La Genèse de l’idée de temps/1

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Félix Alcan (p. ix-xxxv).

INTRODUCTION


LA THÉORIE EXPÉRIMENTALE DU TEMPS ET LA THÉORIE KANTIENNE


I. — L’étude de Guyau sur la genèse de l’idée de temps est une importante modification de la théorie évolutionniste. À l’opposé des opinions généralement admises dans l’école évolutionniste, Guyau ne fait point dépendre la perception de l’étendue de celle de la durée ; il admet, sinon la priorité de la perception de l’étendue, tout au moins la simultanéité primitive des deux représentations. C’est là un point sur lequel il était utile d’insister. Les kantiens, eux, ont l’habitude d’opposer la question préalable à la plupart des recherches de genèse, quand elles concernent les notions qu’ils prétendent a priori en tant que lois nécessaires de la représentation même. Nous croyons avec Guyau, contrairement à l’opinion de Kant et même de Spencer, que le temps n’est pas une « forme nécessaire de toute représentation », ni a priori, ni a posteriori. En effet, on peut très bien concevoir qu’un animal eût des représentations sans aucune représentation du temps. Il pourrait avoir des affections de plaisir et de douleur uniquement présentes, il pourrait avoir des perceptions spatiales uniquement présentes ; il pourrait se figurer tout sous forme d’étendue tangible ou visible sans mémoire proprement dite, en vivant dans un présent continuel sans passé et sans avenir. Que cet animal se heurte à un objet et se blesse, la vue de l’objet, en reparaissant, ressuscitera l’image de la douleur, et l’animal fuira sans avoir besoin de concevoir une douleur comme future, ni l’image actuelle de la douleur comme en succession par rapport à une douleur passée. Non seulement on pourrait supprimer chez l’animal toute représentation même confuse de succession, pour le réduire à des coexistences d’images spatiales (non jugées d’ailleurs coexistantes) ; mais encore on pourrait, par hypothèse, supprimer le sentiment même du temps, ramener l’animal à une vie toute statique, non dynamique, à un mécanisme d’images actuelles sans conscience du passage d’un état à l’autre. Plongez-le à chaque instant dans le fleuve du Léthé, ou supposez que, soit par un arrêt de développement cérébral, soit par une lésion, cérébrale, l’animal s’oublie sans cesse lui-même à chaque instant ; les images continueront de surgir dans sa tête ; il y aura des liens cérébraux entre ces images et certains mouvements par le seul fait que, une première fois, images et mouvements auront coïncidé : l’animal aura donc, à chaque instant, un ensemble de représentations et accomplira un ensemble de mouvements déterminés par des connexions cérébrales, le tout sans la représentation de succession et sans le sentiment de succession. Cet état, quelque hypothétique qu’il soit, doit ressembler à celui des animaux inférieurs. C’est seulement après une évolution plus ou moins longue que l’animal, par un perfectionnement de l’organisme, projette dans le temps passé une partie de ses représentations. Au début, il a dû sentir, imaginer, jouir, souffrir, réagir et mouvoir en ne projetant les objets que dans l’espace, ou, plus simplement, avec des représentations à forme confusément spatiale, car la représentation distincte de l’espace est encore un perfectionnement très ultérieur. Comment donc les kantiens peuvent-ils soutenir qu’on ne peut « se représenter une représentation sans la représentation du temps » ?

Même chez l’homme, il y a des cas maladifs où toute notion du temps semble disparue, où l’être agit par vision machinale des choses dans l’espace sans distinction de passé et de présent. Nous pouvons nous en faire une idée, même à l’état sain : il y a des cas d’absorption profonde dans une pensée ou dans un sentiment, d’extase même où le temps disparaît de la conscience. Nous ne sentons plus la succession de nos états ; nous sommes en chaque instant tout entiers à cet instant même, réduits à l’état d’esprits momentanés, sans comparaison, sans souvenir, totalement perdus dans notre pensée ou dans notre sentiment. Si on nous fait tout à coup sortir de cette sorte de paralysie portant sur la représentation de la durée, nous sommes incapables de dire s’il s’est écoulé une minute ou une heure : nous sortons comme d’un rêve où, sur notre monde intérieur détruit, le temps aurait dormi immobile. La représentation du temps est donc du luxe ; quant à la conscience immédiate du passage d’un état à un autre état, elle pourrait être réduite à tel point que l’existence interne recommençât à chaque moment, et cela, sans qu’un spectateur du dehors s’en aperçût. Ce serait une série d’éclairs intérieurs dont chacun existerait pour lui seul : la conscience de la continuité aurait disparu. Ce n’est là sans doute qu’une supposition, une sorte d’état-limite : en fait, à l’état normal, l’être animé se sent passer d’une sensation à l’autre et la représentation de la succession suit de très bonne heure les successions de représentations ; mais elle les suit comme leur effet constant ; elle ne les précède pas comme leur cause, elle ne les conditionne même pas. La vraie condition est ailleurs. Elle est dans la réelle existence de la succession et du mouvement hors de nous, et aussi dans notre cerveau. Le cadre a priori du temps est notre crâne.


