La Gardienne du Phare/22
CHAPITRE XXII.
Quelques incidents
La vie au-delà du 65ème parallèle nord est vraiment monotone. Nous citons quelques incidents qui marquèrent le commencement de l’hiver.
D’abord, depuis qu’il faisait si froid, le vieux gardien ne quittait pas le phare. Assis toute la journée auprès du poêle, il fumait sa pipe, en lisant de vieux journaux ou bien il ne faisait rien du tout, ou bien il dormait.
« Vous avez tort de vous tenir ainsi continuellement près du poêle, » lui dit Claire, un jour. « J’ai lu beaucoup de récits de voyages et d’aventures et je sais qu’on recommande aux exploiteurs des régions hyperboréennes de sortir pour s’endurcir au froid. »
— « Je ne puis sortir, » répondit le vieillard, « j’ai toujours froid, » et il frissonna.
— « Vous finirez par tomber malade ! Croyez-moi, sortez un peu. Voyez, moi, je suis en parfaite santé ; c’est parceque je sors tous les jours et aussi, parce que, lorsque je suis au phare, je me tiens loin des poêles. »
— « Tu es jeune, toi, mon gars, ce terrible climat ne t’affecte pas autant que moi. »
Cependant, le lendemain, le vieillard demanda à Claire :
« Sais-tu manier une carabine ? »
— « Oh ! non, » s’écria-t-elle, « je n’ai jamais essayé. »
— « Pourtant mon garçon, il serait à propos que tu t’accoutumasses à manier une arme à feu. Que ferais-tu si tu te trouvais en face d’un ours polaire ? »
— « Je me sauverais, » répondit Claire, en éclatant de rire. Le vieillard secoua la tête.
— « Si tu veux, je te donnerai des leçons de tir », dit-il. « Le temps est bien supportable aujourd’hui. »
Claire accepta. Tout d’abord, elle fut bien craintive ; elle s’imaginait que la carabine allait éclater dans sa main ; mais bientôt, elle se rassura et, au bout d’une heure d’exercice elle devint tout à fait familiarisée avec son arme. Elle en fut bien reconnaissante au vieillard.
Le lendemain et les jours suivants, elle sortit avec Tribord et s’exerça seule. Au bout d’une semaine, elle était devenue tout à fait adroite et son coup d’œil était juste.
Voyant le vieillard bien disposé à son égard, Claire osa lui demander un service :
« Monsieur » dit-elle, pensez-vous que vous pourriez réussir à me confectionner un traîneau ? »
« Un traîneau ?… Avec quoi ?… »
— « Avec le bois des caisses vides qu’il y a dans le rez-de-chaussée. »
« Je peux toujours essayer, » répondit le vieillard.
— « Merci, oh, merci, » dit Claire, « et puis… »
— « Rien ! »
— « Oh, monsieur, si vous pouviez aussi faire un attelage pour Tribord !! Il y a trois paires de chaussures, hors d’usage, dans le grenier ; en les taillant par lanières, peut-être réussirez-vous !… »
— « C’est bon, c’est bon, j’essayerai et ç’a me distraira. » Trois semaines plus tard, Claire étrennait son traîneau et son attelage. Tribord ne s’était pas fait prier du tout pour se laisser atteler par sa gentille petite maîtresse. Celle-ci revint au phare, les joues roses, les yeux animés :
— « Oh monsieur, que je vous suis reconnaissante ! » dit-elle, au vieillard. « Le traîneau est léger et solide, l’attelage aussi et Tribord s’est conduit, ou plutôt, s’est laissé conduire admirablement. Une petite promenade en traîneau vous ferait tant de bien ; pourquoi n’essayez-vous pas ! »
— « Non, non, je n’essayerai pas, Jean, je tousse toujours, depuis quelque temps et j’ai continuellement le frisson ! »
— « Vous êtes malade ! » s’exclama Claire, « pourquoi ne l’avez-vous pas dit ? »
— « À quoi bon et qu’y peux-tu faire ?… Que puis-je y faire moi-même ?… Et les médecins sont rares à l’îlot du phare. »
Claire regarda attentivement le vieillard. En effet, il était malade, il avait beaucoup maigri et ses yeux étaient largement cernés de noir… Que ferait-elle s’il tombait sérieusement malade ?… Elle n’avait aucune expérience, ne s’étant jamais trouvée en contact avec des malades… plus.
Hélas ! Claire en avait le terrible pressentiment, la mort planait sur le « phare des glaces » !!!
Cette nuit-là, Claire ne dormit guère. Le vieillard toussait presque continuellement, d’une toux sèche qui devait beaucoup le fatiguer.
Puis une nuit, le vieux gardien fut pris d’un grand frisson. Claire passa la nuit auprès de lui, lui préparant des tisanes chaudes et le couvrant de tout ce qui lui tombait sous la main. Le lendemain, il semblait aller mieux ; mais au bout de huit jours, le frisson le reprit et ce frisson fut suivi d’une forte fièvre.
Oui, le vieux gardien du phare des glaces était bien malade ; Claire ne pouvait se faire illusion sur sa condition… Et, tout à coup, elle pâlit, ses mains se portèrent à son cœur ; elle crut défaillir… C’est qu’une pensée terrible venait de se présenter à son esprit, un tableau si épouvantable qu’elle crut en mourir… Si ce vieillard allait mourir !!!…
Non, vraiment, elle n’avait pas prévu cette éventualité lorsqu’elle avait consenti à l’accompagner dans ces régions perdues… S’il allait mourir, ce vieillard, que deviendrait-elle, seule, toute seule au phare des glaces ?… Un frisson d’épouvante la secoua de la tête aux pieds. Sans doute cet homme n’était pas un compagnon bien amusant ; il était taciturne, brutal parfois ; mais il était son seul protecteur.
Il y avait à peine quatre mois qu’ils étaient au phare et le bateau de ravitaillement ne reviendrait pas avant deux ans et demi… Avant cela, bien avant cela, Claire serait morte de peur ou de désespoir, après avoir peut-être perdu la raison…
Claire s’étonnait un peu de ne pas s’être attachée à son compagnon journalier ; mais elle ne l’avait pu… Elle éprouvait plutôt pour lui une invincible répulsion. Pourquoi ?… Cependant, en pensant que ce vieillard pouvait mourir et la laisser seule dans ces régions glacées, elle se sentait pétrifiée de terreur.
Un mois plus tard, le vieillard fit transporter son lit dans la salle commune, non loin du poêle, et ce lit, il ne le quitta plus.