La Garçonne/3/02

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 234-250).
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ii

Les jours, les semaines passèrent.

Ils avaient acheté, à mi-frais, une auto. Ils connurent l’ivresse des départs à l’improviste, l’évasion d’eux-mêmes à travers l’élargissement des horizons. Elle eût voulu une voiture plus spacieuse et plus vite. Il s’y était opposé, tenant à conserver l’indépendance de sa quote-part. Il rageait assez, d’être forcé de la laisser conduire.

Myope et distrait, il s’était résigné à la voir au volant. Quelques leçons avaient suffi pour faire d’elle une chauffeuse adroite, et, de lui, un mécano consciencieux. Rôle inférieur dont il était le premier à plaisanter, pipe aux dents, mais qui au fond, sans qu’elle s’en doutât, l’humiliait.

Monique éprouvait de plus en plus à quel point. — satisfaits dans leur chair, — ils eussent pu vivre en communion d’esprit. Il était si simple compagnon. Il avait sur les événements, les êtres, une vue si haute ! Il était pitoyable, malgré ses emportements… Elle appréciait, sous les crocs toujours montrés, la faiblesse d’une vraie bonté.

Même leurs premiers dissentiments, — cette hargne qui le rendait sauvage au moindre rappel de la jalousie, — n’était-ce pas une preuve d’exclusif attachement, touchante, presque flatteuse ?

Lorsqu’elle avait souffert du grief de ses silences, du reproche de ses allusions, de toute cette guérilla sournoise et harcelante, elle se persuadait : « comme il m’aime ! »

Elle pensa même, un moment, qu’il serait doux d’unir plus étroitement leurs vies. S’il prenait un appartement, où elle pourrait partager davantage son temps ? Il irait déjeuner tous les jours chez la vieille Mme Boisselot… Mais il redoutait pour l’infirme, à son âge, ce demi abandon.

Monique se contentait mal de cette existence en partie double, coupée, hachée par ses affaires, et surtout par l’obligation où se croyait Régis de ne pas sacrifier sa mère en s’installant seul.

La précarité et la brièveté de leurs rencontres, — hors les nuits où ils se retrouvaient rue Pigalle, — leur laissaient une soif de se retrouver que leur réunion amoureuse altérait, quotidiennement, au lieu de l’apaiser. Soif amère et tourmentée.

Comme un cadre rétrécissant, redoré en vain, l’ex-fumerie restée garçonnière contraignait leur amour à un reploiement funeste, tournait sans cesse, vers une hostilité involontaire, leurs pensées en défiance. Alors elle déchanta.

Elle commençait à s’irriter de cette dissonance, où elle ne pouvait mais. Elle lui en voulut. Elle lui répétait : « Le passé est le passé. Ni toi, ni moi n’y pouvons rien… Puisque je t’aime ! Qu’est-ce que cela peut te faire ?… » Il en tombait d’accord, avouait son absurdité, et presque aussitôt revenait à la charge,

Une curiosité un peu maladive le poussait à un incessant besoin d’inquisition. Ne trouvant pas à s’exercer sur le présent, sa hantise le ramenait sans relâche à fouiller les souvenirs. Le plus douloureux de tous était celui de Peer Rys.

Régis avait lacéré, jeté au feu le Samain, ne pardonnant pas au Jardin de l’Infante son brin de lavande séchée, toute odorante encore de l’érotique aveu.

Non content d’exécrer ceux qu’il savait avoir joui de Monique, il eût voulu connaître tous les noms des autres qui, avant lui, l’avaient possédée dans sa chair, Il avait beau sentir qu’il en était le maître. Il ne pouvait tolérer qu’elle eût avant lui tressailli, sous tant de bouches.

Visions dont sa raison lui conseillait en vain d’écarter l’image. Elles le poursuivaient de visages précis, et de faces imaginaires. Elles déroulaient leurs tableaux vivants. Toute une lubricité qui, en exaspérant son désir, le gangrenait.