II. — Pour déblayer en quelque sorte le terrain où doivent se porter les recherches de Guyau, analysons la démonstration kantienne, et nous verrons qu’elle suppose tout sans rien démontrer. « Le temps, dit Kant, n’est pas un concept empirique ou qui dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité et la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous notre perception si la représentation du temps ne leur servait a priori de fondement. » Selon nous, comme selon Guyau, c’est juste l’opposé de l’ordre réel. L’animal a d’abord, en fait, une représentation, puis une succession de représentations, puis une représentation des représentations qu’il a eues, et cela, dans un certain ordre imposé ; il a par conséquent une représentation de la succession des représentations ; enfin cette succession prend la forme du temps en vertu de lois comme celles qui font que l’impression d’une aiguille enfoncée dans les chairs prend la forme de la douleur, sans qu’on ait cette forme a priori dans la conscience ni aucune notion a priori de la douleur. Que la représentation du temps ne précède pas les autres représentations chez l’animal, c’est incontestable ; quant à dire que les conditions de la représentation ultérieure du temps la précèdent, c’est enfoncer une porte ouverte. Il est clair que les conditions de tout phénomène précèdent ce phénomène ; que, si nous n’avions pas un cerveau capable de sentir, nous ne sentirions pas ; que, si nos sensations n’étaient pas successives, nous ne les sentirions pas successivement ; que, s’il ne restait rien de la première sensation lors de la seconde, nous n’aurions pas de mémoire ; que, si nous n’avions pas de mémoire, nous ne concevrions pas la succession des représentations ; mais les propriétés de nos représentations ne sont ni des propriétés a priori, ni des lois a priori, ni des intuitions a priori, ni des formes a priori, pas plus que la forme de la vague n’est a priori par rapport à la vague. Ne prenons pas le mode ou le résultat constant de notre expérience pour une condition antérieure et supérieure à l’expérience.

Kant continue : — « Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. » Nous nions encore, avec Guyau, cette proposition. Une sensation, nous l’avons vu, peut être éprouvée sans représentation du temps. L’animal qui sent les dents d’un autre s’enfoncer dans sa chair n’a aucun besoin de se représenter le temps pour sentir. Le temps n’est une « représentation nécessaire » que pour les représentations complexes de succession, ce qui revient à dire qu’il est nécessaire de se représenter le temps pour se le représenter. Ayant toujours eu des successions de représentations, nous ne pouvons pas concevoir une autre manière de nous représenter les phénomènes, car cette manière ne nous est donnée dans aucune expérience. La propriété constante de notre expérience ne peut pas ne pas nous apparaître comme une nécessité de l’expérience même, constamment confirmée par son harmonie avec la réelle existence hors de nous de mouvements dans le temps.

« Par cette nécessité seule, continue Kant, on fonde a priori la possibilité de principes apodictiques concernant les rapports du temps, ou d’axiomes du temps en général, comme celui-ci : — Le temps n’a qu’une dimension. » — Cet axiome, selon nous, n’est que l’expression analytique de notre représentation constante, la traduction d’un fait de conscience sans exception. La douleur nous excite à la fuir, — voilà un fait ou une loi ; — nous nous représentons le temps avec une seule dimension, l’espace avec trois, la couleur, les sons, les odeurs avec une intensité quelconque, etc. ; voilà d’autres faits ou lois d’expérience, qui se trouvent être les lois de l’expérience elle-même telle qu’elle est toujours, conséquemment les plus générales des lois. Mais la question de leur origine reste ouverte, comme aussi celle de leur nécessité a priori et de leur pourquoi.

