roux.

Ce fut, dans leur flambée finissante, l’ultime sursaut de flamme.

Monique commençait alors à craindre que son souhait ne pût s’accomplir : elle n’avait pas évité le retour mensuel qu’elle redoutait. Passionnément désireuse de devenir mère, un instinctif calcul de tout l’être lui fit retrouver, dans l’ardeur de son besoin, le secret de plaire. La douceur câline de l’amante, en flattant « son Piètre », le ramenait au goût de l’acte qu’il avait fini par ne plus pratiquer que comme une fonction.

L’illusion d’être aimé pour lui-même lui rendit le naïf et le primesaut des sentiments. Ils se laissèrent vivre, au grand air salin, sans arrière-pensée. Leurs jeunesses se dilataient, magnifiques, avec des bonds d’animaux ou des torpeurs de plantes. Un rien, tout les amusait : les mille petites remarques de l’existence quotidienne, et leur simplicité comique… Leurs nuits nues n’étaient qu’une étreinte où le désir renaissait inlassablement de lui-même, jusqu’aux sommeils lourds et aux réveils légers du matin.

Monique connut l’insatiable soif des caresses. Les baisers de son Piètre avaient achevé, en lui révélant une volupté complète, l’initiation progressive. Elle s’était ouverte tout entière, avec l’ingénuité d’une rose qui pâme au soleil. De brusques élans la poussaient, soudain, vers les bras musclés. La barque où ils voguaient seuls sur la plaine marine, — au gré du gouvernail fixé et du moteur, — le sable chaud des calanques, les sentiers odorants de la montagne servaient de lit hasardeux au caprice de leurs désirs.

Elle criait, durant les minutes ardentes, l’ivresse qu’il lui donnait à coups furieux, les dents serrées. Ou bien, sous la lenteur savante de la pénétration, elle soupirait à voix basse la plainte heureuse des palombes. Elle crut alors qu’elle aimait. Et plus violemment encore elle souhaita, à l’instant de l’effusion partagée, qu’un fils naquit de leurs chairs confondues.

Un jour où, sans qu’elle s’y attendît, il l’avait prise brusquement dans les monts sauvages, elle avait voulu se persuader que son rêve se réalisait. Elle était en train de cueillir, sous les pins, les sombres lavandes violettes. À l’improviste, il avait profité de sa croupe baissée, relevé sa jupe, et elle avait senti le dieu brûlant la posséder… Elle avait poussé un gémissement de bête, puis, activement, s’était donnée. En eux se déchaînait librement, à la face du ciel, toute l’énergie de la nature, l’aveugle soulèvement des forces séculaires, qui, sans souci des chastetés apprises, travaillent instinctivement à la perpétuation de l’espèce.

Plus tard, elle se souvint longtemps, en un regret mêlé de douceur, de cette heure où elle avait cru communier avec l’âme de la terre…

— Mon bouquet ! s’était-elle exclamée, avant de se remettre en route.

Elle ramassait les brins parfumés. Puis elle enlaça le cou brun de Pietro. Il contemplait, d’un air satisfait, le paysage. Elle lui en voulut. Il ne devait penser qu’à elle ! Et lui mettant la touffe de lavandes sous le nez :

— Sens !

Il éternua, chatouillé. Alors elle se mit à rire…

— Je les garderai, ces fleurs ! Elles ne se faneront jamais dans mon souvenir.

Deux mois après, à Paris, Monique retrouvait, avec un détachement amusé, une des tigelles, séchée centre deux poèmes du Samain qu’elle avait emporté à Clairvallon, et dont elle avait renoncé, dès le premier soir, à feuilleter à haute voix les pages, avec son compagnon…

La fin de son séjour avait été gâchée par une pénible déception. L’inexorable apparition périodique l’avait une deuxième fois persuadée qu’elle n’avait plus rien à attendre de son partenaire, en dehors d’un échange de sensations que tout autre gymnaste, propre et sain, était capable de procurer.

