La Grande Famille (J. Grave)/Ch. IV.

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock, éditeur (p. 75-113).


IV


« Demain, dimanche, » avait prévenu la veille le sergent de semaine, « s’il fait beau, revue en armes dans la cour par les chefs de compagnie ! »

Aussi, depuis le réveil, les soldats frottaient avec ardeur, qui ses courroies, qui ses armes. Le cirage, l’encaustique, le tripoli et la brique anglaise étaient employés à haute dose. Dans les chambrées, les hommes en bras de chemise, s’acharnaient à faire briller boutons et ceinturons ; brosses à cirage et à patience faisaient leur œuvre.

Pourtant, cet excès de zèle commençait à se calmer : une demi-heure environ restait avant l’appel, seuls, les plus abrutis s’obstinaient encore à donner un coup de fion à leur sac, un dernier coup de brosse à leur tunique, un dernier coup de spatule à leur sabre ou à leur fusil pour enlever une dernière tache de rouille.

De petits groupes se formaient, çà et là, dans la chambrée, papotant sur de minuscules détails de la vie quotidienne : sur les quatre jours de salle de police attrapés par Paul, puni pour « avoir parlé » sur les rangs, alors qu’en réalité, c’était un simple pet lâché pendant qu’on se rassemblait pour l’appel de l’exercice.

« Avoir parlé » sur les rangs, euphémisme imaginé par le lieutenant qui, se trouvant derrière le délinquant, avait au passage cueilli ce bruit insolite, et n’avait trouvé rien de mieux pour libeller le motif de punition.

C’est que, on est pudibond au régiment ! On traite les hommes de tas de cochons, sans préjudice d’épithètes plus salées, mais dans un rapport on emploie des périphrases pour désigner un pet.

Dans un autre groupe c’étaient les huit jours de prison infligés à Pierre qui faisaient le thème de la conversation. Un libellé corsé accompagnait la punition portée par Bracquel. Prétexte : une faute dans le service, motif réel : refus par la victime de prêter cent sous que le susdit voulait carotter sous nom d’emprunt. Les quatre jours de salle de police portés par le sergent avaient été transformés en huit jours de prison.

Quelques hommes, ayant toujours peur d’être en retard vis-à-vis de l’autorité, allaient déjà sac au dos, se balladant dans la chambrée ; d’autres, plus zélés encore, la jugulaire au menton, fusil en main, montaient la faction au pied de leur lit.

— Allons, dépêchons ; on va sonner, fit en s’amenant le caporal Balan, toujours prêt, lui aussi, à faire du zèle.

— Nous avons bien le temps, répliqua Caragut, il y a encore vingt minutes avant qu’on sonne.

— Pas tant d’explications, glapit Balan, je veux que l’on se mette en tenue, entendez-vous ? et plus vite que ça.

— Oh ! mais, si vous êtes pressé, courez devant ; on n’a pas encore sonné, et je n’ai pas envie de trimbaler mon sac un quart d’heure avant l’appel.

— Qu’avez-vous dit ? cria Balan qui, n’osant s’en prendre directement à son interlocuteur, se dirigea vers le groupe dont il faisait partie, s’adressant à un pauvre diable qui ne répliquait jamais lorsqu’on le tarabustait : répétez-le, je vous fous deux jours de salle de police.

— Mais je n’ai rien dit, caporal, hasarda l’interpellé, ce n’est pas moi

— Ce n’est pas Saillant qui vous a répondu, intervint Caragut, c’est moi. J’ai dit que nous avions vingt minutes avant d’être appelés, et que c’était idiot de vouloir nous forcer à nous mettre en tenue déjà.

— Ho ! vous ! vous avez toujours quelque chose à dire… Ça m’étonnerait si vous n’aviez pas ronchonné… Que je vous pince jamais… je ne vous dis que ça…

Caragut allait répliquer, mais un commandement de « Fixe ! » se fit entendre, les hommes se rangèrent debout, immobiles, le long des lits, le capitaine Paillard faisait son entrée.

— Repos ! commanda-t-il aussitôt, en se dirigeant vers la chambre de détail.


Ce n’était pas un mauvais type que ce Paillard : une tête toute blanche, un ventre débordant et ballottant dans la tunique qu’il entraînait dans ses ondulations ; n’ayant plus que deux ans à faire pour atteindre sa retraite, il avait fait son deuil de tout avancement ; ses espérances se bornaient à obtenir la croix qui lui était promise.

N’étant plus un officier « d’avenir », il se contentait d’être un officier « méritant », faisant tout juste de service ce qu’il en fallait pour avoir de bonnes notes, sans excès de zèle mais observant strictement le règlement.

Ne restant jamais à la compagnie en dehors des heures de service, il n’embêtait pas les hommes ; mais, comme le lieutenant était, les trois quarts du temps, en congé de convalescence et que le sous-lieutenant n’était pas encore remplacé, le véritable maître était le sergent-major Chapron.

Ce sergent-major, un pince sans rire, ne pouvait regarder fixement, sans que tout un côté de la face se contractât et lui fit faire la grimace en clignant de l’œil. On avait été longtemps sans le voir à la compagnie, il était à l’hôpital en train de soigner une syphilis rétive qu’il avait rapportée de Cochinchine ; aussi les sergents, sans contrôle, avaient pu à loisir développer leurs facultés de carottiers et mettre en coupe réglée les naïfs qui se laissaient prendre à leurs finasseries ou à leurs menaces. Noceurs et pochards, ils s’étaient parfaitement entendus pour exploiter le « bleu » à l’arrivée de la classe. Aidés des caporaux, ce qu’ils en avaient fait verser de sous pour matriculer les gamelles ou acheter des cruches dans chaque escouade ! La compagnie ayant reçu deux cents hommes, ils avaient fait une assez bonne récolte.

Le sergent-major revenu, soit qu’il fricotât avec eux, soit que de son côté il eût besoin de leur complicité, ils faisaient bon ménage ensemble, toujours fourrés à la chambre de détail, d’où le chef ne sortait que pour aller en ville, ils continuaient leur petite industrie.

