La Gaspésie/Chapitre I

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Imprimerie A. Côté (p. 7-36).



LA
GASPÉSIE

CHAPITRE PREMIER


Le départ — Un canot sauvage — La Sara, ses passagers et son équipage — Le Pot-à-l’Eau-de-Vie — Le Bic et ses souvenirs — Le sauveur de la patrie — Navigation des mouettes — Le cap Chates.


Juin, 15.



H isse la misaine !… Envoie la barre pour qu’elle arrive… Largue les amarres de l’avant ! Une voix brève et accentuant fortement les mots avait jeté ces ordres, et la manœuvre s’était faite au gré du commandant ; l’avant de la goëlette s’éloignait lentement du quai, au souffle de vent qui donnait dans la seule voile déployée. — « Capitaine !… capitaine ! » répète le même officier, le second. — « Le capitaine est allé dire adieu à sa femme ! » — « C’est bien le temps d’y aller quand on va partir. Jette une amarre sur le quai. » — L’amarre lancée tombe à mi-chemin ; mais un bras plus nerveux et plus expert la pousse jusques à terre, où elle est arrêtée ; l’avant de la goëlette se rapproche du débarcadère, et enfin le capitaine Constant V., la joue encore humide du dernier baiser de sa chère épouse, foule du pied le pont de sa bien-aimée Sara, de sa troisième moitié, comme le dirait un enfant de l’Irlande. Le cœur du brave homme est, en effet, à peu près partagé entre sa femme et ses deux goëlettes. Qui oserait lui en faire un crime ? Une goëlette obéit à son maître et garde le silence ; c’est ce que le marin n’obtient pas toujours de sa femme !

Le capitaine V. prend avec dignité le commandement de son bâtiment ; les amarres se détachent de nouveau ; un léger souffle du sud-ouest soulève à peine les voiles, et la Sara s’ébranle.

« Adieu ! adieu ! envoyez-nous de vos nouvelles. — Nous attendrons vos lettres à Percé. — Bon voyage. — Que le Seigneur vous garde jusqu’à votre retour. » — Ces adieux s’échangent entre un groupe de personnages sur le quai et les passagers réunis sur le pont. Quelques coups de canon retentissent sur la rivière Saint-Charles ; trois hourrahs sont poussés par les nombreux spectateurs ; trois autres par les matelots… et tout se tait.

La Sara glisse silencieusement sur la surface unie du bassin de Québec. Le soleil vient de se cacher derrière les montagnes de Charlesbourg ; aux premiers jours de son croissant, la lune répand une lumière faible et incertaine. La conversation a cessé parmi les passagers ; leurs regards demeurent attachés sur la vieille cité de Champlain. Les toits brillants de la haute-ville reflètent encore les dernières lueurs du crépuscule, tandis que des masses d’ombres se projettent sur la basse-ville et sur la longue ligne de ses quais, que bordent de nombreux navires. Au pied des monts laurentins, sur la rive gauche, s’étendent les habitations de Beauport, qui se déroulent comme un cordon blanchâtre sur un fond obscur ; à droite, la côte escarpée du sud se dresse, présentant un rideau noir, au-dessus duquel scintille le clocher de la Pointe-Lévis.

Quelques-uns des voyageurs laissent, sans doute, errer leurs pensées sur les amis qu’ils viennent de quitter. Aspirant après le moment, où, entourés d’un triple cercle d’auditeurs, ils pourront jouir du privilège accordé aux touristes, tout bas ils répètent le refrain d’une vieille chanson des pays hauts :

Quand je viendrai de mon voyage,
Chez moi viendront les curieux ;
Je mentirai selon l’usage,
Et l’on ne m’en croira que mieux.

Mais un devoir les appelle ; partant pour une mission évangélique, ils ont besoin que l’ange du Seigneur les accompagne. Ils s’agenouillent tous ensemble sur le pont, et prient le Dieu des consolations de les avoir en sa sainte garde et de faire fructifier le bon grain qu’ils vont semer.