Kant répond : « Il faudrait alors se borner à dire : — Voilà ce qu’enseigne l’observation générale, et non voilà ce qui doit être. » — Mais en effet, nous ne pouvons rien dire de plus que ceci : — L’observation générale de l’observation même, l’expérience générale de l’expérience nous apprend que nous avons toujours des séries de représentations qui aboutissent à des représentations de séries unilinéaires et se groupent à la fin dans une représentation de série unique, le temps ; si bien que nous ne pouvons nous figurer autrement les faits d’expérience, n’ayant pour cela aucun moyen. Pourquoi est-ce ainsi ? Nous n’en savons rien. Constater le plus général des faits, ce n’est point l’ériger en « intuition a priori. »

— « Le temps, dit Kant, n’est pas un concept discursif ou, comme on dit, général, mais une forme pure de l’intuition sensible. Les temps différents, en effet, ne sont que des parties d’un même temps. Or, une représentation qui ne peut être donnée que par un seul objet est une intuition. » Kant veut dire que nous ne généralisons pas des successions diverses et détachées que nous aurions eues ; mais cela tient à ce que nous comblons les vides de notre expérience par un effet d’optique analogue à celui qui nous fait combler les vides de l’espace. Faut-il en conclure que l’idée de temps, au lieu d’être la propriété la plus constante de notre expérience, soit une intuition d’objet ? Ce que dit Kant, — qu’il n’y a pas plusieurs temps, mais un seul, — ne s’applique d’ailleurs qu’à la notion savante et philosophique du temps. De même qu’il y a très probablement à l’origine, malgré cette même théorie kantienne, plusieurs espaces pour l’animal, — un espace tactile, un espace visuel, un espace olfactif, — et que la combinaison, la fusion de ces espaces en une représentation unique d’espace unique, uniforme, homogène, indéfini, est un perfectionnement très ultérieur, de même il y a probablement pour l’animal plusieurs temps, plusieurs fragments de durée, qu’il ne songe nullement à relier en les alignant sur une seule ligne mathématique. En d’autres termes, il se représente diverses successions dont chacune, objectivement, est un morceau subsistant à part, un bout de chaîne brisée ; il a des successions d’images auditives et il a des successions d’images visuelles ; il a des successions d’appétits, faim, soif, etc. Toutes ces séries restent d’abord flottantes et discontinues dans son imagination, sa vie étant un rêve. Il n’accomplit pas l’opération scientifique qui consiste à comparer ces séries, à reconnaître qu’elles forment une série unique et que de même, objectivement, le cours du temps est continu, uniforme, identique pour tous les êtres. Cette notion du temps est un produit raffiné de la réflexion humaine, comme les notions de l’infini, de l’immensité, de la causalité universelle, etc. Prétendre que, pour avoir des représentations quelconques, il faut avoir cette intuition pure du temps, même à l’état obscur, c’est transporter notre science actuelle dans l’ignorance primitive. D’ailleurs, même aujourd’hui, nous n’avons aucune intuition pure du temps ; toutes les intuitions que nous en avons sont des intuitions concrètes et spatiales, disons le mot, sensitives. Nous sommes obligés de nous représenter le temps indirectement, par un détour. La conscience de la transition dans le temps n’est pas une « intuition » du temps, encore moins une intuition supérieure à l’expérience ; c’est, au contraire, l’expérience même parvenue à ce degré d’évolution où elle est capable de se réfléchir sur soi. Ce degré n’existe guère véritablement que chez l’homme, et encore chez le savant. Chez l’animal ou l’enfant, et dans la plupart des circonstances, les tableaux de l’espace suffisent.

Si donc il est vrai de dire que la succession des représentations n’est pas la représentation de la succession, il est également faux de croire que cette représentation tardive de la succession soit la descente d’une intuition pure dans la conscience, comme celle du Saint-Esprit chez les apôtres ; elle est un perfectionnement de l’intelligence, qui, de représentations d’abord isolées, s’élève par degrés à la représentation d’une série intensive, extensive et protensive. Après avoir eu des représentations dont chacune laisse une trace, l’être conscient finit par avoir la représentation de leur ordre même et de leur mode d’apparition ; il regarde en arrière dans le temps comme il regarde en arrière dans l’espace. C’est là une complication due à la réflexion de l’expérience sur l’expérience par le moyen d’organes répétiteurs et condensateurs.