Chapron ne portait pas lui-même de punitions, mais il présentait au capitaine celles que lui apportaient les caporaux et les sergents de telle manière qu’elles étaient toujours augmentées. De sorte que, tout en n’étant pas mauvais type, Paillard salait ses hommes comme une véritable rosse.


Enfin le clairon sonna pour l’appel, les soldats se précipitèrent au dehors, s’alignant dans la cour, à la place habituelle de la compagnie.

Les officiers qui avaient hâte de s’éclipser, eurent bientôt passé l’inspection.

L’appel fait et rendu, l’ordre de rompre fut donné et les hommes rentrèrent en hâte dans les chambrées où, heureux de se sentir délivrés pour la journée de la monotonie des exercices, ils eurent vite fait de se débarrasser de leur fourniment, n’attendant plus que l’heure de la soupe pour s’envoler hors de cette cage, autrement dit caserne.

— Sors-tu, après la soupe ? demanda Mahuret à Caragut, lorsqu’ils eurent remis fusils et sacs en place.

— Non, je suis dans mes idées noires et n’ai goût de rien. Je sens que je ne serais pas aussitôt dehors que je voudrais être rentré. Le temps n’est pas sûr pour aller en campagne, et en ville, c’est toujours la même chose. Visiter le port ou se réfugier dans les caboulots ; j’ai une indigestion du premier et n’ai pas le sou pour aller dans les seconds ; du reste, enfermé pour être enfermé, je préfère rester ici. Et toi, tu as à sortir ?

— Oui, il y a Bourdin qui a touché hier dix francs de chez lui, il régale, nous descendons à Brest. Tu aurais pu venir avec nous.

— Merci, mais je te l’ai dit, je n’ai pas le sou et n’en attendant de personne, je ne me soucie pas d’être à la charge des camarades. Non, je reste, je vais tâcher de trouver quelque chose à lire, par là, sur les planches. Et si je m’ennuie trop, je dormirai.

— Tu en es déjà là ! et tu n’as guère plus de six mois de faits !… Mon pauvre vieux, si tu continues, je ne te donne pas un an pour claquer de chagrin.

— Que veux-tu, il y a des jours où c’est plus fort que moi, rien qu’à me sentir cette livrée sur le corps, ça m’horripile, ça me consume. Je comprends l’allégorie de la tunique de Nessus… J’ai beau me raisonner, mes pensées, malgré moi, sont tournées au noir… Bah ! après tout ça passera, va… Tiens, v’là la soupe qui sonne, je vais chercher nos gamelles.


La soupe mangée, la caserne ne tarda pas à se vider. À part quelques malades, les consignés et ceux qui étaient commandés pour une corvée immédiate, toute la compagnie avait pris sa volée.

À Pontanezen[1], c’étaient plutôt des baraquements qu’une caserne. Au milieu d’un immense terrain, clos de murs, s’alignaient six bâtiments composés d’un rez-de-chaussée et d’un grenier ; bâtiments tenant du hangar par leur légèreté, et longs d’une centaine de mètres, environ.

La salle du rez-de-chaussée, — la distribution était la même dans chaque baraque — divisée en deux dans sa longueur par une cloison percée de deux portes, formait deux salles contenant chacune une centaine de lits. Une compagnie comme la 28e pouvait trouver asile dans les deux salles du rez-de-chaussée, fort humide par parenthèse, les constructions se trouvant sur un sol marécageux.

Les greniers aménagés tant bien que mal n’étaient habités que durant les périodes d’encombrement. Mansardés et très bas de plafond, on y étouffait l’été, on y gelait l’hiver. Mais l’administration trouvait sans doute que, le refrain de Béranger :


Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans


doit être excellent en tout temps pour le soldat.

Il y avait un certain pittoresque dans ces longues salles : les portes du milieu toujours ouvertes permettant au regard de les parcourir d’un bout à l’autre, cela faisait un spectacle curieux de voir la population qui les habitait, grouillante et piaillante, répartie en groupes, jouant aux cartes ou au foutereau, — un jeu militaire — pendant que d’autres étaient attentifs aux hâbleries de quelques conteurs. Mais lorsque, comme ce dimanche-là, elles étaient vides de bruit et de mouvement, avec leurs longues files de lits déserts, et, de loin en loin, entre deux piliers, les râteliers d’armes garnis de leurs fusils uniformément alignés, le coup d’œil était navrant.

Avec cela le temps gris et brumeux assombrissait le jour ajoutant à la mélancolie de cette solitude.

Caragut, un moment, regretta de ne pas avoir suivi Mahuret, et hésita entre une promenade au loin, dans la campagne, ou une flânerie au bord de la mer. Il porta la main à son ceinturon, mais comme il avait déjà quitté et serré sa tunique, il abandonna le ceinturon, n’ayant pas la volonté de se remettre en tenue, et commença une inspection des planches pour trouver quelque chose à lire.

Ayant déniché un volume derrière un paquetage, il se jeta sur son lit, cherchant à s’absorber dans la lecture pour chasser la tristesse qui l’envahissait.

Il était tombé sur une œuvre de Paul Féval : Monsieur Cœur, rien de plus idiot, aussi, au bout de vingt minutes de cette lecture, où il avait essayé vainement de débrouiller un inextricable écheveau de situations plus invraisemblables les unes que les autres, laissa-t-il échapper le bouquin, s’absorbant complètement dans les pensées qui l’obsédaient.


Il se remémorait sa vie passée : une enfance incolore, rehaussée seulement des taloches et des rebuffades d’un père autoritaire, durement élevé lui-même et convaincu que l’enfant ne doit pas avoir d’autre volonté que celle du père.

À onze ans et demi, on le retirait de l’école pour le mettre en apprentissage chez un mécanicien où il s’employait à tourner une roue, travail qui aurait exigé la force d’un homme. Au bout de trois mois de ce régime on était forcé de le reprendre tellement il était devenu sec et maladif.

Un voisin, cordonnier, le voyant inoccupé le demandait pour lui aider en attendant qu’il fût placé, et il finissait par rester dans le métier.