En ce moment passe, sous la proue du vaisseau, un canot d’écorce, portant toute une famille sauvage. Le père et la mère conduisent cette frêle embarcation, dont les bords s’élèvent de quelques doigts seulement au-dessus de l’eau ; les enfants et les chiens, couchés pêle-mêle, dorment dans la plus profonde sécurité, au milieu des ustensiles de ménage, des couvertures, des peaux et des pièces de la tente. Comment celui qui protège et qui soutient sur les eaux cette faible écorce, pourrait-il oublier les hommes qui placent en lui toute leur confiance ?

Le vent fraîchit ; le saut de Montmorency gronde ; nous voici entrés dans le chenal qui sépare l’île d’Orléans de la côte du sud ; il est déjà dix heures du soir. À demain !


Juin, 16.

Voulez-vous connaître la Sara, ses passagers et son équipage ? Suivez-moi. — Voyez cette gentille goëlette, à la coupe gracieuse ; élancée, svelte, on la dirait impatiente de courir ses quatorze nœuds devant une brise fraîche. Ses longs mâts portent chacun une seule voile ; mais quelle voile ! cent quatre-vingts verges de toile sont entrées dans celle du grand mât. Trois fortes ancres, dont les chaînes sont soigneusement roulées à l’avant, pourront dompter la légèreté de la Sara, même par les plus gros temps. Derrière son couronnement est suspendue une petite chaloupe ; sur le pont, en est une plus lourde et plus solide, qui servira au débarquement des passagers, et au transport du bois nécessaire pour alimenter le foyer de la cambuse. Près du beaupré, un canon allonge la tête par-dessus le plat-bord, prêt à proclamer notre arrivée ou notre passage, et à lancer au loin nos adieux.

Descendons cet escalier. Voici la chambre dite du capitaine, quoiqu’il n’y doive point paraître pendant le voyage : elle renferme un lit à bâbord, et un à tribord. Sur l’un, est étendu le rubicond curé de L., occupé à voyager dans le pays des rêves ; sur l’autre gît en paix un honnête vicaire de Québec, M. N., hibernien de nation. Des rideaux protègent leur sommeil contre la lumière, que deux vitraux laissent pénétrer dans cette demeure soporifique.

Par une porte à droite, vous entrez dans un petit salon, enlevé pour la circonstance à la cale, dont il est séparé par une cloison temporaire. Passez à l’intérieur, et ne craignez point d’éveiller les dormeurs, car, dans cette pièce comme dans la précédente, les planches du parquet sont cachées sous des tapis, qui étouffent le bruit des pas. Une lampe, suspendue au lambris, jette encore assez de lumière pour que vous puissiez examiner l’appartement. Ici reposent Monseigneur l’évêque de Sidyme, son secrétaire M. T., et le curé de Saint-Isidore ; un quatrième lit, dressé d’avance, servira dans les occasions où il faudra exercer l’hospitalité.

Au milieu, de cette chambre et solidement fixée au plancher par des écrous, est une table préparée pour les repas, pour l’étude et la toilette ; c’est, en un mot, une table universelle, à laquelle, dans les gros temps, on adoptera un cadre mobile, destiné à tenir dans l’ordre les plats, les assiettes et les bols, lorsque la Sara s’avisera de pirouetter. De côté et d’autre, ont été pratiquées des armoires, où pourront se ranger, sans confusion, les provisions de voyage et les articles qui appartiennent au domaine du maître-d’hôtel. — Voilà pour la topographie, pour le personnel et le matériel du quartier aristocratique de la Sara.

Remontons sur le pont. — Ces deux cages renferment des poules ; jadis paisibles tenancières d’une basse-cour, elles sont aujourd’hui ballottées sur les flots de la mer. Trop heureuses, si un jour elles pouvaient rentrer au poulailler maternel, pour raconter à leurs compagnes d’enfance ce qu’elles ont vu et souffert sur la terre et sur la mer ! Vain espoir ! Avant la fin du voyage elles auront ignominieusement terminé leur carrière dans une cambuse.

