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La Gouvernante/Acte I

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La Gouvernante
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome III (p. 73-92).
Acte II  ►

LA GOUVERNANTE.
COMÉDIE.

ACTE PREMIER


Scène premiere

ANGÉLIQUE, JULIETTE.
Juliette, suit Angélique qui rêve.

Angélique, est-ce tout ? Faites-vous violence :
Je voudrois bien sçavoir à quoi sert le silence
Il ne guérit de rien ; au contraire, il aigrit
Les maux et les tourments du cœur & de l’esprit.
Se taire est n’être plus qu’une ombre qui s’ennuie ;
Le babil est le charme & l’ame de la vie…
Vous ne répondez rien ! Quel est donc votre but,
Et votre idée ?

Angélique.

Et votre idée ?Hélas !

Juliette.

Et votre idée ? Hélas !Un soupir ! Beau début !
Après, continuez.

Angélique.

Après, continuez.Je n’ai plus rien à dire.

Juliette.

On n’a que trop de quoi parler quand on soupire.
Où sont donc ces transports, cette vivacité ?
Nos entretiens faisoient votre félicité ;
Vous ne pouviez finir. Lorsque je me rappelle…

Angélique.

Je ne te parlois pas alors d’un infidele.

Juliette.

Doit-on, lorsque l’on perd le cœur d’un inconstant,
Perdre aussi la parole ? Allons, il faut d’autant
Soulager son dépit ; rien n’est plus salutaire.

Angélique.

Où parle la raison, le dépit doit se taire ?

Juliette.

Et la raison vous parle, à vous, Angélique ?

Angélique.

Et la raison vous parle, à vous, Angélique ? Oui.

Juliette.

Ah ! Le bel entretien ! Ma foi, gare l’ennui ;
Mais il est tout venu.

Angélique.

Mais il est tout venu.Non, ce guide propice
A porté la lumière au fond du précipice

Où j’aurois essuyé le plus grand des malheurs.

Juliette.

Bon ! Bon ! L’amour bientôt le comblera de fleurs.

Angélique.

Non, je n’ai plus en lui la moindre confiance.
Où m’alloit entraîner mon peu d’expérience !
Eh ! comment pouvons-nous ne nous pas égarer ?
Comment fuir les dangers qu’on nous laisse ignorer ?
À qui notre jeunesse est-elle confiée ?
Hélas ! pour l’ordinaire elle est sacrifiée.
Quel est le sort du sexe ! Ah ! Juliette, il s’ensuit
Qu’on croit qu’il ne vaut pas la peine d’être instruit.

Juliette.

Ah ! diantre, vous voilà tout-à-fait surprenante !
Ce beau chef-d’œuvre vient de notre Gouvernante.
Depuis six ou sept mois qu’elle a trouvé moyen
De s’impatroniser, je n’y connois plus rien ;
La baronne elle-même en a fait son amie,
Et ne fait que vanter sa rare prud’hommie :
Nous étions, vous et moi, bien mieux auparavant.

Angélique.

Je voudrois l’avoir eue en sortant du Couvent :
oui, Juliette, ce sont quatre ans que je regrette.

Juliette.

Oui, votre tante a fait une fort belle emplette…
Cette femme n’entend qu’à donner des vapeurs.
Mais parlons de Sainville. Espérez que vos cœurs
Seront bientôt remis en bonne intelligence.
Je sçais que de sa part un peu de négligence…

Angélique.

Tu nommes négligence un total abandon !
L’excuse n’a plus lieu non plus que le pardon.

Juliette.

Si Sainville a quitté sa retraite profonde
Pour aller se fourrer dans le tracas du monde,
C’est malgré lui ; pour moi, j’ai tout lieu de douter
Qu’il puisse encor long-tems s’y plaire & le goûter ;
Il n’a fait qu’obéir, & par force, à son pere ;
Son esprit, son humeur, son goût, son caractere,
Feront qu’il y sera tout-à-fait étranger :
Il est trop Philosophe.

Angélique.

Il est trop Philosophe.Ils l’auront fait changer.

Juliette.

