La Grande Grève/3/03

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Librairie des Publications populaires (p. 360-368).


III

NID D’AMOUR


Dans le bois de Faillan, proche du hameau Saint-Jules et du Moulince, passant rapide entre les broussailles, s’élève une habitation en briques, large de cinq mètres carrés, et haute de trois mètres. Le lierre court en festons autour des deux fenêtres larges, égayées le jour de rideaux d’une blancheur immaculée, closes la nuit de persiennes vertes. Devant la porte, deux beaux rosiers épanouissent leurs fleurs pourpres.

Cette demeure toute simple, encadrée par la verte épaisseur du bois, semble comme un modeste nid d’amour et de bonheur rustique. Et, en effet, ses hôtes sont un couple jeune encore qui s’adore.

Là, habitent depuis deux ans Galfe et Céleste. Leur maison occupe l’emplacement même de la cabane où jadis ils avaient vécu des jours d’amour si heureux et si éphémères !

Une légère vapeur s’élève, derrière la maison, d’un hangar à demi caché par un rideau d’arbustes, en même temps qu’une humide buée s’épand dans l’atmosphère.

Et, mêlé au bruit sourd des coups de battoir, monte un chant au rythme grave, presque religieux :

Le timbre pur de la voix fait deviner une jeune femme. C’est Céleste qui chante l’œuvre du poète anarchiste Percheron, les Briseurs d’Images.

Le hangar est une petite buanderie où, du matin au soir, la compagne de Galfe, redevenue de fleuriste blanchisseuse, essange, savonne, repasse, toujours active, égayant son travail de quelque chanson douce ou tendre. Car elle est heureuse : elle a retrouvé celui que, pendant si longtemps, elle a attendu le désespoir dans l’âme et toujours aimante, toujours fidèle.

Le bonheur a rallumé l’éclair de ses yeux, fait refleurir sur son visage la joie et les couleurs brillantes de la santé. Céleste, maintenant, est une femme de vingt-huit ans, un peu plus forte qu’autrefois, naturellement, mais toujours gracieuse. Sa beauté demeure souple et robuste.

Maintenant, réunie à l’homme qu’elle aime, elle rit, elle chante. L’horrible page noire du passé a été tournée. Le présent, ce sont l’amour et le travail, un travail incessant et qui, cependant, la laisse joyeuse, parce qu’il ne la sépare pas de son amant et s’exerce sans maître, au grand air, sous la clarté du ciel.

— Le linge est-il prêt ? demande Galfe.

— Tout est prêt, répond Céleste.

Soigneusement l’un et l’autre plient, épinglent, empaquètent les draps, les chemises, les mouchoirs, rendus à leur blancheur immaculée. Galfe empile tout ce linge dans une énorme corbeille qu’il charge sur sa tête et il s’en va livrer aux clients. Mais avant de quitter Céleste, il l’a serrée sur sa poitrine et embrassée longuement, comme il l’embrassera une heure plus tard en revenant : dans cette demeure les baisers pleuvent chaque jour, sans interruption, inépuisables. Et cela dure depuis deux ans.

Les événements dont a été remplie la première partie de ce récit nous ont forcés de négliger Galfe et Céleste, abandonnant celle-ci, établie fleuriste au Brisot, celui-là encore forçat à « la Nouvelle », où le décret de grâce était venu le trouver.

Rentrant en France sans autres ressources que sa « masse » du bagne, une centaine de francs, et son voyage payé jusqu’à Môcon, Galfe se fût trouvé dans une situation cruelle sans l’aide de Paryn et de quelques radicaux du pays qui s’étaient intéressés à sa cause. Car il revenait à un moment où ses coreligionnaires, soit en fuite, soit courbés sous les persécutions, ne pouvaient rien pour lui ; d’ailleurs, son procès, qui avait autrefois passionné le département, était presque oublié ; la nouvelle génération libertaire ne le connaissait pas.