Mais elle, avec un sens profond de tout ce qui pouvait préserver leur amour, opposait — trop tard ! — à ces interrogatoires de maniaque la volonté de se taire, la diversion de la douceur.

Elle chercha, pour y aimer, des gîtes nouveaux, Ils connurent l’amusement des petits voyages imprévus, et, fuyant la banalité luxueuse des palaces, le charme des auberges de campagne et des hôtels provinciaux. Mais toujours, aux yeux d’inquiétude, elle lisait, quand s’étaient dénoués leurs bras, l’idée fixe.

Au bout de six mois, un grand chagrin frappa Régis. Sa mère mourut. Trêve mélancolique, où Monique sut être la consolatrice. Et puis ils allaient pouvoir réaliser le projet qu’elle avait caressé, au début. S’appartenir davantage, dans la tiédeur d’un nid où rien ne rappellerait les jours anciens.

Ils se divertirent à rajeunir le modeste appartement, par des toiles à carreaux, des étagères aux couleurs crues, des poteries rustiques. Elle fit elle-même un grand rangement des livres, lui trouva pour table à écrire un monumental meuble de ferme normande, au chêne jaune, à peine piqué par trois siècles.

Tous les soirs elle venait dîner, coucher là. Elle partait le matin à onze heures. Il déjeunait seul, en travaillant. Une suite aux Cœurs sincères, intitulée : Possession ?… Car il était de ces romanciers qui ont moins d’imagination que d’observation, et se peignent, malgré eux, dans tous leurs livres.

Monique, quelque temps, respira. Elle s’était, sous l’influence de Boisselot, et dès les premiers temps de leur liaison, remise à son métier, où il voyait un dérivatif à toutes les tentations dangereuses qu’eussent pu apporter, aux heures où elle lui échappait, le vieux cercle coutumier : relations, habitudes.

Elle avait repris, — en gardant Mlle Tcherbalief, et en l’y associant plus complètement encore, — la direction de sa maison. Elle lui avait du même coup fait cadeau, en toute propriété, de son ancienne garçonnière. Qu’on n’en parlât plus !… L’installation que « Mlle Claire » avait faite, de l’hôtel de Plombino, avait promu celle-ci hors rang : même, ayant accepté les hommages du baron dépité, elle disposait de capitaux inattendus. Mais, reconnaissante à Monique d’avoir ainsi achevé d’édifier sa fortune, la Russe préférait demeurer seconde en titre, et sans risques, dans une entreprise où elle était, en réalité, première.

Monique, lui laissant le souci de la conduite générale, avait retrouvé avec plaisir ses crayons et ses pinceaux… Réintégration partielle, mais suffisante de personnalité, pour que le calcul intéressé de Régis donnât le contraire du résultat attendu. En se retrempant dans le salubre courant du labeur, Monique y repuisait à mesure une énergie dont elle sortait comme d’un bain, la pensée nette et le regard clair. Après l’épanouissement physique, elle recouvrait, peu à peu, la santé morale.

L’occupation où son amant n’avait vu qu’un moyen de préserver, en se le réservant, un monopole d’autorité, rendait à l’âme qu’il eût voulu assujettir la conscience de sa valeur. Sentiment qui, au sortir de sa déchéance, exaltait Monique d’un réconfort.

Elle supporta moins facilement le despotisme dont Régis, involontairement, faisait abus. Une révolte grondait en elle, chaque fois qu’il la forçait à réaborder aux rivages d’où lui-même, cependant, l’avait arrachée,

Tout servait de prétexte à ses maladroites observations. L’incident le plus futile déchaînait en lui le fauve tapi sous le civilisé… Suivies de rémissions passionnées, les scènes se succédaient, de plus en plus pénibles. Nulle pourtant n’avait encore atteint en violence celle qu’un hasard inopiné causa : la réapparition du danseur nu.

