La Grande Grève/2/23

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Librairie des Publications populaires (p. 282-292).
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Deuxième partie


XXIII

L’ÉVADÉ ET LE MOUCHARD


Nous avons laissé Détras dans l’établissement tenu à Véran par la ci-devant Martine, servante, devenue Mme  Mayré, fermière et cabaretière.

L’évadé, après s’être fait servir une chopine, une croûte de pain et du fromage, commença à poser quelques questions à l’hôtesse.

— Connaissait-elle dans la région un homme de cinquante-cinq à soixante ans ayant auprès de lui un enfant d’environ dix ans ?

C’était un ancien camarade de l’armée coloniale qui devait exercer la profession de charpentier ; l’enfant qui vivait avec lui était à un parent mort commis-magasinier à Saïgon.

Cette histoire était habilement imaginée : elle ne se rapportait pas assez exactement à celle de Panuel pour compromettre Détras ; mais en même temps, elle devait amener la cabaretière à parler du menuisier si elle connaissait son existence, l’idée de charpentier évoquant naturellement celle de tout ouvrier qui travaille le bois.

— Non, je connais pas ça, fit la Martine.

— Comment s’appelle-t-il votre homme ?

— Banvel.

D’instinct, Détras comprenait encore que cette consonance amènerait celle de Panuel. Mais la Mayré ne devait rien savoir, car elle secoua la tête, disant du ton d’une concierge parisienne :

— Non, il n’y a pas ça dans le pays.

Toutefois elle ajouta naïvement :

— Peut-être bien que mon frère pourrait vous renseigner. Il connaît tant de choses, lui !

Elle ne cédait pas seulement à la gloriole d’exalter les mérites fraternels. Femme pratique, elle se disait que toute peine ou même tout renseignement méritant salaire, l’ex-agent pourrait bien soutirer au voyageur quelque pièce blanche.

— Ah ! fit Détras singulièrement intéressé, il connaît donc très bien le pays, votre frère ?

— Je vous crois ! Le pays et bien d’autres choses encore ! Il a servi dans l’administration… Mais, juste, le voilà !

Le mouchard retraité venait d’entrer.

Détras éprouva un brusque choc. Non seulement il l’éprouva en apercevant une tête roussaude et grêlée portant une empreinte ignoble de ruse, mais aussi en entendant au même moment ces paroles : « Il a servi dans l’administration. »

Dans quelle sorte d’administration ? La seule vue de cette tête au masque de policier l’eût clairement annoncé, même à un homme moins sur ses gardes qu’Albert Détras.

Martine venait tous les jours, à des heures irrégulières, s’asseoir au comptoir, non seulement pour permettre à sa sœur de vaquer aux travaux de la ferme, mais aussi pour voir des visages et deviner ce que pouvaient dire ou faire ses clients, car il avait la nostalgie de son ancien métier.

— Jérôme, lui dit sa sœur, voici Monsieur qui demande des renseignements sur un vieux menuisier avec un enfant.

Martine couva Détras d’un regard scrutateur.

— Pardon, interrompit l’évadé qui, en présence d’un policier même retraité, sentait la nécessité de jouer serré, j’ai dit un charpentier. Du moins, c’est le métier qu’exerçait Banfel à la compagnie d’ouvriers militaires.

— Comment l’appelez-vous ?

— Banfel.

Détras avait d’abord dit à la Martine Banvel, pour la mettre sur la voie de Panuel. Maintenant, il sentait le jeu trop dangereux avec l’ancien mouchard et insensiblement modifiait le premier nom donné.

— Ah ! fit Martine qui, malgré les années écoulées, eut une réminiscence, d’abord vague, puis plus précise de Panuel et, d’intuition, prit la position du chasseur à l’affût. Et cet homme a un enfant avec lui, une fille, dites-vous ?

Détras, qui n’avait pas précisé le sexe, sentit la ruse et le danger. D’un air innocent, il répondit :

— Mais non. Pas une fille, un garçon qui doit avoir maintenant de dix à douze ans… Oh oui ! tout près de douze ans.

Il continuait à entraîner Martine sur une autre piste, modifiant l’âge de l’enfant après l’avoir masculinisé et altéré le nom de l’homme. Car il se rendait compte que les soupçons de Martine étaient éveillés et, s’il devait retrouver les siens, il devait pour cela, avant tout, éviter les griffes de la police.