Très heureusement pour lui, le maire de Climy, prévenu de son arrivée, l’attendait au chef-lieu. Quelques autres militants, Renouard, Vallon, Poulet, s’y trouvaient également. Ils étaient radicaux et celui qu’ils accueillaient anarchiste, mais, avant tout, c’était un martyr arraché au bagne après dix ans de souffrances. Combien peu, devant ce fait poignant, pesaient les différences de doctrines ! Radicaux, anarchiste, ces qualificatifs disparaissaient en un tel moment ; il ne restait plus en présence que des hommes, l’un meurtri, les autres émus de sa souffrance.

Et puis, si leurs idées n’étaient pas les mêmes, une sorte de lien existait. C’était le procès Galfe qui, jadis, arrachant Paryn à la vie tranquille, l’avait lancé dans la mêlée politique. Avec lui, Renouard et Vallon avaient protesté contre l’iniquité judiciaire et flétri la République capitaliste. Le crime perpétré aux assises de Chôlon avait excité leur horreur et acquis leurs sympathies à la victime ; depuis, ils n’avaient pas toujours rencontré chez des militants plus rapprochés d’eux la même sincérité de sentiment que chez le jeune mineur, quelque éloignement eussent-ils pour sa tactique.

De son côté, Galfe, ayant vécu depuis si longtemps replié sur lui-même, sentit son cœur se ranimer aux témoignages d’amitié de ceux qui l’accueillaient la main tendue. Malgré son courage et son enthousiasme d’antan, l’épreuve l’avait broyé. Jeune encore, sans doute pourrait-il se redresser comme un arbuste replanté dans un sol nourricier après en avoir été violemment arraché.

Mais c’était surtout Céleste qui pouvait le guérir. Il était assoiffé d’elle comme le voyageur se traînant fiévreux dans le désert est assoiffé de la source qui lui rendra la vie.

— Savez-vous ce que ma compagne est devenue ? avait-il demandé à Paryn aussitôt après les premières paroles échangées.

— Non. Mais vous êtes jeune, vous avez encore l’avenir devant vous. Courage ! Vous vous referez une nouvelle vie.

Galfe secoua tristement la tête.

— Il faut que je la retrouve ou que je sache ce qu’elle est devenue, dit-il. Le reste m’importe peu.

Il parlait gravement, d’un ton qui dénotait une invincible résolution. Il fût même parti sur l’heure pour Mersey afin de commencer sa recherche si Paryn ne l’eût convaincu que mieux valait faire demander les renseignements par voie administrative. Et sans retard, en présence de Galfe, Paryn téléphona à la mairie de Mersey :

— Sait-on ce qu’est devenue Céleste Narin, la jeune femme qui, en 1882, vivait au bois de Paillan avec le mineur Galfe, condamné par la cour d’assises de Chôlon ?

La réponse vint, inexorable :

— Céleste Narin a quitté la commune au lendemain de la condamnation de son amant et n’y a jamais reparu.

Galfe s’attendait à semblable réponse, cependant il blêmit.

— Vous voyez, lui dit doucement Paryn. Oubliez.

— Non, fit Galfe. Ce n’est pas possible.

Il consentit cependant à différer son départ de Môcon jusqu’au surlendemain, ce délai devant être employé à se renseigner.

Vainement le téléphone, le télégraphe et la poste furent-ils appelés à l’aide ; vainement Paryn s’informa-t-il auprès d’une foule de maires de petites communes. La même réponse fut donnée de partout :

— Nous ne connaissons pas de Céleste Narin.

Galfe pensa que peut-être elle avait dû changer de nom, car il repoussait l’idée qu’elle pouvait être morte ou l’avoir oublié. En outre, une intuition secrète lui disait qu’elle ne s’était pas éloignée du pays.

— S’il en est ainsi, lui dit le maire de Climy, elle apprendra votre retour et accourra vous rejoindre ou vous fera parvenir de ses nouvelles. Mais s’il n’en est pas ainsi, je vous le répète, armez-vous de courage et travaillez à vous créer une autre existence. Vos amis vous y aideront.

L’Union populaire, le journal de Paryn, consacra un article au retour de Galfe et mentionna ses efforts angoissés pour retrouver sa compagne perdue. Tous ceux qui eussent pu lui en donner des nouvelles ou lui fournir le moindre indice étaient invités à lui écrire à l’adresse du journal. D’autres feuilles avancées reproduisirent cette note.