Ce fut à une représentation de gala, organisée par Ginette Hutier, au bénéfice de l’Œuvre des Mutilés Français, dont après six ans d’existence l’Hospice voyait sa caisse vide. Les malheureux mettaient trop longtemps à mourir.

Peer Rys, au dernier moment, avait été ajouté au programme. Une annonce d’Alex Marly — régisseur pour la circonstance — avait fait, en même temps que Régis, tressaillir Monique. Dans le murmure de satisfaction générale qui s’élevait, achevé en bravos, il s’était penché vers elle, la poignardant du regard :

— Vous êtes contente ?

— Tu es fou !

Jamais elle n’avait regretté à ce point les confidences auxquelles elle s’était laissée aller, aux premiers jours de leur amitié, avant le coup de foudre du désir assouvi. Sans attendre que le rideau se relevât, il avait quitté sa place, en lui enjoignant de le suivre. Blessée, elle avait refusé.

Mais quand elle le vit gagner, résolument, la porte contre laquelle se trouvaient leurs fauteuils, elle fut faible. Il souffrait, à cause d’elle. Et bien que ce fût d’une souffrance injustifiée, cela l’émouvait parce qu’elle l’aimait encore, presque aussi vivement qu’aux beaux jours de Rozeuil.

Ils ne se dirent pas un mot, dans le taxi qui les ramenait. Rencognés chacun de leur côté, ils remontaient la pente de leurs pensées, ramassaient, l’un contre l’autre toute une glane d’amertumes. Pourtant, quand ils furent dans la petite chambre à coucher et qu’il la regarda, avec haine, jeter son manteau et surgir, épaule et bras nus, de sa robe perlée, elle ne put supporter plus longtemps son insultant silence. Elle vint à lui, conciliante :

— Chéri, je ne parviens pas à t’en vouloir, puisque tu es malheureux… Moi-même je souffre plus que toi. Quelque mal que tu me fasses sans raison, — tu vois bien, je souffre, avec toi, du tourment que seul tu te causes…

Il l’écarta rudement :

— C’est moi, n’est-ce pas, qui ai couché avec Peer Rys ?

Elle haussa les épaules.

— Est-ce la peine d’avoir écrit Les Cœurs sincères pour me reprocher aujourd’hui ma franchise ? N’ai-je pas eu, avant d’être à toi, la loyauté de te confesser toute la triste vérité de ma vie ?

— Je ne te l’avais pas demandé.

— Régis ! Ce n’est pas possible, ce n’est pas toi qui parles !… Cet aveu échappé à ma confiance, à ma tendresse, et dont tu abuses pour nous torturer aujourd’hui, tu préférerais que je ne l’eusse pas fait ?… Oublies-tu que c’est cet élan qui nous a rapprochés l’un de l’autre ? Aurais-tu préféré que je me taise, et que, devenus amants quand même, — car cela aussi c’était écrit, — nous restions masqués ?

— Peut-être.

— Non, non ! Ni toi ni moi nous n’aurions pu ! Ou alors nous ne serions ni toi ni moi, et nous ne nous aimerions pas, vraiment. Est-ce qu’on peut avoir quelque chose de caché, l’un pour l’autre, quand on s’aime ? Et peut-on s’aimer, vraiment, sans se connaître ? Sans se connaître l’un et l’autre à fond, tout entiers ?

— Non.

— Tu t’imagines me cachant de toi, même quand tu m’interroges, au risque de me trouver un jour démentie ?… Car, maintenant, c’est toi qui m’interroges !

— C’est plus fort que moi,

— Oui, et c’est pour cela que j’ai bien fait de tout te dire, avant. Réfléchis ! Un peu plus tôt, un peu plus tard il aurait fallu que tu saches… Tu n’aurais pas moins souffert.

— C’est vrai.

— Tu me reproches mes aveux. Que serait-ce d’une dissimulation ?

