La Grande Grève/2/24

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Librairie des Publications populaires (p. 292-303).


XXIV

LA BANDE À MOSCHIN


Ce jour-là une sourde agitation régnait dans Mersey.

C’était un dimanche : au seuil des portes et aux fenêtres ouvertes apparaissaient des figures curieuses ou inquiètes. Dans les rues avoisinant la gare, des groupes se promenaient, groupes d’ouvriers et de petits bourgeois.

Aux coins de mur s’étalaient de grandes affiches écarlates portant cette annonce extraordinaire :

Salle du Fier Lapin, à 3 heures de l’après-midi.
Ordre du jour :

La République et la Féodalité capitaliste ;
La lutte politique et sociale ;
L’affranchissement des travailleurs.

Orateurs, les citoyens :

Paryn, maire de Climy,
Renouard,
Vallon,
Brossel, rédacteur à l’Union populaire.
Bernard, ouvrier mineur.
Prix d’entrée : 0 fr. 20 centimes, au bénéfice des mineurs renvoyés.

Semblable affiche avait causé dans Mersey une émotion profonde. C’était la première fois, depuis les conférences incendiaires de Baladier — et encore celles-ci avaient-elles été clandestines ! — qu’on osait y formuler l’idée d’un problème social. Le 14 juillet même, que la municipalité réactionnaire se trouvait obligée de fêter, n’était qu’un prétexte à beuverie et à pétards.

Une chose stupéfiait les habitants : comment le maire Bobignon permettait-il la réunion ? Comment le commissaire Pidurier n’avait-il pas fait arracher les affiches ? L’un et l’autre, cependant, étaient connus pour n’avoir de volonté que celle du baron des Gourdes !

Beaucoup se disaient que ce dernier devait préparer une surprise et ils attendaient avec un mélange d’épouvante et de curiosité, comme à l’approche de quelque grand cataclysme.

On se demandait aussi comment le patron du Fier Lapin avait eu l’audace de louer sa salle à des énergumènes qui n’allaient pas manquer d’attaquer ce qu’il y a de plus respectable : la religion, l’armée, la patrie et les bons capitalistes qui font vivre les ouvriers en les payant jusqu’à 4 francs pour un simple travail de douze heures par jour !

En réalité, le patron du Fier Lapin n’avait pas été le héros qu’on supposait.

Ayant reçu la visite de Bernard et de Brossel, qui venaient lui demander de louer sa salle, il répondit :

— Écoutez, je ne demanderais pas mieux, car je ne désire que gagner de l’argent. Mais je ne veux pas me brouiller avec les autorités. Êtes-vous sûrs qu’on vous permette de tenir la réunion ?

— Nous n’avons aucune permission à demander, répondit Brossel qui connaissait la loi. Simplement une notification à donner.

— Soit, mais si le maire ou le commissaire fait fermer la salle ?

— Allez voir l’un et l’autre pour leur demander si telle est leur intention. Sans quoi, nous nous arrangerons autrement.

— Je veux bien, répondit l’aubergiste, désireux de contenter, si possible, deux maîtres à la fois et surtout d’éviter que l’argent des mineurs allât à quelque concurrent.

Lorsque, respectueux et timide, le patron du Fier Lapin se fut présenté chez le maire pour lui communiquer le projet de réunion, il crut que le magistrat de la commune allait succomber à une attaque de rage.

— Un métingue à Mersey ! s’exclama Bobignon devenu pourpre. Vous osez me parler d’un métingue ! Vous mériteriez que je fasse fermer votre établissement.

L’aubergiste n’en demanda pas davantage. Il s’excusa comme il put et s’enfuit.

Grande fut donc sa stupéfaction en recevant le lendemain avis de la mairie que le meeting était autorisé.

N’osant ni en croire le papier qu’il avait sous les yeux ni aller de nouveau interroger l’irascible Bobignon, il s’en fut, tremblant, trouver le commissaire de police.

— Mais oui, certainement, fit celui-ci. Du moment que les choses se passent en règle, je ne vois pas pourquoi nous empêcherions le meeting.

— Ne croyez-vous pas, monsieur le commissaire, hasarda le débitant de plus en plus interloqué, que je ferais bien de prévenir la direction de la mine, car enfin je ne voudrais pas me brouiller avec elle ?

Pidurier haussa les épaules.

— Que diable voulez-vous que cela fasse à la direction de la mine ! déclara-t-il d’un ton péremptoire. Faites votre réunion.

L’aubergiste se retira au comble de l’ahurissement, se demandant si les mots liberté, égalité, fraternité, étaient devenus autre chose qu’une plaisanterie.