« Une représentation, vient de dire Kant, qui ne peut être donnée que par un seul objet est une intuition. » — Mais où est donc ce seul objet dont nous aurions l’intuition et qui serait le temps ? J’ai beau chercher dans ma conscience, je n’y puis voir le temps en lui-même, tout seul et comme un « objet ». Je me représente des successions de sensations, de passions, de plaisirs, de peines, de volitions, de motions, etc. ; mais une succession toute seule, sans rien qui se succède, voilà ce que je ne parviens pas à me figurer, pas plus qu’un animal en soi, qui ne serait ni homme, ni cheval, etc. Il est bien vrai qu’il reste dans mon imagination un cadre en apparence vide, une sorte de longue allée déserte, le long de laquelle je conçois que tout va se ranger ; mais c’est là encore le dernier résidu de l’intuition sensible : regardez-y de près, vous y découvrirez une conscience vague de sensations, d’appétitions, de vie et surtout de mouvement. Pour concevoir le temps mathématique, vous tracez une ligne par l’imagination ; vous passez du temps dans l’espace. Il n’y a là aucune intuition pure. Le temps, d’ailleurs, est-il donc vraiment un objet, une réalité qu’on puisse intueri, contempler, une existence pure et supra-sensible qu’on verrait d’une vision pure et supra-sensible ?

Une intuition pure est chose impossible dans le système même de Kant. En effet, c’est un principe pour Kant qu’ « une intuition ne peut avoir lieu qu’autant qu’un objet nous est donné, » et cela n’est possible, ajoute-t-il, qu’autant que l’objet « affecte l’esprit d’une certaine manière. » Or, « la capacité de recevoir des objets par la manière dont ils nous affectent s’appelle Sensibilité. » C’est donc « au moyen de la sensibilité que des objets nous sont donnés, et elle seule nous fournit des intuitions[1].» — Comment alors pourrions-nous avoir une intuition d’un objet appelé temps, qui n’est pas un objet réel, qui ne peut pas, en tant que tel, affecter notre sensibilité, ni nous donner à lui seul une sensation ? Kant se réfute ainsi lui-même.

Toutes les objections faites par les Kantiens à l’expérience de la durée se retournent, avec beaucoup plus de force, contre la prétendue intuition pure du temps. Le temps étant un passé-présent-futur, comment peut-il, dans le passé et le futur, être un objet d’intuition ? Comment l’esprit aurait-il la vision, même pure, du passé et de l’avenir ? Qu’on se figure en Dieu une intuition de l’éternel, c’est là une représentation tout hypothétique et, à vrai dire, dont nous n’avons aucune représentation ; mais enfin, étant admis un Être éternel, on peut lui supposer l’intuition de l’éternité. Au contraire, que signifie l’intuition pure du temps, c’est-à-dire d’une succession qui ne peut tomber sous l’intuition que dans sa portion présente ? Nous n’avons d’autre intuition du temps que notre expérience actuelle de l’état présent avec tendance actuelle à passer à un autre état. Le temps est un objet partiellement de conscience et partiellement de conception : il n’est ni ne peut être, à aucun titre ni d’aucune manière, objet d’intuition, encore moins a priori qu’a posteriori ; et le mot d’intuition pure est ici absolument vide de sens. « J’appelle pure, dit Kant, (oubliant ce qu’il vient de dire) une représentation où l’on ne trouve rien qui se rapporte à la sensation. » Mais comment vous représenter la succession des phénomènes, c’est-à-dire la succession des sensations réelles ou virtuelles, sans rien qui se rapporte à la sensation ? Si, par impossible, vous videz complètement votre conscience de tout contenu sensitif ou appétitif, vous restera-t-il le temps ? — Il ne vous restera absolument rien. C’est par ce procédé d’exhaustion, précisément, que nous arrivons ou croyons arriver à la conception bâtarde du néant. L’intuition d’une forme des sensations prétendue pure n’est elle-même qu’une image des sensations à l’état vague et confus. Kant prend le dernier fantôme de l’expérience pour l’intuition d’un objet transcendantal. Nous ne comprenons pas comment, après avoir lui-même si bien démontré qu’on ne peut avoir l’intuition pure de Dieu, de la cause suprême, de la substance suprême, etc., et que « la sensibilité seule fournit des intuitions, » il nous accorde une intuition pure du temps qui ne serait autre que la vision de Saturne en personne.