— C’est vrai. Et pourtant !…

— Pourtant quoi ? Tu aurais voulu que je réponde à tes questions par de fausses assurances ? Que je me parjure ?… Car tu ne te serais pas contenté de mes paroles, tu aurais exigé mes serments ! Mon chéri, mon chéri, ne sens-tu pas que ton amour a consumé, anéanti tout cela ?… Que je ne suis heureuse que parce que je sens que nous sommes dans la vérité ? Parce qu’il n’y a que la vérité qui efface, qui rachète, qui soit belle, qui soit bonne !…

Il avait baissé le front, se taisait d’un air sombre. Elle le prit aux épaules :

— Tu n’as pas honte d’être méchant, d’être injuste ?… Regarde-moi, si tu m’aimes.

Il eut un regard désespéré, murmura :

— Tu le sais bien ! Haïrais-je ceux qui t’ont possédée avant moi, si Je ne t’aimais pas ? Uniquement ! Absolument !

Elle s’exclama :

— Moi aussi je t’aime uniquement, absolument ! Que dirais-tu, cependant, si je te torturais, avec le souvenir de tes maîtresses ? Tu en as eu, avant moi.

Il la dévisagea, si rudement qu’un froid la pénétra, jusqu’au cœur.

— Aucun rapport.

— Par exemple !

Il avait tourné le dos, commençait à se déshabiller, en sifflotant. Indignée, elle jeta :

— Aucun rapport ? Explique-toi !

Il enleva son gilet, et buté :

— Ce serait trop long.

Elle s’écria :

— Tu m’aurais ramassée sur le trottoir que tu ne me traiterais pas autrement ! Je ne suis pas une fille.

— Non. Si tu étais une fille, une pauvre fille qui couche parce que c’est le seul métier que la société lui ait appris, je ne te tiendrais pas ce langage. On n’a pas envie d’épouser une fille.

Elle eut un geste de surprise. Mais il continuait :

— On a envie d’elle, simplement, comme on a envie d’une tranche de viande, ou d’un livre à feuilleter. On se la paye, comme elle est. Et si d’aventure on se mettait à l’aimer… pourquoi pas ?… il faudrait être fou pour être jaloux des amants qu’elle a eus, et qu’elle ne pouvait pas ne pas avoir ! D’abord on ne les connaît pas. S’en souvient-elle elle-même ! Ils sont trop ! La foule, c’est anonyme… Mais toi, toi…

Elle l’écoutait douloureusement.

— Qui te forçait à te donner, comme une folle, aux premiers venus ?… À t’amouracher, pour sa belle gueule, d’un crétin comme ton danseur nu ?… Sans parler des autres, ceux que tu as eus la forfanterie de me nommer et ceux que tu as eu honte d’étaler, parce que tu sens bien que c’est du linge sale, et qu’il vaut mieux l’enfouir, dans le tiroir à clef !…

Elle mit ses mains sur son visage, pour en couvrir le rouge. Il criait :

— Tu n’avais pas le droit ! Tu aurais dû penser que tu pouvais rencontrer un jour un brave bougre, — absolu comme moi… Que vous pouviez vous aimer, et qu’en te galvaudant comme une putain, pis qu’une putain, toi qui étais une privilégiée par la naissance et par l’éducation, tu ferais son malheur et le tien !

Elle ne répondit pas. Elle cherchait à démêler ce qui, en elle, frappait juste, et frappait faux. Certains mots la traversaient à vif, parce qu’ils correspondaient à la meurtrissure d’un regret. D’autres la blessaient plus profondément encore, tant ils lui semblaient immérités. Elle dit enfin :

— Ne parlons plus de moi, puisque tu ne veux pas voir ce que j’ai été avant de te connaître, et avant tout ! Une malheureuse… Et puisque tu as enfin commencé d’être franc, sois-le jusqu’au bout !

— Va…

— Tu viens de me dire : on n’épouse pas une fille !… Admettons ! Bien que cela se voie, en somme, tous les jours. Mais une veuve, ou une divorcée ?… Réponds.