Non, il est trop bien né ; c’est sur quoi je me fonde.
Quel triomphe pour vous ! quand dégoûté du monde…

Angélique.

Qu’il y reste, & s’y fasse un nom bien éclatant.
Juliette, je médite un projet important.

Juliette.

Vous voulez tout-à-fait renoncer à Sainville ?

Angélique.

Je voudrois être encor dans mon premier asile.

Juliette.

Eh ! pourquoi faire ? Au lieu de bénir chaque jour
La main qui vous a fait sortir de ce séjour,
Où les infortunés de qui vous êtes née,
Dès vos plus jeunes ans vous ont abandonnée,

Vous songez à rentrer dans le sein de l’ennui ?

Angélique.

Le monde n’a plus rien qui me plaise.

Juliette.

Le monde n’a plus rien qui me plaise. Aujourd’hui ;
Mais demain il pourra vous plaire davantage.
Le dépit prend toujours le parti le moins sage.
Demeurez… les absens sont bientôt oubliés.
La Baronne vous fait mille & mille amitiés ;
Elle a pour vous les yeux de la plus tendre mere ;
C’est une tante enfin comme il ne s’en voit guere ;
Mais si vous ne restez sous ses yeux, j’ai bien peur
Qu’un autre ne parvienne à vous ôter son cœur,
Et qu’avec un époux elle ne s’en console.
La veuve la plus sage est toujours assez folle
Pour se remarier ; cela se voit souvent.
Il ne sera plus tems de sortir du Couvent ;
Il y faudra gémir, enrager comme une autre,
Et pleurer à la fois sa folie & la vôtre :
Je vous en avertis, craignez cet incident.
Mais la voici qui vient avec le Président.
Sortons.

Elle entraîne Angélique.



Scène II.

LE PRÉSIDENT, LA BARONNE.
Le Président.

Sortons.Vous n’avez fait aucune découverte ?
Ah ! Ciel, n’aurois-je plus qu’à gémir de leur perte ?
Faudra-t-il que j’emporte avec moi la douleur
De n’avoir jamais pû réparer un malheur,
Dont en quelque façon je suis presque coupable ?

La Baronne.

Mais vous ne l’êtes point : est-ce qu’on est comptable
Des jugemens qu’on croit rendre avec équité ?
Quoi ! ne peut-on jamais cacher la vérité ?
Tant de gens sont payés pour conspirer contr’elle,
Pour lui tendre toujours une embûche cruelle !
Quel Juge est à l’abri d’un semblable malheur ?

Le Président.

Et voilà justement ce qui fit mon erreur,
Et l’arrêt dont je fus l’organe trop funeste :
Mais se peut-il qu’enfin nul espoir ne vous reste,
Et qu’en dix ou douze ans à peine révolus,
Des gens d’un si grand nom ne se retrouvent plus ?

La Baronne.

Eh ! croyez-moi, Monsieur, quand on est misérable,
C’est un fardeau de plus qu’un nom considérable ;
Ils en ont pû changer. Peut-être que la mort
Au sein de l’indigence aura fini leur sort.

Le Président.

Mais le défunt avoit une femme, une fille ;
Il doit être resté quelqu’un de leur famille.

La Baronne.

J’ai bien quelques soupçons ; mais ils sont si légers,
Ils sont si dépourvus…

Le Président.

Ils sont si dépourvus…Qu’importe ? Ils me sont chers ;
Ne les négligez pas, redoublez votre zele ;
Vous n’aurez jamais eu d’occasion plus belle
D’obliger un parent que vous-même avez mis
Depuis long-tems au rang de vos plus vrais amis.

La Baronne.

Croyez que c’est à quoi mon zele s’intéresse.

Le Président.