Nous voici enfin rendus au panneau qui ouvre sur la cale. Ami lecteur, en descendant, prenez garde aux barreaux de l’échelle, et baissez la tête quand vous serez descendu. Comme vous désirez connaître tous les habitants de la Sara, marchons. En nous éloignant de la lumière, nous nous avançons vers les ténèbres intérieures ; coffres, caisses, barils, voilà les matériaux qui ont servi à construire le chemin qui mène à la chambre de l’équipage : le capitaine V., ayant entendu parler des chemins à la macadam, a établi une route selon ce système, au fond de cale de la Sara. Une lampe éclaire l’appartement, dont le sous-sol est formé de trois cents minots de sel. Ici règne le capitaine Constant V. ; viennent ensuite Benne V., son fils, second de la goëlette ; Louis F. et Moyse L., matelots ; Jacquot, surintendant de la cambuse de l’équipage ; Mathieu, engagé par Monseigneur l’évêque de Sidyme, comme maître-d’hôtel, cuisinier, économe, servant de messe ; et enfin Hector, chargé de prêter main-forte au dernier personnage, tant au spirituel qu’au temporel.

Il est cinq heures et demie du matin ; aux sons d’une clochette, hors du lit culbutent les habitants des deux chambres de l’arrière. — « Où en sommes-nous ? » — « Beau temps. Le vent a été faible toute la nuit ; il commence à fraîchir. Voilà l’île aux Grues. Voyez à droite le village de Saint-Thomas avec sa grande église. Trente voiles ! nous sommes au milieu d’une flotte partie avant nous, et nous lui apportons une brise favorable. »

Les belles et riches campagnes du sud s’étendent à notre droite, tandis que sur l’autre bord nous côtoyons l’île aux Grues et l’île aux Oies, au-dessus desquelles apparaissent les montagnes du nord. Plus bas, sont quelques îlots nommés les Piliers Boisés ; l’on voit des milliers de taches blanches s’élever alentour, tournoyer et s’abattre ; ce sont, nous dit-on, des pigeons de mer, dont les évolutions rapides semblent prêter la vie et le mouvement à ces rochers arides.

La Sara poursuit gaîment sa course, laissant derrière elle les bâtiments qu’elle a facilement rejoints. Un point brillant paraît bien loin en avant ; il grossit ; des voiles se détachent de la masse ; une coque de bâtiment s’arrondit, s’élargit, et bientôt nous avons dépassé quelque lourd navire, un brick aux flancs noirs, ou une légère goëlette faisant la même route que nous.

Vis-à-vis de la Rivière-Ouelle, des marsouins commencent à se montrer ; on dirait une grande roue de moulin faisant un demi-tour hors de l’eau et s’enfonçant subitement. Par un mouvement de rotation, cet animal déploie successivement à l’air toutes les parties de son dos, depuis la tête jusqu’à la queue. Quelques loups-marins, véritables tritons de la fable, dressent leur tête de chien, nous considèrent avec une curiosité mêlée d’une légère dose d’impertinence, et disparaissent, après avoir à loisir examiné les passants. Cependant M. F. est là, le fusil à l’épaule, prêt à les punir de leur impudence, si seulement ils voulaient se mettre dans la direction du plomb qu’il lance contre eux. Leur nombre s’accroît à mesure que nous approchons de l’île aux Lièvres, près de laquelle des brassées de loups-marins font mille évolutions. Quelques centaines d’individus s’avancent à notre rencontre, avec rapidité et sur une seule ligne, comme pour défendre leur domaine. Puis les rangs se brisent, des escouades de vingt et de trente se forment, tournent, se croisent, se poursuivent, s’évitent. Semblables à de nouvelles levées, ils défient l’ennemi, tout en ayant le soin de se tenir à une distance respectueuse de ses coups. Leurs bravades excitent l’ardeur de M. F. ; le plomb vole sur les eaux ; les loups-marins plongent, reparaissent un peu plus loin et font le pied-de-nez à leur persécuteur. Dans la chaleur du combat, quelques coups de fusil sont dirigés vers une goëlette voisine, dont les matelots, peu désireux de tomber sous un plomb adressé à de vils animaux, prennent la liberté de réclamer. — « Goélette, ahoy ! » — « qui vive ! » — « Voudriez-vous, s’il vous plait, avoir la bonté de ne pas tirer sur nous autres. » — La demande était raisonnable et polie ; nos voisins s’étaient montrés neutres dans la question ; il fallait respecter leur neutralité pour notre propre intérêt, car, en se joignant à la partie adverse, ils auraient fait pencher contre nous les plateaux de la balance !