Il prévit l’argument, grommela :

— Ça dépend !

— Non ! Biaiser ne te ressemble pas. Réponds… Si tu aimais, comme tu m’aimes, une veuve ou une divorcée, l’épouserais-tu ?

— Tu n’es ni veuve ni divorcée. Avec des si, tous les raisonnements sont faciles.

— Je te répète qu’il n’est pas question de moi. Une veuve ou une divorcée, qui aurait pu faire les quatre cents coups, et dont tu ne saurais rien, sinon que tu l’aimes, l’épouserais-tu ?

— Bien sûr…

— Je ne comprends plus.

Ils étaient face à face, scrutant leurs yeux, comme des miroirs. Il ajouta :

— Une veuve, une divorcée ont généralement subi leur destinée. Elles en sont moins responsables que toi, de la tienne. Elles ont obéi à la loi,

— Quelle loi ?

D’avance il l’entendit rire, trancha :

— Eh bien ! oui, ne t’en déplaise, la loi. Celle des hommes et celle de la nature.

— De la nature ? Hymen, ô Hyménée !… C’est cela, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! oui, c’est cela.

Elle éclata d’un rire moqueur :

— Quand je te le disais que tu étais un homme des cavernes ! La petite membrane, hein ? La tache rouge sur le drap de noces ! Et autour du lit les sauvages célébrant le sacrifice de la virginité ! Va donc parler de ça aux jeunes filles d’aujourd’hui ! Il court, il court, le furet, Mesdames ! Tu retardes, Régis. Ah ! ah ! Le mari propriétaire ! Le seigneur et maître !

Il la prit par le bras :

— Non ! Mais celui qui, mari ou amant, empreint votre chair à toutes d’une marque si profonde qu’ensuite c’est fini, vous demeurez, jusque dans les bras d’un autre, sa créature, sa chose !

— Ah ! oui, l’imprégnation ! L’enfant d’un second mariage ressemblant au premier mari ? Littérature. En tout cas, moi, tu sais !… Non, Régis, non. D’abord je ne t’épouserai jamais, sois tranquille ! Même m’en supplierais-tu !… Et quant aux enfants, si je devais en avoir, je ne voudrais pas qu’ils te ressemblent.

— Merci.

Elle eut un geste las :

— À quoi bon discuter, d’ailleurs ? C’est tellement individuel, tout ça ! Il y a des mères qui mourront sans avoir connu l’amour… La femme ne s’éveille à la vie qu’après s’être ouverte au plaisir.

Il ricana :

— Peer Rys !

— T’ai-je dit que le plaisir était toute la vie ? La mienne n’est-elle pas là pour te crier le contraire ? on n’est heureux que quand on s’aime, corps et âme.

Il détourna la tête. Elle soupira :

— C’est toi qui me l’as appris, Régis ! On n’est heureux qu’à cette condition… Ou plutôt on devrait l’être…

Ils se tenaient immobiles à côté l’un de l’autre. Elle eut un bon mouvement, se rapprocha. Alors elle vit qu’il pleurait. Elle en fut émue.

— Pourquoi nous supplicier de la sorte ? Il n’y a rien de plus dégradant qu’une douleur médiocre. Et c’est si inutile !

— On ne raisonne pas quand on souffre.

Il eut honte, et s’effondra, à ses genoux :

— Pardonne-moi, je suis une brute !

Elle avait posé une main sur sa tête, et le regardait, avec plus de compassion que de tendresse. Il se releva d’un saut, l’étreignit… Que de fois avaient ainsi fini, en roulant au lit réconciliateur, leurs disputes précédentes ! Mais cette fois Monique déclara, tristement :

— Non, Régis ! Non. J’ai besoin que tu me laisses, ce soir. Tu as brisé un lien entre nous… Demain… Quand nous serons calmés, quand tu auras…

Mais il la violentait, une fois de plus. Elle tomba, à son corps défendant. Et quand, sous la frénésie qui la gagnait, ils eurent achevé en cris de bête leur lutte spasmodique, une grande tristesse les envahit. Ils ne s’endormirent qu’au matin, membres entremêlés, pensées distantes.