Je vois d’un pas rapide arriver la vieillesse ;
J’aurai bientôt fini le cours qui m’est prescrit :
Que je serois content & de cœur & d’esprit,
Si je pouvois, avant le terme qui s’approche,
N’être plus accablé d’un si cruel reproche !
Ce seroit mon plus cher et mon plus grand bonheur.
En tout cas, j’ai mon fils ; il est homme d’honneur,
Et capable, entre nous, j’ai tout lieu de le croire,
De faire une action qui le couvrant de gloire,
Éternise après moi le sang dont il est né,
Et me donne en mourant un repos fortuné.
Oui, j’en jouis d’avance, et mon âme est tranquille.
Il pourroit cependant arriver que Sainville,
Répandu, dissipé comme il l’est à présent,
Eût altéré ses mœurs.

La Baronne.

Eût altéré ses mœurs.L’exemple est séduisant ;
Mais…

Le Président.

Mais…D’un autre côté, c’est sur quoi je me fonde,
Sainville a grand besoin de l’école du monde.
Philosophe un peu jeune, & même trop ardent,
Il s’abandonne trop à son zele imprudent :
Ami de la franchise, il croit que la souplesse
Est indigne d’un homme, & taxe de bassesse
Ces égards mutuels dont la nécessité
A forgé les liens de la société.
Que sert une sagesse âpre & contrariante ?
Heureuse la vertu douce, aimable et liante,
Dont les ris et les jeux accompagnent les pas ;
La raison même a tort, quand elle ne plaît pas.

La Baronne.

La sienne se ressent des défauts de son âge,
Le tems adoucira ce qu’elle a de sauvage.
Espérez.

Le Président.

Espérez.Que je crains qu’il n’ait été trop loin !
Tel est des jeunes gens le malheureux besoin,
Qu’il faut, pour les polir, risquer de les corrompre ;
Avec lui-même enfin je l’ai forcé de rompre,
D’aller, de se répandre, & de se faire voir ;
Mais son obéissance a passé mon espoir :
Vous ne le voyez plus, moi-même il me néglige.

La Baronne.

Croyez que l’Amour seul aura fait ce prodige.

Le Président.

Ah ! pourvû qu’il ne soit devenu qu’amoureux,
L’amour ne gâte point un caractère heureux ;
Je lui laisse le choix entre d’aimables filles
Qu’il pourra rencontrer dans de riches familles
Où je l’ai présenté ; mais je l’attends ici,
Et par lui-même enfin je vais être éclairci.
Vous, Madame, de grace, achevez votre ouvrage ;
Et surtout, point d’éclat, le moindre est un outrage :
Vous avez des soupçons, ne les méprisez pas.

La Baronne.

J’approfondirai tout, & j’y vais de ce pas.



Scène III.

LE PRÉSIDENT, SAINVILLE.
Le Président, à part, en voyant arriver son fils.

Il me semble qu’il a plus de grace & d’aisance.
(Haut.)
Je n’abuserai pas de votre complaisance,
Le tems vous est trop cher pour en perdre avec moi.

Sainville.

Puis-je en faire un plus doux & plus heureux emploi ?

Le Président.

Vous devenez flatteur.

Sainville.

Vous devenez flatteur.Je dis ce que je pense.

Le Président.

Ce sont des complimens, & je vous en dispense.
Eh ! bien, vous voilà donc au milieu du torrent.
Votre genre de vie est un peu différent :
Que dites vous du monde ? Allons, daignez m’instruire.

Sainville.

Moi, mon pere, j’en dis tout ce qu’on en peut dire ;
Il n’est qu’une façon de le bien définir.

Le Président.

Je ne crois pas qu’il soit aisé d’en convenir.

Sainville.

Avec sincérité, s’il faut que je réponde,
J’ai vu que l’impudence est la reine du monde,
Et qu’il faut, quand on veut y faire son chemin,
Aller à la fortune avec un front d’airain ;
Que l’art d’en imposer est le seul art utile ;
Qu’une louange aride, une estime stérile,
Est tout ce qu’on accorde à peine aux gens de bien.

Le Président.

En exagérant tout, on ne définit rien :
Brisons là. Mais d’ailleurs, dites-moi, je vous prie,
Vous avez fréquenté la bonne compagnie ?

Sainville.

