La Gouvernante/Acte V

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La Gouvernante
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome III (p. 167-178).
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ACTE V



Scène I

SAINVILLE, JULIETTE.
Juliette.

Je vous dis qu’en un mot cela n’est pas possible ;
Ni pour moi, ni pour vous, elle n’est pas visible :
L’accès près d’Angélique est si bien interdit,
Qu’avec tout votre amour, avec tout mon esprit…

Sainville.

Mais comment ?

Juliette.

Mais comment ?C’est un fait : elle est comme enchaînée ;
La porte du jardin vient d’être condamnée ;
Car on a bien pensé que vraisemblablement
Vous pourriez en venir à quelque enlevement.

Sainville.

J’aurois eu cette idée ?

Juliette.

J’aurois eu cette idée ?Enfin, on l’a prévûe.

Sainville.

Et que dit Angélique ?

Juliette.

Et que dit Angélique ?Il faudroit l’avoir vûe :

Mais il vous est aisé de vous l’imaginer ;
Sans se voir, quand on s’aime, on peut se deviner.

Sainville.

Ah ! mon pere, sans doute, achève la vengeance !
Et la Baronne est-elle aussi d’intelligence ?

Juliette.

Je ne sçais, mais souvent, au déclin des beaux jours,
Notre sexe prend moins le parti des amours.

Sainville.

Ils me l’enlèveront… ma perte est résolue ;
Je veux la voir, dûssé-je expirer à sa vûe.

Il sort.



Scène II.

JULIETTE, seule.

Je commence à douter qu’il soit si doux d’aimer ;
D’abord, la seule idée avoit su me charmer :
Je le croyois le bien le plus grand de la vie ;
Ce que j’en vois m’en fait presque passer l’envie.
Quand l’amour tourne à mal, c’est un cruel vainqueur ;
Il est vrai : cependant, que faire de son cœur ?



Scène III.

ANGÉLIQUE, JULIETTE.
Juliette, à Angélique, qui rêve.

Comment ! vous voilà seule ?

Angélique.

Comment ! vous voilà seule ?Ah ! laisse-moi tranquille.

(Elle se promène.)
Juliette, à part.

Allons, tout au plus vite, en avertir Sainville.

(Elle sort.)



Scène IV.

ANGÉLIQUE, LA GOUVERNANTE, achevant de lire une lettre.
La Gouvernante, à Angélique.

Ah ! Ciel, je te rends graces… Eh ! daignez me parler.

Angélique.

Non, cruelle.

La Gouvernante.

Non, cruelle.Arrêtez. Où voulez-vous aller ?

Angélique.

Que m’importe à présent, pourvû que je vous fuie ?
Ne vous attendez plus, après m’avoir trahie,
Que je veuille avec vous passer mes tristes jours.
Non, entre vous & moi, c’en est fait pour toujours.
Je supporterai tout, pourvû qu’on nous sépare.

La Gouvernante.

Vous prononcez bien vîte un arrêt si barbare.

Angélique.

C’est qu’il est dans mon cœur.

La Gouvernante.

C’est qu’il est dans mon cœur.Juste Ciel, quel aveu !

Angélique.

Non, ce faux désespoir vous avancera peu.
Je ne croirai jamais que vous m’ayez aimée.

La Gouvernante.

Eh ! de quels sentimens suis-je donc animée ?

Angélique.

D’un zele amer, toujours trop inconsidéré,
Porté jusqu’à l’excès le plus immodéré,
Et qui vient de m’ôter le bonheur de ma vie.

La Gouvernante.

Il n’étoit qu’apparent.

Angélique.

Il n’étoit qu’apparent.Laissez-moi, je vous prie ;
Dans toutes vos raisons je ne veux plus entrer.
Quelle fatalité nous a fait rencontrer !
Je rendois grace au Ciel d’un présent si funeste !
Aveugle que j’étois !

La Gouvernante.

Aveugle que j’étois !Ce Ciel que j’en atteste,
Connoît si je vous aime. Hélas ! jusqu’à ce jour,
Qu’ai-je fait qui ne serve à prouver mon amour,
À mériter le vôtre ?

Angélique.

À mériter le vôtre ?Ah ! grands Dieux ! à quel titre !

La Gouvernante.

Je pourrois à présent vous en rendre l’arbitre.

Angélique.

Quel intérêt cruel vous attache si fort ?
Pourquoi vous êtes-vous subordonné mon sort ?
D’où vous arrogez-vous ce pouvoir tyrannique ?

La Gouvernante.

Eh ! non, il ne l’est pas… Ah ! ma chere Angélique !

Angélique.

Moi ?

La Gouvernante.

Moi ?Vous ; pour un moment, laissez couler mes pleurs.