Mais le nouveau patron, pochard en diable, tirant des bordées qui duraient parfois quinze jours, on dut le mettre chez un troisième. Il en fit ainsi plusieurs qui, tous, selon la règle du reste, ne cherchaient qu’à tirer de lui le plus de travail possible, en le condamnant à la morne besogne éternellement répétée, sans lui apprendre le métier.

De son côté le père Caragut étant parvenu, en travaillant chez un ami qui n’en savait guère plus que lui, à faire, tant bien que mal, quelques paires de chaussures pour la famille, l’idée le prit de se mettre cordonnier et il retira son fils d’apprentissage sans se demander si cela nuirait à son instruction professionnelle.

Caragut se rappelait les massacres opérés par son père et par lui sur les chaussures que d’imprudents patrons leur avaient confiées, et l’empressement avec lequel on leur rendait leur livret, dès la deuxième ou la troisième livraison.

Le mal, en somme, n’eût pas été bien grand, et ces échecs successifs lui étaient plus profitables que d’opérer toujours le même travail chez ses patrons d’apprentissage, mais à chaque renvoi c’était, de la part du père, un surcroît d’engueulades et de torgnoles. N’était-ce pas de la faute du fils si le travail était mal fait ? le père se croyant impeccable.

Alors intervenait la figure douce et triste de la mère, cherchant, autant que possible, à protéger son enfant contre les injustices paternelles.

Il avait quinze ans, environ, lorsque survinrent le Siège et la Commune. Subissant l’influence générale, il était patriote, s’enthousiasmait aux déclamations de l’époque, et s’inscrivait comme volontaire dans un des nombreux corps francs dont les projets d’organisation restèrent enfouis dans les cartons.

Il aurait voulu courir aux avant-postes, faire le coup de feu, chasser le Prussien, et il demandait à son père de le faire enrôler dans une des compagnies de marche de son bataillon, puisque la formation du corps où il s’était fait inscrire n’avançait pas.

Mais le gouvernement ayant fait appel aux ouvriers cordonniers, pour la fabrication de la chaussure, le père Caragut quoique patriote et républicain, trouva qu’il était plus profitable de faire de la chaussure que d’aller tirer des coups de fusil aux avant-postes, et le travail ayant donné pendant toute la période du siège, Caragut jeune dut se contenter du tranchet pour toute arme, ce qui ne l’empêcha pas de suivre avidement tous les événements et d’être de cœur avec les manifestants du 31 octobre et du 22 janvier.

Lorsqu’arriva la Commune, il crut à l’avènement de la révolution sociale, à la réalisation de l’idéal populaire.

Le point de départ avait été, pour lui comme pour les autres communards, la colère provoquée par l’impéritie et la lâcheté des hommes de la Défense Nationale qui préférèrent subir les conditions du vainqueur étranger que compter avec une population armée, mais il croyait aussi en une république juste, apportant à tous le bien-être, la liberté et l’égalité. Ce que s’étaient refusés à réaliser les hommes du pouvoir déchu, les hommes du pouvoir nouveau allaient l’accomplir !

Par exemple, il aurait été bien embarrassé de dire quelles étaient les mesures qui provoqueraient cette transformation ! De plus âgés que lui n’en savaient pas davantage à ce sujet. On avait la Commune, le reste découlerait de soi.

Quel enthousiasme, quelle effervescence ! avait suscités la prise du pouvoir par les hommes du Comité Central. Les conservateurs se terraient, ne sachant ce qu’il allait en advenir de leurs privilèges. Les petits boutiquiers, les petits industriels, les petits bourgeois, toute cette masse flottante qui sera toujours avec le succès, était, elle aussi, prise d’une ardeur de progrès qui lui aurait fait accepter, à ce moment, les mesures les plus révolutionnaires.

Pendant les huit jours qui suivirent le 18 mars, les bataillons, au complet, se réunissaient, sur l’initiative de on ne savait qui, à leur lieu de rendez-vous habituel, pour attendre, du Comité Central, les ordres qu’il allait envoyer pour marcher sur Versailles, écraser la réaction.

Il y eut plusieurs alertes de nuit, Caragut y suivit son père, les bataillons furent toujours complets, il y revoyait les figures de tous les boutiquiers du quartier. Les ordres seraient venus, tout le monde aurait marché comme un seul homme, tellement on s’attendait à de grandes transformations.

Mais les ordres ne vinrent pas. Personne n’osa ou n’eut l’idée de prendre l’initiative de cette marche sur Versailles que tous jugeaient nécessaire, les forces s’usèrent, les bonnes volontés s’amollirent, et, devant l’indécision des révolutionnaires, les réactionnaires reprirent courage, l’indécision reprit le dessus chez ceux qu’avait vivifiés un enthousiasme temporaire. Pendant ce temps le gouvernement de Versailles rassemblait ses forces.

Dès le 18 mars Caragut avait demandé à son père de le faire inscrire dans sa compagnie, mais celui-ci refusa. Habitué à ne pas avoir de volonté, trop faible encore de caractère, pour s’insurger contre l’autorité paternelle, il dut continuer de manier le tranchet.

Puis vinrent les horreurs de la défaite, la répression féroce qui suivit. Il fut témoin des perquisitions des Versaillais, des fouilles opérées par les exécuteurs sur les cadavres de ceux qu’ils venaient d’assassiner. Il vit les corps morts dans les rues repoussés à coups de pieds par la soldatesque ivre d’alcool et de carnage ; jamais, il n’avait tant vu de chaînes de montre s’étaler sur la tunique des soldats, il en comprit la signification quand on lui eut raconté deux ou trois histoires d’exécution, où les fusilleurs s’étaient précipités sur leur victime, aussitôt le fusil déchargé pour s’emparer de ce que contenait ses poches.

De ce moment, la haine du militarisme s’ancra dans son cerveau en même temps que l’esprit d’indépendance se développait en lui, malgré l’incurable timidité qu’il devait à son éducation ; il eut la discipline, l’obéissance et l’oppression en horreur.

Ce sentiment s’accrut tellement chez lui que tout son être se révoltait rien qu’au ton bref et cassant de son père, tandis que sa mère lui faisait faire tout ce qu’elle voulait, parce qu’elle lui parlait plus doucement.