La bonne compagnie ! Eh ! croyez-vous aussi
À cette rareté que l’on appelle ainsi ?
J’ai tout vû, j’ai par-tout cherché cette merveille,
Dont le nom résonnoit sans cesse à mon oreille ;
Mais ce n’est qu’un grand mot nouvellement admis,
Qui n’a rien de réel, que l’usage a transmis

Par l’organe des sots dans la langue ordinaire,
Qui sert à désigner un être imaginaire,
Ouvrage de l’orgueil & de la vanité ;
Tout cercle, quel qu’il soit, toute société
Croit en être, de droit, la véritable sphere :
Du bien, de la naissance, & telle autre chimere,
De la fatuité, des airs & du jargon,
Voilà tout ce qu’il faut pour usurper ce nom.
Quant à moi, j’en appelle ; elle est mal définie :
Ce sont les mœurs qui font la bonne compagnie.

Le Président.

Il en est cependant à qui ce titre est dû ;
Mais avec ces défauts le monde vous a plû,
Et j’en vois la raison : parlons avec franchise,
L’amour… Eh ! comment donc, ce mot vous scandalise !
À votre âge, parbleu, c’est une nouveauté !

Sainville.

Qui m’en auroit donné ?

Le Président.

Qui m’en auroit donné ?L’esprit, ou la beauté.

Sainville.

La beauté, j’en conviens, peut, quand elle est réelle,
Inspirer un amour aussi passager qu’elle.
Quant à l’esprit du sexe…

Le Président.

Quant à l’esprit du sexe…Il est sans contredit,
Que l’on ne vit jamais tant de femmes d’esprit.

Sainville.

Qu’une femme aisément passe pour un prodige !
Mais c’est nous qui faisons nous-même le prestige.

Le Président.

Comment ?

Sainville.

Comment ?Pour peu qu’elle ait de jeunesse & d’appas,
L’amour & les desirs attirent sur ses pas
Une foule empressée à porter jusqu’aux nues
Mille perfections qu’elle auroit peut-être eues,
Si l’on ne l’accabloit d’un encens trop flatteur :
Elle peut tout risquer ; plus d’un adulateur
Lui prête avidement & le cœur & l’oreille,
Et d’avance applaudit. Qu’alors cette merveille,
Aux dépens du bon-sens, anime ses propos,
Et sur-tout avec art distribue à propos
Une œillade traîtresse, un souris infidele,
Et voilà tous nos sots enchantés autour d’elle.

Le Président.

Vous n’avez pas été du nombre ?

Sainville.

Vous n’avez pas été du nombre ?Ah ! vraiment non.

Le Président.

Quand tout le monde a tort, tout le monde a raison.
Pourquoi se distinguer ?

Sainville.

Pourquoi se distinguer ?Je n’en suis pas le maître.

Le Président.

Lorsqu’on est comme un autre, on est comme on doit être.

Qui donne de l’encens ne donne rien du sien.

Sainville.

Eh ! mais, pardonnez-moi, mon estime est mon bien.

Le Président.

(à part.)(haut.)
Le bel amendement ! Souffrez que je réponde.

Sainville.

À des faits ?

Le Président.

À des faits ?Permettez. Quand j’entrai dans le monde,
Je le vis à peu près des mêmes yeux que vous ;
Chacun m’y déplaisoit, & je déplus à tous ;
Ne faisant point de grâce, on ne m’en fit aucune.

Sainville.

On s’en passe.

Le Président.

On s’en passe.L’on prit ma franchise importune
Pour un fiel répandu par la malignité ;
D’autres ne la taxoient que de rusticité ;
Et chacun s’élevoit sur mes propres ruines.
Où l’on cueilloit des fleurs, je cueillois des épines.
Ainsi par un scrupule un peu trop rigoureux,
J’ôtois à la vertu le droit de rendre heureux.
Alors, par une erreur qui n’est que trop commune,
J’imputois mes malheurs à l’aveugle fortune,
J’en faisois son forfait, loin de m’en accuser.
L’expérience enfin sçut me désabuser :
Je rompis mon humeur, rompez aussi la vôtre.
Nos besoins nous ont faits esclaves l’un de l’autre.

