La Grande Grève/3/02

La bibliothèque libre.
Librairie des Publications populaires (p. 354-360).
Troisième partie


II

LA STRATÉGIE DE LA BARONNE


— Alors, vous croyez, Moschin, que ce Canul pourrait faire au besoin un candidat pour la forme ?

— Je le crois, madame la baronne. D’ailleurs, on le stylera.

— Il a un nom ridicule, mais enfin, pour un candidat ouvrier !…

Cette conversation avait lieu dans le cabinet même de des Gourdes, entre la baronne et Moschin.

La première qui, au physique, n’avait ni embelli, ni enlaidi, était, au moral, demeurée la même.

Le second était toujours l’homme audacieux et sans scrupules, avec une allure militaire encore plus accentuée depuis qu’il était devenu président de la Vieille Patrie française.

— Nous avons un an devant nous pour tout préparer, fit Moschin, en caressant sa forte moustache noire d’un geste qui lui était machinal. Nous avons huit chances sur dix de vaincre.

La baronne hocha la tête.

— Nous en aurions une de plus si nous avions pu abattre Paryn, murmura-t-elle. Enfin, tout n’est pas dit.

Par ces dernières paroles, on peut voir que si l’avenir s’était éclairci pour le maire de Climy, ses ennemis n’avaient pas désarmé.

De tous, le plus dangereux demeurait la baronne des Gourdes, résolue, dans sa froide ambition, à écraser quiconque se dresserait entre son mari et la députation.

Le baron, naturellement, ne ressentait pas à un degré moindre le désir d’arriver au Palais-Bourbon et d’y marquer sa place dans le futur grand ministère de réaction.

Mme des Gourdes voyait plus froidement sans être jamais troublée par les bouffées d’exaspération qui, de temps à autre, montaient à la tête de son mari. Elle ne haïssait point Paryn et cependant, sans haine, l’eût anéanti comme tout autre qui se fût trouvé sur sa route.

Elle avait conseillé à son mari de maintenir une attitude en apparence moins hostile que par le passé à l’égard du préfet et des autorités départementales. Mais, en même temps, elle manœuvrait par l’évêché de façon à faire déplacer ce préfet et amener à sa place quelque fonctionnaire à poigne. Car elle aussi sentait couver le mouvement ouvrier et se disait qu’il faudrait, dès le premier jour, l’écraser impitoyablement. Or, le préfet Blanchon eût été capable, sinon de sentimentalisme, du moins d’hésitation.

Peut-être même, si cet éveil ouvrier s’annonçait puissant, conviendrait-il de provoquer son éclosion prématurée afin de l’écraser à la veille des élections. Celles-ci, se faisant au lendemain du conflit, avec les éléments ouvriers matés et les éléments bourgeois terrorisés, seraient infailliblement réactionnaires : le baron passerait.

Quelques jours après cette conversation avec Moschin, Mme des Gourdes prenait le train pour Tondou et, aussitôt arrivée dans cette ville, se rendait à l’évêché.

Elle avait ses grandes entrées à l’évêché où trônait, tout-puissant, inspirateur occulte du prélat, un jésuite sexagénaire, le père Carino, l’ancien confesseur de des Gourdes, celui-là même qui avait fait le mariage du baron.

Monseigneur, magnifique et solennel, commandait le troupeau des prêtres de son diocèse ; le père Carino, actif et modeste, dirigeait Monseigneur.

L’un et l’autre avaient la plus grande considération pour Mme des Gourdes, prisant surtout son intelligence nette et aiguë que jamais ne troublait la fièvre des sens.

Mme des Gourdes fléchit le genou devant Monseigneur qui, tout aussitôt, la releva d’un geste rapide, indéfinissable, où se fondaient la bénédiction épiscopale et la salutation de l’homme du monde. Puis, comme la visiteuse saisissait pour baiser l’anneau pastoral la main tendue vers elle, cette main, avant même d’arriver à ses lèvres, lui serra cordialement les doigts, tempérant par le « shake-hand » égalitaire cet hommage rendu non à l’homme, mais au prêtre.

Cette réception indiquait en quelle haute estime était tenue à l’évêché Mme des Gourdes. Celle-ci, tout en s’astreignant aux formules de vénération qui consacrent la soumission des fidèles au pouvoir spirituel, émané de Dieu, était considérée par le prélat comme une collaboratrice.

Le père Carino eut ensuite sa part : un salut de tête, un sourire et une poignée de main.

Ce fut lui qui, sur un signe de Monseigneur, poussa un fauteuil en face de la chaise à bras sculptés et à dais, véritable trône, où siégeait l’évêque.

— Eh bien, madame, nous apportez-vous de bonnes nouvelles de Mersey ? demanda le prélat une fois les premiers compliments échangés.

— Monseigneur, répondit la baronne, la situation demeure la même : calme, le feu couvant toujours sans pouvoir jusqu’ici se transformer en incendie ou s’éteindre.

L’évêque eut un sourire quelque peu amer.

— Toutes les sociétés contemporaines en sont là, fit-il. L’esprit de la Révolution les corrode ; cependant cette révolution, fille de Satan, les gouvernements pourraient encore l’écraser dans l’œuf.

