La Grâce/Chant I
Œuvres de Louis Racine, Le Normant, Imprimeur-Libraire, , Tome 1 (p. 37-47).
CHANT PREMIER.
Ennemi du mensonge, et de ces fictions
Qui nourrissent des cœurs les folles passions,
Je veux prendre aujourd’hui la vérité pour guide.
Par elle encouragé dans un âge timide,
De l’illustre Prosper j’ose suivre les pas.
Puissé-je comme lui confondre les ingrats !
O vous qui ne cherchez que ces rimes impures,
Des plaisirs séduisans dangereuses peintures ;
Sur mes chastes tableaux ne jettez pas les yeux:
Fuyez; mes vers pour vous sont des vers ennuyeux :
Des sons de la vertu votre oreille se lasse.
Prophanes, loin d’ici, je vais chanter la Grace.
Ouï, seigneur,
j’entreprens de lui prêter ma voix :
Tout fidelle est soldat pour défendre tes droits.
Si par ta Grace ici je combats pour ta Grace,
Rien ne peut ébranler ma généreuse audace,
Dussent les libertins déchirer mes écrits :
Trop heureux si pour toi je souffre des mépris !
Que ta bonté, grand dieu, veuille m’en rendre digne :
De tes riches faveurs, faveur la plus insigne !
Pour en être honorés, tes saints ont fait des vœux,
Et moi j’en fais pour vivre et pour mourir comme eux.
Daigne donc agréer et soutenir mon zèle :
Tout foible que je suis, j’embrasse ta querelle.
La Grace que je chante, est l’ineffable prix
Du sang que sur la terre a répandu ton fils,
Ce fils, en qui tu mets toute ta complaisance,
Ce fils, l’unique espoir de l’humaine impuissance.
A défendre sa cause approuve mon ardeur ;
Mais animant ma langue, échauffe aussi mon cœur.
Que je sente ce feu qui par toi seul s’allume,
Et que j’éprouve en moi ce que décrit ma plume ;
Non comme ces esprits tristement éclairés
Qui connoissent la route, et marchent égarés ;
Toujours vuides d’amour, et remplis de lumiere,
Ardens pour la dispute, et froids pour la priere.
A la voix du seigneur l’univers enfanté,
Etaloit en tous lieux sa naissante beauté.
Le soleil commençoit ses routes ordonnées ;
Les ondes dans leur lit étoient emprisonnées ;
Déja le tendre oiseau s’élevant dans les airs,
Benissoit son auteur par ses nouveaux concerts :
Mais il manquoit encore un maître à tout l’ouvrage.
Faisons l’homme, dit Dieu : faisons-le à notre image.
Soudain pétri de boue, et d’un souffle animé,
Ce chef-d’œuvre connut qu’un dieu l’avoit formé.
La nature attentive aux besoins de son maître,
Lui présenta les fruits que son sein faisoit naître ;
Et l’univers soumis à cette aimable loi,
Conspira tout entier au bonheur de son roi.
La fatigue, la faim, la soif, la maladie
Ne pouvoient altérer le repos de sa vie :
La mort même n’osoit déranger les ressorts
Que le souffle divin animoit dans son corps.
Il n’eut point à sortir d’une enfance ignorante :
Il n’eut point à dompter une chair insolente.
L’ordre régnoit alors, tout étoit dans son lieu ;
L’animal craignoit l’homme, et l’homme craignoit Dieu :
Et dans l’homme, le corps respectueux, docile,
A l’ame fournissoit un serviteur utile.
Charmé des saints attraits, de biens environné,
Adam à son conseil vivoit abandonné.
Tout étoit juste en lui, sa force étoit entiere :
Il pouvoit sans tomber poursuivre sa carriere,
Soutenu cependant du céleste secours,
Qui pour aller à Dieu le conduisoit toujours.
Non qu’en tous ses desirs par la Grace entraînée
L’ame alors dût par elle être déterminée ;
Ainsi sans le soleil l’œil qui ne peut rien voir,
A cet astre pourtant ne doit point son pouvoir :
Mais au divin secours en tout tems nécessaire,
Adam étoit toujours maître de se soustraire.