Il faut suivre ce joug ; qui se révolte a tort,
Et devient l’artisan de son malheureux sort.
Sachez donc vous soumettre à cette dépendance :
L’usage des vertus a besoin de prudence.
Dans un juste milieu la raison l’a borné :
D’ailleurs il faut toujours que leur front soit orné
Des graces & des fleurs qui sont à leur usage.
Quand la vertu déplaît, c’est la faute du sage.
Sachez la faire aimer, vous serez adoré.

Sainville.

Son éclat naturel doit être décoré !
Quoi ! d’un fard étranger, secours de l’Imposture,
L’art oseroit souiller la beauté la plus pure !
Mon père, croyez-moi, son attrait lui suffit.

Le Président.

Je n’ajoute qu’un mot à tout ce que j’ai dit.
Ma fortune, mon fils, est moins considérable
Qu’on ne le croit ; je suis dans un poste honorable,
Où l’on n’amasse point ; ainsi je vous préviens,
Que, bien loin de trouver après moi de grands biens,
Vous serez étonné d’un si foible partage :
Il faut vous faire ailleurs un plus grand héritage ;
Et vous ne le pourrez qu’en cherchant un parti
Qui soit digne, en un mot, de vous être assorti
Par son nom, par son rang, & par son opulence ;
Mais, pour le mériter, faites-vous violence :
Allez, voyez le monde ; & mettez à profit
Ce que mon amitié vous dicte & vous prescrit.



Scène IV.

SAINVILLE, seul.

Qui ? moi ! pour mendier les biens les plus frivoles,
J’irois de porte en porte encenser des idoles,
Et feindre d’adorer l’objet de mes mépris !
La plus haute fortune est trop chere à ce prix.
Ah ! mon pere, en effet, quelle erreur est la vôtre !
Mon bonheur dépend-il d’être au-dessus d’un autre,
De briller dans le monde un peu plus, un peu moins ?
Eh ! bien, mon existence aura moins de témoins.
Est-ce un si grand malheur de n’éblouir personne,
De n’avoir que l’éclat que la probité donne ?
Quoi qu’il en soit enfin, je serai dans le cas ;
Et c’est un être heureux qu’on ne connoîtra pas.
Oui, cet objet charmant aura la préférence :
Adorable Angélique, ah ! quelle différence !
Le Ciel a pris plaisir à la former pour moi.
C’en est fait pour jamais, je rentre sous sa loi…
Depuis que j’ai cessé de cultiver sa flamme,
Puis-je encore espérer de regner dans son ame ?
Elle m’a tant aimé, que je dois me flatter
D’obtenir un pardon que je vais mériter.

(Il va pour sortir.)



Scène V.

SAINVILLE, JULIETTE.
Juliette.

Monsieur, un mot, de grace ; Angélique m’envoie.

Sainville.

Angélique ?

Juliette.

Angélique ?Elle-même.

Sainville.

Angélique ?Elle-même.Ah ! ciel ! quelle est ma joie !
Dieux ! Elle me prévient.

Juliette.

Dieux ! Elle me prévient.Sans vous le reprocher,
C’est la dixième fois que je viens vous chercher.

Sainville.

Ah ! je suis trop heureux.

Juliette.

Ah ! je suis trop heureux.Apprenez à quels titres,
Et prenez ce paquet ; c’est un recueil d’épîtres.

Sainville.

Ô gages fortunés du plus fidele amour !
Ô bonheur qui m’assure un éternel retour !
Quand je semblois avoir abjuré son empire,
Elle pensoit à moi, s’occupoit à m’écrire ;
Ce sont tous ses billets.

Juliette, voulant sortir.

Ce sont tous ses billets.Vous verrez à loisir.

Sainville, en l’arrêtant.

Je ne me souviens pas de t’avoir fait plaisir.

Juliette, à part.

Ni moi non plus.

Sainville, en tirant sa bourse.

Ni moi non plus.Tu m’as trop bien servi près d’elle,
Pour ne pas aujourd’hui récompenser ton zèle.
(Il lui donne de l’argent.) (Il lui donne sa bourse.).
Tiens, Juliette… Ah ! prends tout.