Peer Rys, aussitôt, lui était apparu dans sa véritable nudité : il était bête, ignorant et vaniteux. La fierté avec laquelle elle l’exhibait jusque-là, ainsi qu’un bel animal familier, se changea, devant les regards admiratifs dont le palace entier continuait à les entourer, en un insurmontable agacement. Partout, au restaurant, sur la terrasse, dans les couloirs, et jusque dans les sentiers de leurs promenades, les femmes suivaient, d’une œillade appuyée, ou honteuse, « le danseur nu ». Il poitrinait, d’un air fat…

Ou bien, sortant un minuscule nécessaire qui contenait, avec le miroir de poche, un peigne et des feuilles à poudrer, il prenait soin, minutieusement, de son visage, durant qu’elle parlait. Elle haussait les épaules, avec commisération. Piqué, il avait cherché désormais toutes les occasions de dispute.

Les lettres dont ses admiratrices le poursuivaient la lui fournirent. Monique au début s’était intéressée à leur provenance. Moins par jalousie que par curiosité d’observation. C’était la grande distraction à l’heure du café. Ensemble ils décachetaient le courrier, commentaient… Habitude à laquelle, les derniers jours, dédaigneusement elle avait renoncé.

La veille du départ, — comme elle affectait de s’absorber dans la lecture de l’Éclaireur de Nice — Peer, ulcéré, toussa, en reposant ostensiblement sur la table une enveloppe parfumée.

Silence. Monique ne bronchait pas. Alors il éclata :

— Je ne vois pas ce que je fais ici, du moment que vous ne vous souciez pas davantage de ma personne ! Heureusement, si vous vous en moquez, d’autres me rendent justice !

— Mais, mon cher, moi aussi. Vous êtes le plus beau des danseurs, c’est entendu.

— Et le plus bête des hommes, n’est-ce pas, comme vous la plus intelligente des femmes ?

— C’est vous qui le dites.

Il se leva très pâle :

— En tout cas, des deux, c’est le plus bête qui est le moins inutile !… Je suis capable de faire des enfants, moi !…

Il montra les lettres :

— Tenez, tant que je veux ! Ce ne sont pas les occasions qui manquent.

Elle le toisa, hautaine. Mais le sarcasme avait porté. Une inutile, oui !… Et le sentiment de sa stérilité soudain s’agrandit, en elle, du désert de sa solitude… Elle répondit, blessée :

— Soyez tranquille ! Ce n’est pas moi qui vous retiendrai.

Puis, à la réflexion, elle avait ajouté, avec un sourire mélancolique :

— Tu as tort. Pourquoi se chamailler ? Camarades on s’est pris. Camarades on se quitte…


Peer Rys ! Il était à Rome, maintenant. Elle y songeait avec amitié, malgré ses défauts. Sans doute, dès le début, aucun ne lui avait échappé, mais ce n’était pas pour son ascendant intellectuel qu’elle l’avait aimé… Pouvait-elle réellement lui en vouloir de ce qu’il n’eût pas rempli, comme elle l’eût souhaité, toute son espérance ?

Par une tenace volonté de ne pas désespérer encore, c’était lui, et non elle, qu’elle rendait responsable de l’insuccès. Dès lors, médiocrité à part, et n’ayant passé avec lui que de bons, puis délicieux, puis moins bons moments, quel reproche était-elle en droit de lui faire ?

Elle ne s’attardait pas à l’idée qu’elle-même, et elle seule, était peut-être cause de sa désillusion. Elle ne se demandait pas non plus pourquoi si vite elle s’était blasée sur les qualités amoureuses dont, un instant, elle s’était éprise.

Elle était persuadée de sa supériorité morale sur les hommes qui l’entouraient, et gardait, de sa blessure cicatrisée, une horreur de l’amour tel qu’elle le voyait autour d’elle compris, la peur aussi d’en souffrir, si à nouveau elle se laissait prendre. Œillères qui limitaient, au sillon orgueilleux de sa recherche, le champ fécond de la vie.

Peer Rys rentré dans le cirque, Monique avait continué, avec confiance, sa propre route. Ce que l’un n’avait pu, quelqu’autre en serait capable. C’est ainsi qu’elle distingua, successivement, plusieurs reproducteurs.