Cependant, le mouchard songeait. Il se rappelait ces gens de Mersey qu’on l’avait chargé de surveiller après l’évasion de Détras. Se pouvait-il que ce même individu fût le forçat venant, au bout de tant d’années écoulées, rechercher ceux qu’il avait laissés dernière lui ?

Non, c’était une idée folle ! D’ailleurs, cet étranger, outre les différences de nom et de métier, donnait ce détail précis : un garçon.

Martine, chargé jadis de surveiller Geneviève, l’avait perdue de vue au départ de Mersey, tant ce départ fut rapide. Seulement au bout de seize mois, il retrouva sa trace par la rencontre fortuite de Panuel. Cette trace le mena à l’Étoile solitaire.

La chose peut paraître bizarre. Pourtant, rien ne dépiste mieux les recherches de la police que la grande simplicité d’allures. Panuel avait acquis en son nom la bicoque qui, agrandie et aménagée, devint l’auberge ; Geneviève n’eut à signer pour aucun acte. Lorsque, quelques années plus tard, Berthe alla à l’école, son nom n’éveilla aucun souvenir du drame de Mersey.

Après avoir cherché inutilement très loin la piste de Geneviève et de Panuel, Martine, pour masquer son défaut de vigilance, servit à ses chefs une histoire. Le couple, leur rapporta-t-il, était parti pour Paris — le bruit, d’ailleurs, en courait à Mersey — afin de s’y soustraire à toutes recherches, Paris étant l’Océan où tout se perd.

Six mois plus tard, ce fut la mort de Geneviève qu’il annonça et, cette fois encore, il n’eut pas le mérite de l’invention : le père et la mère Bouley, désespérés de la condamnation d’Albert Détras qui, croyaient-ils, les flétrissait, avaient cessé toutes relations avec leur fille, restée fière de porter le nom du forçat.

Après avoir inutilement cherché la trace de Geneviève, Martine alla, cauteleux, les interroger. « Elle est morte », répondit gravement le père Bouley. Sans doute, entendait-il que sa fille était morte pour lui ; mais Martine n’en demanda pas davantage. Ravi de ce dénoûment, qui arrangeait tout, il annonça à la préfecture la mort de Mme  Détras dans une mansarde miséreuse et y ajouta le départ de Panuel pour une destination inconnue. Sans doute fût-ce pour cette raison que les hôtes de l’Étoile solitaire n’eurent à se plaindre d’aucune tracasserie.

Martine avait même cessé de songer à ces derniers, lorsqu’un jour, près de Gênac, il croisa Panuel. Il eut un brusque choc, puis, tandis que le menuisier, sans défiance, ne l’ayant pas remarqué, continuait sa route, il le suivit de loin. Il arriva ainsi à l’auberge et se mit en embuscade. Un quart d’heure plus tard, il vit Geneviève sortir de la maison pour distribuer des graines aux poules, tandis que la petite Berthe se traînait sur le seuil de la porte.

Il était fixé. Toutefois il demeura perplexe : après avoir donné à ses chefs la fausse nouvelle de la mort de Geneviève, il ne pouvait leur annoncer sa résurrection : l’aveu n’eût pas fait pardonner semblable erreur ou mensonge. Seule la découverte d’Albert Détras, évadé du bagne, lui eût valu indulgence et faveurs. Or, Martine ne tarda pas à s’assurer que Geneviève demeurait non seulement sans relations avec le fugitif, mais encore ignorante de son sort.

En conséquence le mouchard, tout en continuant à surveiller discrètement Geneviève et Panuel à intervalles éloignés s’abstint de les tracasser et plus encore de signaler leur présence. Bien au contraire, il souhaitait de toutes ses forces que leur trace demeurât perdue.

Puis des années s’écoulèrent ; d’autres missions tout aussi honorables, lui firent oublier celle-là. Enfin, le mouchard prit sa retraite à Véran.

Maintenant l’arrivée de ce voyageur, ses questions, rappelant à Martine la famille Détras, l’avaient mis en éveil. Si réellement cet homme était le forçat évadé, comme l’idée lui en avait traversé le cerveau, quel magnifique coup de filet ! Retraité, il n’avait plus à craindre d’avouer qu’il s’était trompé en annonçant la mort de Geneviève et, par contre, quelle superbe gratification ne lui vaudrait pas la capture d’un condamné en rupture de ban depuis neuf ans !

Certes, il fallait éviter toute méprise, l’arrestation d’un vétéran médaillé confondu avec un forçat étant une de ces gaffes que ne doit pas commettre un bon mouchard, même lorsqu’il a quitté le service. Mais avec de l’habileté, et il se flattait d’en posséder, il verrait bien de quoi il retournait.