Ainsi le soleil brille, et par lui nous voyons :
Mais nous pouvons fermer nos yeux à ses rayons.
Tel fut l’homme innocent : sa race fortunée
Des mêmes droits que lui devoit se voir ornée ;
Et conçu chastement, enfanté sans douleurs,
L’enfant ne se fût point annoncé par ses pleurs.
Nous n’eussions vû jamais une mere tremblante
Soutenir de son fils la marche chancelante,
Réchauffer son corps froid dans la dure saison,
Ni par les châtimens appeller sa raison.
Le démon contre nous eût eu de foibles armes.
Hélas ! Ce souvenir produit de vaines larmes.
Que sert de regretter un état qui n’est plus,
Et de peindre un séjour dont nous fûmes exclus !
Pleurons notre disGrace, et parlons des miseres
Que sur nous attira la chûte de nos peres.
Condamnés à la mort, destinés aux travaux,
Les travaux et la mort furent nos moindres maux.
Au corps, tyran cruel, notre ame assujettie
Vers les terrestres biens languit appesantie.
De mensonge et d’erreur un voile ténébreux
Nous dérobe le jour qui doit nous rendre heureux.
La nature autrefois attentive à nous plaire,
Contre nous irritée, en tout nous est contraire.
La terre dans son sein resserre ses trésors :
Il faut les arracher ; il faut par nos efforts
Lui ravir de ses biens la pénible récolte.
Contre son souverain l’animal se révolte :
Le maître de la terre appréhende les vers :
L’insecte se fait craindre au roi de l’univers.
L’homme à la femme uni met au jour des coupables,
D’un pere malheureux héritiers déplorables.
Aux solides avis l’enfant toujours rétif,
Par la seule menace y devient attentif.
De l’âge et des leçons sa raison secondée,
A peine du vrai Dieu lui retrace l’idée.
Hélas ! à ces malheurs, par sa femme séduit
Adam, le foible Adam, avec nous s’est réduit.
Son crime fut le nôtre, et le pere infidelle
Rendit toute sa race à jamais criminelle.
Ainsi le tronc qui meurt voit mourir ses rameaux,
Et la source infectée infecte ses ruisseaux.
L’homme depuis ce jour n’apporte à sa naissance
Que la pente au peché, l’erreur et l’ignorance.
Par l’amour des faux biens il remplit dans son cœur
Le vuide qu’y laissa l’amour du créateur :
Dans son funeste sort d’autant plus déplorable,
Qu’il ignore le poids du fardeau qui l’accable ;
Qu’il se plaît dans ses maux, et fuit la guérison ;
Qu’il aime ses liens, et chérit sa prison.
A le voir, pourroit-on croire son origine !
Est-ce là, direz-vous, cette image divine ?
Sans doute. Le portrait n’est pas tout effacé ;
Quelque coup de pinceau demeure encore tracé.
Malgré l’épaisse nuit sur l’homme répandue,
On découvre un rayon de sa gloire perdue.
C’est du haut de son thrône un roi précipité,
Qui garde sur son front un trait de majesté.
Une secrette voix à toute heure lui crie
Que la terre n’est point son heureuse patrie ;
Qu’au ciel il doit attendre un état plus parfait.
Et lui-même ici-bas quand est-il satisfait ?
Digne de posseder un bonheur plus solide,
Plein de biens et d’honneurs, il reste toujours vuide.
Il forme encore des vœux dans le sein du plaisir,
Il n’est jamais enfin qu’un éternel desir.
D’où lui vient sa grandeur ? D’où lui vient sa bassesse ?
Et pourquoi tant de force avec tant de foiblesse ?
Réveillez-vous, mortels, dans la nuit absorbés,
Et connoissez du moins d’où vous êtes tombés.
Non, je ne suis point fait pour posseder la terre.
Quand ne serai-je plus avec moi-même en guerre ?
Qui me délivrera de ce corps de péché ?
Qui brisera la chaîne où je suis attaché ?
Mon cœur toujours rebelle, et contraire à lui-même,
Fait le mal qu’il déteste, et fuit le bien qu’il aime.
Je veux sortir du gouffre où je me vois jetté ;
Je veux… mais que me sert ma foible volonté ?