D’abord un député du Midi, dont la ressemblance avec Mistral l’avait séduite. Rencontré à un grand dîner chez les Hutier, elle avait remarqué son fier et fin visage, puis écouté, avec amusement, son verbe sonore. Mais, amoureux pressé, l’homme au tu-tu-pan-pan n’avait, d’un Chanteclair, avec l’apparence trompeuse, que la crête et les ergots. Son ambition et sa suffisance l’avaient vite déçue.

Puis ç’avait été un ingénieur au masque romain, aux épaules carrées, grand constructeur de ports et de voies ferrées. Maniant les idées nettes et les entreprises hardies, il avait plu par sa franchise, une intelligence élargie avec l’horizon des voyages et du travail international. Mais, au bout de trois mois, les espoirs fondés sur sa membrure de taureau s’étaient évanouis. L’ingénieur n’était pas plus prolifique qu’un bœuf.

Un doute finit par inquiéter Monique. Si c’était elle la fautive ? Elle prit la résolution de consulter, puis remit le projet de semaine en semaine. Les heures passaient avec une brièveté de plus en plus bousculée, à mesure que les affaires, l’une amenant l’autre, augmentaient le chiffre de revenus, et en même temps, la somme nécessaire d’efforts.

Il avait fallu étendre aux magasins voisins, dont elle avait pu s’assurer le bail, la longue plaque de marbre vert, et sur l’enseigne triomphale encadrer des mentions : Décoration, Curiosités, la firme aux sobres lettres d’or.

Monique avait, sans regret, mis trêve aux sorties quotidiennes du soir. On ne la voyait plus dans les dancings et dans les music-halls. Toujours au travail à dix heures du matin, elle veillait tard, dessinant, coloriant ses maquettes, chaque fois qu’elle n’avait pas dîné en ville ou avec l’ami, dont après le député et l’ingénieur, elle attendait toujours, — sans y compter maintenant beaucoup, — l’enfant qui recommencerait, en la réussissant, son expérience manquée.

De la victoire mondaine elle ne jouissait en effet qu’autant que celle-ci réalisait, en la consacrant, son indépendance matérielle. Le monde acceptait, de Monique Lerbier renommée et gagnant avec éclat sa vie, ce qu’il lui avait reproché, obscure et pauvre.

Ce consentement, fait de platitude et de servilité, ne lui apportait qu’une satisfaction : celle de pouvoir — (sans l’estampille d’un compagnon, et d’un répondant) — mettre au monde, librement, un être libre, et l’élever dans le mépris d’usages et de lois qui l’avaient fait si cruellement souffrir.

Enfant naturel ? Et après ?… Il porterait, le front haut, le nom de sa mère. Elle le libérerait, dès les premiers pas, de la prison sociale. Elle lui apprendrait à aimer, sans hypocrisie, tout ce qui en vaut la peine, comme à ne rien aimer qui n’en soit digne. Elle lui épargnerait ainsi, avec les mots superflus, les maux inutiles.

Oui, cela seul à ses yeux demeurait la raison vitale : un enfant, qui n’appartiendrait qu’à elle, et dont elle serait fière. Centre des jours solitaires et de ces heures vides que travail ni volupté, rassasiants à la longue, ne parvenaient à combler…

Cela, qu’elle ne s’avouait pas encore, n’en était pas moins le profond mobile : un besoin de tendresse et d’amour inassouvis, toute sa détresse de femme à l’abandon, jusque dans la solitude à deux de toutes ses tentatives. Monique élançait, vers son rêve de grossesse, la même frénésie de complément, la substitution sentimentale que tant d’épouses malheureuses recherchent, dans la maternité.

C’était de l’instant où son espoir avait cessé, que le sentiment d’une nouvelle faillite s’était à son insu infiltré en elle. Elle gardait, de son quatrième essai, une tristesse qui tournait, peu à peu, à la neurasthénie. Bientôt elle rompit, au désespoir enragé de l’amant.