Détras, cependant, l’air placide, demeurait en garde, lisant dans l’esprit de Martine de vagues soupçons. Il importait avant tout de le dérouter complètement, après il reprendrait sa recherche. Peut-être même l’ex-policier pourrait-il se faire son auxiliaire inconscient.

— Voulez-vous accepter un verre de vin ? demanda-t-il.

— Volontiers, répondit Martine qui réfléchissait, se demandant quel piège il allait tendre à son interlocuteur.

Il apporta son verre sur la table et vint s’asseoir en face de Détras. Celui-ci remplit le verre : les deux hommes trinquèrent.

— Comme cela, reprit Martine, vous cherchez un homme d’une cinquantaine d’années…

— Tout près de soixante, interrompit Détras exagérant à dessein l’âge du menuisier.

— Bien, répondant au nom de… comment dites-vous… Banuel ?

En lâchant ce nom si proche du véritable, Martine avait observé en dessous le voyageur. Pas un tressaillement ne vint révéler l’émotion ressentie par Détras.

— Je vous ai dit Bonfel, répondit d’un ton parfaitement calme le voyageur.

— Ah ! pardon. C’est qu’il y a eu dans la région un individu qui s’appelait à peu près comme cela, Banuel ou Panuel et qui a une drôle d’histoire.

Martine venait d’improviser un plan de guerre : lâcher Détras, si c’était lui, sur la véritable piste de ceux qu’il cherchait et le surveiller : l’Étoile solitaire serait une souricière.

Albert Détras sentait son cœur battre à se rompre dans sa poitrine. Un instant, il demeura silencieux, craignant que l’altération de sa voix ne décelât son émotion indicible. Cela ne dura qu’une seconde ; redevenu maître de lui par un effort suprême, il répondit du ton le plus ordinaire :

— Non, celui que je cherche s’appelle Bonfel… Jean-Paul Bonfel (Panuel se prénommait Nicolas). C’était un homme régulier, honnête, suivant toujours la ligne droite ; sa vie était très simple : ça m’étonnerait qu’il ait eu des histoires.

Et, avec un talent d’improvisation qu’il ne se connaissait pas, il dit qui était ce Bonfel : un camarade du régiment, qui avait rengagé, puis pris son congé à Saïgon où il s’était établi comme charpentier, avec l’espoir de devenir entrepreneur de travaux. Mais les affaires n’avaient pas bien marché et, au bout de quelques années, il était retourné en France, emmenant avec lui le petit Édouard, fils d’un cousin commis-magasinier, marié, devenu veuf et mort à Saïgon.

— Nous étions de bons amis, termina Détras, et quand Bonfel est parti, il m’a fait promettre d’aller le voir à mon retour au pays. Il est de Seine-et-Loir, moi du Rhône ; aussi nous nous considérions comme pays. Mais les années se sont écoulées et je suis resté sans nouvelles de lui. D’ailleurs je voyageais de mon côté.

Tout cela fut dit si naturellement que Martine sentit ses soupçons vaciller. Pourtant le plan qu’il avait imaginé lui semblait meilleur, n’entraînant aucun risque si, comme il inclinait maintenant à le croire, ce voyageur appartenait à l’espèce de gens reconnus honnêtes par la société.

— Je ne connais personne dans le pays qui réponde au signalement de votre ami, fit le mouchard. Peut-être s’est-il établi ailleurs.

— Peut-être, répondit Détras.

— Celui dont je voulais parler tient aujourd’hui un cabaret du côté du Brisot, pas loin de Gênac, avec une femme encore jeune, la veuve d’un individu mort à la Nouvelle. Ils ont avec eux une petite fille.

Mort à la Nouvelle ! Ceci était une ruse de Martine pour endormir toute défiance de Détras en lui faisant croire qu’on ne le recherchait plus.

Chacune de ces paroles entrait dans le cœur de l’évadé. C’étaient bien ceux qu’il cherchait.

Il eut cependant la force de conserver jusqu’à la fin son impassibilité et de répondre :

— Certainement non, ce n’est pas celui dont je vous parle. Tant pis, je le regrette… Combien vous dois-je ?

— Douze sous, fit machinalement Martine qui ajouta :

— Est-ce que vous allez du côté du Brisot ?

— Non, je vais sur Chôlon. Merci et adieu.

Détras paya et sortit, laissant le cabaretier mouchard fort perplexe.

Il était temps pour l’évadé de quitter le débit : il se sentait sur le point d’éclater. Dix fois son émotion avait failli se trahir.