7½ h. du soir.

Le vent est tombé ; nous mouillons à quelques arpents de terre, au-dessus de Pot-à-l’Eau-de-vie. — Pot-à-l’Eau-de-vie est un rocher élevé, portant peu de traces de végétation ; il était autrefois couronné par un télégraphe, dont les longs bras s’agitaient fréquemment pour signaler le passage des navires de commerce. Nous sommes bientôt environnés des bâtiments que nous avons dévancés dans le cours de la journée ; les uns après les autres, ils viennent se réfugier au mouillage, pour attendre un vent favorable. Au silence qui régnait en ce lieu, il y a quelques heures, ont succédé des bruits confus : la chute des ancres à l’eau, le cliquetis des chaînes se déroulant sur le pont, les sifflets du commandement, les cris des matelots, en voilà assez pour jeter l’épouvante parmi les loups-marins, et pour troubler la paix des canards sauvages, qui se lèvent en nombreuses volées et vont chercher un gîte ailleurs.


9 heures du soir.

La lune est à l’horizon, prête à se coucher ; le mouvement et le bruit ont cessé ; l’on n’entend plus que le pas mesuré du matelot de quart, le murmure de la vague qui caresse mollement le flanc de la goëlette, et, au loin, le souffle sourd des marsouins.

Des flottes nombreuses se rassemblent souvent dans ce havre ; retenus par les vents contraires et les courants, les bâtiments de commerce, les navires chargés d’immigrants viennent, l’un après l’autre, se réfugier entre ces îles. Alors que de scènes bruyantes se passent en ces lieux ! Combien de fois ces rochers ont retenti des cris de la discorde et de l’ivresse ! Combien de malheureux, forcés d’abandonner les pays de l’Europe, pour se créer un établissement au sein des forêts vierges de l’Amérique, ont, à leur arrivée sur ces bords étrangers, versé des larmes amères, en se rappelant la patrie abandonnée pour toujours ! Que d’infortunes, que de crimes se sont reposés à l’abri de ces rochers ! Un vent favorable venait-il à passer sur ces eaux, les voiles se déployaient, les folles joies et les profondes tristesses s’envolaient ; et le havre de Pot-à-l’Eau-de-vie rentrait dans la solitude et le silence ordinaires.


Juin, 17.

Située à trente-six lieues de Québec, l’île aux Lièvres est étroite, longue et encore couverte de bois. Elle ne renferme point d’autres habitants que les hôtes aux longues oreilles qui lui ont imposé leur nom ; un amateur de la retraite, de la chasse ou de la pêche, y trouverait un asile bien agréable pendant l’été.

Nous profitons d’un souffle de Vent pour aller mouiller près du haut de l’île Verte. S’il faut en juger par les apparences, nous approchons du domaine du Vieux Neptune.

Hier et aujourd’hui, nous avons traversé des tas de marée couverts de capelans. Les capelans, pour la taille et la forme, ressemblent un peu aux éperlans, et exhalent une forte odeur de concombre. Au temps du frai, ils sont jetés au rivage par les vagues ; la mer, en se retirant, les reporte au large, mais dans un tel état d’engourdissement qu’on les croirait morts. Veut-on alors les prendre dans la main, on s’aperçoit à leurs frétillements et à leurs efforts pour s’échapper, qu’ils sont encore fortement attachés à la vie.