C’était un peintre de son âge, spirituel et bon vivant, qui maçonnait des paysages en rondelles et des portraits en cubes. Le tout dans une tonalité grenat, pointillée de blanc… Non qu’il jugeât ces conceptions logiques, mais il obéissait au goût d’épate révolutionnaire, propre à la jeunesse. Il n’était d’ailleurs jamais, entre eux, question d’esthétique…

Les vacances heureusement arrivaient. Monique dut, pour couper court à sa poursuite, partir en l’aiguillant sur une fausse piste. Tandis qu’il la cherchait en Suisse, elle alla se terrer sur une petite plage bretonne. Rosmenidec : un trou entre deux hautes falaises. Les arbres descendant jusqu’à la mer… Un village de pêcheurs où il n’y avait que cinq ou six villas et un pauvre hôtel.

Elle y vécut seule, un mois, refusant toute compagnie. Dès l’aube elle était dehors, avec son carnet à dessin et ses crayons, ne rentrait qu’à midi pour dépêcher son déjeuner à la table d’hôte, ressortait pour aller muser dans les roches, jusqu’à l’heure du bain… Et le soir, tard dans la nuit, elle rêvait, étendue sur la grève, ou bien errait dans la campagne.

Salubre reprise d’elle-même, où d’abord elle s’était retrempée. Mais, au contact de l’indifférente nature aussi bien qu’à celui de ses voisins, — relations réduites pourtant à l’inévitable, — elle se sentait, rapidement, plus seule encore qu’elle n’était à Paris dans l’agitation de son labeur et la foule apparue, disparue, des visages…

Le spectacle de la médiocrité humaine lui sembla d’autant plus affligeant, parmi la splendeur du serein décor, — cette terre, cette mer et ce ciel à travers lesquels sa détresse intime essayait vainement de s’éployer, comme une aile d’oiselet. Son impuissance avait alors envie de sangloter, devant l’infini qu’hier elle embrassait, animait de sa foi, et dont l’impassibilité, maintenant, l’accablait.

Alors, pour la première fois depuis son évasion, elle matérialisa, dans son cœur tourmenté, l’évidence. Elle n’avait rien conquis, avec la liberté. Son travail ? À quoi bon, s’il n’alimentait que sa désolation ? Elle n’avait trouvé dans le plaisir qu’un faux-semblant de l’amour. Si elle ne pouvait avoir d’enfant, que lui restait-il ?

Se leurrer plus longtemps ne servait à rien : tel était, dans sa netteté cruelle, le bilan du passé. Ruine dont elle n’avait rien sauvé. Pas même ce lien qui rattache, dans le malheur, aux heures d’autrefois, au mirage du nid familial…

Sa mère ? Elle l’avait revue deux ou trois fois, après la démarche de Plombino. Son père ? Elle avait également consenti à le recevoir, rue de la Boëtie. D’abord, elle avait éprouvé à ces rencontres, après la gêne des premiers moments, une sorte d’émotion presque douce… Le lien tenace des souvenirs lui avait paru distendu, non rompu. Elle se retrouvait enfant, joyeuse… Mais bien vite, elle avait senti qu’elle n’avait devant elle que des étrangers, hostiles sous le reproche de leur sourire.

Elle ne trouvait à leur dire que des banalités. Sinon elle se heurtait, aussitôt, au roc de l’incompréhension. Vite tous trois s’étaient lassés, eux trop vieux pour faire le pas nécessaire à la rattraper, — elle trop catégorique pour une simagrée superflue. À les reconnaître toujours ancrés dans leur ornière, plus puérils seulement sous leurs rides et leurs cheveux blancs, elle avait tristement senti le détachement définitif… Plus rien de commun entre eux, pas même leurs souffrances, — si différemment senties, et supportées !…

Assise sur un coin de sable, le dos contre une roche, Monique machinalement prenait à poignées, puis laissait filtrer, entre ses doigts ouverts, la fine pluie sèche… Ainsi fuyaient les heures, coulant, coulant sans cesse, au renversement du sablier… Néant du passé !