Brossel s’en fut donc, à son tour, au nom de Bernard et au sien, donner l’avis de réunion et en retirer le récépissé. Les affiches furent commandées à un imprimeur de la ville qui ne put en croire ses yeux et commença par refuser de se charger d’un travail aussi compromettant. Il finit, cependant, par accepter lorsque Brossel, qu’il connaissait comme un homme des plus sérieux, lui eut donné sa parole que le meeting était autorisé et, à l’appui de son dire, montré le récépissé.

Et maintenant tout Mersey attendait le grand événement. On en parlait à voix basse dans les établissements publics et dans les familles courbées sous la terreur patronale. On demeurait confondu de cette tolérance des autorités et plus surpris encore que la bande à Moschin n’eût pas arraché les affiches.

Que devait penser le baron des Gourdes ? Que devait-on dire à la cure, au cercle catholique, à l’ouvroir de la Merci ? Déjà le bruit courait que les cléricaux allaient se barricader en prévision d’actes rappelant les faits de la bande noire, passés à l’état de légende.

Bernard s’était multiplié pour préparer avec Brossel les mille détails de la réunion. Jusqu’alors il n’avait parlé que dans les réunions syndicales pour discuter sur des questions terre à terre. Maintenant, il allait s’adresser à la foule, s’élever à des considérations d’ordre général. Il ne se sentait ni effrayé, ni grisé à la pensée de paraître sur les planches devant tout ce monde ; il craignait plutôt de ne pas trouver assez facilement des termes pour se faire bien comprendre d’esprits simplistes, étrangers à toute théorie socialiste.

Calme, du moins dans ses allures, Bernard sentait que ce jour-là allait être décisif dans sa vie. Il avait soif et hâte de se laver par une grande manifestation publique des soupçons qui avaient pesé, qui pesaient encore sur lui. Ce meeting, organisé au bénéfice des ouvriers surpris par Moschin au Fier Lapin et renvoyés, lui permettrait de crier tout haut la vérité, de dévoiler les méfaits de la Compagnie, les vols de Troubon, les brutales vexations des chefs de mine et de montrer comment toute l’organisation capitaliste est faite pour l’écrasement du travail. Après, on le renverrait certainement. Tant pis, son innocence serait ainsi prouvée de façon éclatante aux yeux des camarades, qui rougiraient de leurs défiances.

Dès une heure et demie, des groupes grossissant à vue d’œil, stationnaient à la porte du Fier Lapin, D’autres occupaient les alentours de la gare. Nulle part, cependant, on ne voyait les uniformes de la police ou de la gendarmerie.

Le train amenant les orateurs devait arriver à deux heures quinze, juste trois quarts d’heure avant l’ouverture de la réunion.

Bernard et Brossel se promenaient devant la gare pour recevoir les arrivants. Un peu plus loin, une délégation de tailleurs et de cordonniers. Ces deux corps de métier ont toujours été très avancés : menacés à Mersey par la concurrence de l’ouvroir et n’étant pas directement sous la coupe du baron des Gourdes, ils osaient manifester par leur présence leurs aspirations sociales. Leur vue amena un sourire de satisfaction sur les lèvres de Bernard.

— Ils ne sont pas nombreux, une dizaine seulement, dit-il à Brossel, mais c’est une affirmation courageuse et de bon augure.

— Certainement, répondit Brossel en caressant la barbiche brune qui terminait sa figure maigre et énergique. Seulement, ils ne sont qu’une poignée et s’il prend fantaisie à la bande de Moschin de faire quelque chose…

Il n’acheva pas : Bernard comprit sa pensée. Lui-même avait eu l’idée qu’il fallait s’attendre à quelque coup de violence de la police particulière du baron des Gourdes.

Et, par moments, il se demandait s’il n’avait pas eu tort d’organiser cette réunion. S’il arrivait malheur aux orateurs venant apporter aux opprimés de Mersey l’appui et le réconfort de leur parole ?

Mais il chassait cette idée. Si on s’arrêtait aux difficultés, on ne ferait jamais rien.

D’ailleurs, il était décidé à se faire tuer plutôt que de laisser toucher un cheveu de la tête de ceux qui répondaient à son appel.

Un coup de sifflet déchira l’air : c’était le train qui arrivait. Tout aussitôt un mouvement de houle porta les groupes vers la gare.

Brossel et Bernard pénétrèrent dans la salle d’attente, suivis des délégués cordonniers et tailleurs. Dans la rue, la foule grossissait, s’élevant maintenant à deux ou trois cents personnes.

Le train venait de stopper. Paryn, Vallon et Renouard descendirent du même wagon ; le premier, grand et mince, avec une allure de force nerveuse, se distinguait des deux autres, trapus et de taille moyenne. Tous trois apparaissaient calmes et même souriants.

