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La Garçonne/3/01

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 220-233).
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TROISIÈME PARTIE


i

Ils n’avaient eu besoin que de se revoir trois ou quatre fois, depuis leur soirée au Napolitain… L’aube trouble du désir entre eux se leva, vite incendiée en brusque aurore.

D’abord le déjeuner avec M. Vignabos dans le ravissant entresol de la rue de la Boëtie. Aux yeux de Boisselot, Monique, à travers la sobre élégance de ce décor, où éclatait à tous les riens son goût si personnel, était apparue nouvelle. Sorte de fée moderne, dans le palais de sa fantaisie !

Elle n’y exerçait pas seulement cet empire d’élégance, et d’attrait charnel, auquel l’écrivain renfrogné restait sensible, et d’autant plus qu’il le voulait moins paraître. De petite origine, et gardant de ses débuts pénibles, longtemps traînés dans la bohème de Montmartre et les ateliers de Montparnasse, un arriéré d’appétits sous sa moue dédaigneuse, Monique l’avait impressionné, par tout ce que son luxe comportait, en nouveauté, d’appréciables agréments. Mais elle avait, en même temps, achevé de le séduire par sa finesse d’intelligence et, aussi, par l’étendue de culture qu’elle avait révélée, aux tournants de la conversation…

Bien que Régis Boisselot jugeât l’esprit d’une femme suffisant, si, belle, elle était capable de volupté, et qu’il eût même une prévention secrète contre celles qui se piquaient d’autres soucis, il avait trouvé, à l’individualité de Monique, un charme de plus… Le fait qu’elle pratiquait un métier, différent du sien, et y avait réussi, avait même donné dès l’abord à leur camaraderie un plain-pied propice à l’entente. Décoratrice, elle l’amusait, autant sans doute que, romancière, elle l’eût agacé…

Ainsi, respectant en elle une équivalente, et sur un plan où leur développement réciproque ne se contrariait pas, Boisselot, aussitôt agréé, était bientôt devenu Régis, ami quotidien. Elle avait devant lui ouvert, vidé son cœur. Bientôt il avait tout su d’elle, et la tendresse en lui était née, de la pitié.

Ils n’étaient pas sortis ensemble une semaine, qu’un soir — où, ayant dîné avenue Frochot chez le peintre Rignac, il la reconduisait à pied, comme d’ordinaire, — l’inévitable s’accomplit.

Il n’avait pas eu besoin de lui dire qu’elle lui plaisait, — et comment ! Son silence et ses rougeurs parlaient si cru que Monique, — elle-même touchée par cette sympathie imprévue, si vite grandie, — avait été attirée vers ce qu’elle devinait de plus en plus, sous la rude enveloppe : une âme neuve, et un cœur tendre… Elle l’appelait gentiment : « Mon ours ! » Elle se disait : « C’est un enfant ! » Et elle souriait en songeant, sans déplaisir, à sa robuste musculature…

Ce soir-là, comme ils passaient, rue Pigalle, devant les fenêtres aux volets clos de sa garçonnière, Monique instinctivement avait ralenti le pas. Il savait qu’elle possédait, dans ces environs, un petit logis personnel, réservé à son vice : la fumerie… Aux yeux de Boisselot c’était la seule tare de Monique, celle qui dégrade, parce qu’elle abrutit. Le reste : sa liberté de mœurs, il ne s’en préoccupait pas… C’était son affaire ! Même, commençant à en escompter quelque bénéfice pour lui-même, il l’eût plutôt approuvée…

Il avait immédiatement deviné, ayant surpris le coup d’œil qu’elle avait jeté sur le rez-de-chaussée. Et ricanant :

— Ah ! ah ! c’est là ?…

L’envie de s’arrêter l’avait tenaillé, et celle aussi de fuir. L’opium, et tout ce qui s’ensuit : son excitation artificielle, sa débauche à froid, lui répugnaient comme une chose pauvre, un divertissement d’impuissants, à côté de la beauté, de la santé du rut. En même temps l’image de Monique dévêtue, abandonnée, surgissait. Il avait hésité, immobile. Ses semelles étaient de plomb.

Ils n’échangèrent pas un mot. Ils se regardaient, complices. Et brusquement il la suivit, comme un toutou. Mais, à pénétrer dans la grande pièce où le lustre voilé ne donnait qu’un jour de cave, à respirer l’âcre relent de la drogue, Boisselot, maussade, avait senti ses obscurs griefs l’emporter sur son désir.

— On dirait un catafalque, grommela-t-il en désignant les tentures noires aux entrelacs d’or, et le divan semblable à un immense drap mortuaire, avec son plateau d’accessoires votifs.

