La Grande Grève/3/10

La bibliothèque libre.
Librairie des Publications populaires (p. 421-430).
Troisième partie


X

GRÉVISTES ET SOLDATS


Sur le plateau du Vertbois, des milliers d’hommes, des mineurs, étaient assemblés dans un bourdonnement d’orage. Combien étaient-ils ? Cinq mille, six mille, peut-être davantage. Parmi eux, aussi des femmes et des enfants, les leurs, venus naturellement puisqu’il s’agissait du pain de toute la famille.

À chaque instant, de nouveaux groupes de grévistes montaient la côte du faubourg et venaient se fondre dans cette multitude comme des fleuves dans un océan. Et d’instant en instant, aussi, augmentaient la houle et le murmure de la foule.

Sous le ciel clair de cette soirée de printemps, le spectacle était saisissant. L’armée du travail se dressait, grondante, devant la ville qui n’existait que par elle ; Mersey avec ses toits rouges, ses édifices, ses hautes cheminées d’usine, ses larges bâtiments de la direction et ses chantiers, apparaissait au pied de cette armée comme une Rome minuscule assiégée par des Barbares.

La multitude s’étendait en face de la Ferme nouvelle jusqu’au Fier Lapin. Très perplexe, Marbé avait clos les volets et se préparait à fermer la porte de son établissement en cas de bagarre ; toutefois, il attendait, pour prendre cette dernière résolution, que les choses se fussent tout à fait gâtées, car l’argent des grévistes qui venaient se faire servir des verres était aussi bon à prendre que tout autre.

Mais moindre qu’il l’espérait était le nombre des consommateurs. La plupart des mineurs mariés calculaient le déficit que toute dépense superflue apporterait à ce moment de chômage dans le budget du ménage, et si nombre de femmes avaient, ce soir-là, accompagné leurs maris, c’était justement pour les retenir, sachant que la réunion se tiendrait près du Fier Lapin.

Un remous agita la foule. Ouvard, accompagné de Détras et de Bernard, sortait de la Ferme nouvelle. Les rangs s’entr’ouvrirent devant eux ; une chaise et une table apparurent au-dessus des têtes et, passées de mains en mains, disparurent au milieu de la foule.

Deux minutes plus tard, on vit le secrétaire du syndicat surgir dominant la multitude. Il avait placé la chaise sur la table et était monté sur cette chaise, que des camarades maintenaient en équilibre.

— Citoyens, camarades… commença-t-il.

— Silence ! crièrent les mineurs.

Le bourdonnement des conversations alla s’éteignant et, au bout d’un moment, un silence religieux se fit.

— Il ne suffit pas, continua Ouvard, de vous mettre en grève, lassés que vous êtes par toutes sortes de vexations. Il faut expliquer clairement pourquoi vous êtes en grève et ce que vous voulez.

— Oui ! oui ! clamèrent des milliers de voix, tandis que des applaudissements éclataient.

— Je vous en prie, camarades, poursuivit le secrétaire du syndicat, ne perdez pas de temps à applaudir, car la police prévenue certainement de notre meeting, la police, toute à la dévotion de la direction, peut chercher un conflit et il ne faut pas lui en fournir l’occasion. Nous avons le droit pour nous, gardons-le.

Malgré l’objurgation d’Ouvard, il y eut de nouveaux applaudissements. C’était forcé : le rythme des phrases, sonnant à l’oreille musicale des Latins, détermine chez ceux-ci, bien plus que la valeur raisonnée des mots, le réflexe tout mécanique qu’est le claquement de mains.

Cependant Ouvard donnait lecture du memorandum. Il avait achevé le premier paragraphe, reconnaissance du droit syndical et réembauchage des mineurs renvoyés, lorsqu’une voix s’écria : « Les gendarmes ! »

En effet, à l’est, une ligne de cavalerie apparaissait s’avançant au pas. Tout aussitôt Canul, obéissant à un mot d’ordre de Moschin, s’écria :

— Nous sommes trahis !

Ce cri de trahison eût pu entraîner une panique effroyable. Ouvard ne lui donna pas le temps d’avoir un écho, il clama :

— Ne vous dispersez pas ! Les gendarmes ne seront pas ici avant cinq minutes. Nous avons le temps d’achever la lecture et de désigner des délégués auprès de la Compagnie. Puis vous vous retirerez tranquillement.