Angélique.

Ne me voilà-t-il pas sensible à ses douleurs,
Et presque hors d’état de soutenir ses larmes ?
Quel est cet ascendant ? Où prenez-vous vos armes ?

La Gouvernante.

Au fond de votre cœur, qui ne peut se trahir,
Et qui ne parviendra jamais à me haïr.

Angélique.

Je ne vous conçois pas.

La Gouvernante.

Je ne vous conçois pas.Vous êtes étonnée
De me voir si sensible à votre destinée ?

Vous demandez pourquoi : craignez de le sçavoir.
Par un ménagement que j’ai cru vous devoir,
Je m’étois à jamais condamnée à me taire :
Vous le voulez, il faut dévoiler ce mystere,
Et vous causer peut-être un éternel regret.
(à part.)
Que vais-je découvrir ?

Angélique.

Que vais-je découvrir ?Quel est donc ce secret ?

La Gouvernante.

Vous dépendez…

Angélique.

Vous dépendez…Comment ! De qui puis-je dépendre ?
Autant qu’il m’en souvient, vous m’avez fait entendre
Que vous connoissiez ceux à qui je dois le jour.
Ne m’avez-vous pas dit qu’en un autre séjour,
Un généreux trépas m’avoit ravi mon pere,
Que je ne devois plus compter sur une mere,
Qu’en ma plus tendre enfance à peine ai-je pû voir ?
Vous a-t-elle en mourant laissé tout son pouvoir ?…
Vous la pleurez ?

La Gouvernante.

Vous la pleurez ?Le Ciel n’a point fini sa vie.

Angélique.

Que dites-vous ? La mort ne me l’a point ravie ?
Achevez donc.

La Gouvernante.

Achevez donc.Je n’ose.

Angélique.

Achevez donc.Je n’ose.Elle vit ?

La Gouvernante.

Achevez donc.Je n’ose.Elle vit ?Hélas ! oui ;
Et c’est pour vous aimer.

Angélique.

Et c’est pour vous aimer.Ô bonheur inoui !
Je vous pardonne tout. Ah ! Ciel ! quelle est ma joie !
Ma Bonne, absolument il faut que je la voie ?

La Gouvernante.

Cessez…

Angélique.

Cessez…Par ces refus cruels, injurieux,
Vous me désespérez… Que vois-je dans vos yeux ?

La Gouvernante.

Lui pardonnerez-vous son état & le vôtre ?

Angélique.

Ah ! vous êtes ma mere ; oui, je n’en veux point d’autre.
Tout me le dit ; cédez, & qu’un aveu si doux
Couronne tous les biens que j’ai reçus de vous.

La Gouvernante.

Eh ! bien, vous la voyez. Puisque je vous suis chere,
La nature triomphe, & vous rend votre mere.

Angélique.

Ah ! Ciel ! Mais quel remords vient déchirer mon cœur !
(Elle se jette à ses genoux.)
C’est vous que j’ai traitée avec tant de rigueur !

La Gouvernante, en la relevant.

Ma fille, oublions tout. Je crains qu’on ne m’entende ;
Cachons notre secret, je vous le recommande.
M’en croirez-vous ? Laissons régner ici la paix.
Vous voyez notre état ; renoncez pour jamais

À l’espoir d’un hymen hors de toute apparence.
Que sacrifiez-vous ? Une folle espérance.
Dans le sein de l’oubli, cherchons un sort plus doux ;
Abandonnons le monde, il n’est pas fait pour nous.

Angélique.

Je me rends, & je sens que ce n’est que la fuite
Qui pourra garantir mon ame trop séduite.
Mais, hélas ! comment fuir ?

La Gouvernante.

Mais, hélas ! comment fuir ?Le ciel en a pris soin ;
De la Baronne, enfin, vous n’avez plus besoin.
Un parent éloigné, dont j’étais héritiere,
A depuis quelques jours terminé sa carriere ;
Je viens de le sçavoir, & que dès-à-présent
Nous jouissons d’un bien qui sera suffisant
Pour vivre, loin du monde, en une aisance honnête.
Partons secrettement, que rien ne nous arrête ;
Et, pour nous dérober, allons tout préparer.

Angélique.

Quoi ! si-tôt pour jamais il faut s’en séparer !

La Gouvernante.

Nous ne sçaurions trop tôt quitter cette demeure.

Angélique.

Que va-t-il devenir ? Quoi ! partir tout-à-l’heure,
Sans se revoir du moins pour la derniere fois !

La Gouvernante.

Obtenez ce triomphe.

Angélique, en se jetant dans les bras de sa mère.

Obtenez ce triomphe.Il le faut, je le dois…
Arrachez-moi d’ici ; je me perds, si je reste.