Elle avait voulu lui démontrer la vertu du philtre imaginaire : « Une petite pipe ! Rien qu’une !… » Mais il refusait le kimono dont elle l’invitait à se revêtir, tandis qu’elle-même, derrière le haut paravent de laque, se mettait à l’aise. Pourtant il flaira le vêtement léger qui gisait, comme une dépouille, sur le dossier d’un fauteuil bas… À combien de partenaires, hommes ou femmes, avait-il déjà servi ? Il ne sut pas si l’idée l’écœurait, ou l’excitait ; finalement il se décida pour le dégoût, et rageur alla s’étendre, attendant Monique.

Elle vint, drapée d’une robe prune, où des ibis blancs becquetaient des roses. Mais il ne voyait sous l’étoffe molle que le jeu souple de son corps. Silencieux, il suivait les gestes méthodiques, accomplis avec une gravité qui l’irritait. Il détesta Monique, son air absent, la distante impassibilité qu’avait pris son visage d’idole, en aspirant, longuement, la première pipe.

Elle s’était aussitôt renversée avec une si étrange expression d’extase, qu’il avait cru voir passer, dans ses yeux enivrés, le cortège lubrique de toutes ses jouissances passées. Une haine sourde l’avait alors soulevé, qui éclata lorsque, obligeamment, elle voulut cuire, pour qu’il y goutât, une seconde boulette.

Il lui arracha brutalement l’aiguille, la jeta sur le plateau, qu’il bouscula d’un poing colère, en l’envoyant promener au milieu de la pièce. Les pipes roulèrent, la lampe s’éteignit.

Elle n’eut que le temps de murmurer : « Qu’est-ce que vous faites ! »

Il était sur elle, l’injuriait, à mots hachés : « Espèce de folle ! Vous n’avez pas honte ! Est-ce que vous me prenez pour un de vos chiens lèche-c… ? » Mais, insensible à l’outrage, et presque heureuse de l’outrance, où elle lisait plus de jalousie et de convoitise que d’indignation, elle s’était bornée à lui poser une main, sur la bouche.

Surpris, il s’était tu, et avait baisé machinalement les doigts odorants… Il sentit que de l’autre main elle l’attirait, vit sous la robe qui s’entr’ouvrait les seins blancs se gonfler. Alors, comme un fauve, il s’était abattu.

Secondes de vertige, où ils ne faisaient plus, lèvres jointes, qu’un seul être, emporté d’une même frénésie, au découplement, à l’accouplement de l’instinct…

La secousse et la révélation voluptueuse, pour l’un comme pour l’autre, avaient été trop fortes. La passion s’en trouva déchaînée. Imprévue, chez tous deux, et d’autant moins raisonneuse, surtout en Monique.

Elle n’eut pas besoin que Régis lui reparlât, le lendemain de quoi que ce soit, pour se résoudre à balayer, résolument, tous les mauvais souvenirs…

— Si on louait la maison de Rignac, à Rozeuil, au bord de l’Oise ? On irait y passer une quinzaine… Claire n’a pas besoin de moi pour tout diriger à ma place, et tu serais bien tranquille pour corriger les épreuves de ton prochain bouquin ?

— Ça va !

Sitôt dit, sitôt fait. Monique avait enlevé « son ours », après de longues recommandations faites en secret à Mlle Tcherbalief. Surtout, avait-elle spécifié : « Qu’il ne se doute de rien ! »

Son ours ! Depuis la veille elle donnait à l’appellation un sens multiplié, à la fois possessif et reconnaissant. Elle se sentait presque une personne nouvelle. La soudaineté de l’attaque avait porté un tel coup à l’ancienne Monique, dispersée et morne, que celle-ci, vaincue, avait touché terre.

L’indifférente aimait. Elle aimait quelqu’un de sain, de digne, de fier. Elle aimait moralement autant que physiquement. Elle avait du coup repris pied, sur le sol ferme. L’amour, seul champ fécond de l’existence !

Les quinze jours qu’ils avaient passés à Rozeuil, n’avaient été qu’un ravissement. La petite maison basse, enfouie, dans le pré, sous les hauts peupliers… le jardin paysan, mais secret derrière ses épaisses haies… la berge propice aux après-midi de siestes amoureuses… l’Oise herbue, bordant la terrasse aux bateaux… les promenades en yole dans les bras des petites îles, leur enlacement de fraîcheur verte au matin, de tiédeur bleue la nuit, — la nuit où plus encore que le jour ils savouraient le délice de leur solitude… Et, sur ce divin séjour, hors du monde, — comme un enveloppement magique, du crépuscule à l’aube, — la lumière amie de la lune… Une lune énorme et dorée… Une lune de miel.