Canul allait réitérer son cri, mais il n’eut pas le temps. Bernard, qui l’avait entendu, s’était frayé un chemin jusqu’à lui. Juste comme il ouvrait la bouche, le mouchard reçut un formidable coup de pied dans le derrière, en même temps que ces paroles menaçantes retentissaient à son oreille :

— Salaud ! s’il y a un traître, c’est toi. Il y a longtemps que je te tiens à l’œil !

Le regard effaré de Canul se baissa devant le regard fulgurant de Bernard. Des murmures éclatèrent autour du mouchard qui, prudemment, fit une trouée dans la foule et disparut.

Ouvard achevait de lire les propositions. Les gendarmes maintenant apparaissaient à cinquante pas, sur un seul rang, prêts à charger. On voyait le commandant Baquet en tête, parcourant le front de sa troupe au petit trot de son cheval noir, et, marchant en serre-files des cavaliers, on put apercevoir un petit groupe d’hommes à pied en vêtements civils. C’était le maire, le commissaire de police ceint de son écharpe, et Moschin.

C’était à cause de la présence de ce groupe allant à pied que les gendarmes n’avaient pas encore chargé, car il était nécessaire qu’il y eût au moins un semblant de sommations légales.

— Camarades, cria Ouvard, les propositions sont-elles acceptées ?

— Oui ! répondirent les milliers de voix d’une seule clameur.

— Sabre au clair ! tonna le commandant Baquet.

Et cinquante lames sortirent du fourreau.

La foule commença à refluer. Quelques mineurs, un petit nombre, se dispersèrent en voyant arriver les gendarmes. On n’avait plus le temps de s’attarder aux formalités. Ouvard se hâta d’ajouter :

— Que ceux qui veulent accepter comme délégués Dubert, Laferme et moi lèvent la main.

Six mille mains se levèrent ; quelques mineurs levaient les deux mains, tandis que retentissait ce cri général : « Tous ! »

Les gendarmes venaient de faire halte à vingt pas. Le commissaire de police s’avança vers les mineurs.

— L’avis contraire ! criait Ouvard.

Aucune main ne se leva, les quelques-uns qui, comme Canul, eussent été tentés de le faire, se trouvaient intimidés devant pareille unanimité.

— Au nom de la loi, cria Bobignon, je vous somme de vous disperser.

— Dispersez-vous, mes amis ! cria Ouvard. Notre besogne est finie.

Déjà nombre de grévistes s’étaient retirés, les uns vers le faubourg des Mésanges, les autres descendant vers le faubourg de Vertbois.

Tout à coup il y eut de ce côté un mouvement de reflux ; des mineurs, des femmes, des enfants revinrent en désordre, tandis qu’au son du clairon éclatant, une colonne de soldats montant la côte apparaissait sur le plateau.

C’était la compagnie du capitaine Fissard, marchant au pas, baïonnette au canon.

Un affolement s’empara d’une partie de la foule se sentant placée entre deux feux, tandis que Moschin, décidé comme s’il eût été le véritable généralissime, disait à Raquet :

— Mon commandant, voyez ! les sommations légales sont faites : il est temps de faire charger.

Irrésolu d’abord, l’officier se décida et lança ce commandement :

— Au pas ! Allez !

Moschin haussa les épaules. C’était au trot et au galop qu’il eût voulu voir les gendarmes s’élancer sur cette masse, y traçant de rouges sillons à grands coups de sabre. L’homme d’autorité, le chef, qui était en lui et qui s’était dirigé jadis du côté de la révolution, paraissait pleinement à cette heure. Comme il eût conduit sans hésitation la charge, lui, Moschin ! Mais ces officiers ! des mazettes ! des poules mouillées !

— Pourvu que l’autre marche ! se dit-il en songeant à Fissard. Hum ! Il a l’air aussi moule que celui-ci. Est-ce qu’il ne devrait pas enlever ses hommes en faisant sonner la charge ?

Mais si la compagnie n’avançait qu’au pas, elle n’en avançait pas moins ; la masse des mineurs, n’ayant plus de retraite que vers les Mésanges et les bois, encombrait encore le plateau, dans une bousculade qui empêchait la fuite du grand nombre.

Fissard avait été contraint de marcher, ne pouvant se dérober aux injonctions de son supérieur. Intérieurement furieux, il faisait avancer ses soldats au pas afin de donner aux grévistes le temps de s’enfuir, mais il s’indignait contre ceux-ci en voyant qu’ils se barraient toute retraite.

Soudain, Détras, s’étant dégagé de la foule, apparut devant la porte de la Ferme nouvelle et l’ouvrit toute grande.