Déjà Brossel s’était avancé vers Paryn et, après lui avoir serré la main ainsi qu’à ses compagnons, leur présenta Bernard.

— Je vous remercie d’être venus, citoyens, fit le mineur. Vous ne sauriez croire le bien que fera votre présence dans une malheureuse ville comme Mersey.

Puis, ce fut à son tour de présenter les délégués. Il y eut échange rapide de paroles cordiales et de poignées de main.

Déjà le train était reparti lorsque le groupe formé par les orateurs et les organisateurs de la réunion apparut hors de la gare.

Quelques cris de : « Vive la République ! » les saluèrent. Il y en eut même un — hardiesse qui impressionna la foule — de : « Vive la sociale ! »

Les arrivants répondirent au même cri de : « Vive la République ! » en levant leurs chapeaux. Puis le cortège s’étant formé se dirigea aussitôt vers le cabaret du Fier Lapin.

Cependant Paryn causait avec Bernard, s’informait de la situation et s’étonnait intérieurement de la justesse avec laquelle le mineur répondait à ses questions. Cet ouvrier au sens droit et lucide lui paraissait autrement intéressant que nombre de politiciens.

— Au nom de qui est organisée la réunion ? lui demanda-t-il.

— Tout simplement au nom d’un groupe de républicains, répondit Bernard. Il était impossible de mettre en avant les mineurs qui sont ici traités en ilotes. Le citoyen Brossel et moi avons seuls paru pour donner nos noms comme organisateurs.

— Brossel a une profession qui le rend indépendant, mais vous ?

— Ah ! moi… tant pis !

Et Bernard dit ses amertumes, sa rage de se sentir soupçonné, son désir d’éclaircir la situation même par un coup d’éclat qui lui enlèverait son pain.

— J’aurais bien pu quitter le service de la Compagnie, ajoutait-il, mais cela aurait-il mis fin aux bruits ? Tandis que maintenant je vais m’expliquer publiquement.

— Vous serez renvoyé.

— Je m’y attends. Tant pis ! je tâcherai de trouver autre chose. Et si mes anciens camarades me voient crever de misère, ils ne pourront, certes, pas dire que je suis un vendu.

Paryn admirait cette énergie plébéienne.

Une clameur immense éclata soudain :

— À bas les rouges ! À mort !

Le cortège qui gravissait la côte des Mésanges oscilla sous une poussée inattendue. Des groupes de mineurs, surgis de ruelles latérales, l’attaquaient en flanc.

— La bande à Moschin ! s’écria Bernard.

Les délégués cordonniers et tailleurs, qui marchaient en avant-garde, avaient reflué, surpris. L’instant d’après, ils furent assaillis par une trentaine d’hommes qui les avaient laissés venir à portée, embusqués derrière des haies et des tas de pierres.

Maintenant, c’était une mêlée générale. Les agresseurs, armés de bâtons, frappaient en furieux. Plusieurs délégués, sans armes pour se défendre, reculaient, les vêtements déchirés, la figure ensanglantée ; d’autres ramassaient des pierres pour se défendre ; la plus grande partie de la foule s’était dispersée, plus encore par crainte des conséquences ultérieures que par crainte des coups.

Le cortège qui gravissait la côte des Mésanges était attaqué de presque tous les côtés. Bernard, d’un mouvement spontané, s’était jeté en avant pour protéger les orateurs. Il reçut sur la tête un violent coup de gourdin qui le fit chanceler. Son étourdissement ne dura qu’une seconde : se lançant sur son agresseur comme celui-ci allait revenir à la charge, il lui arracha le bâton des mains.

— Les bandits ! Il fallait s’y attendre ! grondait Brossel tout en jouant des poings.

Les orateurs étaient demeurés calmes. Reconnaissables à leurs vêtements de ville, ils eussent pu être écharpés si la mêlée eût été moins confuse. Ils paraient les coups, Renouard et Vallon avec leurs poings, Paryn avec une assez forte canne à pommeau d’argent, que, par une précaution instinctive, il avait apportée de Climy.

Cette canne et le bâton conquis par Bernard étaient les seules armes que possédait le groupe pour sa défense.

Les seules… non ! Vallon se rappela tout à coup qu’il avait un revolver dans la poche de côté de sa redingote. Il saisit cette arme et la braquant sur les agresseurs, il s’écria d’une voix forte :

— Place, canailles, ou je tire !

Il y eut un recul des plus acharnés ; un moulinet terrible exécuté par Bernard blessa deux hommes qui laissèrent échapper leurs bâtons dont Brossel et un cordonnier s’emparèrent aussitôt.