Legere, irrésolue, incertaine, aveuglée,
Et malgré son néant, d’un fol orgueil enflée,
Voulant tout entreprendre, et n’exécutant rien,
Capable de tout mal, impuissante à tout bien,
Compagne qui m’entraîne au vice que j’abhorre,
Et guide qui ne sert qu’à m’égarer encore.
Mais par ce guide seul autrefois éclairés,
Les superbes mortels se croyoient assurés.
Pour confondre à jamais cette altiere sagesse,
Le ciel leur fit long-tems éprouver leur foiblesse.
A leurs sens il livra rois et peuples entiers,
Et les laissa marcher dans leurs propres sentiers.
La digue fut soudain rompue à tous les vices :
On ne vit plus par-tout, que meurtres, injustices,
Débordemens impurs, brigandages affreux,
Et du crime honoré le regne ténébreux.
A de frivoles biens créés pour son usage,
L’homme osa follement présenter son hommage.
La bête eut des autels, le bois fut adoré ;
Et tout fut, hors Dieu seul, comme Dieu réveré.
Et soi-même traitant ce culte de chimere,
Le foible philosophe imita le vulgaire.
Cependant, direz-vous, la Grece eut des Platons :
L’Asie eut des Thalés, et Rome eut des Catons.
Lucrece estime plus son honneur que sa vie ;
Decius se dévoue au bien de sa patrie.
Victime du serment aux ennemis juré,
Regulus va chercher un supplice assuré.
Rougis, lâche chrétien : dans un siécle prophane
Plus vertueux que toi le payen te condamne.
Ah ! Du nom de vertu gardons-nous d’honorer
Des actions que Dieu dédaigna d’épurer.
Rome n’eut des vertus que la fausse apparence,
Et vaine elle reçut sa vaine récompense.
L’éclat de ses héros nous charme et nous séduit :
Mais d’un aride champ quel peut être le fruit ?
Rien ne peut prosperer sur des terres ingrates.
Le desir de la gloire enfante les socrates.
Du moindre des romains l’estime et les regards
Soutiennent les Catons ainsi que les Césars.
Plaignons plutôt, plaignons ces peuples misérables,
Dont les justes n’étoient que de moindres coupables.
Socrate, du vrai dieu s’approchant de plus près,
Sembla de sa grandeur découvrir quelques traits.
Faut-il donc pour le voir, percer tant de nuages ?
Eh ! Qui de la nature admirant les ouvrages,
Frappé d’étonnement à ce premier regard,
Ira pour l’ouvrier soupçonner le hazard ?
De ce vil vermisseau j’entends la voix qui crie,
Dieu m’a fait, Dieu m’a fait ; Dieu m’a donné la vie.
Tout parle à la raison, mais rien ne parle au cœur.
Le jour au jour suivant annonce son auteur.
Mais ce n’est qu’en l’aimant que Dieu veut qu’on l’adore ;
Et l’hommage du cœur est le seul qui l’honore.
En vain le philosophe entrevoit la clarté :
Du chemin de la vie est-il moins écarté ?
Plus criminel encor que l’aveugle vulgaire,
Loin de rendre au seigneur le culte nécessaire,
Il perd, vuide d’amour, tout le fruit de ses mœurs :
Son esprit s’évapore en de folles lueurs.
En différens sentiers les plus sages s’égarent ;
Par des sectes sans nombre entr’eux ils se séparent.
La raison s’obscurcit : la simple vérité
Se perd dans les détours de la subtilité.
Oui, grand dieu, c’est en vain que l’humaine foiblesse
Sans toi veut se parer du nom de la sagesse :
Et quiconque usurpa ce titre audacieux
Fut de tant d’insensés le moins sage à tes yeux.
Pour guérir la nature infirme et languissante,
Ainsi que la raison la loi fut impuissante :
La loi qui ne devant jamais briser les cœurs,
Sans la Grace formoit des prévaricateurs ;
La loi qui du péché resserrant les entraves,
Au lieu de vrais enfans fit de lâches esclaves ;
La loi, joug importun, de la crainte instrument,
Ministere de mort, vain et foible élément.