Entre temps, la lecture était sa seule distraction. Dès l’âge de dix ans, il dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main : journaux, romans, science, histoire, dictionnaires, tout lui était bon, sauf la philosophie à laquelle il ne pouvait mordre.

Ces lectures s’amassaient en désordre dans son cerveau. La soif de connaître le poussant toujours à apprendre encore, sans aucun profit réel comme instruction, il effleurait seulement une foule de sciences qui probablement lui resteraient toujours étrangères ; mais voulant connaître le pourquoi des choses et ayant l’esprit critique net et développé, cela s’était assez bien ordonné dans sa mémoire sans confusion.

Aussi, en dehors de cette conception indécise de communalisme, qu’il avait adoptée pour l’avoir entendue prôner dans les réunions et les journaux du siège, mais qui ne représentait, au fond, aucune amélioration économique, il commençait à entrevoir l’antagonisme qui sépare les possédants des non possédants, les gouvernants des gouvernés. Une vague lueur s’éveillait, dans son cerveau lui laissant soupçonner que la société est mal organisée, qu’un changement politique n’est pas suffisant pour améliorer la situation des exploités ; et, sans conclure encore à l’inefficacité du suffrage universel, une vague intuition lui disait que la bourgeoisie ne consentirait nullement à laisser amoindrir ses privilèges, et qu’une transformation sociale en faveur des travailleurs ne serait possible qu’au moyen d’une révolution.

Tout cela bien confus encore dans son cerveau, plutôt intuitif que nettement défini, confirmait son dégoût pour le métier de soldat.

À ces remembrances d’une enfance peu gaie, venaient, pourtant, se mêler des souvenirs plus doux, le charme de juvéniles amours que, devenu adolescent son extrême timidité avait empêchées, peut-être de rendre plus durables, lui avait laissé dans ses souvenirs un rêve doux et charmant.

Cela avait commencé alors qu’il était en apprentissage. Faisant ses courses, il avait rencontré une petite voisine, nommée Marthe qui allait livrer pour sa patronne une robe à une cliente.

On avait causé, la fillette plus hardie, lui avait demandé de l’accompagner jusqu’à la porte de la cliente. Ayant monté la robe, elle en redescendit avec quatre sous de pourboire, et voulut en acheter des fruits qu’ils partagèrent fraternellement.

On avait passé là deux bonnes heures qui s’étaient enfuies comme une vision et avaient échauffé l’imagination de notre jeune amoureux.

Frappé de la grâce de sa compagne fort gentillette, il avait su démêler les petites avances qu’en diverses occasions elle avait essayées déjà ; ayant assez lu de romans pour comprendre ce que cela voulait dire, mais se serait plutôt fait couper en quatre que d’oser lui parler d’amour et essayer de l’embrasser.

Le soir de cette mémorable journée, ne voulant pas demeurer en reste de galanterie, il était parvenu à se procurer quelques sous pour offrir, à son tour, quelques douceurs à sa petite amie.

En été, après le travail, les parents descendaient habituellement prendre l’air à la porte. Sûr d’y rencontrer Marthe, il fut bien vite auprès d’elle.

Mais ce n’était pas tout que d’avoir l’intention d’offrir un régal à l’adorée, il fallait prendre sur soi d’en faire la proposition, trouver le moyen de s’isoler des parents qui auraient pu se moquer des deux amoureux en herbe.

Comment s’y prit-il ? il arrivait à ses fins cependant et ces soirées se renouvelèrent souvent ; dès lors il guetta les occasions de se croiser avec son amie quand elle montait ou descendait.

Petit à petit, les familles se lièrent par l’intermédiaire des deux enfants, sans s’apercevoir de la part qu’ils y prenaient ; on se rendit visite, les deux amoureux grandirent, heureux de se voir souvent ; de plus, Caragut, les jours de semaine, se trouvait « par hasard » sur le chemin de Marthe lorsqu’elle rentrait de l’atelier, mais sans oser lui dire une parole d’amour, sans oser avouer qu’il se dérangeait exprès pour la voir, sa timidité grandissait avec lui. Quant à la fillette, elle s’apercevait probablement bien du manège, mais elle était déjà assez femme pour faire semblant de n’en rien voir.

Caragut se rappelait entre autres faits, d’un jour de l’an où il avait été d’une bêtise incroyable : c’était après la guerre, on continuait à se voir, mais on n’était plus voisin, chacun ayant tiré de son côté. Marthe et son père étaient venus souhaiter la bonne année chez les parents Caragut. C’était maintenant une belle fille de dix-sept ans. Lui avait un an de plus, mais en grand dadais qu’il était, n’avait osé l’embrasser que sur la remarque qu’elle lui en fit. En y pensant encore, il se serait battu, mais sa timidité était insurmontable.

Cette idylle fut brusquement interrompue. La sœur de Marthe travaillait dans le même atelier qu’une sœur de Caragut, une dispute s’engagea entre elles dont les parents s’en mêlèrent, on se fâcha, et, finalement, on cessa de se voir.

Caragut qui connaissait les heures de rentrée et de sortie de Marthe, s’arrangea bien de façon à la voir encore et de causer avec elle, brûlant de s’ouvrir de ses sentiments mais remettant toujours cet aveu qui ne pouvait sortir ; dans son impuissance à se déclarer, il cessa peu à peu de la voir, et on se contenta de se dire bonjour lorsqu’on en vint à se rencontrer, tout à fait par hasard maintenant. Peut-être, qu’en face de l’incompréhensible bêtise de son amoureux, elle aussi avait renoncé à le dégeler et répondu aux avances de quelque autre soupirant moins timide.


Jusque-là, la famille Caragut avait vécu comme la moyenne des ouvriers, gagnant à peu près leur pain ; n’étant ni bien ni mal, subissant sans trop s’en apercevoir cette vie végétative, lot de ceux qui produisent.

Mais, tout à coup, la maladie entrait au logis. Ce fut d’abord la mère atteinte d’une affection de poitrine, si pénible, qu’une fois les crises passées, elle avait à peine la force de se tenir debout.