Autrefois la morue remontait jusqu’au-dessus de l’île Verte.[1] Les temps sont changés ; nos pêcheurs jettent à l’eau plusieurs lignes, qui sont soigneusement surveillées, mais inutilement, car toute la pêche se borne à un concombre de mer. Les savants ont probablement donné au concombre de mer quelque nom grec, que les matelots ignorent ; quoi qu’il en soit, l’être lui-même n’en est pas moins curieux. Il semble appartenir et au règne végétal et au règne animal, étant composé d’une longue tige, attachée par ses racines à un petit caillou, et d’un corps qui a la forme d’un œuf avec la couleur d’un champignon, et qui renferme du sang et des intestins.

Pendant que les passagers s’occupent de la pêche, les matelots ne perdent pas leur temps. Les uns mettent de l’ordre sur le pont ; d’autres dressent et peinturent un mât de hune, qui ne servira qu’à porter le pavillon. Comme la Sara paraît pour la première fois sur les eaux du Saint-Laurent, elle n’a pas encore eu l’occasion de mettre sa toilette au complet. L’équipage s’occupe de la gréer en plein. Bâtie à Saint-Grégoire pendant le cours de l’hiver et lancée ce printemps, elle était descendue pour prendre un chargement à Québec, où elle a été nolisée pour le voyage de la baie des Chaleurs, par monseigneur l’évêque de Sidyme.


Juin, 18 (6 h. A. M)

Un faible vent nous a, pendant la nuit, portés vis-à-vis de l’île aux Basques, ainsi nommée parce qu’autrefois les Basques avaient, en ce lieu, formé des établissements pour la pêche, pour l’exploitation des huiles de poisson, et surtout pour faire la traite des pelleteries avec les sauvages de Tadoussac. Durant la première partie du dix-septième siècle, la compagnie de la Nouvelle-France eut plusieurs fois à se plaindre du commerce de contrebande que faisaient les Basques, les Hollandais et aussi les Anglais, quand ils en trouvaient l’occasion.

Jusqu’ici le bulletin sanitaire n’a eu à enregistrer que des rapports favorables ; la santé publique était bonne dans la petite communauté, l’appétit était encore meilleur. Aujourd’hui, il y a perte d’appétit chez M. T. ; puis chez Hector et enfin chez Jacquot. Ce n’est pas tout ; une maladie se déclare, et c’est bien le terrible mal de mer. Tous trois pâlissent, s’agitent et font de violents efforts. Autour d’eux se rassemble un groupe de spectateurs ; personne, cependant, ne s’apitoie sur le sort des malheureuses victimes. Qu’elle est affligeante la situation d’un pauvre malade, étendu sur les planches du pont, la face dans la poussière, et ne levant les yeux que pour contempler des visages riants ! Prête-t-il l’oreille aux chuchotements des assistants, dans l’espérance de saisir quelques mots d’encouragement ? Il reconnaît qu’il est l’objet de leurs mauvaises plaisanteries. Veut-il se lever pour faire face aux railleurs ? Ses jambes ploient sous le poids de son corps et le laissent tomber, exposé à de nouvelles insultes. Une seule consolation lui reste ; c’est l’espérance de pouvoir un jour rire à son aise de ses persécuteurs, lorsqu’ils auront eux-mêmes été abattus et désarmés par la maladie. Les désastres de la journée sont causés par un fort vent de nord-est, en face duquel la Sara s’agite avec violence.

Nous côtoyons la rive méridionale du fleuve, bordée de montagnes dans cette partie. En aval, les hauteurs sont taillées perpendiculairement et prennent le nom de murailles du Bic. Jadis le chemin entre les Trois-Pistoles et le Bic suivait les bords du fleuve. Dans cette distance de vingt-sept milles, un seul lieu de repos s’offrait au voyageur ; c’était la maison de la veuve Petit, dont le nom est longtemps resté célèbre dans ces parages. Le vent continuant d’être contraire, nous jetons l’ancre près de l’île du Bic, qui est séparée de la terre ferme, par un chenal d’environ une lieue de largeur.

