La Gardienne du Phare/23
CHAPITRE XXIII.
À brebis tondue, Dieu mesure le vent.
À quelques jours de là le vieillard appela Claire auprès de son lit :
« Mon garçon, » dit-il, d’une voix très-affaiblie, « il n’y a pas à se faire illusion, je vais mourir bientôt. »
— « Non, non, » sanglota Claire, en se cramponnant à lui.
— « Tu vas rester seul ici… Dieu sait que je te plains, mais, hélas ! je n’y puis rien ! »
— « Que vais-je devenir ?… Que vais-je devenir ? » s’exclama Claire. « Vivre seule ici… J’en perdrai la raison ! »
— « Je ne le crois pas. Tu te distrairas, tu entretiendras le phare, tu liras… »
— « Mais les nuits, les longues nuits… Oh ! monsieur, ne me laissez pas !!… Dieu ne voudra pas d’ailleurs. »
« Et maintenant, voilà plus d’une semaine que tu n’as pas quitté le phare. Je n’ai pas besoin de toi cet après-midi ; je vais dormir. Va respirer un peu d’air. Si tu tombais malade, toi aussi, qui aurait soin de moi ? »
« C’est assez loin. Tribord », dit-elle au bon chien. Accompagnée du fidèle Tribord, elle parcourut une couple de milles sur la plaine glacée. Elle éprouvait un grand bien-être à respirer l’air du dehors et le découragement qu’elle ressentait s’atténua un peu.
« C’est assez loin. Tribord, » dit-elle au bon chien, qui semblait vraiment comprendre ce qu’elle lui disait. « Retournons au phare. »
Que c’était agréable de marcher ainsi : la jeune fille n’entendait d’autre bruit que l’écho de ses pas. Un grand silence, silence oppressant, règne dans ces régions. Claire s’arrêta tout à coup… À quel souvenir se rattachait ce grand silence ?… Ah ! oui, le lendemain de la mort de Madame Dumond un pareil silence s’entendait dans la maison… Allait-elle côtoyer toujours la mort ainsi !… Maintenant, c’était le gardien du « phare des glaces » qui allait mourir, et qui, en mourant, la laisserait dans une affreuse solitude !…
« Mon Dieu, » murmura la pauvre enfant, « que vais-je devenir ? »
Claire aperçut le phare, qui, maintenant, projetait continuellement ses rayons lumineux. Elle en était à moins d’un mille quand elle s’arrêta soudain, clouée au sol par la surprise : un cri s’était fait entendre, le cri d’un être humain… Sans doute, elle a rêvé… Un être humain dans ces solitudes !!…
Mais le cri se répéta. Claire regarda dans la direction d’où partait le cri : là-bas, à cent pas peut-être un objet noir se débattait sous les griffes d’un ours polaire. L’ours était énorme, l’objet noir paraissait tout petit, par contraste.
Claire épaula son fusil… Cependant, elle hésitait à tirer ; en voulant sauver, ne donnerait-elle pas la mort ?… Mais il fallait tout risquer. Le coup partit. L’ours lâcha prise, il chancela, puis tomba. Claire accourut. Mais voilà que l’ours se relève et s’élance vers Tribord, qui avait pris de l’avance sur Claire. Claire fit feu encore une fois ; l’ours, frappé au cœur, cette fois, tomba pour ne plus se relever.
En arrivant sur le lieu du drame. Claire aperçut une femme couchée sur la plaine glacée, elle était couverte de sang. C’était une jeune Esquimale. Claire vit que son épaule était déchirée et que, de cette déchirure, le sang coulait à flots. L’Esquimale avait perdu connaissance.
Claire lui frictionna le visage avec de la neige et l’étrangère ouvrit les yeux… les yeux et puis la bouche, car sa surprise semblait grande en apercevant un être humain auprès d’elle. Notre héroïne saisit une petite gourde qu’elle portait à sa ceinture et fît avaler quelques gouttes de cognac à l’Esquimale. Cette pauvre blessée avait besoin de soins immédiats ; mais comment la transporter au phare ?… Le traîneau !… Oui, c’est cela, le traîneau serait de service ici.
« Reste ici, Tribord, » dit Claire.
Tribord frétilla de la queue, puis il se coucha à côté de Esquimale, posant ses pattes de devant sur ses genoux, comme pour la protéger.
Claire partit à la course dans la direction du phare. Détachant le traîneau et l’attelage, elle revint sur le lieu de l’accident. L’Esquimale avait connaissance de ce qui se passait et tout paraissait la surprendre énormément. Claire attela Tribord au traîneau puis elle aida la blessée à y prendre place. Docilement, elle se coucha et on prit le chemin du phare où l’on arriva bientôt.
L’Esquimale pourrait-elle gravir l’escalier en spirale ?… Comment faire ?… Claire savait bien qu’elle n’aurait jamais la force de la porter… Par signes, elle expliqua à l’étrangère ce qu’elle aurait à faire. L’Esquimale eut l’air de comprendre, surtout en voyant le chien gravir l’escalier, ce qui l’amusa beaucoup, car elle rit tout haut.
Claire lui fit signe d’attendre cependant ; elle voulait avertir le vieillard : dans l’état où il était, la moindre chose pouvait le contrarier.
« Je ramène une jeune Esquimale avec moi, » lui dit-elle. « Vous n’avez pas d’objections ?… Elle est blessée assez grièvement. »
« C’est bien, » dit le vieillard.
Ce dut être bien pénible pour elle de monter l’escalier, blessée comme elle l’était ; mais elle y réussit. Elle parut surprise en apercevant le vieux gardien, qui, lui, ne fit aucun cas d’elle.
Claire la fit monter dans sa chambre. Elle pansa sa blessure, l’enveloppa dans un peignoir et la fit se coucher. Ensuite, elle prépara une potion chaude et calmante que l’Esquimale avala sans broncher et qui lui procura le sommeil.
Claire avait donc deux malades à soigner ; mais l’Esquimale, au bout d’une dizaine de jours, put se lever et descendre dans la salle et prendre part à la vie commune. Elle s’était attachée à sa gentille garde-malade et Tribord se montrait tout fier des caresses que la nouvelle venue lui prodiguait.
Un jour, Claire lui demanda son nom ; c’est-à-dire qu’elle dit tous les noms qu’elle put imaginer. L’Esquimale comprit, car elle rit doucement et répondit :
« Zilumah. »
Et c’est ainsi que Zilumah entra dans la vie de Claire, qu’elle ne devait plus quitter.