Dès lors une vie agitée emporta Monique. Elle pensait, avec mélancolie, aux heures paisibles de leur amour, quand il était encore semblable à la nappe d’eau ensoleillée, avec ses fleurs d’oubli. Paradis de Rozeuil, d’où le démon les avait chassés… Oui, le démon qui maintenant s’était emparé tout entier de Régis ! Le mal l’avait happé, l’hypnotisait. Il n’essayait même plus de raisonner, partant de dominer sa jalousie. Elle débordait du passé sur le présent, enfiellait tout.

Si inattendue que fût pour elle la déconvenue, et si amèrement que son orgueil souffrit d’avoir trouvé, en celui de qui elle attendait la libération, une nouvelle forme d’esclavage, — Monique s’y rattachait, de toute l’habitude charnelle, de tout le regret aussi de son erreur… Peut-être s’amenderait-il ? Les pires maladies se guérissent à la longue. Ce que Régis avait d’intelligent et de bon finirait par atténuer en lui, qui sait ? éliminer le venin ?…

Amour et amour-propre se trouvaient ainsi d’accord pour l’incliner à la patience. Par crainte d’exaspérer le maniaque, maintenant enclin à tout suspecter, elle consentit à ne le presque plus quitter. Elle renonça à la plupart de ses relations, de ses occupations. Elle se laissa accaparer, chaque jour un peu plus.

Il s’implanta en souverain, la relégua dans son ombre. Elle fut la gardienne de son travail. Elle l’accompagnait, lorsqu’il voulait sortir. Elle ne vit plus que ses amis, quelques peintres, des littérateurs d’avant-garde, rarement M. Vignabos, depuis le jour où y ayant rencontré Blanchet, la conversation avait fini, entre Boisselot et lui, par devenir acariâtre. Il avait suffi que Monique partageât l’avis du professeur. Régis avait, aussitôt, pris le contre-pied, avec une violence rageuse.

À la longue, cet isolement produisit fatalement son effet : Monique étouffait, comme dans une prison. Elle réagit, et leur paix apparente, brusquement, cessa.

— Non ! protesta-t-elle, résolument, comme il voulait l’empêcher d’accepter à déjeuner, un dimanche, chez Mme Ambrat… Il y a deux mois que je refuse d’aller à Vaucresson, c’est idiot ! Tu finiras par me brouiller avec la terre entière.

— Je ne croyais pas que Mme Ambrat fût la terre entière.

— Tu m’as déjà forcée à semer Vignabos, ça suffit !… Les autres, je n’en parle même pas. Je te les ai abandonnés volontiers. Il y a des tas de badauds et de gêneurs qu’on peut balancer, comme du lest… Oui, je connais ta formule ! Toutes tes formules !… « On monte, en s’isolant… » Et cætera ! Mais Vignabos, mais Mme Ambrat ! C’est trop.

Il fonça :

— Moi, je te dis que c’est assez. Penses-tu que je ne sache pas pourquoi tu veux aller, dimanche, à Vaucresson ?

— Pour changer d’air.

— Ce sera toujours la même chanson !

— C’est peut-être drôle. Développe !

Deux coups frappés à la porte de la chambre arrêtèrent la réponse que Monique, prête à la riposte, devinait déjà. Fou ! il était fou !… La femme de ménage, Julia, un bandeau sur l’œil, parut. C’était une maritorne replète et poussive, à la pauvre face rongée de vitriol. Un souvenir d’amour ! Elle annonça, en tortillant son tablier :

— Le déjeuner est servi.