Autrefois M. D’Avaugour, gouverneur du Canada, avait formé le projet d’ouvrir un port et d’établir un entrepôt pour le commerce, dans la baie qui est vis-à-vis de l’île du Bic. Les navires venant de France se seraient arrêtés en ce lieu, y auraient déposé leurs marchandises, et pris pour le retour les fourrures et autres articles d’exportation fournis par le Canada. Ce projet, alors abandonné comme beaucoup d’autres, a depuis été remis sur le tapis et finira peut-être par se réaliser.

Près d’une des pointes qui protègent le mouillage à l’entrée de la baie du Bic, est un îlot nommé l’Îlet-au-Massacre ; ce nom lui vient de ce qu’on y a découvert, dans une caverne, des squelettes d’hommes, de femmes et d’enfants. La tradition rapporte que des Micmacs s’y réfugièrent un jour pour éviter la poursuite d’une bande de guerriers iroquois, et furent massacrés par leurs féroces ennemis.

Nous voici tranquillement à l’ancre, et tous les malades sont déjà sur pied. Comme il est midi, nous allons dîner ; puis nous irons visiter la belle île du Bic. Quel plaisir de marcher sur un sol ferme, quand on a été durant trois longues journées à battre le pont étroit d’une goëlette ! La mer est si calme, et le dîner durera si peu de temps, qu’il n’est pas nécessaire d’attacher à la table le cadre protecteur ! Triste destinée des projets de l’homme ! À peine a commencé le cliquetis des couteaux et des fourchettes, que voici bien une autre fête : « Le plus terrible des enfants que le sud eût porté, jusques-là dans ses flancs, » se rue contre nous, sifflant, rageant, hurlant. Comme il souffle dans la direction favorable, le capitaine se décide à profiter de sa mauvaise humeur ; on lève l’ancre, les voiles sont tendues ; la Sara a senti l’éperon, elle tremble dans tous ses membres, elle se penche et s’élance. De la salle à dîner, un cri de détresse s’est fait entendre ; ce n’est pourtant rien de sérieux, car il est suivi de rires homériques. Potage, assiettes, verres, pain, plats, se précipitent, dans une admirable confusion, sur les genoux de M. F., qui… mais non ! jamais il n’a reculé devant de tels ennemis. Sa vaste poitrine affronte la tempête ; elle offre une digue, contre laquelle viennent se briser les flots tumultueux de biftek et de potage. D’une main il saisit un plateau qui s’agite sur sa base, de l’autre, il arrête la soupière renversée ; il cherche encore s’il n’aurait pas une troisième main, pour achever de mériter le titre de sauveur de la patrie.

Pendant ce vacarme, dolente est la figure des convives placés de l’autre côté de la table ; nouveaux Tantales, ils restent l’arme au poing, tandis que leurs assiettes sont allées grossir les dons que la fortune entasse sur leur courageux confrère. La nécessité stimule enfin les plus lâches ; un prompt secours est porté à M. F. ; les fuyards sont ramenés à leur poste ; l’ordre se rétablit sur la table, pendant que l’insouciante Sara, sans s’occuper de ces commotions intestines, file ses douze nœuds à l’heure, entre l’île du Bic et Rimouski.

Mais ce vent enragé ne peut durer longtemps ; en moins de deux heures après notre départ, nous avons dépassé l’île Saint-Barnabé. Le vent tombe ; la goëlette n’obéit plus au gouvernail ; une forte houle fait trébucher ceux qui n’ont pas la jambe marine ; aussi le malaise des estomacs se développe d’une façon alarmante. L’heure du souper est arrivé sans que l’appétit se manifeste ; l’un prend un léger repas sur le pont, pendant que d’autres préfèrent sommeiller à jeun. Cependant la maladie ne se déclare franchement que chez M. T., déjà atteint dans le cours de la journée.