Il fallut payer le médecin, les médicaments : le père et le fils durent travailler ferme et prolonger les journées pour nourrir la maisonnée qui se composait encore de deux filles dont l’une, de deux ans plus jeune que son frère, venait à peine de sortir d’apprentissage et dont le modeste gain allait grossir celui du frère et du père ; l’autre était une fillette de cinq ans.

Caragut revoyait, non sans une douce mélancolie, le visage émacié de sa mère. Minée par la souffrance, la pauvre femme résistait à la maladie, voulant surmonter le mal, se traînant par la chambre et se tenant aux meubles pour vaquer aux soins du ménage, jusqu’au jour où, définitivement terrassée, elle s’alitait pour ne plus se relever.

Ce furent alors des accès de mauvaise humeur de la part de la pauvre femme, la difficulté de lui faire prendre les drogues qui la dégoûtaient, son désespoir de ne constater aucune amélioration dans son état.

Il fallut que Caragut déployât beaucoup de patience et de persuasion pour vaincre les répugnances de la malade dont le soin lui était confié, la sœur travaillant au dehors, et le père très peu patient de son naturel, et parfait égoïste au fond, n’ayant guère le tempérament d’un garde-malade.

De plus, c’étaient, de temps à autre, les froissements inévitables entre le père toujours jaloux d’exercer son autorité et le fils souvent pris d’accès de rébellion. Une fois même, ils faillirent en venir aux mains et le jeune homme ne se soumit que pour éviter ce chagrin à sa mère qui trouvait encore la force de se mettre entre eux. Cet esclandre eut pour heureux résultat que si, par la suite, le père Caragut continua à toujours être despote et ronchonneur, il n’en vint pourtant plus aux coups.

C’était enfin la crise finale ; après dix-huit mois de maladie et de souffrances la pauvre femme s’éteignit doucement.

Le matin, en s’éveillant, Caragut l’avait entendue se plaindre, haleter, prononçant des paroles incohérentes, et paraissant sous le poids d’une grande oppression. Il la réveilla pour l’arracher au cauchemar qui l’obsédait. À son air égaré, à ses yeux déjà voilés, il comprit que la crise dernière était proche.

Par des paroles sans suite, la malade lui disait qu’elle allait mourir, que des hommes devant qui elle s’était trouvée, venaient de la condamner.

Elle finit pourtant par se calmer, par reprendre ses sens et reconnaître ceux qui l’entouraient : l’espoir renaissait chez le fils. Mais cet éclair de vitalité eut peu de durée ; deux heures après, sans lutte, sans agonie, sa mère avait cessé de vivre,

Malgré que, dès le début de la maladie, le médecin les eût prévenus de son issue fatale, ce fut un déchirement pour le jeune homme, car il aimait sincèrement sa mère. Mais la morte enterrée, il fallut reprendre immédiatement le travail pour payer les dettes et se remettre à flot. Les pauvres n’ont pas le loisir de se bercer de leur douleur.

Un calme relatif régnait entre le père et le fils. Il fut convenu que la fille travaillerait chez eux pour remplacer la mère dans les soins du ménage.

Caragut avait dix-neuf ans, mais travaillant à la maison et, étant donnée la situation, il n’avait guère eu le loisir de se chercher des camarades et de s’amuser au dehors. Son seul délassement, à l’aide des maigres pourboires que lui donnait sa mère, était d’acheter des livres et de se plonger dans leur lecture.

Cette manière de vivre n’avait pas peu contribué à augmenter sa sauvagerie. La femme était restée pour lui un être idéal, désirable, mais qui l’intimidait de plus en plus. Selon l’idée qu’il s’était faite de l’amour, d’après ses lectures des poètes, la femme était pour lui un être si immatériel qu’elle ne pouvait éprouver les mêmes besoins que l’homme, et l’acte sexuel lui semblait une chose si importante qu’il ne voyait pas la possibilité de l’oser proposer en dehors de circonstances particulières.

Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis la mort de sa mère, qu’un matin l’aînée des filles qui s’apprêtait à aller rendre son travail, fut tout à coup prise d’étourdissements et de vomissements de sang.

Le médecin déclarait en secret au père que c’étaient les prodromes d’une phtisie galopante ; qu’il ferait son possible pour soulager la malade, mais qu’il ne pouvait rien pour la guérir.

Caragut dut reprendre son rôle de garde-malade, et soigner sa sœur qui s’était alitée dès le premier jour, pour ne plus se relever. Encore une fois l’attente d’un dénouement douloureux venait jeter son voile funèbre sur la famille éprouvée.

Les jours de beau temps, prenant sa sœur dans ses bras, il la descendait au jardin, grand comme un mouchoir de poche, qu’il avait loué dans la cour et dont il avait fait une sorte de forêt vierge à force d’y fourrer toutes sortes de plantes dont il s’éprenait en lisant leur description dans les dictionnaires de botanique ou dont il apercevait les spécimens à la porte des horticulteurs.

Et la malade jouissait là des derniers rayons du soleil qu’il lui était impossible d’aller chercher sur les côtes méditerranéennes où, peut-être, elle aurait pu prolonger son existence.

Deux bigotes habitant le rez-de-chaussée de la maison, profitèrent un jour de ces descentes au jardin pour tenter de faire du prosélytisme en lui envoyant une sœur de Saint-Vincent de Paul.

— Vous me permettez de dire un petit bonjour à votre malade ? dit la sœur en s’amenant, vos voisines m’ont dit que vous ne trouveriez pas mal que je lui fasse une petite visite.

— Si vous voulez, madame, lui répondit Caragut, ne voyant pas la nécessité d’être impoli. Et la conversation s’engageait.

— Oui, mon enfant, en venait à conclure la sœur, c’est à la religion qu’il faut demander des consolations……

— La religion ! elle a fait trop de mal à l’humanité pour exercer encore quelque influence sur mon esprit.

— Comment ! la religion aurait fait du mal à l’humanité ! que dites-vous là, mon cher enfant ?

— Oui, et pour s’en convaincre il suffit de lire l’histoire.

— Oh ! si vous avez lu de mauvaises histoires, qui vous ont troublé la tête….

— Il est évident que si j’avais lu l’histoire écrite par des pères Jésuites, je n’y aurais pas trouvé les crimes et les persécutions que les chefs de l’Église ont fait endurer aux penseurs ; mais aujourd’hui, il n’y a que ceux qui sont intéressés à les cacher qui puissent les nier.

