La Grande Grève/1/03

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Librairie des Publications populaires (p. 25-29).
Première partie


III

LE PRÊTRE ET LA FEMME


Geneviève Détras, la femme du mineur, était seule à la maison. Dans la matinée, elle avait lavé et étendu le linge dans la cour, puis cousu des chemises qu’elle devait porter en ville le lendemain. Tout en piquant l’aiguille, assise près de la fenêtre ouverte du rez-de-chaussée, sous la caresse chaude du soleil, elle songeait. Les frais d’enterrement du père Détras, les trente francs versés à la collecte pour les renvoyés de la mine, l’agape du 14 juillet, sans compter la cotisation à la société de secours mutuels, tout cela avait absorbé les économies du ménage. Pour aller jusqu’à la prochaine paie du samedi, il restait trois francs à la maison et l’on était le mardi !

Jamais encore depuis leur mariage, les Détras n’avaient été aussi à court. N’ayant pas d’enfants, ils eussent pu mettre de côté quelques sous sans les soins à donner au vieillard. Albert Détras était sobre, ne buvait pas, fumait peu ; elle, Geneviève, ouvrière affinée, avait bon goût, sans néanmoins être coquette, et ne dépensait presque rien pour elle-même. C’était donc une gêne accidentelle et qui, il fallait l’espérer, serait de courte durée. Une ou deux paies rétabliraient l’équilibre.

Comme Geneviève était dans ses pensées, elle vit par la fenêtre se profiler une ombre ; elle leva la tête et reconnut l’abbé Firot, vicaire de Mersey, ambitieux jésuite de robe longue, joli cœur et coureur de cotillons, par-dessus le marché, qui déjà avait essayé — mais vainement, — de lui faire la cour.

— Madame Détras, je vous salue bien, fit doucement l’abbé Firot.

Geneviève avait éprouvé une sensation d’agacement en le reconnaissant. Elle lui répondit cependant d’un : « Monsieur l’abbé… », accompagné d’une inclinaison de tête. La route est à tout le monde et elle ne pouvait empêcher le vicaire de passer devant sa maison.

— Voulez-vous me permettre d’entrer vous dire un mot ? demanda l’abbé Firot.

Cette prière indiscrète, mais formulée d’un ton discret, remplit de malaise la femme du mineur. Elle eût voulu éviter une guerre en règle avec les prêtres, sachant bien que dans semblable guerre on ne pouvait être que broyé.

Aussi, à l’astuce ecclésiastique, opposa-t-elle sa finesse féminine.

— Dites, monsieur l’abbé, fit-elle.

Elle avait répondu « dites » et non « entrez », éludant une acceptation ou un refus.

L’abbé Firot sentit l’habileté et sourit. Un instant, il eut l’idée d’insister ; mais il se retint, pensant qu’il risquait d’amener chez la jeune femme une démonstration plus caractérisée d’hostilité. Avant tout, il fallait gagner sa confiance.

— Soit, fit-il, en simulant la franche gaîté, puisque vous ne voulez pas me recevoir…

Il s’interrompit une seconde, le temps de permettre à Geneviève de protester ou de revenir sur sa décision.

La jeune femme n’ayant pas ouvert la bouche, il reprit :

— Je vous parlerai du dehors. Si même, je vous demandais la permission d’entrer, c’était pour qu’on ne me vît pas vous causant ; les opinions de votre mari…

— Qui sont les miennes, interrompit Geneviève d’un ton très net, car elle voulait abréger ce colloque.

L’abbé Firot la regarda fixement. Il sentait en elle une trempe, une volonté. Combien d’autres femmes de mineurs, dans ce pays de misère livré à la tyrannie du prêtre, se fussent défendues timidement en arguant de la volonté de leur mari !

— Eh bien, madame, dit le vicaire, j’aime votre franchise et vous pouvez voir que moi aussi, je suis franc avec vous.

— Où désirez-vous en venir, monsieur l’abbé ?

— À vous mettre en garde contre vous-même et ceux qui vous perdent. Notre religion ordonne de rendre le bien pour le mal, l’affection pour l’injure, d’aimer — et il appuya sur ce mot — qui nous hait.

— Mais nous ne haïssons personne, riposta Geneviève.

Le prêtre eut un sourire indéfinissable.

— Allons, tant mieux, murmura-t-il, vous avez encore de bons sentiments ; Dieu vous en tiendra compte. Mais, croyez-moi, ma chère enfant, arrêtez-vous sur les bords de l’abîme pendant qu’il en est temps encore. Vous ne savez pas quels malheurs vous vous préparez.

Cette prophétie menaçante fit froid au cœur à Geneviève. N’était-ce pas une menace déguisée ? L’incertitude étant la pire des souffrances, elle résolut d’en avoir le cœur net.

— Monsieur l’abbé, dit-elle bravement, les malheurs ne viennent pas tout seuls. Qui donc peut chercher à nous faire du mal ?

Le vicaire allait répondre que l’irréligion provoque toujours des punitions du ciel, mais il se retint et trouva plus sensé de lui dire :

— Vous savez que M. Chamot est profondément religieux.

— Je le sais, riposta Geneviève, puisqu’il a renvoyé quinze malheureux pères de famille, coupables d’avoir accompagné le cercueil de mon beau-père, enterré civilement.

La réponse était nette et cassante dans sa simplicité. L’abbé Firot pâlit un peu.

— Madame, murmura-t-il, croyez bien que M. le curé et moi ne sommes pour rien dans cette décision.

Et hypocritement, il ajouta :

— Que de fois, au contraire, nous avons supplié la Direction de garder des ouvriers que leur inconduite avait fait mettre à la porte !

— Leur inconduite, c’est possible, riposta la jeune femme, mais pas leurs opinions.

L’abbé Firot sentait que cette femme, tout à l’heure hésitante, prenait l’offensive. Elle disait le droit pour chacun d’avoir ses idées et de vivre comme il l’entendait, sans faire de mal à personne. Pourquoi voulait-on forcer les gens à affecter des sentiments qu’ils n’avaient pas ?

— Voyons, madame Détras, fit le vicaire, ne vous excitez pas : ce n’est pas la première fois que nous causons.

— Non, riposta Geneviève, et je ne sais pas pourquoi, monsieur l’abbé, vous revenez à la charge. Mon mari vous a pourtant dit…

— Votre mari, s’écria impétueusement l’abbé Firot, c’est lui qui vous perd. Mais je vous sauverai, moi ! je vous sauverai malgré vous, parce que…

Le galant prêtre avait un peu baissé la voix en prononçant « parce que », comme s’il eût voulu terminer sa tirade lyrique dans le murmure d’une confidence. Qu’allait-il ajouter ? Peut-être : « Je vous aime », phrase naturelle pour tout homme normal, mais criminelle pour un prêtre, si criminelle qu’il est obligé de la corriger par ce complément indirect « en Jésus-Christ ».

Avec ou sans complément, c’était peut-être l’aveu redoutable que l’abbé Firot allait se décider à faire. Mais Geneviève ne l’entendit point : décidée à terminer cette conversation irritante et à éviter le mot irréparable qu’elle lisait dans les yeux du prêtre, elle ferma brusquement sa fenêtre.

Le doucereux vicaire devint pâle de rage. Toute sa meilleure astuce de jésuite allait-elle sans cesse échouer contre l’énergique droiture de cette jeune femme ?

— Elle ferme au curé sa porte et à moi sa fenêtre, pensa-t-il. Oh ! mais patience ! Elle n’aura pas le dernier mot.