L’ours, à force d’être léché, baigné, caressé, était devenu mouton. Monique, bergère, retrouvait l’âme de son enfance, une extase innocente, au contact de la campagne, au creuset de la nature. Les déjeuners à l’auberge et les dînettes « chez nous », — les pêches miraculeuses où, pour toute friture, il avait hameçonné un vieux soulier, elle une racine aquatique, — les jeux laissés par Rignac, croquet et badmington — tout les émerveillait, comme autant de découvertes. Chaque heure, un peu plus, les dévoilait à eux-mêmes.

Enfin, au retour, elle s’était amusée comme une gosse de la grande surprise ménagée, avec l’aide de Claire, à la mauvaise humeur de Régis que la rentrée à Paris, et sa séparation forcée, empoisonnaient : il habitait, avec sa mère, un petit appartement. Où se revoir ?

La banalité des chambres d’hôtel lui répugnait, et plus encore le rez-de-chaussée-fumerie, témoin d’un passé auquel, — épris bien plus qu’il ne se l’avouait, — il ne songeait pas sans une rancune haineuse. La garçonnière-catafalque, non, merci !

Quant à l’entresol de la rue de la Boëtie, où, hardiment, elle lui proposait de vivre désormais avec elle, l’affichage lui avait paru gênant. Pauvre, il n’entendait pas vivre chez sa maîtresse.

Aussi n’avait-ce pas été sans grognements qu’elle était parvenue, le soir même de leur retour, à le déterminer à revenir, une (fois encore, rue Pigalle. Ensuite on chercherait, on verrait… Il s’était laissé convaincre, lâche devant son plaisir, devenu besoin. Monique jouissait d’avance de l’effet de sa surprise.

Quand ils avaient pénétré, du petit vestibule entièrement transformé, dans la grande pièce où de l’ancien décor de Chine nocturne aucune trace ne restait, il n’avait pu retenir une exclamation.

— Ça, c’est épatant ! Tu as trouvé quelque chose d’autre à louer ? Il y avait donc un second rez-de-chaussée dans la maison ?

— Non, c’est le même. Seulement Claire a, sur mes indications, tout modifié. Ça te plaît ?…

IL avait contemplé, flatté, cette transformation que d’un coup de baguette la fée avait réalisée, pour lui. Table rase des suggestions anciennes. Silence imposé au chuchotement des vilaines heures auxquelles, malgré lui, son investigation rétrospective n’avait que trop de tendances à prêter attention… Il voyait, dans le geste délicat de Monique, une soumission préventive, une volonté aussi d’effacement, spontanée et complète… Elle chassait le spectre.

« Qu’il n’en soit plus question ! » semblaient dire les murs retendus d’une toile ocre couleur des voiles marines, où des Rignac et des Marquet suspendaient, tranchant sur le fond orangé, leurs ciels méditerranéens. — « Ici l’on aime, et l’on oublie », ajoutaient le divan étroit pour deux et les profonds sièges couverts de velours bleu, les tables basses chargées des livres préférés, les étagères fleuries. Du maryland, dans un pot de Delft, attendait les doigts du maître. Et de courtes pipes amoncelaient dans une coupe d’onyx leur collection, au choix…

Si ours qu’il fût, et qu’au fond il restât, il avait été touché, jusqu’au fond du cœur. Après tout, de quoi se mêlerait-il, en s’érigeant reprocheur d’actes qui ne concernaient qu’elle ? Il n’avait pas à juger le passé de Monique. Savoir jouir du présent, c’est à cela que l’intelligence commandait de se limiter…

Il l’avait attiré contre lui, avait baisé longuement ses paupières bombées comme des pétales, sur les yeux clos. Tout le visage souriait, joyeux, dans cette offrande de la chair qui s’abandonne. Il l’avait regardée, triomphalement. Les pétales roses se rouvraient, les prunelles élançaient vers l’amant leurs feux d’appel. Une prière, un espoir !… Prière ardente, espoir infini. Monique, de tout son être, se haussait vers le renouveau…

Don définitif d’elle-même, croyait-elle à cette minute où tout symbolisait une existence ressuscitée, chantait l’hymne de la métamorphose. Don solennisé par tout ce que l’un et l’autre sentaient, et ne disaient pas, dans leur fièvre grandissante, l’irrésistible aimantation qui les poussait, les plaquait, corps à corps.