Peine inutile. Céleste lisait peu les journaux ; elle n’eut pas connaissance du retour de celui auquel elle s’était donnée corps et âme, de celui qu’elle aimait comme au premier jour. En outre, vivant au Brisot sans autres relations que celles nécessitées par son travail, elle était pour tous Mlle  Lucette Rénois. Aucun de ceux qui avaient lu l’article concernant Galfe ne soupçonna donc un seul instant que cette jeune femme, sérieuse et solitaire, à qui on ne connaissait ni mari, ni amant, ni ami, fût Céleste Narin, l’ancienne compagne du forçat.

Et cette situation se prolongea quelque temps encore après le retour de Galfe.

Celui-ci avait en vain multiplié ses recherches. Ses anciens camarades de Mersey, même ceux qui s’étaient assagis, domptés par le découragement et la peur de la misère, l’avaient accueilli avec une cordialité émue, mais sans pouvoir le renseigner.

Cependant, Galfe ne se découragea pas. Sa volonté, engourdie dans l’horreur du bagne, lui était revenue. S’il ne pouvait retrouver Céleste, il voulait au moins savoir ce qu’elle était devenue.

Pour pouvoir continuer ses recherches, il refusa un emploi de gardien de propriété que Paryn lui avait trouvé à Climy. Avec le montant économisé de sa masse et celui d’une souscription ouverte par ses protecteurs, il s’acheta une pacotille et s’improvisa colporteur.

Ainsi put-il parcourir toutes les localités de la région, les centres miniers, les villages, les hameaux, fouiller ces bois de Varne, des Brasses, de Faillan et du Chaynou, qui lui étaient familiers, interrogeant partout, dans les mairies, les fermes isolées où il allait offrir sa marchandise, les cabarets où il s’arrêtait pour casser la croûte. Il s’arrêta même à celui tenu à Véran par la Mayré et causa avec la mégère, de plus en plus enlaidie par les grossesses successives, sans soupçonner que cette femme avait été la compagne de travail de Céleste.

Et, tout d’un coup, la rencontre s’opéra par l’effet du simple hasard, ce magicien. Un jour, en allant livrer son travail dans un grand magasin, la fleuriste tomba au milieu de la conversation des patrons, gens dévots, férocement réactionnaires.

— Oui, disait le mari, il est temps qu’on balaie cette République de malfaiteurs qui amnistie les anarchistes et laisse rentrer gracié un forçat dynamiteur.

Céleste reçut un choc tel qu’elle faillit s’évanouir : ce forçat dynamiteur, si c’était celui dont elle n’avait plus de nouvelles depuis dix ans ! Était-il possible que Galfe vécût encore, qu’il eût été gracié ?

Elle voulut interroger ces gens, mais, prise tout à coup d’un tremblement convulsif, elle n’eut pas la force d’ouvrir la bouche. Ce fut la patronne qui, la voyant presque défaillante, lui dit d’un ton ironique :

— Eh bien, quoi ? Est-ce que vous avez peur parce qu’on a laissé rentrer à Mersey un bandit ? Des bandits, on en rencontre partout à notre époque, et les gendarmes les saluent au lieu de les arrêter.

Mais Céleste n’écoutait plus : le nom de Mersey, s’ajoutant à ce qu’avait dit le mari, était venu la plonger dans un anéantissement fait d’espoir éperdu et d’épouvante. Si c’était lui ? Si ce n’était pas lui ?

Un brouillard sur les yeux, elle se retira sans avoir eu la force de prononcer un mot et, chancelante comme une personne ivre, laissa le couple patronal stupéfié.

— Elle est folle, dit la femme.

— C’est la peur, prononça doctoralement le mari. Il y a eu des cas de folie subite causée par l’épouvante.

Le grand air rendit quelque présence d’esprit à Céleste. Avant tout, il fallait connaître le nom du forçat gracié. Elle allait retourner sur ses pas pour le demander aux clients qu’elle venait de quitter, lorsqu’elle aperçut devant elle le bureau de poste, télégraphe et téléphone. Une inspiration l’y précipita : elle connaissait vaguement l’un des commis pour avoir livré à sa femme des garnitures de chapeaux.