— Mais les agents du pouvoir pactisent avec elle ou la ménagent. Dans ce département, que seront les élections si le préfet actuel demeure à son poste ? Radicales-socialistes !

Le regard de l’évêque et celui de la baronne se rencontrèrent. Tous deux se comprenaient.

— Avez-vous reçu des nouvelles de M. Jolliveau ? demanda Sa Grandeur.

— Pas depuis quelque temps, Monseigneur. Il espérait être touché par le dernier mouvement préfectoral et, sans doute, la déception l’aura-t-elle quelque peu découragé.

— Il ne faut jamais se décourager, dit le père Carino qui n’avait pas encore ouvert la bouche, étant de ceux qui causent peu mais agissent.

L’homme sur lequel à la fois la baronne et l’évêque avaient jeté les yeux pour la préfecture de Seine-et-Loir était un natif de Chôlon, répondant au nom roturier d’Alfred Jolliveau. De culture médiocre, mais poussé par les bons pères, il administrait présentement un département alpin, ce dont il enrageait, s’ennuyant à mourir au milieu des montagnes et de populations abruptes. Aussi remuait-il ciel et terre pour qu’à défaut d’avancement une mutation l’envoyât au moins dans un pays « civilisé ».

Attaché non par ses opinions, car il n’en possédait point, ce qui est le meilleur moyen de réussir, mais par ses relations au monde clérical et césarien, il était prêt à servir tous les ministères avec une préférence pour ceux de forte réaction. Car fils et petit-fils d’officiers de cavalerie, il se sentait des tendances ataviques de dompteur d’hommes ; mais l’éducation, une éducation fortement cléricale, était venue recouvrir de son vernis ces violences sanguines et même assouplir en apparence ce caractère.

Le patronage du parti clérical était pour Jolliveau la meilleure des recommandations. Le vent soufflait doucement vers la réaction, sous la présidence décorative de Félix Faure à l’Élysée et celle de Jules Poireau au Conseil des ministres.

— Oui, murmura la baronne, il faut absolument que Jolliveau soit préfet de Seine-et-Loir avant les élections.

— Espérez, répondit laconiquement le prélat.

Puis ils parlèrent d’autre chose : du prochain pèlerinage à Saint-Jigouille, où Monseigneur devait officier et auquel devait naturellement assister l’élite des dames pieuses, nobles ou bourgeoises de la région ; de la réparation de l’église de Saint-Ambre, de l’érection d’une chapelle à Véran, toutes œuvres auxquelles s’intéressait la baronne et qui l’avaient amenée à Tondou.

— Grâce à vous, lui dit l’évêque, les habitants de Véran pourront prier Dieu. Il y a là une population bien intéressante. Le maire Martine est un brave homme, prêt à nous rendre des services.

Martine était devenu, en effet, le premier magistrat de sa commune. Après avoir mouchardé ses semblables, puis les avoir empoisonnés de mauvais alcools, il avait aspiré à les diriger. Quoi de plus naturel ? Élu sans concurrents, il s’était occupé de la création d’une chapelle. Idée très pratique qui le mettait en rapport avec les gros bonnets de la région et lui valait toute la reconnaissance des prêtres : par eux, si le ministère Poireau durait, il pourrait peut-être décrocher la croix !

Mme des Gourdes s’était intéressée pécuniairement à une œuvre aussi méritoire, car de semblables initiatives devenaient malheureusement trop rares. D’ailleurs, Martine, au temps où il surveillait Geneviève Détras, avait, entre temps, dénoncé à la compagnie et fait renvoyer quelques mineurs imbus du mauvais esprit : c’était chose qu’on ne pouvait oublier.

— Maire et cabaretier, dit en souriant le père Carino, il fera un excellent agent électoral.

— Oui, dit la baronne, je suis sans inquiétude de ce côté-là : les gens de la contrée voteront bien.

Elle quitta Tondou, réconfortée par la presque certitude que Monseigneur emporterait la nomination de Jolliveau en temps nécessaire et que, grâce à celui-ci, les élections seraient ce qu’elles devaient être.

Cette confiance était partagée par des Gourdes. Malgré la colère qu’il ressentait de n’avoir encore pu abattre Paryn, il envisageait l’avenir sans inquiétude.

— Du train dont vont les choses, dit-il à sa femme, les élections nous porteront aux approches de la place : il n’y aura plus qu’à donner l’assaut.

Cet assaut, que les réactionnaires n’avaient pas eu le courage de tenter autrefois, lors des événements de la bande noire, pouvait-il se terminer autrement que par leur triomphe, maintenant qu’ils avaient pour eux la complicité des grands pouvoirs ?

Des Gourdes ne doutait plus du succès final, et il ajouta, l’œil allumé d’un éclair de vengeance :

— Tout se paiera ; oh ! ce Paryn, je veux le voir partir pour Nouméa, dans une cage de fer.

Très calme, la baronne haussa les épaules, répondant doucement :

— C’est encore de l’enfantillage ! du romantisme ! Pourquoi une cage de fer ! Il n’y a qu’un moyen de se débarrasser de ses ennemis, c’est de les supprimer.

Elle aussi voyait la victoire assurée.

Le tout était d’avoir pour soi la force !