Ainsi ne put jadis le bâton d’élizée
Ressusciter l’enfant de la mere affligée :
Le prophète lui seul touché de son malheur,
Pouvoit dans ce corps froid rappeller la chaleur.
Le juif portant toujours l’esprit de servitude,
A ses égaremens joignit l’ingratitude.
La race de Jacob, le peuple si cheri,
Engraissé de bienfaits n’en fut point attendri.
Cependant Dieu voulut dans ces tems déplorables
Se former quelquefois des enfans véritables.
On vit avant Moïse, ainsi que sous la loi,
Des justes pleins d’amour et vivants de la foi.
La Grace, dont le jour ne brilloit pas encore,
Sur leur tête déja répandoit son aurore.
L’arrêt de leur trépas fut deslors effacé
Dans le sang qui pour eux devoit être versé,
Et des fruits de ce sang ils furent les prémices.
Mais lorsque le seigneur avec des yeux propices
Regardoit quelques-uns des neveux d’Israël,
Le reste abandonné fut toujours criminel.
Les prophètes en vain annonçoient leurs oracles,
Supplioient, menaçoient, prodiguoient les miracles.
Ce peuple dont un voile obscurcissoit les yeux,
Murmurateur, volage, amateur des faux dieux,
A ses prophètes sourd, à ses rois infidelle,
Porta toujours un cœur incirconcis, rebelle.
Dans son temple, il est vrai, l’encens se consumoit ;
Le sang des animaux à toute heure fumoit.
Vain encens, vœux perdus ! Les taureaux, les genisses
Etoient pour les péchés d’impuissans sacrifices.
Dieu rejettant l’autel et le prêtre odieux,
Attendoit une hostie agréable à ses yeux :
Il falloit que la loi sur la pierre tracée
Fût par une autre loi dans les cœurs remplacée.
Il falloit que sur lui détournant tous les coups,
Le fils vînt se jetter entre son pere et nous.
Sans lui nous périssions. Qu’une telle victime
Oblige le coupable à juger de son crime.
Quel énorme forfait, qui pour être expié,
Demandoit tout le sang d’un dieu sacrifié !
Oui, l’homme après sa chûte, au voyageur semblable,
Qu’attaqua des voleurs la rage impitoyable,
Percé de coups, laissé pour mort sur le chemin,
Et baigné dans son sang n’attendoit que sa fin.
Les prêtres de la loi, témoins de sa misere,
Ne lui pouvoient offrir une main salutaire.
Enfin dans nos malheurs un dieu nous secourut :
Le ciel fondit en pluie, et le juste parut.
O filles de Sion, tréssaillez d’allégresse :
Du roi qui vient à vous célébrez la tendresse :
Il vient sécher vos pleurs et calmer vos soupirs.
Les justes de la loi, ces hommes de desirs,
De leur foi toujours vive auront la récompense.
Il vient, tout l’univers se leve à sa présence :
L’agneau saint de son sang va sceller le traité
Qui nous réconcilie à son pere irrité.
Chargé de nos forfaits sur la croix il expire,
Et du temple aussi-tôt le voile se déchire.
Aux prophanes regards le lieu saint fut livré :
Le dieu qui l’habitoit s’en étoit retiré.
De ce temple fameux la gloire étoit passée ;
La vile sinagogue alloit être chassée :
Les tems étoient venus, où régnant dans les cœurs
Dieu vouloit se former de vrais adorateurs,
Et donnant à son fils une épouse plus sainte,
Devoit répudier l’esclave de la crainte.
Mortels qui jusqu’ici répandiez tant de pleurs,
Tristes enfans d’Adam, bannissez vos douleurs.
Du sang de Jesus-Christ l’église vient de naître,
La nuit est dissipée, et le jour va paraître.
Il arrive ce jour si long-tems attendu,
Ce jour que de si loin Abraham avoit vu.
Le saint tant desiré, tant prédit par vos peres,
Vous annonce aujourd’hui la fin de vos miseres.
Sortez, humains, sortez de la captivité ;
Ce dieu qui pour toujours vous rend la liberté,
Ne veut plus que son peuple en esclave le craigne :
Sa Grace et son amour vont commencer leur régne.