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La Gardienne du Phare/25

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Le Courrier Fédéral Ltée (p. 61-64).

CHAPITRE XXV

Nuits d’horreurs.

Combien de temps Claire dormit-elle ?… Elle n’aurait pu le dire. Elle fut éveillée en sursaut par les aboiements de Tribord. Le chien jappait et grondait sourdement, le poil hérissé, l’œil en feu… il donnait tous les signes de la colère et de la terreur.

Claire pensa immédiatement au vieillard qui se mourait peut-être et que ce bruit allait beaucoup le fatiguer :

« Tribord, ici. Tribord ! » cria-t-elle.

Docilement, le chien vint vers Claire ; mais il continua à gronder sourdement.

— « Il y a quelque chose, » dit Zilumah.

« Chut ! » dit Claire, « écoute… »

Toutes deux prêtèrent l’oreille… Sur la galerie entourant le premier étage du phare, on entendait un bruit de pas, comme si plusieurs personnes bien pesantes y eussent marché, pieds nus ou en semelles de bas. Zilumah, familière avec tous les bruits de cette région, étreignit la main de Claire et murmura : « Un ours ! »

— « Impossible ! » dit Claire, « un ours ne peut grimper à même la maçonnerie. »

— « Hélas ! » s’écria Zilumah, « j’ai encore oublié de fermer la meurtrière donnant sur l’escalier ! »

L’Esquimale était souvent négligente en ce qui concernait la meurtrière, elle semblait plutôt ne pas croire à l’importance de la fermer chaque soir ou au retour de chaque excursion… Pourtant, Claire avait bien essayé de lui faire comprendre combien cette précaution était utile… Zilumah n’avait pas fermé la meurtrière la veille au soir et maintenant… Et ce vieillard qui se mourait, ce vieillard sans défense !!…

La salle était vivement éclairée ; du dehors, on pouvait en voir clairement l’intérieur, Claire éteignit toutes les lumières et alla, accompagnée de Zilumah, se poster près de la porte donnant sur la galerie. Aussitôt, toutes deux reculèrent épouvantées : un ours polaire, de taille colossale vint appuyer son laid museau contre la vitre, puis, de ses griffes, il essaya de briser l’obstacle entre lui et sa proie.

L’ours est plutôt herbivore ; cependant, quand il est poussé par la faim, au déclin d’un long hiver par exemple, il ne dédaigne pas la chair humaine.

Un cri de terreurs s’échappa des lèvres de Claire : « Vite ! » dit-elle à Zilumah, « va chercher les pistolets qu’il y a dans mon cabinet de travail… Il faut nous défendre contre ce monstre ! »

Zilumah partit et revint presqu’immédiatement portant les deux pistolets, chargés à sept coups chacun. Claire, fascinée, ne pouvait détourner ses yeux de l’ours qui, de son côté, regardait Claire en dandinant sa grosse tête. Mais Claire eut le courage de saisir le pistolet et de viser. Elle allait tirer, quand Zilumah s’écria :

« Ils sont deux !… Voyez à l’autre fenêtre !! »

En effet, un autre ours était là… Les habitants du phare des glaces étaient cernés ; il fallait se défendre : Claire posa son doigt sur la gâchette de son pistolet et le coup partit. Un grondement de douleur retentit et l’ours tomba, le crâne fracassé. Tribord continuait à aboyer et à gronder, il cherchait à s’élancer sur la galerie.

« À l’autre maintenant ! » cria Claire.

— « Je m’en charge », répondit Zilumah.

À ce moment, le vieillard ouvrit les yeux, puis il se souleva sur son lit et se mit à tousser. Ce fut une affreuse quinte de toux, accompagnée de râles et de sifflements… On ne pouvait le laisser ainsi, sans secours.

« La tisane, vite ! » dit Claire.

Courant, Zilumah versa la tisane dans un verre qu’elle remit à Claire. Celle-ci fit boire le vieillard, qui se sentit apaisé aussitôt.

Un aboiement de Tribord rappela les jeunes filles à la situation du moment. Toutes deux quittèrent le lit, puis elles s’arrêtèrent, pétrifiées par la terreur : à travers la vitre que la balle de Claire avait cassée, le second ours venait de passer la tête et la moitié du corps. Tribord s’acharnait à l’ours, le mordant aux oreilles et au museau… L’ours faisait craquer la vitre dans ses efforts pour se défendre.

La vitre va céder… Il faut envoyer une balle à l’ours, sans retard… Hélas ! en allant secourir le vieillard, tout à l’heure, toutes deux avaient déposé leurs pistolets… où ?…

La vitre a cédé… L’ours franchit l’ouverture d’un bond… Tribord se jette sur lui ; mais l’ours a bientôt le dessus. Claire court au secours de son chien… L’ours lâche Tribord et s’attaque à Claire, ce que voyant, Zilumah saisit le tisonnier qu’elle rencontre sous sa main, et en applique des coups au fauve… Claire est tombée face contre terre, mais elle n’a pas perdu connaissance : elle dit son acte de contrition, car elle croit bien que sa dernière heure a sonné… Tribord, voyant sa petite maîtresse en danger, enfonce ses dents dans le crâne de l’ours… l’affreuse bête se lève, jetant par terre Zilumah, qu’elle s’apprête à dévorer.

C’est un terrible vacarme : les grondements de l’ours, les aboiements du chien… C’est une terrible mêlée, un combat inégal, dont le plus fort sortira vainqueur…

Ni Claire ni Zilumah n’ont perdu connaissance, mais, hélas ! elles sont sans défense et la fin ne peut tarder !…

En ce moment, un coup de pistolet se fait entendre : l’ours atteint au cœur, tombe foudroyé.

Claire et Zilumah se relèvent.

« Est-ce toi qui a tiré ce coup ? » demanda Claire à Zilumah.

— « Ce n’est pas moi, je n’avais pas mon pistolet… Je pensais que c’était vous ! »

Qui donc avait tiré ce coup qui leur avait sauvé la vie à toutes deux ?…

— « Voyez, voyez ! » s’écria Zilumah, en désignant le lit où agonisait le vieillard.

Dans la main du moribond, Claire aperçut un pistolet dont le canon fumait encore. Quand elles étaient accourues à son chevet, elles avaient déposé leurs pistolets sur le lit du gardien… Celui-ci, rassemblant la reste de ses forces, avait tiré le coup qui leur avait sauvé la vie.

— « Monsieur, oh ! Monsieur, vous nous avez sauvé la vie !… » s’écria Claire. « Merci, merci, et que Dieu vous bénisse ! »

— « La meurtrière… » répondit le vieillard, « fermez-la vite ! » Ce furent ses dernières paroles. Lorsque les jeunes filles revinrent, après avoir fermé la meurtrière, le vieux gardien du phare des glaces avait rendu son âme à Dieu.