— Ici, mes amis, cria-t-il, vous serez en sûreté.

Un flot de mineurs, de femmes, d’enfants envahit la ferme. Six ou sept cents peut-être. Cet écoulement facilita la fuite d’un millier de personnes dans la direction opposée.

Derrière les grévistes qui étaient entrés, Détras referma la porte afin d’empêcher toute invasion des gendarmes ou des soldats.

— Là maintenant, dit-il aux mineurs. Vous pouvez vous retirer de ce côté en enjambant le mur.

Il leur montrait la clôture non terminée dans la direction de Vertbois. Cette clôture n’arrivait pas encore à hauteur d’homme.

Ce fut aussitôt une escalade générale, les hommes, les femmes, les enfants se poussaient, se faisaient la courte-échelle et disparaissaient dans le clair obscur des terrains vagues pour se retrouver dans le faubourg de Vertbois, derrière la compagnie du capitaine Fissard.

Et comme les soldats débouchaient sur le plateau, ils ne trouvèrent plus devant eux que quelques centaines de personnes.

— Halte ! cria le capitaine.

Les soldats qui, autant que leur chef, manquaient d’entrain, s’arrêtèrent aussitôt. Parmi eux, sans doute, s’en trouvait-il qui se demandaient si, fils d’ouvriers et de paysans, leur rôle était de marcher contre ces prolétaires. Pour qui ? Ils ne savaient. Au nom de quoi ? De la discipline, de la loi, de la patrie, leur disait-on ; mais, si inconscients fussent-ils, derrière ces grands mots, ils entrevoyaient vaguement s’agiter de mystérieux et formidables exploiteurs.

Les gendarmes, arrivés sur les grévistes, faisaient caracoler leurs chevaux. Déjà plusieurs mineurs avaient été renversés et piétinés ; d’autres, qui s’étaient jetés à la tête des chevaux, se suspendaient à la bride ou tiraient les gendarmes par les pieds et s’efforçaient de les faire tomber, avaient reçu des coups de sabre ; Moschin et le commissaire s’étaient même emparés de Sarrazin, malgré les efforts furieux de celui-ci. Et du bout du plateau, quelques grévistes, s’arrêtant dans leur fuite, se retournaient pour ramasser des pierres et de loin les jeter aux gendarmes.

Le commandement de : « Halte ! » exécuté par les soldats changea la tournure des choses. Instinctivement, les gendarmes s’arrêtèrent ou se replièrent comme si le même ordre leur eût été lancé par leur chef. Sarrazin en profita pour s’échapper des mains de ses captureurs et se glisser entre les chevaux.

— C’est trop fort ! s’écria Moschin indigné. Mais qu’est-ce qu’ils foutent donc ?

Intrépidement, il se porta en avant comme les derniers grévistes évacuaient le plateau. Une pierre, lancée de plus près que les autres, vint tomber à ses pieds : il n’y prit garde.

Cependant, le commissaire de police avait vu avec rage la fuite de plusieurs centaines de mineurs vers la Ferme nouvelle. Et comme les gendarmes demeuraient maintenant immobiles sur le plateau, complètement évacué par les grévistes, il se dirigea, accompagné du maire, vers l’habitation. Le commandant Baquet, sans trop deviner ce qu’ils voulaient faire, les suivit à distance.

Pidurier et Bobignon avaient échangé quelques paroles. Le premier, arrivé devant la porte fermée de la ferme, la frappa du poing.

— Ouvrez ! cria-t-il.

Il attendit une minute : la porte demeurait fermée.

— Ces brigands doivent être en train de se barricader à l’intérieur. Ils sont capables de nous jeter des pierres ou de tirer sur nous quand nous entrerons.

— Vous croyez ? fit Bobignon qui eut un mouvement de recul.

— Dame ! ils sont ici sous la main d’un ancien forçat, un homme terrible.

— Si on faisait enfoncer la porte par les soldats ? C’est leur métier de recevoir les coups de fusil !

— Ils sont bien mous, ces soldats et ces gendarmes ! Ah ! si tous étaient de la trempe de ce brave monsieur Moschin !

De nouveau, le commissaire frappa la porte du poing, si excité qu’il n’apercevait même pas la chaîne de la cloche. Ce fut Bobignon qui tira la poignée, sonnant fiévreusement, par saccades, tandis que son compagnon répétait, s’exaspérant :

— Ouvrez !… ouvrez donc ! nom de Dieu !… Au nom de la loi.