Scène V.

SAINVILLE, ANGÉLIQUE, LA GOUVERNANTE.
Sainville, en les arrêtant.

Ah ! vous me trahissez.

La Gouvernante.

Ah ! vous me trahissez.Quel contre-tems funeste !

Sainville.

Cruelle ! Il est donc vrai que vous lui pardonnez !
À ses séductions vous vous abandonnez !
Elle triomphe encore !

Angélique.

Elle triomphe encore !Arrêtez ! C’est ma mere…
(en lui baisant la main.)
Si vous saviez combien elle doit m’être chere !

Sainville, à part.

Quel obstacle cruel !… Ô sort plein de rigueur !
(haut.)
Madame… dites-vous… Elle auroit ce bonheur ?

Angélique.

J’en fais gloire.

Sainville.

J’en fais gloire.Elle doit en faire aussi la sienne.
(Après avoir rêvé.).
(à Angélique.) (En se jetant aux pieds de La Gouvernante.)
C’est votre mere ?… Eh ! bien, soyez aussi la mienne.

Eh ! Madame, d’où vient cette opposition ?
Je ne reconnois point de disproportion ;
La nature & l’amour ne l’ont jamais admise.

La Gouvernante.

Tant de félicité ne nous est pas permise.
Un inutile espoir vous enivroit tous deux ;
La fortune s’oppose au succès de vos vœux.

Sainville.

Ah ! vous m’allez quitter ! Votre fuite s’apprête !
Vous méditez ma mort !

La Gouvernante, à sa fille.

Vous méditez ma mort !Que rien ne nous arrête.

Angélique, en s’en allant.

Nous ne nous verrons plus, recevez mes adieux.

Sainville.

Que dites-vous ?

Angélique.

Que dites-vous ?Lisez le reste dans mes yeux.

Sainville.

Barbares, arrêtez…



Scène VI.

SAINVILLE, LA GOUVERNANTE, LE PRÉSIDENT, ANGÉLIQUE, LA BARONNE.
Sainville.

Barbares, arrêtez…Ah ! Madame ! Ah ! mon pere !
Vous n’avez plus de fils.

La Gouvernante, à Angélique.

Vous n’avez plus de fils.Vous voyez ce qu’opere
Votre indiscrétion.

Sainville.

Votre indiscrétion.Je n’y survivrai pas.
(à la Baronne.)
Ah ! Madame, c’est vous qui voulez mon trépas.

La Baronne.

Qui ? moi !

Sainville.

Qui ? moi !Vous permettez qu’Angélique me fuie ;
Sa mere me l’arrache, elle emporte ma vie.

La Baronne.

Voilà ce que j’ignore.

Sainville.

Voilà ce que j’ignore.Arrêtez donc leurs pas ;
Mais un pere cruel n’y consentira pas.

Le Président.

Qui vous dit que j’exige un si grand sacrifice ?
Nos enfants n’ont jamais su nous rendre justice.
(à la Gouvernante.)
Madame, épargnons-nous des discours superflus.
Nous nous connoissons tous, ne dissimulons plus ;
Ce désaveu cruel n’a rien qui m’en impose.
J’ai voulu réparer les maux dont je suis cause ;
Vos refus m’ont porté le poignard dans le sein :
(en montrant la Baronne.)
Madame en est témoin. Est-ce votre dessein
Que le pere & le fils périssent l’un par l’autre ?
C’en est fait si mon sang ne s’associe au vôtre.

Ah ! daignez nous admettre aux titres les plus doux.

Angélique.

Ma mere, il y consent.

Le Président.

Ma mere, il y consent.Pourquoi nous fuyez-vous ?

La Gouvernante.

Si nous fuyons, ce n’est que par reconnoissance.

La Baronne.

Ah ! Comtesse, agréez cette heureuse alliance.

Sainville.

Ciel ! qu’entends-je ?

Le Président.

Ciel ! qu’entends-je ?Souffrez qu’un accord si charmant
Puisse au moins vous servir de dédommagement.

La Gouvernante.

Mais dois-je consentir qu’il perde sa fortune ?

La Baronne.

Eh ! Madame, calmez cette crainte importune.
En faveur d’un hymen qui comblera mes vœux,
Ils auront tout mon bien, je l’assure à tous deux ;
Ils seront mes enfans, ils sont dignes de l’être.

La Gouvernante, au Président.

Monsieur, qu’ils soient heureux ; vous en êtes le maître.

Sainville, en prenant la main d’Angélique,
& en regardant le Président & la Gouvernante.

Ah ! quel bonheur ! La vie, au prix de ce bienfait,
Est le moindre présent que vous nous ayez fait.


FIN.