Elle regardait, sur le reflux bruissant de la marée, des goélands voleter. Leurs ventres blancs rasaient l’eau, puis, l’aile tendue, un essor brusque les emportait en flèche. Le soleil couchant entassait au large des palais de nuées… Ils croulaient, à mesure. Elle se dit : l’avenir ! Et découragée elle laissa retomber sa main… Elle ne voyait en elle et autour d’elle que solitude, et puis vieillesse.

Une chanson lointaine retentit. C’était quelque pêcheur ravaudant ses filets. La complainte égrenait ses notes graves, Comme un chapelet de résignation. Toute la misère et tout le courage des vies de matelots, en lutte contre les éléments… Monique eut honte, et se secoua.

— Je suis folle, se dit-elle en se relevant. Ne penser qu’à soi, c’est comme être aveugle ! D’abord, je ne suis pas sûre de n’être jamais mère. Et quand même ?… Mme Ambrat vit bien, pour les enfants des autres !…

Le lendemain, elle rentrait à Paris. Septembre et la nécessité de préparer sa saison d’hiver l’absorbèrent au point qu’elle ne trouva qu’aux premiers jours d’automne le temps d’aller se faire examiner, comme elle l’avait résolu… Mlle Tcherbalief, dont une parente avait souffert l’année précédente d’une maladie de femme, lui avait recommandé le docteur Hilbour.

Elle s’y rendit avec simplicité, confiante dans sa science et l’autorité de son sacerdoce. Elle s’attendait à voir un monsieur d’âge, glabre, avec des lunettes, et trouva un homme jeune, la barbe bien taillée et les yeux souriants… Le motif de sa consultation énoncé, et si avertie qu’elle fût des obligations qui résultaient d’une telle investigation, elle regarda à deux fois le lit-table où, après avoir passé dans une salle ripolinée, le docteur l’invitait à prendre place… Mais elle voulait, coûte que coûte, être fixée.

Elle ferma les yeux, ne les rouvrit que lorsque, de sa voix chantante, Hilbour eut déclaré :

— Je vous remercie.

— Eh bien ! docteur ? questionna-t-elle, anxieusement, en se rajustant.

Il toussota :

— Eh bien ! mademoiselle… Mais je ne sais s’il ne conviendrait pas, pour vous expliquer plus clairement…

Il désigna le tableau noir, et prit un bout de craie.

— Inutile. J’ai de suffisantes notions d’anatomie…

Il la regarda, sans songer à dissimuler sa surprise. Et, rondement :

— Alors ! Eh bien voilà : à moins de recourir à une intervention indispensable, et qui, je me hâte de vous rassurer, n’est pas grave… un peu… pénible tout au plus… Vous allez me comprendre : la conformation de votre matrice rend, aujourd’hui, toute conception impossible. Vous avez une particularité que bien des femmes vous envieraient : le col virginal… Avec cela, aucune crainte de fécondité, ou aucun espoir, cela dépend du point de vue où on se place ! — ajouta-t-il avec un petit sourire… Les spermatozoaires les plus malins se cassent le nez. On ne passe pas !

— Et le remède ?

Il désigna, sur une tablette de cristal, à côté du spéculum dont il venait de se servir, tout un petit arsenal : pinces graduées, tiges de laminaire :

— Frayer le chemin, par une dilatation progressive… Il y aurait aussi, — c’est le moyen radical, — l’intervention chirurgicale : anesthésie, curetage, et, toujours, dilatation. À vous de choisir.

Elle prit instantanément son parti :

— Essayons votre méthode. Je me fie à vous… Quand commence-t-on ?

— Mais, quand vous voudrez… Aujourd’hui si vous avez le temps.

— J’ai le temps. Allez !

Et, avec décision, elle se recoucha, non sans s’être, sur invitation, mise à l’aise. Prudemment, et avec une discrétion dont elle lui sut gré, — le docteur procédait aux premiers soins. Bien qu’il fût de ces médecins que les appas de leurs clientes ne laissent pas insensibles, Hilbour avait pour principe de ne pas les effaroucher, au début. Il réservait ses surprises pour les visites suivantes, faites à domicile.