Kant reconnaît lui-même ce que nous disions tout à l’heure, à savoir que « nous représentons la suite du temps par une ligne qui s’étend à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension ; et nous concluons des propriétés de cette ligne à celles du temps, avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours successives. » Mais la conséquence tirée de là, par Kant est inattendue : — « On voit par là, dit-il, que la représentation du temps est une intuition, puisque toutes ses relations peuvent être exprimées par une intuition extérieure. » La conclusion naturelle serait que le temps est une représentation expérimentale, non une intuition pure, puisque toutes ses relations ne peuvent être exprimées « que par une intuition extérieure, » par des images parlant aux sens ou à l’imagination et empruntées à l’espace.

En réalité, pour Kant, le temps est la forme de ce qu’il appelle « le sens interne, » c’est-à-dire de « l’intuition de notre état intérieur. >> Il eût dû en conclure que le temps nous est donné, non indépendamment de l’expérience, mais avec l’expérience et par l’expérience de nous-mêmes, c’est-à-dire de l’ensemble de nos représentations variables accompagnées d’un ensemble de représentations fixes qui constituent notre moi. Le temps est un abstrait de l’expérience interne.

« Que si je pouvais, conclut Kant, avoir l’intuition de moi-même ou d’un autre être indépendamment de cette condition de la sensibilité, les mêmes déterminations que nous nous représentons actuellement comme changement nous donneraient une connaissance où ne se trouverait plus la représentation du temps, et par conséquent aussi du changement. » — Qu’est-ce que Kant en peut savoir ? En admettant même que le temps soit une condition sine quâ non de notre conscience, comment peut-il en conclure que le temps « n’appartient pas aussi aux choses à titre de condition ou de propriété ? » Pourquoi serions-nous condamnés à voir des changements dans le temps sans qu’il y en eût ? De ce que le temps est un mode de notre expérience, il en résulte qu’il est l’expérience même dans un de ses exercices constants, et il en résulte aussi, notre expérience se trouvant confirmée par la série de ses relations avec les choses, que le temps est une propriété commune de notre conscience et des choses. Le rêve d’éternité intemporelle, fait par Kant, est une simple idée dont rien ne peut garantir la valeur.

Toute cette démonstration kantienne en deux pages est donc une série d’observations incomplètes et de conclusions précipitées. C’est de la psychologie faite non sur le vif, mais sur des concepts abstraits, tels qu’ils existent chez l’homme adulte et civilisé. La terminologie scolastique des intuitions pures, des représentations a priori, des formes pures remplace par des symboles les observations et raisonnements.

On pourrait appliquer à l’intensité une série d’arguments analogues à ceux de Kant, soutenir que nous ne pouvons nous représenter une sensation ou état quelconque de conscience sans une certaine intensité, que, par conséquent l’intensité est une forme pure de la sensibilité, un objet d’intuition pure et a priori, auquel nous mesurons toutes choses. On pourrait prétendre que toutes les intensités peuvent être conçues comme des degrés d’une même intensité, variant seulement de qualités, de lieux et de temps ; qu’il n’y a pas cent conceptions possibles de l’intensité, mais une série croissante ou décroissante d’intensités applicables à des objets divers, comme la succession et comme la position. On en conclurait que c’est par une intuition a priori qu’on juge l’intensité d’un coup de poing.

Il y a de plus une grande obscurité et une grande incohérence dans la théorie kantienne. Le temps est d’abord une intuition pure, et ensuite il se trouve que c’est la plus constante des intuitions sensibles, toujours représentée à l’imagination en termes « d’intuition extérieure », et enfin, c’est une intuition du sens interne. Le temps est d’abord une intuition d’objet, puis il se trouve que cet objet n’existe pas, que c’est simplement notre manière constante de sentir dont nous avons la conscience. Bien plus, si nous apercevions les choses en elles-mêmes, Kant nous apprend (comme s’il y était allé voir) que le temps s’évanouirait ; ce prétendu objet pur d’une intuition pure finit donc par être une ombre, une illusion de la caverne. Et cependant, le monde des choses réelles a la complaisance de venir se ranger dans ce cadre de notre sensibilité ; les éclipses prédites par les astronomes arrivent à point nommé, comme si le temps était un rapport objectif des choses. Comment donc a lieu cette harmonie entre notre sensibilité et les choses réelles ? Dire que nous imposons nos formes à l’Univers n’avance à rien, car rien n’oblige la matière de l’Univers à se mouler si docilement sur nos formes, ni le soleil à s’éclipser pour faire honneur aux formes de notre sensibilité, ni notre corps à mourir et à se décomposer selon les prévisions de la science, uniquement pour se conformer à notre intuition du temps.