— Les Jésuites, mais ce sont de braves gens, et puis cela ne prouve rien contre l’existence de Dieu… C’est à lui qu’il faut penser, c’est lui qui nous fait vivre, c’est lui qui fait pousser les arbres, les plantes….

— Ho ! ho ! ma sœur, voyez mon jardin, eh bien ! quand je n’y mets pas de graines, les fleurs n’y poussent pas, et si j’oublie de l’arroser, celles qui sont poussées dépérissent. Diable ! la terre est grande, et il y a d’autres mondes… que de travail vous lui donneriez, à votre bon Dieu, s’il était forcé de s’occuper de tout !

Et Caragut revoyait la sœur, gesticulant, faisant aller les bras perdus dans les grandes manches de sa robe, ce qui lui donnait l’aspect d’une chauve-souris voltigeant en plein soleil. Elle finissait par se retirer, ses tentatives restant infructueuses également près de la malade, mais demandant l’autorisation de revenir, déclarant qu’elle aimait les personnes franches. Elle revenait, en effet, deux ou trois autres fois, sans entamer le chapitre de la religion.

Pendant sept mois on lutta contre la maladie, Caragut était le confident du découragement de la jeune fille, lorsqu’elle s’attristait en comparant les phases de sa maladie à celle de la mère ou de ses projets d’avenir lorsque la jeunesse et l’espérance parlaient plus haut que la souffrance. Et il fallait la remonter quand elle désespérait, ou sourire, le cœur serré, lorsque la gaieté lui revenait.

À la fin du septième mois, la malade les réveillait par ses plaintes. Comme la mère au jour de sa mort, elle était sous l’influence d’un cauchemar qui la faisait divaguer. Elle aussi, se voyait condamner par un tribunal mais composé de vieilles femmes celui-ci ; elle se débattait, ne voulant pas mourir. Caragut eut toutes les peines du monde à la réveiller. Quelques heures après elle était morte.


Avec les frais de la maladie, la situation de la famille ne s’était pas améliorée. La plus jeune sœur n’était pas encore en âge d’être utile, les soins du ménage incombèrent au fils, et on dut bûcher ferme.

Ayant atteint ses vingt ans, Caragut allait tirer au sort, le mois de février suivant. L’horizon était loin de s’éclaircir.

Les difficultés pécuniaires, le besoin de trimer d’arrache-pied pour y parer, avaient amené une certaine détente dans les rapports entre le père et le fils. Mais quelques semaines ne s’étaient pas écoulées depuis la mort de sa fille que le père, à son tour, tombait malade d’accès de fièvre intermittente.

Ce fut peu de chose au début, les accès étant de courte durée et à longs intervalles. Il put continuer à travailler. Mais, progressivement, les périodes se rapprochèrent, les accès durèrent plus longtemps et devinrent plus forts.

Le jour du tirage Caragut dut partir seul au Palais de l’Industrie, où se faisaient les opérations, l’Hôtel de Ville n’étant pas encore reconstruit. Le père, en proie à un accès de fièvre, ne pouvait l’accompagner, mais il promettait d’aller l’attendre à la sortie, quand il se sentirait mieux.

Son tour arrivé de mettre la main dans le sac, Caragut amena le no 28. Il devint pâle comme un condamné à mort. Arrivé à la porte, dans la foule des parents et amis des conscrits attendant de l’autre côté de la voie, le long des trottoirs, il chercha un regard ami ; dans sa détresse, une parole de sympathie lui aurait fait du bien ; mais il ne reconnut personne. Son trouble était si grand que, sans réfléchir que si son père eût été dans cette foule, il l’eût certainement appelé, il resta planté devant cette cohue de têtes, cherchant, mais en vain ; personne n’était là pour lui.

Deux conscrits qui habitaient la même maison que lui, vinrent à sortir de la salle du tirage, ils avaient de bons numéros, et l’entraînèrent avec eux. Des camarades d’atelier les accompagnaient.

On reprit alors le chemin du logis. Les autres conscrits et leurs camarades étaient fortement éméchés déjà. Ils voulurent à toute force mettre un numéro à la casquette de Caragut qui dut se laisser faire, les autres ne comprenant pas qu’on pût ne pas se plier à une habitude traditionnelle, et la bande partit en chantant.

Lui, réfléchissait, il se voyait, en dépit de son aversion, forcé d’endosser la livrée militaire, et, malgré lui, l’idée d’insoumission se présenta à son cerveau.

Est-ce qu’il aurait la patience de subir ce qu’il appelait cinq ans de bagne ? Aurait-il la fermeté de résister aux tracasseries du métier qu’il ne connaissait pas, mais dont il se faisait une idée à peu près par les récits de ceux qui y avaient passé et qui lui revenaient en mémoire : les exigences du règlement, les mesquineries d’une vie réglée par autorité supérieure. Lui qui se soumettait impatiemment à l’autorité de son père, comment ferait-il pour ne pas se révolter contre celle d’inconnus ? Derrière le régiment, il voyait se profiler le conseil de guerre où l’on passe pour une vétille, pour un coup de colère, bien souvent justifié par les taquineries des supérieurs, pour une gifle appliquée à un gradé qui l’a cent fois méritée.

— Cinq ans ! pensait-il, aurai-je la force de les faire ? et si, par malechance, il fallait en attraper cinq autres, il me semble que je préférerais en finir tout de suite. Perdu pour perdu, je me vengerais de celui qui serait cause de ma perte.

D’un autre côté, son numéro l’envoyant dans l’infanterie de marine, lui qui n’était jamais sorti de Paris, où il était arrivé à l’âge de six ans, il se sentait chatouillé par l’idée de voir des pays dont il avait lu la description dans des relations de voyage.

Il savait qu’aux colonies on échappe — dans une certaine mesure — aux tatillonnements de la vie abrutissante de caserne. Voir de près cette flore des pays exotiques qu’il ne connaissait que par la gravure, ou par quelque rachitique échantillon vaguement entrevu à l’étalage des horticulteurs du quai de la Mégisserie, cela lui souriait. Il y avait bien les fièvres, la dyssenterie, mais il lui semblait plus facile d’y échapper qu’au peloton d’exécution.