Juliette.

Tiens, Juliette… Ah ! prends tout.Que de biens à la fois !

Sainville.

Eh ! puis-je trop payer tous ceux que je reçois ?

Juliette, voulant s’en aller.

Je suis votre servante.

Sainville.

Je suis votre servante.Attends.

Juliette.

Je suis votre servante.Attends.Monsieur, je n’ose.

Sainville.

Sois témoin des transports que mon bonheur me cause.
Tu lui diras… Grands Dieux ! quel retour inhumain !
Je vois, je lis ma perte écrite de ma main ;
Mes lettres, mon portrait ! Il faudra que j’en meure !

Juliette, à part.

Je ne crois pas qu’il soit besoin que je demeure.

Sainville.

L’espoir n’a donc servi qu’à mieux m’assassiner.
(à Juliette.)
Eh ! quoi ! tu fuis !

Juliette.

Eh ! quoi ! tu fuis !Je crains de vous importuner.

Sainville.

Parle donc, ton silence augmente mon supplice.
Tu ne te tairois pas, si tu n’étois complice.

Juliette.

Mais en serez-vous mieux, quand je vous aurai dit,
Que jusqu’à la rupture on pousse le dépit,
Qu’à l’amour d’Angélique il ne faut plus prétendre,
Et qu’elle ne veut plus vous voir ni vous entendre ?

Sainville.

On ne peut donc jamais former qu’un nœud fatal.
Il n’est donc que trop vrai que tout choix est égal.
À tout âge, en tout lieu, l’amour n’est qu’en idée.
Enfin, c’en est donc fait, ma perte est décidée :
Je n’ai donc plus ce cœur que j’avois enflammé.

Juliette.

Jugez-vous. Quand on a le bonheur d’être aimé,
Il faudroit résider auprès d’une Maîtresse,
Cultiver par soi-même, & nourrir sa tendresse.
L’amour qu’on nous inspire exige bien du soin ;
Des yeux qui l’ont fait naître, il a toujours besoin ;
La moindre négligence y porte un coup funeste.
Est-ce que notre cœur a des forces de reste ?

Sainville.

Et parce que j’ai tort, m’abandonneras-tu ?

Juliette.

La bonne volonté fait toute ma vertu :
Mais je suis sans crédit ; je rougis de le dire.
Certaine Gouvernante a sur elle un empire,
Que, pendant votre absence, elle a jusqu’à ce jour
Acquis, malgré moi-même, aux dépens de l’amour.

Sainville.

Mais, malgré cette femme, au moins je puis écrire.

Juliette.

Et l’on refusera constamment de vous lire ;
Car ce maudit Argus pense à tout, n’omet rien…
Écrivez cependant.

Sainville.

Écrivez cependant.Je m’en garderai bien.
Ah ! c’en est trop enfin… je ne veux rien entendre ;
Puisqu’on me rend mon cœur, il faut bien le reprendre ;
Puisqu’on brise ma chaîne, il faut bien en sortir.
Non, je ne prétends pas perdre mon repentir.
Laisse-moi, c’est en vain que la perfide y compte :
J’aime encor mieux mourir de rage que de honte :
J’aurois vécu pour elle, & je vivrai pour moi.
Que je suis soulagé d’avoir repris ma foi !
Que je vais désormais vivre heureux & tranquille !
Tu le veux, j’écrirai ; mais ce sera d’un style…
Elle apprendra qu’on peut cesser de l’adorer.

Juliette.

Perdez-vous la raison ? Au lieu de réparer…

Sainville.

Un seul regret me tue, il faut que j’en convienne,
C’est que son inconstance ait prévenu la mienne.
Toi, tu lui remettras ma lettre en tems & lieu ;
Tu la lui feras lire… allons, j’y compte. Adieu.

(Il sort.)



Scène VI.

JULIETTE, seule.

Voilà comme ils sont tous, quand on leur rend le change ;
Furieux, hors de sens : c’est une espece étrange ;
Mais enfin, quels qu’ils soient, tout bien apprécié,
Il ne faut pas laisser que d’en avoir pitié.