Déshabillés d’un même mouvement, ils s’étaient repris, tombaient enlacés, sur le divan nuptial.

Boisselot, penché sur Monique, la regardait dormir après l’épuisante nuit. Dans cette chair qu’il savait sienne jusque dans l’isolante reprise du sommeil, il eût voulu pouvoir lire, percer l’énigme, au fond mystérieux de l’être.

Les bras croisés derrière la nuque, elle respirait d’un souffle égal, toute rose dans la touffe cuivrée de ses cheveux. Elle s’éveilla lentement sous le fluide qui l’enveloppait, aperçut au-dessus d’elle le visage méditatif, et sourit.

Ils étaient couchés à côté l’un de l’autre, nus sous le drap qu’au matin elle avait ramené, d’un geste frileux. Le grand jour filtrait à travers les rideaux fermés, nuançait, d’un bleu plus tendre, le sombre bleu du rideau de velours. Un rais de soleil y cousait sa broderie d’or.

— Il fait beau ! murmura-t-elle, et enlaçant de son bras frais le cou trapu, elle attira jusqu’à sa bouche les chères lèvres.

Puis, le repoussant avec mollesse, elle murmura :

— Tu m’épiais, misérable ?

— Je t’admirais.

Il avait eu une spontanéité si sincère, un tel accent de ferveur, qu’elle sentit sur sa peau les mots courir, comme une caresse. Alors, d’un geste câlin, elle l’enserra, blottit contre la poitrine velue sa tête bouclée.

Ils savourèrent, en silence, l’heure douce. Elle sans penser à rien, qu’au reposant abandon, et à ces fleurs de nénuphar, dont hier à Rozeuil leurs rames frôlaient encore, sur l’Oise, les larges feuilles flottantes… Monique se laissait bercer, comme elles, au courant ensoleillé…

Lui respirait les cheveux d’or sombre, avec enivrement. Elle leva les yeux, quêta la réponse à sa question muette : « Tu m’aimes ? » Mais il se borna à déclarer :

— Si tu laissais repousser tes cheveux sans les teindre ? Leur vraie nuance, à la racine, est ravissante.

— Je le ferai, si tu le préfères.

Il se tint pour satisfait de la promesse, S’il eût dit toute sa pensée, il eût insisté pour qu’en renonçant au henné, elle modifiât sa coiffure de jeune page. Une femme devait porter les cheveux longs…

Bourgeois sous ses apparences de sauvage, il était ainsi choqué par de menus détails. Symboles de l’indépendance d’allure à propos de laquelle il se plaisait, souvent, à taquiner Monique, sans vouloir s’avouer le sentiment dont ces reproches détournés étaient l’indice.

Jaloux, pourquoi ? Ce serait trop bête ! Qu’avaient-ils associé, sinon la sympathie de leur caprice et le plaisir de leurs sens ?… Loyalement, — avant d’être à lui, et lorsqu’ils se découvraient seulement amis, — ne lui avait-elle pas avoué, comme à un confident fraternel, toutes ses aventures ?

Ils s’étaient pris en connaissance de cause, librement, allègrement… Jaloux aujourd’hui ? De quel droit ? Il n’était pas une brute, voyons ! Jamais, avant d’avoir rencontré Monique, il n’avait connu l’ivresse d’un durable amour partagé. Franc à l’excès, et jusqu’à la violence, il n’avait pu retenir longtemps celles qu’eût pu fixer peut-être son talent généreux, — et surtout sa vigueur de mâle, — s’il ne les avait une à une éloignées, par une tyrannie maladroite…

Aucune, il est vrai, ne l’avait conquis plus rapidement et plus complètement que « cette sacrée fille » dont la possession l’émerveillait, trois mois après, comme au premier jour.

Elle releva le front, secoua ses boucles drues. Elle avait tant de cheveux que, bien qu’ils ne dépassassent pas la nuque, elle eût pu, si elle l’eût voulu, les masser en chignon.

— Au fond, dit-elle, c’est ma coiffure que tu n’aimes pas ? Sois franc.

— Elle te va très bien.

— Mais…

Il avoua :

— Eh bien ! oui, cela te donne un air masculin, que tout le reste dément.

— Ça te choque ?

— Non… oui… ça me choque comme un manque d’harmonie, voilà tout.

Elle sourit, sans répondre.

— Pourquoi souris-tu ?

— Pour rien.

Il observa, en se mettant sur son séant :

— Qu’est-ce que tu te figures ? Je ne suis tout de même pas assez borné pour trouver mauvais que Monique Lerbier ait un genre, même masculin, si ce genre lui plaît.