Ils attendirent, assis devant les hors-d’œuvre, d’être seuls. D’un pas traînard, Julia se décidait enfin à quitter la salle à manger. Elle n’avait d’autre intérêt que de regarder vivre ses maîtres. Elle guettait avec délices, avide des moindres détails, l’heure des querelles. C’étaient ses récréations. D’instinct, elle était toujours du parti de Régis : bête de somme, asservie à l’homme. L’élégance, l’indépendance de Monique au fond la choquaient, dans la nuit de son ergastule…

— Puis-je apprendre, maintenant, ce qui m’attire à Vaucresson ?

Il hésita, redoutant de donner corps, en le précisant, au soupçon qui le ravageait.

— Comme si tu ne le savais pas !

Et railleur, il fredonna :

« Parfum d’amour… Rêve d’un jour ! »

Elle le considérait avec pitié. Fou, qui soulignait, le premier, des pensées auxquelles jamais, sans lui, elle ne se serait arrêtée !… Il ne put supporter son ironie compatissante, nargua :

— Vaucresson, ou le rendez-vous des amis ! Des vrais, des seuls !… Parions qu’on y retrouvera, comme par hasard, non seulement ce bon Vignabos, mais encore cet excellent…

— Blanchet, n’est-ce pas ?

Il parodia, avec la voix de Max :

C’est toi qui l’as nommé.

— Sais-tu ce que tu es ?

— Un idiot, c’est entendu. En tout cas, pas un aveugle ! Crois-tu que je n’ai pas remarqué votre manège, la dernière fois que nous l’avons rencontré ? Je dis nous, parce que je ne sais pas ce que tu peux faire, en dehors de moi !

— Régis !

— Quoi ? C’est vrai. J’énonce un fait : je ne sais pas. Voilà tout…

— Peux-tu douter ?…

— Il faut toujours douter ! Le doute, je ne connais pas d’autre certitude. Prends garde d’achever de faire la mienne, avec ton indignation.

Elle se tut, fièrement. Il en prit avantage :

— Penses-tu que je ne me sois pas aperçu de vos clins d’œil, quand je parlais, et de tes mines, chaque fois qu’il ouvrait la bouche !… Vous auriez été déjà complices que je n’en serais pas autrement surpris !

Julia rentrait, portant un bifteck aux pommes peu appétissant. Elle le posa sur la table, et changea les assiettes, de ses doigts boudinés, aux ongles noirs. Relativité des choses ! Monique sentit, plus fortement que de coutume, cette espèce de pauvreté revêche que tout, autour de Régis, exhalait : l’étroitesse des âmes, le cloisonnement des murs.

Machinalement elle découpa, servit. Ils mangèrent, comme deux étrangers à la même table. I n’y tint plus, et repoussant sa chaise, se leva :

— Tu n’oses pas nier ?… J’en étais sûr !

Il allait et venait nerveusement, comme en cage.

— Rassieds-toi, pria-t-elle. Tu me fais mal au cœur. Et maintenant écoute : je ne m’abaisserai pas à vouloir te détromper. C’est si bête, tout cela !… Si indigne de nous.

— Alors, dimanche ?

— Nous irons déjeuner chez Mme Ambrat.

— Tu iras !

Elle répéta doucement, mais d’un accent si ferme qu’il ne releva pas le défi :

— Nous irons. Ou tu me donneras cette preuve d’intelligence, — c’est la seule excuse que je te demande, — ou ce sera fini, pour toujours, entre nous.

Il braquait sur elle son regard de chat menaçant, l’incertain de ses prunelles luisantes. Céder ?… Oui, peut-être ? Pour mieux les espionner, savoir… Elle continua :

— Je ne veux pas devenir la victime de tes lubies. J’entends régler seule, comme il me plaît, ma conduite. Sans respect l’un de l’autre, il n’y a pas d’amour qui dure ! Est-ce que tu as assez du nôtre ? On le dirait, à te voir t’acharner à le détruire.

Il retomba sur sa chaise, et la tête dans ses mains :

— Non, Monique ! Je t’aime. Pardonne-moi ! Je guérirai.