III. — Les disciples contemporains de Kant, renonçant à l’intuition pure, se contentent, avec plus de modestie, de poser le temps comme simple « loi de la représentation ». Ils n’en appellent pas moins l’espace et le temps, « les forteresses imprenables de l’apriorisme », et ils prétendent que les partisans de la genèse expérimentale veulent « tout ramener à l’expérience sans aucunes lois pour la régir, et dès lors sans possibilité pour la constituer elle-même et pour la comprendre[2]. » — Mais où voit-on que les partisans de l’expérience, par exemple Guyau, considèrent l’expérience comme n’étant soumise à aucune loi ? Et en quoi l’existence d’une loi expérimentale prouve-t-elle l’existence d’une forme a priori ? C’est une loi que, si je regarde une croix rouge, j’éprouverai la sensation du rouge, et que, si je reporte les yeux sur du blanc, une teinte verte remplacera le rouge ; en faut-il conclure que les formes du blanc, du rouge, du vert et de leurs combinaisons soient a priori, sous prétexte qu’elles tiennent à la constitution cérébrale ? Les lois qui nous font éprouver telle sensation d’odeur quand se dégage le chlore sont-elles a priori ? Cette façon de poser le problème est trop commode. Dans ses essais pour expliquer la genèse de l’idée du temps, Guyau suppose l’expérience avec les lois physiologiques et psychologiques qui la rendent possible, et qui elles-mêmes rentrent dans les lois générales de l’univers. La question est de savoir s’il faut, au lieu du jeu dès lois de la sensation, de l’émotion et de l’appétit, invoquer une loi transcendentale ou, pour mieux dire, une faculté transcendantale. Hypothèse paresseuse, ignava ratio, qui, loin d’expliquer l’expérience par des lois, érige en loi l’absence même de loi naturelle sous le nom d’intuition pure ou de forme a priori.