Courageusement, en dépit de la cuisante douleur, Monique s’était astreinte à suivre le traitement. Elle l’eut sans nul doute continué, si, à la troisième séance, son charme n’eut opéré sur l’opérateur. Prenant pour de l’effronterie ce qui n’était qu’une indifférente simplicité, le docteur s’était brusquement permis certain geste qui ne laissait aucun doute sur la suite de ses intentions.

Monique, à cette attaque brusquée, avait été soulevée d’un irrésistible dégoût. Avec colère elle avait mis le goujat à la porte.

— Un joli monsieur, votre docteur Hilbour ! avait-elle dit simplement, quelques jours après, à Mlle Claire. Après tout, il a peut-être des clientes qui aiment ça !

La grossière salacité de la plupart des hommes, sans cesse excitée, la révoltait. Certaines bêtes au moins n’étaient en proie au rut que par époques !… Quelle idée ce maniaque pouvait-il se faire des femmes, et d’elle-même, en particulier ? Elle n’était pourtant pas une chienne ! Le procédé l’humiliait, comme la plus basse des injures.

Ainsi, à son chagrin de se savoir stérile, un écœurement nouveau se mêlait. Voilà ce qu’aux yeux de cette brute, en cela semblable à presque tous ceux qui de plus ou moins près la courtisaient, elle représentait : de la chair à plaisir ! De ce qu’elle pensait et sentait, du meilleur d’elle-même, qui se souciait, personne ? Qu’avait-elle à attendre, désormais, d’une vie où pas une affection désintéressée ne l’attendait ? À défaut de la compagnie de tous les instants qu’un fils ou une fille lui aurait donnée, à défaut de l’absorbante tâche d’une petite âme à modeler, à qui, à quoi s’attacher ? Quel homme en valait la peine ? Quelle tâche comblerait l’abîme de sa vie ?

L’idée que tous les médecins ne ressemblaient pas à celui-là, et que cette exception confirmait au contraire la règle de l’honnêteté professionnelle, — l’idée aussi qu’avec un peu d’endurance à la douleur physique elle conquerrait l’aptitude qui, momentanément, lui manquait, ces deux raisonnements qui, à une autre heure, l’eussent différemment déterminée, elle les écarta, tant réagissait en elle la période de dépression qu’elle traversait. Quant à l’intervention chirurgicale, quelle raison de la tenter, puisque personne ne l’aimait, et qu’elle n’aimait personne ?

Dès lors, elle se trouva sans forces pour remonter le courant. Elle se rendait compte que chaque abdication de volonté multipliait sa faiblesse. Elle se laissait aller, en fermant les yeux, à la fatalité qui l’entraînait…

Un incident qui à la réflexion n’avait rien qui pût l’étonner, mais dont l’imprévu la surprit, acheva d’exacerber, jusqu’au point morbide, sa misanthropie,

Plombino, qui depuis sa démarche infructueuse n’avait cessé de la poursuivre, se trouvait, comme par hasard, à côté d’elle à table dans un grand dîner, donné par Mme Bardinot. Prétexte : fêter la nomination de son mari à la présidence de la Banque des Pétroles Réunis. Motif : faciliter au baron l’entretien dont sa hantise escomptait une solution heureuse. Sa passion contrariée tournait à l’idée fixe. Il eut la force de se contenir, jusqu’à la fin du repas. Comme on achevait le dessert, il n’y tint plus, et, congestionné, frôla la jambe de Monique, d’un genou insistant.

Elle avait tourné vers le pachyderme un visage résolu :

— Vous êtes malade ?

Il renifla, les yeux fixés sur le décolleté d’où jaillissaient la rondeur des épaules, les bras de statue vivante, le dos velouté. On se levait de table, elle dut accepter de poser sa main sur le rond de coude qu’il offrait, gauchement. Alors, de sa voix molle, il s’était dégonflé, avec une émotion sincère.