C’était un répit relatif ; les assaillis purent reprendre haleine et se reconnaître : ils n’étaient maintenant guère plus d’une vingtaine, tandis que les assaillants, arrêtés dans leur victoire, malgré la supériorité de leur nombre et de leurs gourdins, préparaient une nouvelle attaque.

— Mais que fait donc la police et la gendarmerie de Mersey ? s’écria Paryn.

— La police et la gendarmerie, répondit amèrement Bernard, qui avait entendu l’exclamation, elles pactisent avec ces hommes ! Est-ce que toutes les forces de l’État n’ont pas pour but la défense du Capital ?

— Je comprends pourquoi le maire et le commissaire ont autorisé la réunion, fit à son tour Brossel. Ils étaient d’accord avec des Gourdes qui a préparé ce guet-apens.

— Attention ! cria Renouard. Ils reviennent.

De tous côtés, en tête, en flanc et en queue, apparaissaient à nouveau les hommes de Moschin. En tête, c’est-à-dire dans la direction du Fier Lapin ; en flanc, c’est-à-dire du faubourg des Mésanges ; en queue, c’est-à-dire du côté de la gare.

— Il faut prendre un parti, dit rapidement Paryn. Nous ne pouvons demeurer sur place. Gagnons d’un élan le Fier Lapin. Peut-être pourrions-nous mieux nous y défendre.

— Oui, dit Bernard, nous y trouverons peut-être du secours.

Malgré sa connaissance profonde de Mersey et des mineurs, il s’étonnait que ceux-ci n’apparussent point pour défendre les orateurs. Il avait compté au moins sur un noyau d’hommes déterminés. Était-il possible que les soupçons circulant sur lui l’eussent isolé à ce point ? Non, la veille encore il avait reçu l’assurance de plusieurs camarades qu’ils viendraient, chacun amenant un petit groupe de trois ou quatre autres. Sans doute, attendaient-ils à la porte du Fier Lapin.

— Serrons les rangs et en avant, au pas de course ! cria-t-il, se précipitant lui-même le premier.

La petite troupe s’élança sur la bande qu’elle avait en tête et qui, moins nombreuse que les autres, surprise par cette offensive, céda le terrain, se dispersant à droite et à gauche. Le revolver de Vallon, d’ailleurs, produisait son effet, bien que son possesseur se contentât de le pointer, résolu à ne s’en servir qu’en désespoir de cause.

Quelques-uns des malandrins avaient jeté leurs bâtons. Les compagnons de Bernard les ramassèrent ; d’autres s’emparèrent des pierres derrière lesquelles leurs agresseurs s’étaient tenus cachés pour s’en faire des projectiles.

Un nouveau choc eut lieu : la seconde bande, celle du faubourg des Mésanges, arrivait sur le flanc de la colonne. Elle arrivait nombreuse et renforcée de quelques-uns des fuyards de la première bande.

Le combat commença par un échange de projectiles dans lequel la bande à Moschin n’eut plus l’avantage. Cela permit à ses adversaires de gagner du terrain : le Fier Lapin n’était plus qu’à cinq cents mètres.

On voyait l’auberge se dessiner sur la côte dominant Mersey. Une foule noire grouillait autour du bâtiment.

Bernard eut un cri de joie :

— Encore un effort et nous sommes sauvés !

Et, donnant à sa voix toute la force possible, il clama :

— À nous, les camarades mineurs !

Mais maintenant c’étaient les deux bandes, celle de flanc et celle de queue qui avaient fait jonction. Avec des cris furieux de : « À bas les rouges ! » elles se ruaient sur le malheureux groupe, qui, tout à fait écrasé, se disloquait :

— Vite ! gagnez le Fier Lapin, dit Bernard à Paryn et aux deux autres orateurs.

Lui-même avec une demi-douzaine d’ouvriers s’arrêta pour protéger la retraite de ceux qu’il avait fait venir et exposés au péril.

Cette lutte d’une poignée d’hommes, attaqués et bientôt entourés, en terrain plat par une centaine de brutes, ne pouvait être longue, mais elle fut désespérément furieuse. Des deux côtés le sang ruisselait : notre vieille connaissance, Michet, qui opérait comme chef d’une des bandes, venait de se retirer de la mêlée crachant plusieurs dents, trois tailleurs étaient tombés inanimés, le crâne fendu. Maintenant trois autres, seuls, résistaient avec Bernard. L’un tomba ; les deux derniers, à bout de forces, se rendirent.

— Finissez-moi ce gaillard ! cria une voix ironique que le mineur, au milieu de cette mêlée désespérée, reconnut pour celle de Moschin, qui commandait en chef les opérations et qui venait de surgir au milieu de sa bande.

Bernard n’eut pas le temps d’en entendre et d’en voir davantage. Un terrible coup de gourdin sur la nuque l’étendit à terre.