La Gastronomie de Bechoux 1819/Épître à Euphrosine de V***

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La Gastronomie, Poëme
L. G. Michaud (p. 176-188).



ÉPITRE


POLITIQUE ET GALANTE.


A EUPHROSINE DE V***,



Écrite en 1793, et imprimée en 1795, dans le journal de Lyon.


Vous voulez, aimable Euphrosine
Que, malgré la foi des serments,
J’entretienne encore ma cousine
De vers amoureux et galants.
C’est rappeler à ma pensée
Des moments bien chers à mon cœur.
Ma muse, à vous plaire empressée,
Chantait l’amour et le bonheur.
Que j’étais content de moi-même !

Que vous me trouviez de talents !
Tous mes refrains étaient charmants ;
Ils disaient toujours : Je vous aime
Qu’ajouterai— je cependant
Dans ces jours de trouble et d’orage ?
Hélas ! il n’est plus ce bel âge
Où l’on pouvait paisiblement
Aux beaux arts destiner sa vie ;
Où les grâces, la volupté,
S*^^iriaient aux fruits du génie ;
Où la tlivine poésie
Se consacrait à la beauté
Il est vrai qu’il nous reste encore
Un grand nombre de beaux esprits
Qui sont bien sûrs, dans leurs écrits,
Que la France touche à l’aurore
De jours infiniment sereins.
Il est yrai qu’en cette occurrence —,

Nos chers frères les jacobins,
Les plus éclairés des humains,
ISTous éclairent à toute outrance,
Nous égorgent en conscience,
Et, dégoûtés de tous les biens,
Nous ont pillés par complaisance :
Mais enfin ils nous ont promis
De disséminer leurs lumières,
Et d’envoyer de leurs amis
Jusque dans les deux hémisphères
Pour proclamer ces mots chéris :
Guerre aux châteaux ! paix aux chaumières l
Attendu que, dans ces dernières,
Le pillage serait sans prix.
Partant, vous pouvez, Euphrosine,
Compter sur un siècle charmant :
Les goujats vont incessamment

Faire des vers comme Racine,
Et de la prose à l’avenant.
L.es décroteurs ont bien la mine
De devenir tout brusquement
Astronomes en décrotant.
Bientôt les valets d’écurie
Et les filles de cabaret.
Enfoncés dans un cabinet,
Apprendront la géométrie :
Les Français, sans distinctions,
Loin des habitudes communes.
Tous transformés en Cicérons,
Feront abattre leurs maisons
Pour s’établir d.ms des tribunes ;
Et là, bavardant savamment,
Sans culottes et sans cuisine,
Mourront de faim éloquemmenÊ
En discutant sur la famine.

Ce n’est pas tout ; car l’unÎTers
Tout rempli <le jacobinières,
Dans ses plus sauvaj^es déserts,
N’aura que des amis, des frères :
Les Samoëdes, les Lapons,
Les Cafres et les Patagons,
Les Arabes et les corsaires,
Toujours libres, toujours égaux,
Auront des clubs et des bourreaux ;
Composeront dans leurs tanières
Des madrigaux contre les rois,
Des almanachs comme d’Herbois,
Et des rapports comme Barrères.
Remarquez que, dans les beaux plans
De l’esprit qui nous illumine,
Il faut toujours qu’on assassine ;
Et, qu’attendu quelques tyrans,

Qu’il est fort prudent de détruire.
Il faudra, pendant cinquante ans y
Nous égorger pour nous instruire.
Nous devons convenir aussi,
A la louange de nos frères,
Que pour nous égorger ainsi,
Ils donnent des raisons bien claires :
C’est toujours de l’humanité
Et de la raison qu’on excipe ;
Et du moins il est constaté
Qu’ils nous font mourir par principe.
Il est démontré clairement
Qu’il faut que l’homme tue et pille ;
Qu’on peut sans inconvénient
Assommer toute sa famille,
En citant Brutus seulement.
Ainsi, tandis que la machine,
Tendrement dite guillotine,