Revenant à sa situation présente, il se demandait ce qui avait pu empêcher son père de venir l’attendre. Précédemment, les crises de fièvre ne duraient pas longtemps et ne l’affaiblissaient pas au point de l’empêcher de sortir.

Aussi, arrivé dans le quartier, il lâcha les amis chez un marchand de vin et courut à la maison. Son père, auprès du poêle où ronflait un feu ardent, était assis, abattu, grelottant, claquant des dents, comme s’il eût subi un froid polaire. Le lendemain il entrait à l’hôpital.

Caragut restait seul, avec sa jeune sœur à soigner. Leurs promenades, le dimanche, les conduisaient voir le malade à l’hôpital et plus tard à l’asile de convalescence de Saint-Maurice.


Quelque temps avant le tirage, Caragut avait ébauché une amourette avec une parente éloignée dont il allait visiter la famille. Cela avait commencé par l’échange de mille confidences, de petits secrets dont le mystère semblait redoubler leur intimité.

Il sentait bien qu’il n’était pas vu d’un mauvais œil, mais l’incertitude de la situation le retenait toujours sur la pente d’un aveu, et, sa timidité aidant, il renvoyait cela après son tirage au sort, où il serait fixé sur son avenir, étant assez naïf pour croire qu’on ne saurait parler amour à une femme sans qu’il soit question de mariage, mais il n’était pas romanesque au point de croire, par exemple, qu’on l’attendrait pendant cinq ans. Lorsqu’il se vit prisonnier pour cinq ans, il mit donc un crêpe sur ce sentiment, mort avant de s’être épanoui, et se replia de plus en plus sur lui-même.

Le père sorti de l’hôpital, put se remettre quelque temps au travail, mais il ne tarda pas à retomber malade. Espérant que l’air natal lui ferait du bien, il partit, emmenant sa jeune fille, pour l’Auvergne, où des parents vaguement cousins, lui offraient l’hospitalité.

Entre temps, Caragut avait passé la révision. Son air souffreteux, son teint plombé, ses épaules déjà voûtées, lui donnaient l’aspect d’un poitrinaire, les voisins lui prédisaient la réforme ; mais il fut reconnu bon pour le service. Il n’avait plus qu’à se résigner ou à fuir.

Fuir ! c’est ce qu’il aurait certainement préféré, s’il avait eu la moindre relation à l’étranger, et quelque argent en poche. Il avait tellement horreur du militarisme qu’il n’eût pas hésité une seconde. Mais n’ayant jamais eu dans sa famille à faire acte d’initiative, sa timidité naturelle l’empêchait encore ici de se lancer à l’aventure, de se rendre dans un pays inconnu où il ne trouverait personne qui voulût le piloter.

D’autant plus que son père lui avait laissé un tas de petites dettes criardes à liquider : il était absolument sans le sou, et dut se résoudre à rejoindre le régiment qui lui serait désigné.

Quelques semaines après le départ de son père, il recevait sa feuille de route lui enjoignant d’avoir à se rendre, le 20 octobre au matin au bastion de la porte de Vanves pour être dirigé sur le 2e régiment d’Infanterie de Marine en garnison à Brest.

Les quelques semaines de liberté qu’il venait de passer avaient suffi pour lui vivifier le sang, atténuer son aspect souffreteux. Rien que de ne plus entendre personne crier après lui, sa taille s’était redressée.


Suivant toujours le cours de ses pensées, il se voyait piétinant dans la boue, sous la pluie, dans la cour du poste-caserne de la porte de Vanves, où, après s’être morfondu pendant trois ou quatre heures avec les camarades, avoir répondu à l’appel une demi-douzaine de fois, on finissait par les relâcher leur donnant rendez-vous pour le soir, à la gare Saint-Lazare.

Il se revoyait en wagon, avec une cinquantaine de figures inconnues ; tous étaient saouls ; c’était à qui ferait le plus de tapage. Ils emportaient à boire et à manger et commencèrent par gaver le sergent et le caporal qui étaient venus les prendre et qui, une fois saouls, firent plus de bruit que les recrues.

Dans le wagon, certains avaient quelque prétention à la roucoulade, ils organisèrent un concert et cette vie durait jusqu’au matin où la fatigue et l’ivresse eurent raison des tapageurs qui finirent par s’endormir.

Caragut pour qui ce spectacle était nouveau, regardait de son coin, se contentant d’écouter, et partageait les provisions qu’il avait emportées avec ses voisins qui lui avaient offert à boire. Il vit donc les chanteurs s’endormir jusqu’au dernier.

Le jour étant venu, les beuveries recommencèrent ; seulement on ne chantait plus, on braillait. Les provisions se renouvelaient à chaque arrêt. Le train ayant fait halte à côté d’un convoi de pommes, une demi-douzaine de conscrits sautèrent aussitôt dans les wagons de marchandises et commencèrent une distribution qui dura jusqu’à ce que le train se remit en marche.

Ensuite, ce fut un autre amusement : les bouteilles vides volaient par la portière, visant les gardes-barrières, et, surtout, les gendarmes de planton dans les gares ; les loustics ayant soin d’attendre que le train fût en marche pour lancer leurs projectiles.

Et cette orgie durait pendant les vingt-deux heures, que le train qui avait dû se garer plus d’une fois sur son parcours, mit à franchir la distance de Paris à Brest.

De tout le paysage qui avait défilé devant ses yeux, Caragut ne se rappelait que l’impression que lui avait laissée la vue de Morlaix, quand du viaduc qui la domine d’une si grande hauteur, le train ayant ralenti sa marche, la ville lui était apparue tout à coup comme un assemblage de petites constructions en carton, minuscules, ainsi qu’en découpent les enfants.

Les maisons carrées, blanches, avec leurs toits de tuiles rouges, semblaient si petites, avaient un aspect si propre, si gai, qu’enthousiasmé, Caragut s’était levé pour mieux admirer, mais cela avait filé en un clin d’œil, lui laissant une sensation de fraîcheur et de plaisir.