Elle le taquina :

— Si. Tu es un homme des cavernes. La preuve !

Elle caressa le torse aux poils roux. Il concéda :

— Je ne suis pas un gigolo à la margarine, évidemment.

— Tyran, qu’est-ce que cela peut te faire que je me coiffe d’une manière ou d’une autre, si celle-ci me va bien ?

— Elle allait mieux à la Monique d’hier.

Elle pâlit. Il eût voulu, soudain anxieux, rattraper le mot, Pierre jetée à pic, dans un puits : déjà elle y avait remué, sous le rejaillissement de l’eau pure, le fond de vase…

Monique à son tour s’était soulevée. Elle eut une sensation de gêne à se sentir nue devant le regard qu’assombrissait, involontairement, l’évocation brutale. Elle allongea le bras, saisit un saut-de-lit, dont machinalement elle se couvrit…

Il voulut se faire pardonner sa maladresse, attesta :

— Crois-tu que je me soucierais des moindres choses qui te touchent, tiens… et jusqu’à ce qu’on peut penser de toi, si je ne L’aimais pas tout entière ?

— Il n’y a pour moi qu’une chose qui compte : ce que tu penses, toi… Et de la Monique d’aujourd’hui. C’est la seule qui existe.

Il hocha la tête :

— Une femme ne peut se couper en deux, comme un fruit. D’un côté passé, de l’autre présent… Vois-tu, quand on aime, et dès qu’on aime, l’être désiré forme un tout, inséparable. Ce qu’il est ne se détache pas, par une section nette, de ce qu’il a été. Tous les moments d’une existence s’enchaînent… C’est parce que je t’aime uniquement, et uniquement parce que je t’aime, que je ne peux m’empêcher de songer à celle que tu as été, avant d’être à moi. Celle-là je la hais.

— Si tu m’aimais autant que tu le dis, tu ne la haïrais pas, tu me plaindrais…

Elle était debout ; il l’imita, gêné à son tour par sa nudité, et le sentiment qu’ils venaient de redevenir deux pauvres êtres tourmentés par le besoin de se voiler, corps et âme, l’un vis-à-vis de l’autre…

Fallait-il donc, le désir tombé, qu’ils se retrouvassent ainsi que deux adversaires, après la trêve ?… La franchise lui brûlait les lèvres. Il eut l’adresse de se maîtriser… Lui faire de la peine ? Non, ce serait muflerie pure… De là à la plaindre !

Il sentit gronder en lui une irritation, la jalouse souffrance que jusque dans cette pièce pimpante, où venait de haleter leur bonheur, les murs repeints lui causaient. L’étroit divan disparaissait : à sa place il y avait le drap mortuaire de la fumerie, où Monique, râlant sous d’autres étreintes, avait roulé, avec les mêmes soupirs, son corps énamouré.

Et là, derrière la cloison, il y avait la salle de bains, immuable, elle, avec son bidet chevauché par combien, avant lui !… Il s’habillait en silence, peu soucieux de s’attarder. Il avait une hâte instinctive de se retrouver seul, de contrôler ses idées en tumulte.

Elle devina le drame qui naissait en lui, après la quinzaine d’isolement, leurs vies transplantées, dans le paradis de Rozeuil… oui, le paradis ! Elle ne l’aurait donc atteint que pour le perdre ?

L’instinct en elle cria, plus haut que l’orgueil. La peur plia, fut adresse. Il lui tournait le dos, nouant ses lacets de bottines. Elle l’entoura de ses bras. Et, sans paraître s’apercevoir de sa bouderie, tenta la diversion :

— N’oublie pas de dire à ton éditeur qu’il aura demain les fleurons, pour tes fins de chapitre. Ils seront gravés et clichés aujourd’hui. Je veux qu’il y ait quelque chose de moi, dans ton livre…

Il promit. Il était touché, réchauffé par ce qui brûlait de tendresse, sous les cendres de ce cœur. Mais, malgré lui, l’obsédante pensée le lui montrait comme un foyer calciné, noirci par tous les feux d’autrefois. Il ne savait pas, aveuglé par son possessif égoïsme d’homme à quel point l’amour, dans une âme comme celle de Monique, consume d’une seule et dévorante flamme toutes scories, fait place nette.

Pour elle, de l’heure où ayant connu Régis elle l’avait élu, rien ne subsistait, plaisir ou peine, de ce qu’elle avait pu, à travers d’autres, ressentir. De sa halte à Rozeuil, elle était repartie, renouvelée. Une Monique heureuse, et qui, sachant le prix du bonheur, le voulait garder.

Une autre femme…