Coupe géométriquement.
D’une manière très-humaine,
Dix mille têtes par semaine,
On a la consolation
De voir que notre nation
Sait au moins l’histoire romaine.
Or, vous saurez que nous avons
Les héros de Rome et d’Athènes,
Les Grecs et Romains pour patrons.
Kos bandits et nos polissons,
Honteux de leurs noms de baptêmes,
Viennent, pour plus d’égalité,
De se constituer eux-mêmes
En héros de l’antiquité.
La France, à cette heure, fourmille
De ces demi-dieux familiers :
En ce moment Gracchus m’habille ;

Et Scëvola fait mes souliers.
Toutes les vertus politiques
fiont mises à l’ordre du jour.
Les mœurs, soutiens des républiques,
En France ont choisi leur séjour.
Ces admirables patriotes
Nous conseillent conséquerament,
Pour en agir plus décemment,
De ne plus porter de culottes ;
De mettre en réquisition
Les femmes qu’on trouve gentilles,
Et de peupler la nation
En violant les jeunes iilles.
Mais ce qu’ils ont conçu de mieux.
Dans leur incroyable science,
C’est d’avoir supprimé les dieux ^
Et ruiné toute croyance.

Naguère certain ddputé *
A dévoilé tout le mystère :
« Messieurs, dit-il, la chose est claire,
« Il n’est point de divinité ;
« Ce dieu, dont toute la nature
« accuse la réalité f
« N’est qu’un fantôme, je vous jure ;
« Par les sots il fut inventé,
« Ou, si l’on veut, par l’imposture..,.
« S’il venait à se confirmer
« Qu’il existe ce dieu sublime f
« Alors il faut qu’on le supprime :
« Nous sommes faits pour supprimer }
tt Supprini r e t nc’tre maxime ;
a Et le peuple étant souverain,
« Libre par sa nature même,
« Ne reconnaît d’Étre-Suprême

  • Jacob Dupont.

« Que celui qu’il nomme au scrutin. »
Au lieu donc des vaines pratiques
De nos catholiques romains,
Au lieu de ces antiques saints
Dont nous honorions les reliques,
Ils en ont créé de tout frais,
Objets de nos brillantes fêtes :
Nous avons des saints coupe-tctes.
Et des anges coupe— jarrets.
Marat, Cliàlier, sont dans un temple,
Pour nous avoir donné l’exemple
Des plus admirables forfaits.
Des bouchers leur servent de prêtre,
Et, le culte étant libre encor,
On sait pourtant qu’ils doivent être
Adorés, sous peine de mort.
Robespierre est le plus terrible :
De sa nature incorruptible,

On le respecte en frissonnant ;
Il est le roi des cimetières :
Il épure divinement
La république et ses confrères ;
Le tout en les guillotinant.
On assure qu’à l’heure même
Ce grand homme, toujours prudent,
Organise un Erre-Suprèuie,
Mais pour les sots uniquement ;
Car dans un siècle de lumières ^
Et pour nous autres gens d’esprit,
On sait bien, entre nous soit dit,
Ce que l’on croit sur ces matières.
Il s’occupe décidément
A nous rendre l’àme immortelle
Et pour notre soulagement,
Il nous dégage humainement
De l’enveloppe corporelle

Qui nuit à notre avaneement
Dans la région éternelle
Je dois me taire cependant,
Car la liberté me défend
De parler, encor plus d’écrire ;
Euphrosine, oserez-vous lire
Ce petit discours innocent ?
Vous ne le lirez qu’en tremblant,
La terreur étant décrétée
Au nombre des dieux enfantins
Qui de la France épouvantée
Conduisent les tristes destins,
Je sais bien qu’il faut qu’en respecte
La machine de Guillotin ;
Je le sais, vous êtes suspecte ;
Vous tremblez d’être un beau matin
Réunie aux tristes victimes
Qui, coupables des mêmes crimes.

Emplissent des cachots affreux…,.
Ah ! soyons suspects tous les deux ;
Soyons, puisqu’il est nécessaire,
Assassinés pour notre bien ;
Car c’est ainsi qu’on régénère
Un j)euple qui ne valait rien,
Et qui devient, par ce moyen,
Le plus grand peuple de la terre »