Juin, 19, dimanche.

Pendant toute la nuit dernière, la goëlette a été agitée par le roulis ; les craquements continuels des cloisons ne nous ont guères permis de dormir. Aujourd’hui, la mer est encore très-grosse, quoique l’air soit parfaitement calme. La Sara éprouve le supplice d’Ixion attaché à la roue ; lorsqu’elle roule au bas d’une vague, l’on dirait que toutes les pièces de sa charpente se disloquent. Les mouvements saccadés des manœuvres rappellent les convulsions d’un épileptique ; tandis que le frottement des guis contre les mâts produit des sons déchirants, comme les râlements de la mort. Quand arrive quelque énorme vague, soulevant la goëlette et la laissant brusquement retomber, chacun de nous sent son cœur voler et prêt à lui sauter dans la bouche.

Vers 8 heures du matin, un vent frais du nord-ouest nous arrache à notre situation désagréable ; car, une fois sous voile, le bâtiment prend une allure plus convenable et moins fatigante pour ceux qu’il porte.

À huit lieues de Rimouski se trouve la rivière de Métis, où M. Price a établi de grandes scieries. Ces moulins, dit-on, ont éloigné de la rivière les saumons qui la fréquentaient.

De ces nombreuses scieries, s’échappent des bouts de planches et des rognures de madriers, qui sont portés au large par les vents et les courants, et qui, pour certains oiseaux de mer, deviennent autant de navires improvisés. Deux ou trois mouettes s’établissent sur un de ces bâtiments, dont le pont n’a guères que quelques pouces en superficie, et s’abandonnent au gré des flots. Pendant le cours de la journée, nous rencontrons plusieurs de ces navires lilliputiens, que l’équipage abandonne au moment où le fusil du chasseur se lève menaçant. Sans avoir recours aux sociétés d’assurance, la mouette a bientôt réparé sa perte ; car, à quelques brasses plus loin, elle trouve une autre nacelle, sur laquelle elle se livre de nouveau aux agréments et aux peines de la navigation. Une forte vague vient-elle se dérouler sur le petit vaisseau ? d’un coup d’aile, la mouette s’élève au-dessus et retombe avec une adresse admirable sur son gaillard, dès que le danger s’est éloigné.

Vers 4 heures du soir, nous passons vis-à-vis du cap Chates, hauteur que l’on peut apercevoir de fort loin en mer ; c’est un énorme jalon, qui sert de borne entre le district de Québec et celui de Gaspé. À quelques lieues en arrière s’élèvent les hautes cimes des Chikchâks ; sur leur pente d’un bleu foncé, se détachent de longues lisières blanches, qu’à cette distance l’on serait tenté de prendre pour des couches de neige. Cette chaîne de montagnes appartient au système des Alleghanies, et se relie aux montagnes vertes du Vermont ; elle court presque parallèlement au Saint-Laurent, et va se terminer par le Fourillon, près du cap des Rosiers.

Au nord du fleuve, et environ à dix lieues du cap Chates, est un phare, placé à la Pointe-des--Monts ; les montagnes qui s’élèvent en arrière de cette pointe basse sont les dernières terres du nord que l’on aperçoive de la rive méridionale du grand fleuve, les deux côtes s’éloignant ensuite rapidement, à mesure qu’on s’avance vers le nord-est. À une lieue du cap Chates, près de la rivière du même nom, est un établissement renfermant six familles. Une chapelle, qui y avait autrefois été érigée, est maintenant en ruines, et les habitants de ce lieu assistent à la mission qui se donne annuellement à Sainte-Anne des Monts.[2]

  1. Depuis 1856, la morue a reparu, non-seulement à l’Île Verte, mais encore à quelques lieues plus haut, vis-à-vis de la rivière du Loup, où des pêcheurs en ont pris plusieurs.
  2. La mission du cap Chates est aujourd’hui florissante ; elle renfermait, en 1860, une population de 623 âmes.