— Écoutez-moi ! Je fous aime… Vous m’avez refusé de meubler l’hôtel du parc Monceau. Pourquoi ?… J’aurais payé cet honneur deux cent mille francs d’honoraires et un million de crédit ! Davantage, si fous l’aviez voulu. Je donnerais tout ce que j’ai, tout, pour fous plaire…

Elle eut un rire insolent :

— Je me suis trompée. Vous n’êtes pas malade, vous êtes maboul.

Ils pénétraient dans le salon. Elle quitta vivement le bras du baron. Mais il lui avait saisi la main, et l’attirant dans un coin de palmiers, fermé d’un paravent :

— Je sais que l’archent ne compte pas pour fous. Fous êtes riche, et fous le serez, plus tard, à ne savoir que faire…

— Détrompez-vous. Il y a des pauvres, en France ! Et il y a, en Russie, des millions d’êtres qui crèvent de faim. Donnez-leur d’abord ce que vous m’aviez proposé. Nous verrons, ensuite, si je vous fais l’honneur de travailler pour vous.

La famine de la Volga, entassant aux portes des cimetières les enfants par monceaux de cadavres, la misère poussée jusqu’au cannibalisme, cette vision des atrocités qui ravageaient un peuple dont le sang fraternel avait coulé, deux années durant, dans la commune boucherie, fit pâlir Monique… Les yeux baissés, elle songeait aux galas d’antan, aux Tsars acclamés par Paris et aux Présidents de la République fêtés dans les Palais Impériaux… C’étaient les millions tirés par les Plombino, les Ransom, les Bardinot d’alors, du bas de laine paysan et du coffre-fort bourgeois, — les millions sur lesquels tous ces forbans s’étaient engraissés au passage et dont la créance avait sombré, au double gouffre de la guerre et de la révolution, — c’était cette gangrène qui avait pourri toute solidarité !

Sur ce débordement de catastrophes, Monique flottait, en plein désarroi… Cela, l’humanité, la vie ?… Partout le mensonge et l’oppression ! Et il y avait encore des gens qui osaient parler de principes ?… attester l’Ordre, le Droit, la Justice ! Quand ils ne pensaient qu’à s’emplir le ventre ou à soulager leurs génitoires !

Plombino personnifia soudain leur bande cupide. Il fut la race entière des mercantis, gorgée de la misère des peuples. Au spectacle de cette bedaine majestueusement étalée, elle admira quelle patience il fallait, aux visages creux, à tous les crève-souffrances des taudis ouvriers, à cette foule entassée comme du bétail dans les trous à poux et à tuberculose…

Faillite de l’aveugle et lent bulletin de vote, dont la duperie avait pu permettre ces choses ! Elle comprenait presque, à cette minute, la bombe de l’anarchiste, et son explosion de rage. Elle se raisonna :

« La bombe, éclair non moins aveugle ! Fracas inutile, — nuisible même ! Représailles que d’autres représailles matent. Rien à espérer, tant que les mitrailleuses, encore aux mains des gras, n’auront pas changé de maîtres… »

Plus d’une fois déjà, — au sortir des restaurants de nuit où des pantins et des marionnettes, portant des trésors en diamants et en perles, venaient en une heure de gaspiller devant elle de quoi nourrir, pendant un mois, tous les malheureux grelottant aux entours, — le spectre hâve, la vision révolutionnaire lui étaient apparus. Ils la hantaient ce soir avec plus d’insistance. Ils exaltèrent sa révolte quand, relevant les paupières, elle encercla le salon Bardinot.

Il y avait là le Ministre des Finances délégué par le Bloc National, sous couleur d’étiquette républicaine, au service des grandes Banques internationales. Il y avait des hommes d’affaires au bec de corbeaux, dans l’habit noir, ou aux bajoues lourdes de porcs gavés et travestis. Il y avait des politiciens suant le je-m’en-foutisme, des femmes déshabillées comme au lit. Enfin, devant elle, il y avait Plombino, dont le regard brillait.