— Tiens, bonjour, mademoiselle Rénois, fit l’employé. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je voudrais télégraphier… non téléphoner… j’aurai la réponse plus vite.

— C’est facile. Où cela ?

— À Mersey.

— À quelle adresse ?

— Je ne sais pas.

L’employé regarda la jeune femme d’un air stupéfait.

— Je vous demande à quelle adresse, répéta-t-il, croyant qu’elle avait mal entendu.

— Je ne sais pas à qui m’adresser… À la mairie peut-être… ou au commissariat de police. Je voudrais savoir tout de suite si quelqu’un habite la ville.

— Ah bien !… Si ce quelqu’un est connu, mon collègue de Mersey pourra me donner le renseignement. Comment s’appelle-t-il ?

— Galfe !

Dans ce nom, Céleste avait jeté toute la passion qui lui emplissait le cœur. Le commis la regarda, surpris.

— Vous dites Galfe ? fit-il. Le même nom que ce fameux dynamiteur qu’on vient de gracier.

— Ah ! s’écria Céleste, incapable de contenir sa joie. Il vit !

C’était le cri de son âme, la réponse triomphale au doute atroce qui depuis dix ans lui déchirait le cœur.

Le bureaucrate demeurait pétrifié de voir que cette ouvrière à la vie laborieuse et d’une régularité austère connaissait un forçat. Cependant un peu de sentiment humain survivait sous l’ankylose administrative et, peut-être ému sans s’en rendre compte, il lui dit machinalement :

— Vous êtes donc celle qu’il cherche ?

Le lendemain, Galfe averti accourait au Brisot, droit chez Lucette Rénois, redevenue Céleste Narin.

Elle quitta sans hésitation, sans regret, le Brisot et, réunissant ses maigres économies au petit pécule de son amant, elle alla avec lui habiter Mersey.

Galfe commençait, grâce à l’appui des radicaux, à se faire une petite clientèle dans la région. Bernard, auquel il fut présenté par d’anciens camarades, lui donna de précieuses indications.

Céleste, de son côté, s’était remise au blanchissage comme lorsqu’elle lavait pour la mère Mourin ; seulement, cette fois, elle travaillait à son compte. En outre, dans ses loisirs, elle fabriquait des garnitures de fleurs artificielles qu’elle livrait, non pas directement aux commerçants, car ils n’eussent pas voulu les lui prendre, mais à Mme  Vilaud.

Vilaud témoignait à Galfe une cordialité attendrie. C’était un peu de sa vie passée qui se représentait à lui, l’époque la meilleure, celle où il avait encore du courage et de l’espoir.

Grâce à leur travail opiniâtre, Galfe et Céleste arrivèrent non seulement à subsister, mais encore à faire bâtir, là où s’élevait autrefois leur cabane, la petite habitation en briques.

Le terrain était abandonné, la main-d’œuvre ne leur coûta presque rien. Ils n’eurent guère à payer que l’achat des matériaux ; après quoi Galfe et Céleste se firent maçons. Leur œuvre s’acheva vite, car Bernard, ses amis et quelques anciens de l’époque de la « bande noire » vinrent prêter leur concours. La nuit, au clair de la lune, on eût pu voir tous ces prolétaires, leur journée de travail terminée, piochant, charpentant, maçonnant, unis dans un même sentiment de solidarité avec les deux amants. Parmi eux se trouvaient des ouvriers du bâtiment, aussi la maison fut-elle bientôt construite.

Galfe y adjoignit une petite buanderie, car il avait l’intention d’abandonner peu à peu le colportage pour s’adonner avec sa compagne au blanchissage, se réservant naturellement le plus pénible de la besogne, les courses, livraisons et la grosse lessive.

Ainsi vivaient-ils, travaillant du matin au soir et cependant heureux d’un bonheur inaltéré puisque rien ne les séparait plus.

L’amnistie vint ajouter à leur bonheur en rendant à Galfe non pas seulement ses droits politiques, dont il se souciait peu, mais la liberté d’allures et à tous deux la tranquillité.

Autant, du moins, qu’on pouvait être libre et tranquille à Mersey sous le règne du baron des Gourdes !