Il tenait maintenant la trace sûre, autant dire l’adresse de ceux qu’il cherchait. Le renseignement du mouchard, complétant celui de Justin, allait lui permettre de retrouver Panuel, Geneviève et Berthe.

Berthe ! Cette enfant qu’il n’avait pas connue remplissait son cœur d’une tendresse profonde, infinie.

Berthe savait-elle seulement qu’elle avait un père ? Sa mère avait-elle conservé le nom de Détras ?

Cela, l’évadé n’avait osé le demander au mouchard.

Cependant, ce dernier s’était avancé sur le seuil de la porte et regardait le voyageur s’éloigner.

— Va-t-il tourner sur Chôlon ? se demandait-il. Il faudrait le suivre.

Et Détras étant déjà assez éloigné pour ne pas entendre, Martine appela :

— Joséphine ! Joséphine ! Allons, vite !

Essoufflée, suante, la sœur du mouchard apparut. Depuis qu’elle était devenue Mme  Mayré, elle avait repris son prénom de Joséphine, abandonné, pendant qu’elle était en service, pour celui, plus domestique, de Marie.

— Installe-toi ici ou ferme la boutique, je pars, dit rapidement Martine.

— Hein ?

— Peut-être pour deux jours, peut-être pour plus. Je vais prendre l’argent qui est en caisse.

Tout en parlant, Martine ouvrait le tiroir et comptait la monnaie.

— Douze francs cinquante, fit-il en empochant. Avec huit que j’ai sur moi, cela suffira.

Stupéfaite, subjuguée, Joséphine le regardait sans dire un mot.

D’un autre tiroir, Martine sortit un petit revolver chargé et le mit dans la poche de sa jaquette. Il ouvrit un placard, en tira un chapeau melon et s’en coiffa. Puis il s’arma d’un gourdin déposé derrière le comptoir pour tenir en respect ivrognes ou malfaiteurs.

— Au revoir, Joséphine, dit-il.

Et il partit, se dirigeant sur les traces de Détras.

Celui-ci maintenant avait une avance de cent cinquante pas. Mais la route se maintenant droite, il n’y avait pas de danger que Martine le perdît de vue.

Pas une fois Détras ne se retourna. Peut-être parce qu’il était absorbé dans ses pensées, peut-être aussi par un sentiment instinctif de prudence.

— Si c’est lui, songea Martine, il est réellement fort.

Il avait d’abord maintenu la même distance entre lui et celui qu’il suivait. Mais au bout d’une heure, il doubla le pas, la route commençant à zigzaguer et un détour ou quelque accident de terrain pouvant lui faire perdre de vue le voyageur.

Même à un moment, il coupa à travers champs et courut pour arriver presque en même temps que Détras à une bifurcation.

La route se partageait en deux branches, l’une allant à droite vers Chôlon, l’autre à gauche vers le Brisot.

Détras, sans hésitation, prit celle de Chôlon.

— Allons ! ce n’est pas lui, fit Martine qui, dépité, revint sur ses pas.

Ce n’était point par distraction, ni sans motif, que l’évadé s’engageait sur la route qui l’éloignait de Gênac.

La figure et les paroles de l’ancien policier l’avaient trop mis en garde pour que, près de toucher au but, il ne se précautionnât pas contre toute embûche possible.

En quittant le cabaret de Véran, il avait marché droit devant lui, d’un pas rapide, sans tourner la tête, se disant qu’il pouvait être suivi soit par Martine, soit par quelque autre que celui-ci enverrait pour le pister. Il ne fallait pas qu’il eût des allures inquiètes ou hésitantes.

Pour la même raison, il s’engagea sur la route de Chôlon, pensant abuser le limier, si limier il y avait. Il en serait quitte pour couper quelques kilomètres plus loin, à travers champs et bois et se rabattre sur Gênac.

Nous avons dit que Martine avait rebroussé chemin. Mais le policier n’avait pas fait cent pas dans la direction de Véran qu’il s’arrêta court.

— Que je suis bête ! se dit-il. Et si c’était une ruse ?

Il réfléchit un instant. Que faire ? Suivre le voyageur jusque dans Chôlon ou tendre une souricière à l’Étoile solitaire ?

Martine se décida pour ce dernier parti : il était plus facile de surveiller trois personnes, dont une enfant, qu’un seul individu probablement sur ses gardes.

— Si c’est Détras, pensa-t-il, c’est là qu’il ira.

Et il prit la route de Gênac.