S’ils n’avaient pas encore endossé l’uniforme, les recrutés commençaient à se ressentir de l’esprit de militarisme. En approchant de Brest, le train ayant pris des voyageurs, les futurs soldats se mirent aux portières et firent des amabilités — de troupier — aux femmes pour les décider à monter dans leur compartiment. Elles s’aperçurent heureusement à qui elles avaient affaire et s’empressèrent de monter dans d’autres wagons.

Moins perspicaces, deux pauvres diables de paysans bretons vinrent se fourrer dans ce guêpier, ils eurent à s’en repentir.

Pendant qu’on les faisait parler en ayant l’air de s’intéresser à leurs récits, un farceur vidait une bouteille dans la gouttière formée par les bords relevés du chapeau de l’un d’eux, y jetant ensuite des bouts de papier en guise de petits bateaux. Le paysan remuant la tête, le vin lui dégoulina sur les genoux ; surpris de cette cascade, il se redressa brusquement, ce fut dans le dos que lui coula l’averse.

Comme il se fâchait, on se mit à le houspiller, puis on l’empoigna, voulant le « passer à la patience, » mais le sergent craignant un avaro pour lui, s’étant interposé, on se contenta de l’empoigner par les jambes et de se le faire passer de main en main. Eh bien quoi ! ne faut-il pas rire un brin ? à quoi serait bon le pékin, si le troupier ne pouvait s’en amuser un peu ? Heureusement que le train entrait dans une gare, le paysan put se dégager et changer de compartiment.

Enfin, à sept heures du soir, on arrivait à Brest. Il faisait nuit, des officiers attendaient en gare le détachement. On se mit en route, on passa les ponts-levis de la vieille citée fortifiée par Vauban. Quelques-uns essayèrent bien de chanter :


On la plumera l’alouette, l’alouette,


mais il n’y avait pas d’entrain, cela sonnait faux, et resta sans écho, les trois quarts étaient enroués, tous tombaient de fatigue.

Arrivés dans la cour de la caserne, ils s’alignèrent, un officier dont on entrevoyait à peine la silhouette, dans la nuit, les harangua. Quelques voix, parmi les recrues, se faisant entendre, l’officier, d’un ton bref, ordonnait de se taire, leur rappelant qu’ils étaient soldats maintenant, et auraient à compter avec la salle de police ou la prison.

Cette voix cassante, s’élevant dans l’obscurité, tombant comme une douche glacée sur le détachement, leur rappela, en effet, qu’ils n’étaient plus libres. Caragut sentit sa poitrine se contracter. La brutalité de la discipline lui apparut dans toute son horreur.

On les emmena dans des chambrées où on leur désigna des lits vacants, sans draps. Hébété, éperdu, ne voyant hommes et choses qu’à travers un brouillard, comme dans un rêve, brisé de fatigue, — outre la nuit passée en wagon il était resté debout l’avant-veille, pour finir son travail — Caragut se mit au lit où il ne tarda pas à s’endormir d’un sommeil de plomb.

Le lendemain on les rassembla de nouveau pour les envoyer à Pontanezen qui était désigné pour recevoir les recrues ; là, ils furent habillés, armés, équipés.


Il y avait déjà six mois que cela durait. Somme toute, Caragut n’avait pas eu encore trop à se plaindre des méticulosités et des tracasseries du métier. Jusqu’à présent aucun gradé ne s’était attaché à le harceler comme ils le font pour certaines têtes de Turcs qu’ils prennent en grippe on ne sait pourquoi.

Il souffrait bien des engueulades collectives qu’on leur distribuait avec libéralité, mais comme, en définitive, elles s’adressaient à tout le monde sans s’égarer plus spécialement sur lui, cela était tenable. Si les choses continuaient ainsi, il avait quelque chance d’échapper au conseil de guerre que lui prédisaient quelques amis connaissant son caractère. Il risquait seulement de claquer de consomption tant l’ennui et le dégoût s’étaient emparés de lui.

Depuis qu’il était au corps, non seulement il avait perdu le peu de fraîcheur qu’il avait recouvrée avant d’y venir, mais il était devenu encore plus maigre. La tunique qu’il avait reçue en arrivant, lui était trop large. Rien que de se sentir cet uniforme sur le dos, cela le minait ; il ne pouvait se soustraire à l’obsession. Il se désespérait en songeant au peu de temps qu’il avait fait et n’aspirait qu’à sortir de cet enfer : être libéré, redevenir libre, pouvoir enfin vivre à sa guise, sans subir la tyrannie de personne !

Son père guéri était de retour à Paris. À certaines phrases de ses lettres, il avait compris qu’il voulait se remarier ; mais cela lui importait peu, étant décidé à rester seul, à ne plus supporter aucune contrainte, il n’avait nullement l’intention de reprendre la vie en commun.

Et il arrangeait son existence à venir. Au début, il aurait à travailler pour sortir de la dèche, se faire un intérieur, mais une fois remis à flot, il se créerait une famille. D’une nature affective quoique peu expansif, il avait besoin d’aimer et de se sentir aimé.

Avoir une compagne, s’associer à un être qui l’aimerait et sur lequel il pourrait verser les trésors de tendresse qu’il avait dû toujours refouler en lui, quelle perspective ! comme il se sentait revivre ! l’avenir s’ouvrait radieux devant lui. Plus de régiment, plus de tracasseries, de discipline, plus de gradés rageurs, tout disparaissait devant ce beau rêve de bonheur. Les quatre ans qu’il avait encore à faire, il n’y pensait plus !……


— Caragut ! fit tout à coup la voix aigre du caporal Balan, vous allez prendre une capote de corvée pour aller porter la soupe aux hommes de garde. Il me manque un homme de corvée, c’est à vous à reprendre.

Désagréablement tiré de ses songes, Caragut sauta de son lit. Ses traits s’assombrirent et les sourcils se contractèrent sous la pression d’une pensée douloureuse. Ce caporal Balan dont il s’était fait un ennemi, en refusant de lui servir de domestique, venait en se dressant devant lui, de faire évanouir brusquement ses rêves de félicité !


  1. Supprimé depuis, comme caserne, paraît-il.