La porte s’ouvrit toute grande : les deux hommes se trouvèrent en face de Détras.

Pidurier fit un pas en arrière, Bobignon en fit deux.

— Vous désirez, messieurs ? demanda tranquillement Détras.

— Mon commandant, dit vivement le commissaire à l’officier supérieur qui, placidement, regardait et écoutait sans intervenir, faites fouiller ce repaire par vos gendarmes. Tous ces brigands de mineurs s’y trouvent cachés.

— Voyons, d’abord, répondit le commandant.

Et s’adressant à Détras :

— Pourquoi avez-vous ouvert aux grévistes ? lui demanda-t-il sévèrement.

— Tout simplement pour éviter une tuerie, répondit du ton le plus tranquille le propriétaire de la Ferme nouvelle.

— Hum !… Enfin, dites à ces gens de sortir.

— C’est déjà fait.

— Hein ! je vous conseille de ne pas plaisanter avec l’autorité.

Ces mots furent dits solennellement par le commandant Baquet, qui se redressa avec une raideur toute professionnelle, Bobignon et Pidurier se redressèrent aussi.

— Mais je parle très sérieusement, fit Détras. Voyez plutôt.

Du geste, il indiquait la cour absolument vide.

— Ils sont partis ! s’écria Pidurier, frémissant de rage.

— Mais oui, ils sont allés tranquillement se coucher.

Et dans ces paroles de l’ancien forçat, il y avait comme une imperceptible note de regret. Peut-être eût-il préféré voir les six mille grévistes tenir tête à cette poignée de gendarmes et de soldats.

Mais le commandant Baquet n’était pas assez psychologue pour saisir cette nuance.

— Ma foi, dit-il, ils ont bien fait de filer, ça nous a épargné de cogner dessus.

Le commissaire eût bien voulu mettre Détras en état d’arrestation ; mais il n’osait, devant l’attitude modérée du commandant. Et puis quel prétexte invoquer ? Le fait d’aider à s’en aller des grévistes sommés de se disperser, ne pouvait être véritablement considéré comme une révolte à la loi.

Geneviève et Panuel arrivaient à ce moment de l’autre extrémité de la ferme. Ils avaient accompagné à quelque distance les grévistes pour s’assurer que rien ne s’opposait à leur retraite. Certains que tout allait bien de ce côté, ils s’en revenaient, causant des événements de la soirée. En apercevant Détras en pourparlers avec trois hommes, ils se hâtèrent de le joindre.

Les regards du commissaire et de Geneviève se croisèrent. Sous l’œil furibond de Pidurier, la courageuse femme ne se sentit pas intimidée ; sa vie d’épreuves stoïquement supportées l’avait mise bien au-dessus de toute peur irraisonnée de l’autorité. Au contraire, elle soutint le regard du commissaire comme autrefois elle avait soutenu celui de son prédécesseur Touvenin. En même temps, quelque chose comme un sourire de dédain vint se jouer sur ses lèvres : le dédain de l’être conscient qui est quelqu’un pour le grotesque tyranneau qui n’est que quelque chose.

— Ne trouvez-vous pas, messieurs, que la soirée devient fraîche ? demanda Panuel.

— Allons-nous-en, grommela le commandant.

Il tourna les talons, accompagné du maire et du commissaire qui se retirèrent sans ajouter un mot.

— Je crois bien que l’envie ne leur manquait pas de m’arrêter, dit Détras en refermant la porte.

— Ah ! par exemple, nous nous serions défendus, fit Geneviève frémissante.

Elle revoyait par la pensée la nuit terrible où, grosse de Berthe, elle avait, dans les angoisses, attendu inutilement jusqu’au jour le retour de son mari, son arrivée chez Vilaud, puis au commissariat où, défaillante, elle allait s’enquérir du sort de l’absent, les insultes de Touvenin, la prison, le procès de Chôlon, le bagne pour Détras, la misère et dix ans de veuvage pour elle. Oh ! non, certes ! Plutôt que de recommencer à gravir semblable calvaire, mieux voudrait mourir, mais mourir en se défendant, en vendant chèrement sa vie.

— Rassure-toi, dit l’ancien forçat qui lut clairement en elle. Maintenant, ils ne nous arracheront pas l’un à l’autre.

Et il serra sa femme sur sa poitrine. Ah ! certes non, il ne les laisserait jamais, les hommes de loi, d’autorité et de force, défenseurs de l’exploitation capitaliste, venir les séparer une autre fois.