— C’est promis, grasseyait-il. Et puisque fous ne voulez rien de moi, j’ouvre un compte de deux millions, pour la décoratrice…

L’idée de secourir, ne fût-ce que de quelques gouttes d’or, ces maux si grands qu’ils dépassaient l’imagination, la radoucit. Elle murmura :

— Peut-être. Mais vous savez, en dehors de l’artiste, rien de la femme !

Il gémit :

— Foui, foui.… Ah ! si fous vouliez !… Ne vous fâchez pas : seulement être baronne, vifre près de moi… fous feriez tout… (il appuya) tout ce dont fous auriez envie… Jamais je n’entrerais dans fotre Chambre à coucher ! Jamais.

Elle lut, dans sa prière, toute l’étendue de l’offre. Des amants ? Oui, il lui en amènerait, au besoin !… Et il regarderait par le trou de la serrure, comme Hutier !… Une nausée l’étourdit. Elle tourna le dos, sans répondre, avec un léger haussement d’épaules. Il la suivit, obstiné.

Alors elle lui jeta, en imitant son accent :

— Jamais, fous entendez, jamais je ne travaillerai pour vous, si vous me reparlez de cela !

Le gros homme verdit, et répéta :

— Seulement être moins loin de fous… pouvoir respirer votre parfum… Fous seriez libre… tout à fait libre…

Alors, sourdement, d’une voix basse et précipitée, elle lâcha :

— Vous êtes ignoble ! Vous ne voyez donc pas à quel point tout ce que vous dites, et tout ce que vous ne dites pas, vous dégrade, et me salit !… Non, taisez-vous ! Ce que vous représentez pour moi, vous et votre argent, c’est ce qu’il y a de vil au monde, c’est toute la bassesse et la férocité des hommes… Votre désir me souille, votre luxe me fait horreur ! Vous êtes. (Elle s’arrèta)… Non, tenez, inutile, vous ne comprendriez pas !

Il soupira :

— Comme fous êtes dure !

Elle le regarda : bedonnant, lamentable.

— Oui, vous ne pouvez pas comprendre… Restons-en là. J’étais de triste humeur ce soir. Il y a des jours comme ça !… Il suffit d’une goutte de boue, la dernière, pour que le cœur déborde.

Il avala l’affront, et s’inclinant avec humilité :

— Je fous demande pardon ! Je ne foulais pas… Je ne savais pas… Malheureuse, fous ? Comment se douter ?… Soyez tranquille, je ne fous reparlerai jamais… de rien… Pour me montrer que fous m’excusez, promettez-moi seulement de fous occuper… quand fous voudrez, quand fous pourrez… de faire remeubler ma maison… par Mlle Claire, tenez, si cela fous ennuie d’y penser fous-même !… Que j’aie au moins, chez moi, quelque chose qui vienne de fous !… Non ! non ! Je ne dis plus rien… Je fous enverrai demain pour vos pauvres, un chèque de trois cent mille francs. Pourvu que nous ne soyons pas fâchés… que je puisse fous apercevoir, de temps en temps… Merci… merci !…

Elle le considéra, sans pitié. Il bavait la peur d’être rabroué et, sous sa servilité, l’espoir quand même, sournois et persistant, de multimillionnaire pour qui, finalement, tout s’achète. Mme Bardinot accourait en souriant, soignant son entremise. Monique en profita pour prendre brusquement congé.

Ponette se récriait :

— Restez, voyons ! Marthe Renal vient chanter, après l’Opéra…

Mais Monique secouait, farouchement, la tête :

— Non ! non !… J’ai du travail. Tenez, pour le baron !

Le visage de Mme Bardinot s’éclaira, ravi. Elle flairait la grosse commission, sans distinguer, dans « l’au revoir » railleur qu’on lui jetait, le sarcasme de l’ironie…

« Du travail ! se répétait Monique, en filant à l’anglaise… Collaborer au bien-être et à la vanité de ces mufles !… Ah ! si cela ne devait pas servir à panser d’autres maux, pires encore que les miens !… » Elle n’en jugeait pas moins sévèrement son métier : œuvre superflue, en soi… Divertissement d’oisive. Travailler à ça, quelle fichaise !

Elle rentra, broyant du noir.