En résumé, la représentation de la succession de plusieurs représentations n’est, selon nous, qu’un état de conscience plus complexe, d’ordre à la fois sensitif, appétitif et moteur. Pour se représenter une succession de représentations, il faut avoir simultanément : 1o telle sensation actuelle, 2o l’image d’une sensation antérieure, 3o l’image synthétique et confuse de la transition, c’est-à-dire de la pluralité d’images intermédiaires liant l’image à la sensation. Si on objecte que tout cela est un complexus présent d’images, non une succession dans le temps, nous répondrons qu’en fait nous ne concevons le passé que présentement, par une figuration présente. En outre, l’objection vient, comme nous l’avons montré ailleurs[3], de ce qu’on suppose idéalement : 1o un présent indivisible, 2o une immobilité de la conscience en ce point présent. Or, 1o le présent de notre conscience a une durée, 2o l’immobilité est une conception statique fausse, qui ne répond pas à la réalité dynamique. Un être qui change en passant du plaisir à la douleur peut se sentir en train de changer, alors même qu’il ne conçoit pas encore le temps, ni le rapport des deux termes du changement. Le changer est saisi au moment même où il s’accomplit, dans la transition, sous forme dynamique. Notre mot abstrait changer exprime aujourd’hui une comparaison, et nous porte à croire que l’être a besoin d’une comparaison d’images pour s’apercevoir du changement même. Il en a besoin pour juger qu’il a changé, oui, mais pour avoir le sentiment particulier qui est corrélatif du changement, non. Aucune comparaison d’idées à l’état statique n’arriverait à donner le sentiment du changement si l’être vivant ne l’avait pas dynamiquement. L’animal, du moins à l’état normal et conscient, n’a point une idée morte et immobile de plaisir, puis une idée morte et immobile de douleur : au moment même où son plaisir se change en douleur, il y a autre chose en lui que des images statiques, objet d’une comparaison contemplative et rétrospective : il y a l’indéfinissable conscience de perdre le plaisir et d’acquérir la douleur, il y a l’expérience interne du changement en acte. C’est là, selon nous, l’élément essentiel et primitif de toutes les idées ultérieures de temps, d’espace, de mouvement, etc. Mais cette expérience radicale du changement en train de s’effectuer, n’implique nullement une référence de la pensée à quelque intuition pure du temps. Ce n’est pas dans une intuition a priori qu’on se voit changer, passer du plaisir à la douleur, c’est dans l’intuition expérimentale par excellence, qui est la conscience immédiate. En d’autres termes, dans le présent même, ou dans ce qui paraît tel à notre conscience, nous ne nous sentons pas inerte : l’appétit est une tendance qui se manifeste par un double sentiment de tension constante et de transition constante ; nous nous sentons mouvants et non immobiles, avant de savoir ce que c’est que changement ou immobilité. À cette tension du vouloir et du mouvoir, à cette conscience d’énergie passant du potentiel à l’actuel, joignez le jeu de représentations si bien décrit par Guyau il fera apparaître les deux termes extrêmes d’une série mentale à une dimension, avec les termes intermédiaires en ordre déterminé, vous aurez alors tout ce que suppose la représentation d’une succession ou, pour mieux dire, d’une transition de représentations et d’appétitions. Vous aurez devant les yeux de l’imagination psychologique 1o une sorte d’avenue ouverte, avec les intermédiaires, comme les arbres qui bordent une allée : c’est la représentation statique et par cela même incomplète ; 2o l’image de la tension et transition constantes qui ont accompagné chaque terme de la série : c’est la représentation dynamique, appétitive et motrice. Voilà l’idée du temps : vous aurez beau chercher dans votre conscience, vous n’y trouverez que ces deux groupes de représentations, les unes variables et diverses, les autres constantes et uniformes, dont le contraste interne au sein de l’appétit qui constitue la vie, apparaît comme durée.

On verra de quelle manière ingénieuse et profonde Guyau s’est efforcé de reconstruire la représentation du temps. Ce qui reste d’irréductible dans son analyse du sentiment de la durée n’est nullement la preuve d’une intuition transcendante : irréductibilité n’est point, comme on le prétend, apriorité[4]. Ceux qui le croient commettent l’ignoratio elenchi. Nos sensations, comme telles, sont irréductibles ; le plaisir et la douleur sont irréductibles ; dans tous les états de conscience il y a un caractère d’intensité qui est irréductible ; faut-il en conclure que tout cela soit a priori ? C’est au contraire la preuve qu’il y a là des choses de pure expérience, des choses qu’il faut avoir éprouver pour les connaître. De même pour le temps : l’être qui n’aurait ni sensations successives, ni appétitions successives, ni réflexion sur ces sensations et sur leur mode d’arrangement sériel, cet être-là n’aurait aucune expérience de la durée et il n’est point d’intuition pure qui pût y suppléer. L’irréductibilité est précisément le caractère de tout ce qui est objet d’expérience immédiate et radicale.

Le plus étrange, c’est que ceux mêmes qui objectent que l’expérience interne fournit seulement des représentations statiques et immobiles, en divers instants dont chacun est toujours présent, sont aussi ceux qui, pour expliquer la conscience du temps, invoquent la chose statique et immuable par excellence : le cadre a priori du temps, ou même, comme M. Ravaisson, l’idée de l’éternité. Mais c’est alors que nous serions à jamais fixés, figés, glacés dans un présent sans passé et sans avenir. Nous aurions, du côté empirique, une ou plusieurs représentations toujours présentes et en repos, du côté rationnel, une idée pure, immobile, éternelle, un punctum stans. Comment fabriquer avec tous ces éléments stables la succession et la représentation de la succession ? Il faudra toujours en venir, — avec les partisans de l’expérience tels que Guyau, — à chercher dans notre expérience même un moyen de saisir sur le fait et de concevoir la succession ; et ce moyen est tout autre que la contemplation immobile de l’immobile éternité.

Alfred Fouillée.
  1. Critique de la Raison pure, 1. 1.
  2. Renouvier, Logique, I. 314.
  3. Voir nos études sur la Mémoire dans la Revue des Deux-Mondes.
  4. Voir, outre M. Renouvier, la Psychologie de M. Rabier.